Le Débat 2014/5 n° 182

Couverture de DEBA_182

Article de revue

Une guerre pour rien ?

Pages 38 à 49

Notes

  • [1]
    Voir le récit très éclairant de Samy Cohen, « Cette guerre que personne ne voulait », publié le 1er août sur le site du ceri, et ici même, pp. 49-58.
  • [2]
    Voir à ce propos l’enquête minutieuse d’Amos Harel, correspondant militaire du quotidien Haaretz, « La guerre du renseignement : les disparités d’appréciation d’Aman et du Shin Beth pendant la guerre de Gaza » (5 septembre 2014).
  • [3]
    D’après un sondage réalisé par l’organisation palestinienne Sharek Youth Forum.
  • [4]
    Palestinian Center for Policy and Research, sondage d’opinion n° 58, 5-7 juin 2014.
  • [5]
    Un sondage de la bbc réalisé bien avant la guerre révèle que l’opinion négative sur Israël dans les pays développés est deux fois plus importante que l’opinion positive (cité par The Economist, 8 août 2014).
  • [6]
    Voir à ce propos Dan Hodges, « Israel’s Critics Don’t Want a Proportionate Response in Gaza. They Want no Response at All », The Daily Telegraph, 23 juillet 2014.
  • [7]
    M. Netanyahou réussit également, en oubliant toute mesure, à indisposer l’administration américaine en apostrophant publiquement, sans doute pour soigner sa posture de fermeté, le secrétaire d’État John Kerry et l’ambassadeur de Washington à Tel-Aviv.
  • [8]
    Quelques aperçus de cette guerre d’opinion dans le reportage en plein conflit de Jodi Rudoren, « In Mideast Battlefield of Words, Hatred and Muddied Reality », International New York Times, 22 juillet 2014.
  • [9]
    « Sommes-nous arrivés à une rupture dans les relations entre Juifs et Arabes en Israël ? », enquête de Shay Fogelman, Hilo Glazer, Naomi Darom et Netta Ahituv (Supplément de Haaretz, 31 juillet 2014). Sur le processus de maturation civique et politique des jeunes générations des Arabes d’Israël, voir Dan Rabinowitz et Khawla Abu-Baker, Coffins on Our Shoulders. The Experience of the Palestinian Citizens of Israel, Berkeley et Londres, University of California Press, 2005.
  • [10]
    Israel Democracy Institute, « The Peace Index », 11-12 août 2014.
  • [11]
    Un chiffre résume l’attitude des gouvernements successifs : les investissements par habitant de l’État dans les implantations de Cisjordanie sont de loin les plus élevés du pays, quelque 30 % de plus que la moyenne nationale ; de 1991 à 2012, ils ont augmenté de 50 % ! (« L’inégalité du financement par l’État des budgets municipaux », rapport publié par le centre Adva, 8 septembre 2014).
English version

1Les guerres indécises ne se laissent pas aisément interpréter, et celle-ci y échappe d’autant moins que les grands objectifs annoncés à ses débuts – démilitarisation de la bande de Gaza pour Israël, fin du blocus pour le Hamas – se sont évaporés à mesure que se poursuivaient les combats. Cette guerre sans vainqueur, la plus longue et la plus meurtrière des confrontations armées entre les deux partis, finit par aboutir à un cessez-le-feu sans autre condition que... de poursuivre les pourparlers ; quasiment le même que celui de 2012, signé à l’issue de l’opération « Pilier de défense », qui, elle, a duré une semaine, fait moins de ravages et beaucoup moins de victimes.

2Le sanglant huis-clos de l’été dernier ne serait-il, en fin de compte, qu’un épisode de plus dans la guerre asymétrique à rebondissements entre l’État hébreu et le Hamas ? Au début des hostilités, on tendait à le considérer en effet comme une de ces campagnes limitées qui permettent périodiquement à l’armée israélienne de frapper le potentiel offensif de l’organisation islamiste et de rétablir ainsi, pour un temps, la dissuasion : « tondre la pelouse », selon le mot cynique d’un commentateur. Pourtant cette guerre, depuis les toutes premières salves, parut différente des affrontements précédents, par les circonstances de son déclenchement, son ampleur et, aujourd’hui, ses conséquences politiques ; mais aussi parce qu’elle a éclaté à un moment où le conflit israélo-palestinien avait atteint un carrefour historique dans un Proche-Orient en pleines convulsions ; et enfin parce qu’elle a révélé crûment, comme jamais auparavant, le poids envahissant de la médiation des réseaux sociaux sur la fabrique des passions nationales, la conduite des politiques, voire la gestion même du conflit.

3L’opération baptisée – prématurément – « Bordure protectrice » offre la singularité supplémentaire de n’avoir été voulue ni par Israël ni par le Hamas, qui n’ont pas su l’éviter et pas davantage la conclure. « Guerre introuvable » en quelque sorte, l’exemple même d’une conflagration produite par une suite d’incidents inopinés qui échappent progressivement aux belligérants en les entraînant toujours plus loin [1].

