Le Débat 2014/4 n° 181

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Article de revue

La responsabilité du christianisme

Entretien avec Antoine Guggenheim

Pages 157 à 170

English version

1Le Débat. – Vous avez été associé, depuis le départ, au projet du collège des Bernardins qui était un projet personnel de Jean-Marie Lustiger, engageant sa vision de l’Église catholique et de son rapport au monde d’aujourd’hui. Pouvez-vous en rappeler les intentions ? Vous avez été depuis au cœur du fonctionnement du Collège. Quel premier bilan tirez-vous de l’expérience, au bout de six ans d’existence ? Nous élargirons ensuite la discussion, si vous le voulez bien, aux problèmes généraux de la situation actuelle du catholicisme.

2Antoine Guggenheim. – Dans l’histoire de Jean-Marie Lustiger, le projet du collège des Bernardins répondait à deux questions : la question de l’Église face au monde contemporain et la question des chrétiens dans la société contemporaine. L’Église a la caractéristique d’être une institution à la fois universelle et multiséculaire. Elle doit donc trouver à chaque époque et en chaque lieu les moyens d’accomplir sa mission. Quant aux chrétiens, ils sont des individus parmi d’autres et ils doivent se doter des moyens de comprendre leur époque afin de vivre de façon nouvelle leur acte de foi avec tout ce qu’il implique. Le collège des Bernardins, c’est d’abord un bâtiment magnifique qui signifie à des gens qui ont perdu la mémoire ce que le christianisme peut donner de plus beau. L’ambition était de transformer ce lieu qui avait été conçu pour une trentaine ou une quarantaine de personnes en un lieu capable de brasser des milliers de personnes chaque jour. Cela demandait, dans le projet de reprise architecturale, de laisser la place à la fois à la fidélité – un architecte des Monuments historiques – et à l’innovation, avec Jean-Michel Wilmotte, qui devait inventer un bâtiment à la fois historique et ouvert à un public nombreux.

3La préparation lointaine remonte à trente ans, avec la rénovation des filières de formation d’une église diocésaine, et pas n’importe laquelle, celle de Paris : naissance de l’École cathédrale. Quand Jean-Marie Lustiger arrive comme évêque, en 1981, après une brève expérience à Orléans, son idée est qu’il faut redonner aux fidèles laïcs les moyens de comprendre leur foi sans faire abstraction de la compétence que leur donnent leurs circuits professionnels. D’où la recherche d’une formation fondée sur la mise en valeur des meilleures ressources théologiques et de la capacité des acteurs laïcs à les ré-exprimer pour eux-mêmes et pour d’autres en première personne. Parallèlement, il se lance dans l’essai de créer un séminaire diocésain conçu sur un autre modèle que le modèle tridentin. Celui-ci avait ses lettres de noblesse, puisqu’il avait permis l’écrémage d’un clergé de qualité à une époque, au xviie siècle, où il était surabondant et où des gens comme Vincent de Paul ou Jean Eudes ont voulu donner à l’Église des personnes instruites en mesure d’entrer en dialogue avec la culture de leur siècle. Mais ce n’était plus du tout l’heure du xxe siècle, même si aucune institution nouvelle n’avait été implantée depuis lors. D’où l’idée d’un campus urbain, installant les séminaristes dans de petites maisons, afin qu’ils fassent l’expérience d’une vie fraternelle, et centrant leur formation non plus sur l’apprentissage de la liturgie ou la préparation à la confession, mais sur le contact direct avec la rationalité des Écritures saintes, c’est-à-dire les instruments élaborés dans la tradition d’Israël et dans la tradition chrétienne pour entrer en dialogue avec le logos biblique à l’aide du logos grec.

4Sur la base de cette préparation lointaine, il y eut une préparation plus directe. Il a fallu transformer ces filières de formation diocésaines en filières universitaires. Ce fut la mission de Pierre d’Ornellas, évêque auxiliaire de Paris, et la mienne, de 2000 à 2006, comme président de la faculté Notre-Dame quand elle est devenue faculté de droit pontifical capable de décerner des diplômes jusqu’au doctorat. Il ne s’agit plus seulement d’accueillir des laïcs en responsabilité, mais de former les futurs prêtres, avec des laïcs, de manière à les faire se confronter, le plus librement possible, et à leur expérience humaine et à l’expérience des siècles chrétiens à travers les Écritures saintes et la tradition qui les interprète.

5Il s’est greffé là-dessus l’idée d’implanter au collège des Bernardins une sorte de centre culturel, que nous avons appelé « Art et rencontre », qui pousse à la fois à organiser des expositions, afin d’entendre la parole de l’art et des artistes contemporains, et à fonctionner comme un lieu de débat et de rencontres.

6Mais quand on a mis ces deux choses aussi différentes dans le collège des Bernardins, on s’est rendu compte qu’il manquait un troisième étage, selon l’expression de Mgr André Vingt-Trois. On ne peut avoir simplement, d’un côté, des chrétiens qui réfléchissent rationnellement à leur tradition et, de l’autre, des chrétiens qui se nourrissent du pain qui a été cuit en dehors de ce lieu. Il faut avoir un four pour produire un pain nouveau. C’est une image qu’utilisaient déjà les papes du Moyen Âge : « À Paris, se cuit le pain de la chrétienté. » Il a fallu, modestement et de manière un peu folle, imaginer que des universitaires, mis à l’école rude et exigeante de leur spécialisation, accepteraient de venir dans ce lieu pour y produire des idées, non sur leur seule expertise, mais sur des objets beaucoup plus larges que l’université n’aborde pas habituellement. Des recherches collégiales qui les font travailler avec des personnes qui ont leur compétence professionnelle pour bagage et avec des théologiens.

7Le Débat. – Six ans après, peut-on déjà tirer un premier bilan de l’expérience ? Par rapport à ces intentions initiales, quels enseignements se dégagent de la fréquentation et du fonctionnement réel du collège ?