4À la veille des hostilités, les deux partis se doutent en effet qu’ils ont tout à perdre d’une escalade des violences. Benyamin Netanyahou avait fondé son crédit politique sur la promesse d’une intransigeance sécuritaire sans faiblesse. Lui qui avait reproché à son prédécesseur, Ehud Olmert, d’avoir empêché Tsahal, au cours de l’opération « Plomb durci » (2008), d’« en finir avec les terroristes », allait faire preuve, devenu Premier ministre, d’une grande circonspection : il préférait autant que possible éviter tout affrontement. Il sait qu’un engagement massif des troupes terrestres à Gaza comporte beaucoup plus de risques – militaires, politiques, humanitaires – qu’il ne présage l’éradication du terrorisme. Il sait également que l’alternative au Hamas peut se révéler bien pire : il lui suffit d’observer aux portes mêmes d’Israël, en Syrie et plus loin en Irak les visées apocalyptiques du mouvement autoproclamé « califat islamique ». Ces guerres civiles lui ont appris que l’on ne peut réduire un mouvement idéologique, a fortiori fondamentaliste, par des moyens militaires, des drones et des missiles. Et puis, une guerre à Gaza pourrait entraîner l’embrasement d’une nouvelle Intifada en Cisjordanie où les étincelles se multiplient depuis des mois : un processus de paix en berne, une conjoncture économique précaire, l’accroissement continu des implantations et, pour finir, l’accumulation des vexations et des exactions, souvent impunies, commises par des colons jusqu’au-boutistes qui ont transformé la Cisjordanie en une espèce de Far West.

5Mais le Premier ministre israélien reste confiant, et prudent. Occupé prioritairement par l’affaire du nucléaire iranien, et considérant comme secondaire la menace représentée par le Djihad islamique et le Hamas, il estime qu’une trêve précaire à Gaza vaut mieux qu’une guerre incertaine aux conséquences imprévisibles. « Du calme en échange de calme » : voilà sa devise.

6Pour le Hamas aussi, tout conflit armé avec Israël serait prématuré avant que ne soit achevée la construction du réseau des tunnels offensifs qu’il compte utiliser le moment venu – peut-être pendant les fêtes juives de l’automne – en vue de commettre simultanément une série d’attentats à grande échelle contre les localités israéliennes proches de la frontière. En multipliant les morts et les blessés parmi les civils et en faisant des dizaines d’otages – véritable hantise des Israéliens –, il peut espérer ainsi forcer l’État hébreu à lever le blocus de Gaza et à asseoir, ce faisant, sa propre prééminence au sein du mouvement palestinien : ce serait, en quelque façon, sa guerre d’indépendance. Mais, pour l’heure, les temps ne sont visiblement pas mûrs. En Israël même, les différents services de renseignement doutent, avec quelques nuances, qu’on ait pris à Gaza la décision stratégique d’engager un conflit armé [2].

7Les circonstances vont en décider autrement. L’enlèvement puis l’assassinat de trois adolescents israéliens, suivis bientôt du meurtre d’un jeune Palestinien déclenchent une cascade de réactions impulsives et de ripostes incontrôlées, ponctuées d’erreurs d’appréciation de part et d’autre : chacun des partis s’estime obligé de réagir aux provocations de l’autre tout en misant sur… la retenue du camp d’en face. Ils vont tous y perdre. Pour le Hamas, récemment accusé d’avoir renoncé à la lutte armée en « composant » avec le modéré Mahmoud Abbas, rester les bras croisés c’est faire aveu d’impuissance et affaiblir d’autant son autorité. Il reprend les tirs de roquettes. En Israël, la droite dure et ses porte-voix au sein du gouvernement, ainsi que des élus et des militants du Likoud, le parti de Benyamin Netanyahou, pressent le Premier ministre – en lui récitant ses propres discours – d’éliminer une fois pour toutes la menace terroriste. Israël et le Hamas sont entraînés ainsi à se barricader dans l’image intraitable que chacun veut faire accréditer auprès des siens. Et, en l’absence d’un médiateur agréé, de part et d’autre, susceptible de désamorcer la crise – en 2012 ce fut le président égyptien Mohamed Morsi, évincé depuis –, la crise s’emballe. Le 8 juillet, on bascule dans la guerre.

8Pourtant, M. Netanyahou espère toujours l’arrêter au plus tôt ; il revient rapidement de ses exigences initiales – désarmer les terroristes et démilitariser Gaza – à l’acceptation d’un cessez-le-feu sans condition, même après la découverte des tunnels offensifs que Tsahal n’a pas eu le temps de détruire. Mais les dirigeants politiques du Hamas s’y refusent, plusieurs fois, en s’enferrant dans le piège infernal de leur intransigeance : pas de trêve sans la levée du blocus ; y renoncer, ce serait rendre vaines les souffrances de la population palestinienne et exposer du coup leur propre faiblesse. Plus la bande de Gaza est dévastée et plus ils se cabrent, avant de finir néanmoins par céder, avec le vague espoir de faire mieux aux négociations du Caire – et au prix de deux mille morts de plus.

Un bilan incertain

9Cette guerre se distingue des affrontements passés par sa durée exceptionnelle (cinquante jours), sa violence démesurée (plus de 4 500 missiles et des roquettes tirés vers le territoire israélien, quelque cinq mille cibles frappées à Gaza), le nombre des victimes (73 Israéliens tués, en majorité des soldats, et plus de 2 100 Palestiniens, civils pour la plupart), l’ampleur des destructions et des épreuves subies par les populations (des milliers d’Israéliens évacués de leurs habitations, d’autres vivant quotidiennement au rythme des alertes, 17 000 maisons détruites dans la bande de Gaza laissant quelque cent mille personnes sans abri). Cette funèbre litanie contraste singulièrement en effet avec l’ambivalence, pour dire le moins, du bilan militaire de la guerre et des incertitudes politiques qui grèvent ses lendemains.