8A. G. – Le bilan a ses contrastes. Pour la production artistique, nous avons eu la chance d’être guidés par des mains très sûres. Je pense à Jean de Loisy, qui n’exerçait pas alors les fonctions de premier plan qui sont aujourd’hui les siennes au Palais de Tokyo. La chance aussi de rencontrer des programmateurs qui ont eu l’intelligence du lieu tout en gardant leur liberté complète. Cela nous a valu une reconnaissance de la capacité inattendue, de la part de l’Église, à dialoguer avec des gens qui n’ont plus de métaphysique, pas plus que de pratique religieuse, même s’ils sont intéressés par les questions métaphysiques et les questions religieuses, comme ici les artistes contemporains. Nous avons réussi, je crois, à saisir l’art comme une parole sérieuse, et pas simplement une parole pour les techniciens de l’art ou une parole commerciale – une parole sérieuse, c’est-à-dire une parole qui construit l’humanité. Il est vrai, en même temps, que cette réussite a pris un peu à contre-pied un public habitué à ce qu’est une institution catholique d’aujourd’hui …

9Le Débat. – L’art contemporain est lui-même l’objet d’une vaste querelle dans le champ intellectuel.

10A. G. – C’est sans doute qu’il est un des lieux de la rénovation de la pensée et de la théologie, et de leur capacité à reprendre pied dans le monde actuel. Comme les sciences humaines, l’art est un moyen d’interroger le primat absolu de la philosophie. Ce n’est pas en racontant l’histoire de la philosophie qu’on raconte l’histoire de la pensée. Écouter l’art est l’une des voies que doivent emprunter les philosophes aujourd’hui s’ils veulent rendre service à la société.

11Le Débat. – Quel écho avez-vous reçu du côté de la société, justement ?

12A. G. – Nous avons bénéficié de l’environnement exceptionnel de Paris, où l’on trouve facilement des interlocuteurs privilégiés, que ce soit dans les lieux d’enseignement ou dans les lieux de responsabilité, l’entreprise comme l’administration. Ils se sont montrés prêts à venir aux Bernardins, parce que le bâtiment attirait, parce que le premier discours de Benoît XVI avait placé le projet à un niveau d’exigences qui le rendait incontestable. Nous n’avons pas essuyé beaucoup de refus de participer à nos débats.

13Le Débat. – Cela vous paraît-il témoigner d’un changement de climat du côté de la société laïque vis-à-vis de l’Église ?

14A. G. – C’est le point essentiel, qu’un observateur attentif aurait pu prévoir et qui n’est pas encore observé par l’Église elle-même. L’Église étant polarisée par les dimensions les plus polémiques de l’accueil de sa parole, surtout quand sa parole n’est pas adaptée à s’exprimer dans les moyens de communication contemporains, les chrétiens se vivant souvent eux-mêmes comme en conflit avec la société ambiante, ils ne voient pas qu’en fait leur parole est attendue. Elle est attendue non pas avec bienveillance – bienveillance n’est pas le bon mot, car cette attente est exigeante – mais avec le sentiment qu’il est justifié d’attendre, compte tenu de ce qu’a été le catholicisme autrefois, disons avant le xviiie siècle, un propos où la raison a sa part. Cette attente est très impressionnante. Et, en effet, le but premier du collège des Bernardins n’est pas de permettre à l’Église de parler au monde, mais de permettre au monde de comprendre que l’on peut parler à l’Église. Cela a du sens, ce n’est pas une parole perdue que de s’adresser à l’institution, avec ce qu’elle représente. L’Église aurait tort de penser qu’elle a perdu sa force. Dans notre monde d’institutions affaiblies, elle n’est pas la plus affaiblie d’entre elles. Personne ne négligerait ses coups de patte ou ses coups de dent si elle avait l’idée d’en donner. Elle peut décevoir. On peut s’étonner qu’elle ait tant de mal à entrer dans un nouveau régime de parole, mais on n’en continue pas moins d’attendre qu’elle y parvienne. L’un des buts des Bernardins est d’offrir un lieu qui ne soit pas directement sous l’autorité de la parole de l’évêque, ni un institut catholique, mais un lieu d’hospitalité sans limite où il ne s’agit pas seulement de recevoir ceux qui pensent autrement pour les écouter, mais comme des coacteurs de ce qu’on veut y faire, comme les coparticipants d’une action dont les uns et les autres se reconnaissent comme porteurs, en raison du besoin du moment. Quel est ce moment ? La sortie du moment conflictuel issu de la Révolution française, où l’on disait à l’Église : « Restez dans la sacristie » pour lui signifier qu’elle arrête de se penser comme fondatrice de la vie sociale, et où elle a fini par se trouver à l’aise dans la sacristie. Nous sommes sortis de ce moment, et c’est ce que nous avons ressenti aux Bernardins au travers de l’attractivité de sa proposition et de la profondeur des échanges qui ont été rendus possibles.

15Ce que personne n’avait prévu, pas même moi, même si j’en rêvais, c’était que dans les départements de recherche cela produirait quelquefois des idées neuves, reconnues par les chercheurs eux-mêmes comme une dette vis-à-vis du collège des Bernardins. Le Collège est bénéficiaire des recherches qu’on y mène, mais les chercheurs disent qu’ils sont bénéficiaires de l’instance de liberté qu’ils ont trouvée là pour développer des projets internationaux et à reconnaissance internationale. Je pense, en particulier, à la recherche sur « qui est propriétaire de l’entreprise » qui se poursuit depuis quatre ans, avec un laboratoire du cnrs dirigé par Olivier Favereau et le laboratoire de gestion de l’École des mines de Paris dirigé par Armand Hatchuel.

16Le Débat. – Vous avez une idée de la composition du public qui fréquente les Bernardins ?

17A. G. – Nous avons fait une enquête à ce sujet il y a deux ans et demi, dans une situation où nous étions moins développés. Il appartient majoritairement à la catégorie des « csp plus », selon les critères des sociologues, et il est plutôt originaire de la région parisienne. Le plus intéressant, c’est l’image qu’en ont ceux qui ne sont pas venus. La présence de l’art a été bien repérée, mais le monde de l’art, il est vrai, s’occupe beaucoup de sa propre promotion. Pour le reste, beaucoup de choses restent nébuleuses. On sait qu’il se passe beaucoup de choses, mais on ne sait pas très bien lesquelles.

18Il y a un public catholique assez fervent, mais il est encore trop tôt pour dire que le Collège a changé la manière dont se conçoit la vie culturelle dans les paroisses. L’idée que chaque lieu de culte puisse s’ouvrir, comme c’est le cas dans le judaïsme ou le protestantisme, à une activité culturelle de quartier est encore peu entrée dans les mœurs des catholiques. Il est difficile à un grand corps très structuré comme celui-ci de passer dans un autre mode d’existence, parce que la société a changé, et de renoncer sans peur à d’anciennes manières de faire. Donc le public catholique n’est pas encore celui qui bénéficie de l’innovation qui se crée aux Bernardins, même si l’on peut penser que dans les cinq ans à venir c’est une des tâches principales à accomplir, en particulier grâce au numérique qui permet de diffuser les débats, de faire des enseignements à distance. Mais cela demande de développer l’idée que les publics des Bernardins ne sont pas seulement ceux qui sont dans ses murs.

19Le Débat. – L’existence des Bernardins a-t-elle d’ores et déjà produit des effets au sein de l’institution ecclésiastique ?

20A. G. – Non. La proposition des Bernardins reste encore confidentielle au sein de l’Église. Peut-être cela tient-il au fait que l’Église en France est une réalité en région et assez peu parisienne ? On y garde volontiers le sentiment que Paris, c’est Paris. Le grand souci de l’Église en France, souci légitime et même nécessaire, est de couvrir le territoire national des réseaux cultuels qui permettent aux communautés de s’organiser. L’idée que l’Église a toujours eu une autre mission, qui est une mission de rencontre culturelle d’une société et de formation d’une partie de ses cadres, n’a pas le même rang dans les soucis pratiques, aussi bien pour les fidèles que pour l’organisation du système des clercs. Mais je puis témoigner que le petit nombre qui travaille d’arrache-pied pour faire vivre les départements de recherche et les autres instances du Collège en est transformé. J’en suis moi-même le premier bénéficiaire.

21Le Débat. – Quel bilan personnel, justement, tirez-vous de cette expérience ?

22A. G. – Pour ce qui me concerne, dans les dernières années de ma vie avant que le collège des Bernardins s’ouvre, j’ai beaucoup enseigné. Quand on enseigne, on parle. Quand on fait de la recherche, on écoute. C’est une transformation assez profonde, qui est bienfaisante. Et puis il y a une chose que j’ai vraiment découverte grâce aux Bernardins, qui est que lorsqu’on réunit dans un groupe de travail des praticiens et des universitaires, vous changez la nature du savoir. La confrontation de ce que l’on apprend dans les livres et du savoir qui vient de l’engagement pratique est passionnante. Ce sont deux débuts très différents du savoir mais qui, mis ensemble, donnent une justesse et une autorité incomparables à la parole du savoir et lui permettent de jouer pleinement son rôle social.

23Enfin, je nomme une dernière chose. Elle se marque matériellement dans les rayons de ma bibliothèque personnelle. La place des sciences humaines a grossi en poussant beaucoup de sujets. J’en suis très heureux, car il y a là un savoir en rupture avec la théologie et il est bon qu’il en soit ainsi, mais un savoir qui ne peut pas être amnésique de la théologie. Je m’y retrouve de mieux en mieux. Cette rencontre des sciences humaines et de la théologie, à un moment où aucune science ne peut plus se présenter comme la science reine et où la philosophie ne peut plus se présenter comme la médiatrice indispensable, soulève de vraies questions de recherche auxquelles je compte me consacrer désormais.

24Le Débat. – Pour en revenir à des considérations terre à terre, la fréquentation des Bernardins correspond-elle à peu près à ce que vous aviez prévu ?

25A. G. – Deux cent mille personnes entrent dans le Collège par an. Le chiffre inclut les gens qui viennent le visiter, qui passent pour une exposition ou qui suivent une formation. Ce chiffre est stable. Il pouvait être anticipé. Nous sommes en train de nous rendre compte que si le bâtiment donne l’esprit du lieu, il est destiné à devenir l’abri du Collège hors les murs. Notre public, ce sont les gens qui nous lisent, qui nous voient, qui reprennent notre travail. Il y a des entreprises qui sont venues vers moi en me disant : « J’aimerais bien faire un colloque chez vous. » Elles sont revenues en disant : « J’aimerais bien faire un colloque avec vous », puis après « une recherche avec vous ». Elles viennent aujourd’hui me dire : « J’aimerais bien implanter chez moi une recherche du type que celle que vous avez menée avec nous. » Mais cela concerne aussi bien des institutions para-étatiques, comme l’Agence française du développement, qui nous propose de réfléchir avec elle à la question du lien, parfois défavorable et parfois favorable, entre cultures, religions et développement. Les Apprentis orphelins d’Auteuil sont venus nous dire : « Nous avons une pratique de l’accompagnement de ceux qui sont socialement déclassés à cause de ruptures familiales. Nous avons du mal à faire passer le message auprès des pouvoirs publics. En réfléchissant avec vous, peut-être pourrions-nous mieux y parvenir depuis un lieu neutre. »

26Le Débat. – Aviez-vous anticipé cette position de médiateurs que vous alliez être amenés à occuper, ou vous est-elle tombée dessus sans crier gare ?

27A. G. – On n’est pas obligés de croire à la providence ! Mais sur le fond je n’emploierais pas les mêmes mots que vous. Nous ne sommes pas médiateurs, nous sommes partenaires de la réflexion. Ce n’est pas une Unesco un peu plus active, ce n’est pas l’Université de tous les savoirs. C’est avoir l’audace de penser que nous avons quelque chose à dire et que la société d’aujourd’hui peut l’admettre. Ce qui pourrait fragiliser le Collège, c’est que l’Église retire d’elle-même cette confiance en elle, qu’elle vacille dans cette confiance.