10À la considérer d’un point de vue strictement militaire, l’armée israélienne peut estimer avoir largement accompli la mission qui lui avait été confiée. Elle a pu vérifier la combativité des soldats du contingent, le bon fonctionnement de la chaîne des commandements, les prouesses du dispositif « Dôme de fer » qui interceptait la grande majorité des missiles et des roquettes visant les villes densément peuplées du pays et, surtout, l’efficacité technologique du système de communication intégré qui alimentait en renseignements, en temps réel, les unités opérant sur le terrain. Tsahal a porté assurément des coups très durs aux infrastructures du Hamas. Il a largement détruit son arsenal offensif, frappé ses centres d’entraînement et ses ateliers d’armement, touché ses chefs militaires. Et le refus du cessez-le-feu par les dirigeants islamistes lui a permis d’achever la destruction de la trentaine de tunnels qui menaçaient les villages israéliens riverains de la bande de Gaza : c’est la découverte, tardive, de leur imminente menace qui aura décidé Jérusalem à autoriser une opération terrestre où des dizaines de soldats israéliens et beaucoup de combattants palestiniens allaient périr au cours de combats très violents.

11L’affaire des tunnels a complètement changé la face de la guerre. « Arme des faibles » dans ce conflit asymétrique, ils avaient été construits à une profondeur de vingt-cinq mètres – « comme un véritable réseau de métro », dira un officier israélien – de sorte qu’aucune surveillance électronique ne pouvait les détecter, véritable travail de fourmi qui aura mobilisé d’énormes investissements, financiers (quelque quatre-vingt-dix millions de dollars), logistiques (des milliers de tonnes de ciment transportées en contrebande depuis le Sinaï), mais aussi humains. Ce maquis souterrain abritait des postes de commandement, des combattants, des réservoirs de munitions ; il procurait aux islamistes un redoutable pouvoir de nuisance puisqu’une quinzaine de tunnels aboutissaient en territoire israélien. Leur existence était connue en Israël depuis plus d’un an, faisant l’objet de nombreux rapports transmis et discutés jusqu’au sommet de l’État. Mais, curieusement, dans la hiérarchie des priorités stratégiques définies par les responsables de la Défense, ce problème-là n’a visiblement jamais acquis un caractère d’urgence opérationnelle. Si bien qu’à l’ouverture des hostilités Tsahal n’avait ni de plan détaillé ni la technologie adéquate pour démanteler ce vaste labyrinthe ; et, quand elle reçut enfin l’ordre de s’y attaquer, elle allait laborieusement d’improvisation en improvisation, avant d’en achever la destruction au bout de trois longues semaines.

12De fait, l’unique objectif que devait poursuivre à l’origine l’armée israélienne était, je l’ai dit, l’affaiblissement militaire des organisations islamistes et le rétablissement, partant, au moindre coût, de la dissuasion. Là encore, les incertitudes se mêlent aux interrogations, surtout si l’on envisage l’issue de cette guerre à l’aune des précédentes confrontations. En 2008, l’aviation israélienne avait lancé l’opération « Plomb durci » par des frappes massives qui avaient réduit d’emblée la capacité de riposte du Hamas et frappé de stupeur ses dirigeants. Quatre ans plus tard, l’opération « Pilier de défense » a débuté par l’élimination du chef militaire du mouvement et la destruction de très nombreux sites de lancement de roquettes ; le déploiement des troupes sur le terrain, qui suivit dans la foulée, a entraîné la dispersion des unités combattantes du Hamas et la fuite de ses militants.

13Le scénario n’allait pas se reproduire cette fois. Les forces que Tsahal vient d’affronter ne sont plus des unités éparpillées et volatiles mais une véritable armée, nombreuse, structurée, disciplinée et relativement bien entraînée aux méthodes de la guérilla urbaine ; elle a pris soin aussi d’échapper à la surveillance électronique en dispersant son état-major au sein de la population civile et à l’abri d’installations souterraines. En moins de deux ans, le Hamas a reconstitué grâce, notamment, à ses pourvoyeurs iraniens – et aux tunnels de contrebande reliant la bande de Gaza à l’Égypte – un vaste réservoir de missiles et de roquettes susceptibles d’atteindre jusqu’au nord de Haïfa, outre la masse des mortiers de moindre portée qu’il continuera de lâcher par-delà la frontière jusqu’à l’heure de la signature du cessez-le-feu.

14Bref, l’organisation islamiste est devenue progressivement une entité étatique, encore inachevée et rabougrie, mais vouée tout entière à ses visées fondamentalistes. La réconciliation, en avril dernier, avec l’Autorité palestinienne n’était qu’un acte de détresse destiné à rompre l’isolement du Hamas en attendant des temps meilleurs, mais sans modifier la stratégie d’ensemble du mouvement : s’emparer pas à pas et coûte que coûte de tous les leviers du gouvernement du peuple palestinien. Du reste, les discours, pendant cette guerre, de son chef politique, Khaled Mechaal, le laissaient entendre, à défaut de le proclamer en toutes lettres. Les exigences d’ordre humanitaire qu’il formulait – levée du blocus, liberté de circulation, accès à des conditions de vie décente – ajoutées à celles de créer sous garanties internationales un port maritime et un aéroport participent d’un même dessein d’ensemble : instituer dans la bande de Gaza sous l’égide du Hamas, en attendant de pouvoir l’étendre à la Cisjordanie, une forme étatique souveraine, de fait sinon de droit. Les énormes investissements logistiques de ces deux dernières années et les intenses préparatifs militaires – prématurément interrompus par la guerre – le suggéraient également. On l’a sans doute sous-estimé à Jérusalem à force de n’y voir qu’une organisation terroriste.