28Peut-être que Lustiger avait anticipé que c’était possible. Cela dit, ce sont des créneaux étroits. Dix ans avant c’était peut-être trop tôt, dix ans après l’heure était passée. Au plan rationnel, à part les acteurs eux-mêmes, personne n’était sûr que notre équipe serait capable de mettre une programmation sur pied. Mais de la même manière, ceux qui ont restauré le bâtiment n’étaient pas prêts, au départ, à parier sur leur capacité de le restaurer. C’est un projet qui est en déséquilibre permanent, dans l’incertain, à partir de convictions de foi qui se présentent comme telles et qui n’obligent personne à les partager. Mais il faut témoigner que, dans le monde d’aujourd’hui, les entreprises humaines menées avec foi et raison ne sont pas les plus mal parties. Les entreprises guidées uniquement par le calcul et l’intérêt ne sont pas forcément aujourd’hui les mieux parties. C’est peut-être un signe des temps auquel les hommes et les femmes d’action d’aujourd’hui doivent être attentifs. Y a-t-il lieu de se contenter de s’en réjouir ? Pas nécessairement, car des audacieux peuvent fonder Al-Qaida sur la même idée. Je l’ai dit il y a six ans : « Les Bernardins, c’est cher, d’accord. Mais préférez-vous que des groupes catholiques dans dix ans forment des pilotes pour aller détruire les Twin Towers ? » La même année, vous avez l’élection de Jean-Paul II et le retour de Khomeiny en Iran. Deux événements spirituels. Il y en a un qui construit, l’autre construit-il ? Le spirituel, c’est une énergie …

29Le Débat. – Qu’est-ce que le spirituel ici ?

30A. G. – Cet acte de croire qui consiste à dire : ceci, je ne veux pas le prouver, parce que ma vie en dépend. Ce serait absurde de vouloir prouver une vérité à laquelle ma vie est suspendue. Cet acte-là, pré-religieux, pré-politique, est universel. Chez les héritiers des Lumières eux-mêmes, l’idée fait son chemin que le savoir et le croire, ce n’est pas pareil, et qu’il est vain d’attendre un système homogène et harmonieux entre les deux.

31Le Débat. – Vous disiez tout à l’heure que nous étions sortis de ce moment conflictuel des rapports entre l’Église et le monde moderne, pour aller vite. On peut s’accorder avec vous sur le constat global. On peut se demander en même temps si ce moment conflictuel n’a pas laissé des traces très profondes au sein de l’Église. Au-delà d’une acceptation de surface, ne subsiste-t-il pas un doute profond sur la validité du projet moderne ? Plus particulièrement, une fracture subsiste sur le front des mœurs. Elle s’est manifestée dès 1968, au lendemain du concile Vatican II qui paraissait avoir ratifié l’aggiornamento de l’Église, avec l’encyclique Humanae Vitae. L’institution à cet égard paraît en retard sur la conscience du plus grand nombre des simples fidèles, pour lesquels la conversion aux principes modernes de liberté est acquise – ils n’y voient rien d’hostile à leur foi, contrairement à ce qu’on leur a enseigné pendant longtemps. En revanche, ce sentiment ne semble pas pleinement établi au sein de la hiérarchie. En un mot, l’adoption du monde moderne par l’Église est-elle véritablement consommée ?

32A. G. – La conversion au principe moderne de la liberté est inscrite de manière très profonde dans les textes du Concile et dans la structure même des textes, dans leur langage et dans leurs affirmations les plus dogmatiques, sur l’interprétation de l’Écriture sainte, sur la manière dont la Révélation est donnée. Cela prend ensuite des formes très claires dans d’autres documents conciliaires, sur les rapports entre l’Église et le monde de ce temps, documents qui, s’ils sont tous datés dans leurs affirmations et leurs expressions, sont en un sens irréversibles.

33Ensuite, la question est de savoir comment des textes travaillent les consciences. Le cas des théologiens est original. On n’est pas théologien de père en fils ! On est engendré par d’autres théologiens, alors que l’on est chrétien de père en fils, pour le coup. C’est un fait qui a de grandes implications pour l’évolution de la doctrine catholique. De par le célibat ecclésiastique, qui n’a rien d’une question marginale, le catholicisme est doté d’un outil de régulation de sa transmission et de sa tradition extrêmement précis. À partir du moment où ce sont des hommes célibataires qui sont responsables de la formation des futurs titulaires de l’autorité, ce n’est pas là le lieu de l’innovation. L’Église, ce n’est pas le parti communiste, si j’ose cette comparaison étrange ! Elle n’a pas cessé de changer de doctrine. Elle est chargée de transmettre une parole éternelle à des temps divers, sans jamais l’épuiser. Cela lui donne de grandes capacités d’évolution. Mais ce n’est pas chez les théologiens que ça se passe, c’est dans les familles. Si le catholicisme a pu bouger, c’est que les chrétiens chez qui naissent les vocations sont sans arrêt plongés dans le débat culturel. La culture catholique s’est toujours armée de raison, et donc de la culture contemporaine, et cela, je pense, est le levier qui la change. Les catholiques ne sont pas aisément fondamentalistes. Ils ne lisent pas trop la Bible. Ils lisent le journal et, lisant le journal, ils ont des idées. Une génération interroge la suivante, or c’est dans la suivante que se trouvent les futurs prêtres. Cela implique des décalages. Cela demande vingt ou trente ans de plus pour que naisse la génération de ceux qui ont perçu des choses comme normales. Le meilleur exemple en est que, même chez les intégristes, le comportement d’un évêque antisémite et négationniste a été tout de suite réprouvé par les autorités, parce que les fidèles eux-mêmes ne supportaient plus d’être taxés d’antisémitisme. Je ne dis pas que les autorités intégristes étaient sincères. Je dis qu’elles n’ont pas pu faire autrement.

34Voilà pourquoi la conversion est sincère : parce qu’elle ne vient pas des institutions d’enseignement, qui sont par essence conservatrices, mais du peuple chrétien lui-même, qui est un peuple très politique et très engagé. On ne compte pas les maires de village, les présidents d’association, les responsables de la vie artistique, les syndicalistes qui ont des racines chrétiennes. Et je ne parle pas des cadres du parti socialiste, dont beaucoup ont été formés dans le milieu du catholicisme social.

35Le Débat. – Ce mécanisme de renouvellement par la base n’a pas joué au xixe siècle …

36A. G. – Vous avez raison. Le catholicisme s’est constitué à ce moment-là comme une contresociété. On le voit dans la littérature, chez Balzac, chez Flaubert et jusque chez Rimbaud, lorsqu’il évoque les séminaristes dans un poème. Il y avait un monde catholique parallèle. C’est cela qui a sauté. Les catholiques d’aujourd’hui développent leur conviction, avec plus ou moins de talent, à l’intérieur de la société ; ils ne cherchent pas à édifier une contre-société. Nous parlons naturellement du catholicisme européen. J’ai même l’impression que les catholiques d’Europe de l’Ouest ont reçu une infusion, via Jean-Paul II, d’un catholicisme de l’Est, du mode de culture des chrétiens slaves, où la présence se fait par la culture, justement, et où l’action participe du témoignage de la foi. Jean-Paul II a donné aux chrétiens et plus largement à ceux qui ont reçu son message l’idée qu’on pouvait être chrétien et légitimement résister sans diaboliser le régime politique – nous ne sommes pas là pour faire tomber le gouvernement, mais pour influer sur les consciences, par le témoignage de personnes qui vivent jusqu’au bout leur vocation humaine dans la fidélité à leur foi. Des fols en Christ, en somme. Jean-Paul II a été jusqu’au bout un fol en Christ. Pour moi, le mouvement actuel des veilleurs, si ambigu qu’il soit et spécialement dans sa présentation par les médias, est quelque chose de cet ordre. Cela me rappelle un peu la révolution de Velours et Vaclav Havel disant aux gouvernements : « Vous êtes des barbares, parce que vous avez chassé la culture. » Il n’avait pas la foi, mais sa démarche est caractéristique d’une autre culture, plus spiritualiste, dont le catholicisme latin a tout à gagner à s’inspirer.

37Les deux courants se retrouvent dans l’Église d’aujourd’hui. Vous avez un courant animé par la fidélité à une institution, quel qu’en soit l’esprit, et un courant plus spiritualiste, bien implanté en France, où il a été relayé par Taizé. Le grand combat politique d’un chrétien engagé est de travailler à l’échange des dons entre les deux parties de l’Europe, dans l’Église et dans la société.

38Le Débat. – L’actualité nous oblige cependant à constater que si la fracture s’est résorbée sur le terrain de la vision de l’organisation politique et sociale, elle reste ouverte sur le terrain que l’on peut appeler grossièrement « des mœurs », mais qui va beaucoup plus loin, puisqu’il engage la conception de la vie. Nous en rappelions la racine en 1968, mais la question n’a cessé de revenir périodiquement depuis lors à propos de différents sujets, à propos de la contraception, à propos de l’avortement, à propos du droit de la famille et, tout récemment, à propos du mariage homosexuel. L’opposition de l’Église à l’évolution du regard de la société sur la sexualité et sur la liberté des individus dans ce domaine a été constante. Il faut ajouter que le problème touche directement l’Église elle-même dans son organisation au travers des questions, fort débattues au sein du peuple catholique, du célibat des prêtres et de l’ouverture de la prêtrise aux femmes. N’y a-t-il pas là un ultime môle de résistance ?

39A. G. – J’ai beaucoup écouté les paroles des autorités ecclésiastiques l’année dernière, au moment de la polémique sur le « mariage pour tous », et il m’a semblé à chaque fois entendre, non pas une erreur de diagnostic, mais une hésitation forte sur un point que j’ai mis moi-même du temps à clarifier. Le point est en effet délicat. Doit-on reprocher à la société contemporaine d’être trop individualiste, ou de ne l’être pas assez ? Doit-on appeler « individu » cette espèce de fœtus mal formé d’être humain qui s’enferme dans son irresponsabilité sociale ? Ou doit-on appeler « individu » le mouvement qui porte chaque être humain, justement, à affirmer sa capacité à résister à la massification ambiante ? Massification par la technique, massification par la science, massification dans nos fantasmes, par la biologie de synthèse de l’humain comme produit. Il est tout à fait légitime que l’anthropologie chrétienne se manifeste dans l’espace public. Je ne vois pas ce qu’il est possible d’objecter à l’expression publique d’une vision de l’homme traduite en concepts explicables à tous et comportant des conséquences pour les règles collectives. Cela me semble extrêmement sain et positif. C’est une prise de parole sur la base d’une tradition métaphysique qui est aussi portée religieusement, mais qui est juste une tradition métaphysique que d’autres peuvent partager sans les mêmes options religieuses et qui n’impliquent pas de choix d’un régime politique …

40Le Débat. – Pour l’essentiel, cette tradition métaphysique est celle qui se rattache au concept de loi naturelle ?

41A. G. – La loi naturelle est une notion stoïcienne reprise par Thomas d’Aquin et selon laquelle la raison humaine est capable de discerner dans le réel sensible des lois qui peuvent être mises en liberté comme des lois d’accomplissement, des lois morales au sens d’Aristote, qui visent un certain bonheur et qui commandent de ne pas s’écarter de la cible que constitue ce dont je suis doté par naissance et que l’on appelle alors ma nature. Il y a une présentation admissible, positive et raisonnable de la loi naturelle qui a toutes sortes de qualités. Je pense que c’est aujourd’hui un concept que l’on peut légitimement utiliser dans les facultés de théologie. Mais la théologie avait forgé ce concept parce qu’il était utile culturellement. Elle ne l’a pas construit pour lui-même, mais en vue d’un usage dans une époque donnée. Aujourd’hui, par exemple, Jean-Paul II lui-même en a fait très peu usage. Il lui préférait, en matière de mœurs, l’idée de « théologie du corps », une phénoménologie du corps qui laisse parler ce que le corps veut bien dire de lui-même. Cette idée est plus personnaliste, elle est plus modeste, elle se reconnaît comme théologique et non comme purement philosophique, mais elle a aussi pour qualité de mobiliser de l’éprouvé.