15Toujours est-il qu’après cinquante jours de combats, malgré une supériorité militaire écrasante, un appareil de renseignement sans égal et la maîtrise absolue des espaces aérien et maritime, la plus puissante armée de la région n’a pas réussi à réduire quelques milliers de terroristes déterminés. En Israël, des généraux à la retraite et certaines voix à droite plaidaient la reconquête de la bande de Gaza pour éradiquer l’« État Hamas ». Et il s’en trouve même aujourd’hui qui attribuent les périls actuels au retrait israélien de ce territoire en 2005. Ce ne sont que chimères. La décision de démanteler les implantations et de rapatrier les milliers d’Israéliens qui y vivaient relevait d’une nécessité stratégique qui demeure à mes yeux irréfutable, même après – surtout après – la dernière guerre. Quant à la réoccupation de la bande de Gaza, elle aurait fait un nombre incalculable de victimes et obligé Israël à prendre en charge 1,8 million de Palestiniens, sans forcément éteindre la menace terroriste, si ce n’est le contraire.

16Reste, toutefois, cette évidence sans appel : depuis 2005, le potentiel militaire du Hamas n’a fait que croître – plus de combattants, meilleur entraînement, plus de résilience et beaucoup plus de roquettes d’une portée toujours plus longue. Cet été, les Israéliens ont vu la moitié de leur territoire exposée aux tirs, leur aéroport international momentanément paralysé, des populations frontalières obligées d’abandonner par milliers leurs habitations sous le feu de simples mortiers ; et ils commencent seulement à apercevoir le prix économique, politique, diplomatique et moral de ce conflit.

Les contingences de la dissuasion

17Une guerre pour rien ? En Israël, politiques et militaires mettent en avant le rétablissement de la dissuasion, qui en était, au fond, l’objectif primordial. L’avenir seul le dira. Certes, le Hamas et le Djihad islamique ont vu leur potentiel militaire trop atteint pour qu’ils puissent envisager de sitôt un nouveau cycle de violences. Mais rien n’indique qu’ils ont renoncé à la lutte armée, puisque le travail des tunnels et l’effort de se réarmer ont déjà repris de plus belle. Le propre des guerres asymétriques est qu’elles ignorent par définition la notion d’« équilibre de la terreur » : les armées non étatiques, exemptes de la hantise des pertes humaines, élargissent le front à l’ensemble des civils, des deux côtés – cibles dans un cas, martyrs non consentants de l’autre. Le Hamas n’a jamais hésité à exposer la population palestinienne à des épreuves indicibles – dans cette guerre plus encore que par le passé ; il en a fait l’instrument et l’otage avec une détermination sans merci que ne devaient inhiber ni l’étendue des destructions ni le nombre des victimes qu’il lui faisait subir. Et d’autant plus que, paradoxalement, même au plus fort des bombardements, sa popularité s’envolait à Gaza comme en Cisjordanie, et aussi longtemps que les obus continuaient à atterrir en Israël. Ce blanc-seing suggère combien il peut être hasardeux au sortir d’une guerre, fût-elle si ruineuse, de formuler des prédictions en matière de dissuasion. À la différence de nos gouvernements démocratiques, les dirigeants politiques du Hamas ne cherchent pas systématiquement à prendre le pouls de l’opinion avant de l’exposer aux sacrifices… Et cette latitude, ajoutée aux contingences incontrôlables des conflits asymétriques, rend la dissuasion passablement aléatoire.

18Aléatoire mais concevable, car on ne peut exclure pour autant qu’elle perdure momentanément. D’abord, parce que les islamistes ont besoin de temps pour regarnir leurs arsenaux, réparer leurs pertes et reprendre des forces. Ensuite, parce que les lendemains des guerres n’autorisent pas ce que le cours haletant des affrontements peut permettre. Une fois le calme revenu, les civils découvrent le poids des calamités qui vont affecter durablement leur existence. Et je doute qu’ils créditent alors le Hamas du même soutien et de la même popularité. Recommencer une guerre est tout autre chose, et autrement difficile, que la prolonger en pure perte.

19Le Hamas est loin, en effet, de tout pouvoir. C’est très affaibli qu’il est entré dans ce conflit. Les soubresauts qui ébranlent le monde arabe depuis deux ans ont mis à terre sa stratégie politique en le privant de ses principaux alliés : l’Égypte du président Morsi, destitué par un coup d’État ; la Syrie qui massacre sans compter ses frères sunnites ; l’Iran et le Hezbollah qui prêtent main-forte au régime de Damas. Ses derniers soutiens, la Turquie et le Qatar, ont été écartés des négociations diplomatiques par les Égyptiens et les Israéliens. Les voies d’accès d’armes et de biens acheminés en contrebande à travers les tunnels reliant la bande de Gaza au Sinaï, véritable poumon économique et source de trafics très lucratifs, ont été taries sur ordre du nouvel homme fort de l’Égypte ; lequel, à peine installé, avait déclaré la guerre aux Frères musulmans et resserré la coopération avec Israël. Répudié, isolé, sans ressources au point ne plus pouvoir payer ses fonctionnaires, le Hamas prit, à contrecœur, la décision de signer avec l’Autorité palestinienne l’accord de gouvernement évoqué plus haut, qui ne lui aura apporté aucun bénéfice, politique ou matériel. Il était à son nadir.