42Le Débat. – Mais pardon de vous avoir interrompu dans votre développement sur la prise de parole au nom de l’anthropologie chrétienne.

43A. G. – L’idée à retenir de cette anthropologie est que la différence des sexes ou des genres est un trésor de l’humanité, même si elle a des aspects d’inégalité et donc de possible injustice. C’est cela qui était en jeu et dont on voulait se servir bien maladroitement parfois dans les argumentations. Ce qui est à regretter, c’est qu’il n’y a pas de pensée de ce qu’il y a de positif dans la revendication des personnes homosexuelles, comme il n’y a pas de pensée de ce qu’il y a de positif dans la revendication des gens qui souhaitent recourir à la contraception ou de ce qu’il y a à entendre chez une femme qui souhaite avorter. Il y a une incapacité à penser non pas l’exception à la règle, mais le bien de la personne comme étant premier par rapport au bien commun ou à ce que l’on pense indispensable au maintien d’un bel ordre social. C’est ce rapport que le pape François essaie de rétablir d’une manière très forte dans le langage des chrétiens. Il est d’ailleurs plus entendu pour le moment à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Église. Sans doute est-ce l’effet du décalage dont nous parlions plus haut. Le Pape est fidèle à l’idée que ce qu’il y a de plus dogmatique dans le christianisme, c’est la pastorale, c’est-à-dire l’attention aux personnes, dont on cherche les raisons dans une doctrine. Pourquoi est-ce que Jésus fait tant attention aux pécheurs ? À partir de là, on élabore une doctrine christologique qui est une réflexion sur une pratique humaine. C’est cette primauté de la relation inter-subjective, inséparable d’une réflexion sur ce que cela engage pour l’homme, qui n’a pas été maintenue et qui n’a pas permis d’entendre les revendications contemporaines. En un sens, il faudrait que les chrétiens soient les premiers à se battre pour les droits des homosexuels, les premiers à se battre pour la défense des femmes qui sont dans la détresse, et qu’ensuite vienne une réflexion sur les valeurs à garder. Mais il y a là une crainte que la société se laisse aller à n’obéir qu’aux désirs privés. Bien sûr qu’il faut accompagner la capacité de transformer son désir privé en un désir social. Mais écouter les désirs qui naissent n’est autre chose que le chemin pour cheminer avec l’homme d’aujourd’hui. Jean-Paul II l’avait dit dans sa première encyclique : « L’homme concret est la route de l’Église. » C’est une position réaliste au sens thomiste. Le réel, c’est celui qui vient vers moi avec son élaboration maladroite de ses désirs, de sa parole. C’est de cela qu’il faut partir.

44Le Débat. – Si l’on vous entend bien, les réserves inscrites dans ce que serait une attitude authentiquement chrétienne n’ont pas été encore véritablement exploitées à ce jour ?

45A. G. – Non.

46Le Débat. – Sans tomber dans les clichés néo-nietzschéens sur le judéo-christianisme comme religion de culpabilité, l’Église ne continue-t-elle pas d’avoir un problème avec la sexualité ? C’est l’impression que beaucoup ont retirée de son attitude dans la bataille autour du mariage homosexuel.

47A. G. – Il y a eu une inconscience des chrétiens de ce que leur parole était inaudible parce que c’était une théologie sans écoute. Je l’ai découvert à mon corps défendant en fondant, avant l’élection de François Hollande, un groupe de recherche aux Bernardins qui s’intitulait « Homosexualité et foi chrétienne ». L’idée était de faire se rencontrer des universitaires de renom et des responsables d’associations chrétiennes de personnes homosexuelles. Je me suis rendu compte qu’il y a dans bien des textes de théologiens, quels que soient les qualités ou les défauts de la doctrine que je laisse de côté pour l’instant, une théologie du mépris, de la même manière qu’il y avait une théologie du mépris du judaïsme. Le catéchisme de l’Église catholique porte un jugement moral sur des actes, mais écarte soigneusement tout jugement des personnes. Il rappelle, par ailleurs, que la première responsabilité des chrétiens est d’accompagner les personnes et les situations.

48Ce porte-à-faux n’était pas conscient et se maintenait comme dans un état parallèle, alors même que les chrétiens formés n’ont aucun mal à désirer avoir une intelligence ouverte et accueillante. C’est une situation assez étrange. Il y a en ce moment comme une commotion à l’intérieur de l’Église, où la parole est libérée. Des groupes de réflexion se montent. Je m’apprête à publier ce que j’ai appris, compris. La doctrine a, là encore, beaucoup plus de potentialités d’ouverture et d’évolution que ce que l’on pouvait croire. Il y avait aussi une inconscience toute simple que l’on ne pouvait pas, comme catholique, prendre la parole dans ce débat sans avoir dit clairement que l’homophobie était une erreur et une faute. J’y ajouterais une ignorance de ce que veut dire parler dans ce monde-ci. On a pu mobiliser des militants, mais ce n’est pas ce qui fait bouger une société.

49Le catholicisme et le sexe est un sujet qui préoccupe Libération à peu près toutes les semaines …

50Le Débat. – C’est le point de fixation résiduel de l’anticléricalisme aujourd’hui ?

51A. G. – Nous sommes vus comme des moralistes sur cette question. La morale est une chose trop sérieuse pour être laissée aux moralistes. Nous sommes des spirituels, c’est-à-dire des gens qui accompagnent les autres en essayant de les mettre en contact avec la personne du Christ. La mission des chrétiens est d’abord d’aider les gens à accéder à ce personnage – mythique ou réel, mort ou ressuscité –, qui symboliquement aide la personne humaine à cheminer spirituellement vers l’accomplissement d’elle-même, quel que soit son chemin. Cela est tout à fait catholique et traditionnel. Après, il faut revisiter les textes, comme on l’a fait pour le judaïsme, en essayant de voir où il y a péché de manque d’écoute, inattention aux personnes, etc. Le chemin est déjà un peu ouvert.