20Et c’est peu de dire que sa cote à Gaza était sensiblement moins flatteuse à la veille qu’au sortir de la guerre. Le Hamas – faut-il le rappeler ? – est une organisation fondamentaliste, sectaire, dont la férocité n’a d’égale que sa paranoïa – témoin l’exécution publique en pleine guerre, « pour l’exemple », de militants soupçonnés de connivence avec l’État hébreu. Cette organisation occupe le paysage depuis si longtemps qu’on tend parfois à oublier qu’elle n’a rien obtenu de tangible depuis sa création, ni rien produit de durable. Selon une récente enquête, près de la moitié des habitants de la bande de Gaza exprime aujourd’hui le désir d’émigrer [3]. En juin dernier, alors que rien ne laissait présager la crise qui allait éclater peu après, une étude réalisée par un institut de sondages palestinien dessinait un tableau peu amène pour le mouvement islamiste : en cas d’élections présidentielles, c’est Mahmoud Abbas qui devait l’emporter à 52 % contre 41 % pour Ismaël Haniyeh, l’homme fort de Gaza ; et des élections législatives auraient donné 40 % au Fatah et seulement 32 % au Hamas ; 59 % des sondés pensaient que le gouvernement de réconciliation devrait avaliser les accords signés entre Israël et l’olp ; 54 % exprimaient leur soutien à la solution des deux États (mais 61 % la croyaient compromise en raison de l’extension des implantations) ; enfin, 81 % des personnes interrogées disaient craindre l’armée israélienne, la destruction de leurs maisons, la confiscation de leurs terres [4]

21La guerre allait galvaniser momentanément l’opinion palestinienne autour des combattants du Hamas et du Djihad islamique, c’était prévisible, mais il n’est pas dit que ce plébiscite de la colère et du désespoir résiste longtemps aux séquelles terribles qu’elle laisse aujourd’hui. D’autant que le Hamas n’a rien fait depuis pour la reconstruction de la bande de Gaza, expliquant que cette tâche relevait des compétences de… l’Autorité palestinienne. Les sacrifices qu’il a imposés aux populations civiles, le spectacle de désolation laissé par cette guerre inexpiable œuvrent désormais en faveur de la dissuasion probablement autant que de la toute-puissance de Tsahal.

22L’attitude des Palestiniens, en d’autres termes, n’est pas indexée sur les desseins éradicateurs et les sermons sacrificiels du Hamas. Pas plus qu’elle ne se conforme aux prévisions israéliennes : elle n’a cessé de démentir, avant comme pendant le présent conflit, une des idées reçues les mieux partagées en Israël depuis des lustres, à savoir que la pression militaire pourrait amener les populations civiles à se rebeller, hier contre Arafat, aujourd’hui contre les islamistes. Les sondages que je viens de citer le disent assez : ce sont les perspectives d’une reprise du processus de paix qui inclinent les Palestiniens à se détourner des extrêmes et c’est la guerre qui les porte à s’y rapprocher, fût-ce dans les pires conditions. Va-t-on enfin entendre à Jérusalem cette leçon tant de fois vérifiée ?

23Mais de là à attribuer l’intensité des bombardements israéliens au dessein délibéré de faire pression sur le Hamas en multipliant les destructions et les victimes ou, pis, d’assimiler la population de la bande de Gaza à des cibles militaires…

24L’ampleur de la violence exercée par l’armée israélienne soulève des interrogations que l’on aurait tort d’abandonner aux seuls professionnels de l’indignation ; eux n’ont pas besoin d’enquêtes ni de preuves pour alimenter leur préjugé moral. Mais des esprits plus équanimes, tout en reconnaissant à Israël le droit de se défendre, ont déploré – et, pour certains, condamné sans réserve – le caractère disproportionné des frappes israéliennes. Cette notion de disproportion, toutefois, laisse perplexe. Elle est trop vague, trop ambiguë, pour pouvoir juger de la stratégie militaire mise en œuvre dans un conflit asymétrique ; elle n’offre aucun critère d’appréciation tangible et encore moins de solutions, même quand elle est brandie avec les meilleurs sentiments du monde. Qu’est-ce précisément qu’une réponse proportionnée dans une guerre où l’ennemi cible en priorité des civils, se fond dans la population, opère depuis les écoles et les mosquées et circule en ambulance ? Il n’existe pas de mode opératoire dans les conflits asymétriques qui permette de « proportionner » adéquatement l’usage de la force par une armée régulière aux actes disproportionnés de l’ennemi. Sauf, comme l’ont appliqué les Russes en Tchétchénie, à transformer la bande de Gaza en un vaste cimetière en faisant des dizaines et des dizaines de milliers de morts.

25C’est ailleurs que se situe le problème. Israël affirme avoir pris toute une panoplie de mesures pour épargner les civils – des avertissements largués par des avions, des alertes préventives, voire des messages personnalisés. Aujourd’hui, les officiers d’état-major sont entourés d’une armée de juristes chargés de peser la légalité – et les conséquences – des frappes. Ces précautions n’ont pas empêché des erreurs, des bavures et des excès qui ont émaillé les combats. Au lendemain du cessez-le-feu, l’armée a nommé une commission pour enquêter sur des dizaines d’incidents, notamment les bombardements de plusieurs installations de l’onu entraînant la mort de nombreux civils qui s’y étaient réfugiés, les quatre enfants tués sur la plage de Gaza, l’usage massif de l’artillerie à Rafah à la suite du rapt d’un officier israélien. La célérité et la publicité données à ces enquêtes visent à prendre de court les travaux de la commission chargée par le Conseil des droits de l’homme de l’onu de vérifier les accusations portées contre Israël d’avoir commis des crimes de guerre. On verra ce qu’il en est, avec les contestations et les controverses qui ne manqueront pas de suivre.

L’art politique de l’inaction

26Mais il n’est pas besoin d’attendre les conclusions des experts, quelle qu’en soit la teneur, pour mesurer aujourd’hui la dégradation sans précédent de l’image de l’État hébreu auprès de l’opinion internationale [5]. La critique d’Israël en Occident n’est pas toujours innocente, ni forcément probante, et encore moins « proportionnelle [6] » ; elle a pris, ces dernières années, des accents particulièrement virulents, dont l’écho est amplifié à l’échelle de la planète par les réseaux sociaux ; elle y gagne une efficacité d’autant plus redoutable qu’elle surfe sur l’ignorance de ses destinataires, leurs frustrations, leurs ressentiments. Mais elle ne peut se résumer aux haines ou aux préjugés que suscite l’État hébreu, pas plus qu’on peut la ramener au seul problème de l’usage légal ou abusif de la violence dans le conflit israélo-palestinien. Elle a d’autres raisons encore.

27Dans toute guerre, l’action militaire ne s’éclaire pleinement qu’en regard des fins et des enjeux politiques qu’elle met au jour. Guerre et politique sont choses inséparables. Seulement, cette fois, elles ont été séparées. Je ne parle pas des fondamentalistes du Hamas qui les incorporent dans une stratégie d’ensemble ouvertement proclamée, assumée et poursuivie avec une inflexible détermination. Je parle du gouvernement actuel d’Israël, dont on n’a toujours pas compris ce qu’il cherchait à atteindre dans cette guerre, si ce n’est un cessez-le-feu incertain au prix que l’on sait.

28Aucune démocratie ne peut s’accommoder d’une stratégie purement militaire qui a pour conséquence la mort de tant d’enfants, quand bien même elle s’efforce de respecter le droit international. La violence exercée par un État se juge avant tout par rapport aux objectifs politiques qu’elle poursuit. Or, M. Netanyahou n’a pas de politique (excepté dans le domaine économique). À aucun moment, pendant les deux mois qu’a duré cette guerre, il n’a esquissé les perspectives de ses lendemains politiques : pas une déclaration publique, pas même une réunion du cabinet pour en débattre. Et ce sont des considérations d’ordre strictement militaire qui allaient dicter d’un bout à l’autre le déroulement des combats : l’état-major proposait, lui tranchait avec le ministre de la Défense. Dans ses fréquentes conférences de presse, ce n’est pas un homme d’État que l’on pouvait entendre mais un habile communiquant, un porte-parole de l’armée qui, d’ailleurs, n’en demandait pas tant.

29Libéralisme économique, immobilisme politique, des paroles fermes, une pratique molle : après trois mandats et sept années passées à la tête du gouvernement, personne ne peut dire avec certitude quelle est la vision de l’avenir de Benyamin Netanyahou. C’est là un phénomène déroutant pour une démocratie moderne et, qui plus est, pour une démocratie en guerre. Le Hamas a une stratégie très claire sans en posséder les moyens. Le gouvernement israélien a beaucoup de moyens mais pas de stratégie. Cela fait des années que les Saoudiens réitèrent le plan de paix qui devrait conduire à la reconnaissance de l’État hébreu par la plupart des pays arabes et la création d’un État palestinien. Ils attendent toujours. Benyamin Netanyahou, qui est très prolixe sur la sécurité d’Israël, la menace terroriste, le nucléaire iranien, n’a jamais même ébauché les contours d’un plan de paix israélo-palestinien. Ayant reconnu, contraint et forcé, la solution des deux États, il a œuvré vaillamment à la rendre impossible, en accélérant la colonisation, en gelant pratiquement les négociations avec l’Autorité palestinienne et en fustigeant régulièrement son président, Mahmoud Abbas ; c’est à l’épreuve du conflit sanglant avec le Hamas qu’il a fini par découvrir à ce dernier quelque mérite (si Israël a échappé pendant cette guerre à une nouvelle Intifada en Cisjordanie, c’était grâce notamment à la discrète vigilance de l’Autorité palestinienne) [7]. Préserver le calme en Judée et en Samarie, tenir les fondamentalistes de Gaza en lisière, soutenir la prospérité économique : tel était le programme. Or ce n’était pas une politique et ce n’était pas tenable. Cette guerre a balayé les certitudes de Benyamin Netanyahou. Elle a vidé de sens la rhétorique martiale qui avait fait sa fortune politique. Et elle l’expose désormais aux maximalistes de son parti et de la droite dure, qui l’accusent de mollesse et ne lui épargnent aucune avanie. Le voici obligé de se réinventer, pour ainsi dire, sans vraiment savoir comment.

Guerre d’opinion, dérèglement politique, déficit démocratique

30Toute guerre est aussi une guerre d’opinion, moins asymétrique celle-là, plus chaotique, mais qui n’en laisse pas moins des séquelles. Dans ce domaine encore, un palier a été franchi au regard des affrontements précédents. La mobilisation massive des nouvelles technologies de communication, secondée par une armée de programmateurs, d’animateurs interactifs, de graphistes, de traducteurs, a fait du grand public le protagoniste virtuel, interactif du conflit. Elle a arraché l’opinion à ses encadrements traditionnels – les institutions politiques, la presse écrite, les médias audiovisuels – en déplaçant son centre de gravité vers le territoire ingouvernable des réseaux sociaux et en modifiant radicalement ses contenus et ses moyens : elle fabriquait de l’opinion hors de toute procédure et de toute hiérarchie ; et, ce faisant, elle agissait dans les deux camps comme un stimulant irrésistible, incontrôlable, des passions et des haines [8].