52Le Débat. – Il y a un autre point vif de contentieux, qui est le rapport complexe de l’Église avec ce grand mouvement de la société contemporaine qu’est l’émancipation des femmes. Il prend à contre-pied une Église qui s’est conçue depuis la réforme grégorienne comme une société d’hommes. Cela a été une très grande chose en son temps, la rupture avec la contrainte des liens du sang. Mais aujourd’hui ?

53A. G. – La question des femmes est une des plus belles d’aujourd’hui et, à l’évidence, l’une de celles qui changent le plus le monde. C’est une question pressante. L’émancipation féminine est largement liée à la contraception. D’ailleurs, la doctrine de l’Église liée à la contraception est bien mal connue. Ce que beaucoup pourraient y découvrir, c’est un enseignement sur l’égalité des hommes et des femmes attentif à la différence qui favorise l’échange de dons et la liberté. C’est une révolution dans la condition féminine, qui compte autant que les émancipations dans l’ordre professionnel ou dans l’ordre politique. Prendre la mesure de cette évolution est une tâche indispensable. Qu’est-ce que cela signifie pour la femme en tant que sujet d’action dans l’Église ? Tout est devant nous. Certaines questions sont urgentes. D’autres prendront plus de temps. Cela dit, dans l’Église d’aujourd’hui, où les chrétiens ne sont plus soumis à un ordre théologico-politique, mais sont des citoyens comme les autres, il faut considérer la place des femmes non seulement dans l’Église hiérarchique, mais aussi dans les institutions ecclésiastiques de l’espace public. Vous avez des rédactrices en chef dans les grands journaux catholiques, vous avez des directrices de développement au collège des Bernardins, vous avez des porte-parole de l’épiscopat, des responsables de catéchèse, d’universités, etc. Si l’on regarde l’Église, selon ce qui reste au fond une vue d’Ancien Régime, en la confondant avec sa structure cultuelle, on ne voit que les hommes. Mais c’est une vue trompeuse. La structure hiérarchique elle-même peut-elle se féminiser ? C’est une question à travailler. Y a-t-il une voie à partir du diaconat féminin, le diaconat étant l’un des degrés de sacrement de l’ordre ? Les avis sont partagés. C’est une question difficile. C’est une question constante depuis les temps bibliques. Alors que les jeunes femmes prêtres existent dans toutes les religions païennes, dans le judaïsme seuls les hommes sont prêtres. Le catholicisme a conservé ce caractère sacerdotal de ses ministres, caractère qui a disparu chez les protestants. Les ministres protestants n’ont pas d’autre caractère sacerdotal que leur baptême, ce qui est une interprétation particulière du Nouveau Testament, qui est à leurs yeux possible, mais qui implique une autre vision de l’incarnation et de la place de l’eucharistie. Il y a besoin de protestants dans le monde, il y a besoin de catholiques. Peut-être cette différence entre un pastorat ouvert aux femmes chez les protestants et un presbytérat qui ne l’est pas chez les catholiques marquera-t-elle le catholicisme jusqu’à la fin des temps ? Ce n’est pas impossible.

54Comment concilier cela avec le fait que les femmes aient une responsabilité par exemple dans un concile ? Comment l’Église qui a commencé à réfléchir sur la place des laïcs en elle de manière très innovante à partir de Vatican II peut-elle faire davantage de place aux laïcs et donc aux femmes ? C’est à inventer. Cela a existé autrefois. Il y a eu des conciles où beaucoup de non-évêques étaient présents, ambassadeurs, abbés, théologiens, etc.

55Maintenant, je pense que le plus important – et je ne suis pas le seul à le dire, c’est la parole de Vatican II et des papes – est de considérer que l’engagement de l’Église dans la société est d’abord l’engagement des laïcs, et que c’est en veillant à donner à des hommes et à des femmes des postes de responsabilité éminents dans des institutions ecclésiales non cultuelles que l’on peut non seulement répondre à une revendication de l’époque, mais exploiter une réserve que le christianisme n’a pas encore utilisée. Les présidents des dicastères à Rome doivent-ils tous être des évêques ? Le président du Secours catholique ne peut-il être une femme ? Il y a beaucoup de lieux où le génie féminin doit pouvoir s’exprimer pour transformer l’Église catholique, comme il transforme déjà le monde de l’entreprise ou le monde de la politique.

56Le Débat. – Prenons maintenant le problème dans l’autre sens. Nous avons parlé jusqu’à présent de l’Église assiégée par le monde moderne et contrainte de composer avec lui. Parlons de ce que l’Église a à dire à cette société qui s’organise en dehors d’elle, comme elle en a désormais accepté le principe. Cette situation implique une révision profonde de sa vision d’elle-même et de sa mission, mais aussi de sa théologie. Où en est la réflexion sur ce chapitre ?

57A. G. – Partons d’une question bien connue : qu’est-ce que cela change à la connaissance de Dieu si l’on sait que Darwin a raison ? Allons au plan théologique. Qu’est-ce que cela veut dire que l’on puisse renouveler sa théologie parce qu’un savant découvre un fait crucial ? Cela prépare à vivre politiquement différemment. On peut appeler cela la réserve eschatologique, si l’on veut. Cela demande de se mettre au clair avec l’idée qu’il est bon que la vérité ne soit possédée par personne. Survient Darwin ou, demain, qui sait quelle découverte du côté des neurosciences. Comment d’abord fais-je miens ces résultats une fois qu’ils sont avérés ? Comment, ensuite, est-ce que je m’accommode du fait que tout en étant témoin d’une révélation eschatologique, d’une révélation dernière, j’ai à tenir compte d’une histoire qui se déroule après cette révélation ? Ce qui est en jeu là, c’est la transformation de cette religion, et de toutes celles qui veulent bien admettre qu’elles ont à voir avec ce monde et que ce qui s’y passe les interroge. Transformation de l’Église dans sa capacité inter-religieuse donc. Si, en effet, je reconnais que l’on peut découvrir scientifiquement des choses qui m’invitent à réinterroger mon interprétation des textes, pourquoi n’en serait-il pas de même pour des convictions religieuses ? Que puis-je intégrer en moi de l’expérience des autres et que signifie cette pluralité ? Comment rester témoin de sa conviction en renonçant à toute forme de violence, la première des violences étant de dire : je suis dans la vérité, les autres sont dans l’erreur ?