31Les effets corrosifs du nouveau « régime d’opinion » se ressentaient jusque dans la sphère du pouvoir. On connaît mal le mode de fonctionnement du Hamas, mais on sait tout, ou peu s’en faut, de la scène politique israélienne, où tout homme public qui se respecte possède un compte Facebook et un compte Twitter. Cette voie d’accès à l’opinion est devenue l’extension obligée, parfois le substitut, de l’activité parlementaire. Elle ne permet pas seulement de donner de la voix en permanence dans une course généralisée à la « connexion », mais elle incline parfois irrésistiblement à épouser publiquement les passions du jour, surtout en temps de guerre. Une partie de la classe politique a ainsi érigé Facebook en lieu privilégié du débat sur la guerre. Le ministre du Logement, partisan du grand Israël et de l’« éradication du Hamas », dénonçait sur son compte personnel le cessez-le-feu dont il semblait s’accommoder dans le secret des délibérations du Conseil. Au sortir de la guerre, sa popularité était au zénith…

32Cette invasion de la politique par la communication instantanée finit par altérer jusqu’aux procédures de travail du gouvernement : elle a conduit le Premier ministre, craignant la multiplication des fuites, à limiter les réunions du cabinet restreint de Défense et à éviter d’y aborder des sujets sensibles – c’était pourtant sa raison d’être… Et quand il fallait décider du cessez-le-feu, il l’a arrêté seul avec le ministre de la Défense et le chef d’état-major, se contentant d’en aviser verbalement ses collègues après coup. La démarche était légale – il y avait été autorisé –, mais elle ne faisait qu’aggraver le problème qu’il voulait surmonter. De fait, pendant cette guerre, l’État d’Israël n’avait pour ainsi dire pas de gouvernement !

33Quant à la société israélienne, elle a pris la mesure des fractures et des tensions qui la travaillent. Une fraction de la droite nationaliste mit autant de véhémence dans ses démonstrations de patriotisme que dans les manifestations d’intolérance envers la moindre forme de dissidence – menaces, insultes, dénonciations publiques, souvent exprimées dans un langage affranchi de toute espèce d’autocensure. Comme si une nouvelle digue venait de sauter à l’ouverture des hostilités. Pour la première fois, critiquer le gouvernement, ou les excès de telle opération, exposait à des violences, « virtuelles » ou même réelles.

34Enfin, il y a les Arabes d’Israël. Pendant ces longues semaines, ils sont devenus la cible d’expressions de haine, de racisme, d’appel au boycott, d’intimidations professionnelles et, quelquefois, d’agressions physiques. Une enquête réalisée à chaud pendant le conflit en a rapporté plusieurs témoignages édifiants. Le patient travail de réconciliation entrepris après la seconde Intifada aurait-il été consumé une fois encore ? Le temps le dira. Cette enquête montre aussi que la génération des jeunes Arabes israéliens intégrés à la vie active possède assez de ressources et connaît trop bien ses droits pour s’en laisser facilement conter. Elle a résisté au choc, tout comme la plupart des entreprises – encore peu nombreuses – qui sont codirigées par des Juifs et des Arabes [9]. D’ailleurs, interrogés pendant les combats, les citoyens arabes d’Israël n’étaient dans leur majorité ni favorables aux islamistes de Gaza ni hostiles à l’État hébreu ; quelque 54 % estimaient que le gouvernement ne devait accepter du Hamas que les revendications conformes aux impératifs de sécurité nationale [10]. Ils ont tenu bon, même si l’ombre de cette guerre les poursuivra encore longtemps.

35*

36Comment expliquer une telle virulence contre toute voix hétérodoxe ? Israël a connu souvent des protestations et des contre-manifestations, parfois violentes, notamment dans le sillage de la première guerre du Liban, en 1982, qui a déchiré le pays pendant des années. Qu’est-ce qui a changé cette fois ? L’irruption des réseaux sociaux dans la vie publique et l’audience quasi illimitée qui s’offre à la moindre parole proférée sans réserve n’inclinent pas spontanément à la modération. Mais cette révolution n’explique pas tout, elle n’est que l’instrument torrentiel d’un autre processus à l’œuvre, moins spectaculaire : l’affaiblissement des ressorts de la démocratie israélienne. Ce n’est pas le lieu ici d’en dresser l’inventaire, même dans les grandes lignes. Il suffit d’en désigner l’origine et le symptôme le plus saillant pour éclairer l’analyse des événements de l’été dernier.

37L’origine, on s’en doute, est l’occupation par l’État hébreu des Territoires palestiniens depuis bientôt un demi-siècle, la cohabitation continue d’une nation démocratique avec un peuple privé de droits, dont elle colonise les terres et contrarie les aspirations nationales au nom de principes, ou d’arguments, que le droit international réprouve. Aucune démocratie ne peut échapper indéfiniment aux effets délétères de la domination d’un peuple par un autre, surtout quand elle ne sait plus s’en expliquer les raisons. Les partisans du grand Israël, je passe ici au symptôme, se voyaient investis d’une mission sacrée qui ne pouvait se plier aux lois de la Cité : ils plaçaient la légitimité de leur mission – peupler la terre de la Promesse – au-dessus de la légalité prosaïque qui régit l’État du droit. Et ils mobilisaient pour ce faire tout un appareil théologique qui a fait l’objet en Israël d’une vaste discussion à laquelle ils prenaient une part active : ils bafouaient sans état d’âme les principes démocratiques, mais ne se voyaient pas moins partie prenante du tissu démocratique du pays.

38Cette période est aujourd’hui révolue, et depuis quelque temps déjà. La faillite sans retour de l’idéologie du grand Israël a tari pour ainsi dire toute forme de dialogue entre ses partisans et ses adversaires, si vivant au lendemain de la guerre des Six-Jours. Les rabbins de Judée et de Samarie ne sont guère « audibles » aujourd’hui dans la sphère publique. Et la nouvelle génération des colons n’argumente plus ; c’est de la force et des pressions, politiques ou autres, qu’elle use pour promouvoir sa cause, en pouvant compter sur ses nombreux relais au sein de la classe politique. Cette religion du fait accompli produit d’autant plus de ravages qu’aucun gouvernement – celui-ci moins encore que les autres – n’a osé l’affronter. Or plus les politiques cèdent aux colons, quand ils ne les secondent pas, et plus ils ébranlent les fondations démocratiques du pays et l’esprit de ses institutions, cependant que la situation dans les Territoires tend à devenir irréversible [11]. Le processus s’est accéléré, ces derniers temps, en prenant des formes alarmantes.

39Depuis quelques années maintenant, Israël vit dans une sorte de schizophrénie nationale qui mine sa résilience démocratique. Seulement trois Israéliens sur dix refusent de reconnaître l’existence du peuple palestinien et son droit à accéder à la souveraineté nationale ; seulement sept sur vingt s’opposent au gel de la colonisation et à l’évacuation des implantations dans le cadre d’un accord de paix ; et seuls deux sur dix soutiennent l’annexion de la Cisjordanie (tout en octroyant la plénitude des droits à ses habitants palestiniens). C’est dire que les aspirations clairement exprimées d’une nette majorité des citoyens israéliens ne trouvent pas d’expression politique ; alors qu’une minorité agissante continue à dicter l’ordre du jour national à coups d’actions inégales, de pressions, d’intimidations et, à l’occasion, de violences.

40Curieuse « division de travail ». D’un côté, prouesses technologiques, créativité débordante, épanouissement culturel. De l’autre, une nette brutalisation de la vie publique, que l’explosion du « haut débit » ne cesse de nourrir et d’exacerber. La guerre de l’été dernier a révélé crûment l’ampleur de ces contradictions. Elle met Israël comme jamais auparavant au défi de lui-même.


Date de mise en ligne : 08/12/2014

https://doi.org/10.3917/deba.182.0038

Notes

  • [1]
    Voir le récit très éclairant de Samy Cohen, « Cette guerre que personne ne voulait », publié le 1er août sur le site du ceri, et ici même, pp. 49-58.
  • [2]
    Voir à ce propos l’enquête minutieuse d’Amos Harel, correspondant militaire du quotidien Haaretz, « La guerre du renseignement : les disparités d’appréciation d’Aman et du Shin Beth pendant la guerre de Gaza » (5 septembre 2014).
  • [3]
    D’après un sondage réalisé par l’organisation palestinienne Sharek Youth Forum.
  • [4]
    Palestinian Center for Policy and Research, sondage d’opinion n° 58, 5-7 juin 2014.
  • [5]
    Un sondage de la bbc réalisé bien avant la guerre révèle que l’opinion négative sur Israël dans les pays développés est deux fois plus importante que l’opinion positive (cité par The Economist, 8 août 2014).
  • [6]
    Voir à ce propos Dan Hodges, « Israel’s Critics Don’t Want a Proportionate Response in Gaza. They Want no Response at All », The Daily Telegraph, 23 juillet 2014.
  • [7]
    M. Netanyahou réussit également, en oubliant toute mesure, à indisposer l’administration américaine en apostrophant publiquement, sans doute pour soigner sa posture de fermeté, le secrétaire d’État John Kerry et l’ambassadeur de Washington à Tel-Aviv.
  • [8]
    Quelques aperçus de cette guerre d’opinion dans le reportage en plein conflit de Jodi Rudoren, « In Mideast Battlefield of Words, Hatred and Muddied Reality », International New York Times, 22 juillet 2014.
  • [9]
    « Sommes-nous arrivés à une rupture dans les relations entre Juifs et Arabes en Israël ? », enquête de Shay Fogelman, Hilo Glazer, Naomi Darom et Netta Ahituv (Supplément de Haaretz, 31 juillet 2014). Sur le processus de maturation civique et politique des jeunes générations des Arabes d’Israël, voir Dan Rabinowitz et Khawla Abu-Baker, Coffins on Our Shoulders. The Experience of the Palestinian Citizens of Israel, Berkeley et Londres, University of California Press, 2005.
  • [10]
    Israel Democracy Institute, « The Peace Index », 11-12 août 2014.
  • [11]
    Un chiffre résume l’attitude des gouvernements successifs : les investissements par habitant de l’État dans les implantations de Cisjordanie sont de loin les plus élevés du pays, quelque 30 % de plus que la moyenne nationale ; de 1991 à 2012, ils ont augmenté de 50 % ! (« L’inégalité du financement par l’État des budgets municipaux », rapport publié par le centre Adva, 8 septembre 2014).

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