58Pour une religion, c’est bien sûr une épreuve en tant qu’elle est un système qui articule croire et savoir, qui mobilise des capacités archaïques de fidélité et de transmission. Nous avons besoin chaque jour de ces capacités archaïques de l’humain. Si l’on veut, par exemple, garder dans le monde moderne quelque chose du sens de l’hospitalité, qui veut que tout étranger soit accueilli, il faut se battre contre tous les conditionnements de l’homme moderne : « Je n’ai pas le temps, je n’ai pas de place, je n’ai pas d’argent, etc. » Les religions, en tant que réservoirs de tradition, sont toujours remises en question par ce qui se déroule dans l’histoire, et pourtant il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui prenne en charge l’archaïque et qui le transmette comme arché, comme ce qui est au principe de l’humain. L’Europe ne s’est jamais conçue uniquement comme un continent déchiré par le désir du futur. Elle s’est toujours conçue aussi comme cherchant à donner à la société et à chaque être humain de pouvoir accomplir ce qu’il avait reçu du passé. Ce projet où je peux me distendre pour aller vers ce que je ne connais pas encore, mais sans me renier moi-même, est au cœur de l’humanisme européen, qu’il soit religieux ou philosophique. Les religions sont sans cesse interpellées par le mouvement, car elles ont des capacités à faire vivre ce projet à la société. Elles transportent avec elles une certaine idée de la continuité, une certaine idée du renouvellement plutôt que de la rupture qui n’est pas sans importance individuelle et collective pour se construire. Mais cela les met en croix, si je puis dire. Elles sont des réservoirs de conservatisme et elles ont besoin de se transformer. Mais le monde a besoin d’un peu de conservation !

59Qu’est-ce que cela change au dogme de la foi en Dieu de dire : Darwin avait raison ? C’est un travail à faire. Teilhard de Chardin s’y était essayé en son temps, prétendant lui-même avoir redécouvert sa foi plus belle qu’elle n’était avant. Le monde, tel qu’il est, est plus beau que le cosmos d’Aristote, finalement. Il était plus simple pour Teilhard de penser la transformation de la nature humaine par la grâce dans un monde où les espèces se transforment.

60Le Débat. – Sur ce plan théologique, le peuple chrétien, souvent en avance par rapport aux théologiens pour ce qui concerne la vision de la politique et de la société, est-il prêt à vous suivre ? A-t-il la même disponibilité, non par conservatisme, mais par défaut de conscience de l’ampleur du défi ?

61A. G. – De quelle formation le peuple chrétien a-t-il besoin pour faire ce travail en lien direct avec l’actualité de la pensée ? L’ancien système où les clercs transmettaient et où les fidèles innovaient ne fonctionne plus qu’avec peine dans une situation où le temps s’accélère. Il ne permet plus de rendre le catholicisme adéquat à la société et aidant pour elle. C’est ce qu’avait compris, à mon sens, Jean-Marie Lustiger. L’enjeu est de donner aux chrétiens les moyens d’être des interprètes autorisés de leur propre foi. Cette proposition peut paraître proche du libre examen des luthériens. C’est un vrai défi. Ce n’est pas par hasard que l’œcuménisme intervient aujourd’hui comme une question majeure. Il ne consiste pas simplement à ne plus s’excommunier, se vilipender, polémiquer, mais à s’enrichir des perceptions de l’autre.

62Comment fait-on pour donner à des hommes et des femmes de plus en plus chargés dans leur emploi du temps, soumis à la pression du numérique, de l’universel, le temps de la réflexion et de la formation ? C’est la question essentielle, la question de la formation des fidèles laïcs comme des acteurs, des « protagonistes », disait Jean-Paul II, de la nouvelle évangélisation. Si l’on n’a pas perçu ce besoin, on reste avec un catholicisme à deux temps, qui aura toujours une bataille en retard – et, à chaque bataille, il perd quelques bataillons.

63Le Débat. – Qu’est-ce que l’Église peut apporter à une société qui est majoritairement désormais une société de non-chrétiens, qui est en même temps une société où elle peut se faire entendre, contrairement à ce qu’elle a longtemps cru, et qui est à ses yeux une société affectée par un manque ?

64A. G. – Il y a des analystes non dénués de culture et d’intelligence pour penser que dans cette situation l’Église catholique est condamnée à se survivre comme une orthodoxie dépassée dans un monde où elle n’est plus adaptée. Inutile de vous dire que ce n’est pas ma pensée. Maurice Druon, dans son éloge funèbre de Jean-Marie Lustiger, se demandait si l’on avait assisté avec lui à un coucher de soleil brillant ou à une aurore. Pour avoir été acteur avec lui, je penche pour cette seconde hypothèse, mais je suis conscient qu’il y a des gens dans l’Église qui pensent qu’il faut se resserrer sur un petit troupeau auquel on va transmettre une doctrine sûre pour des temps meilleurs. La voie majeure n’est pas celle-là. Le risque est pris, les portes sont ouvertes. L’Église se sent mieux enracinée encore dans son patrimoine en étant comme elle est aujourd’hui. Les hésitations sont minoritaires, mais la transformation fait peur et la tentation est grande de conserver quelques oripeaux du passé. La vieille autorité est commode, cette vieille autorité que la transformation des mentalités par le numérique va bientôt rendre impossible. À mes yeux, c’est au contraire une opportunité magnifique. Nous allons devenir, dans l’Église catholique aussi, de vrais individus, des gens qui s’assument eux-mêmes dans leur responsabilité.

65Cela ne peut pas se faire dans les formes héritées des temps modernes, c’est une transformation des temps modernes eux-mêmes.

66Le Débat. – Dans cette transformation, quel est le ferment spécifique que peut représenter le catholicisme ?

67A. G. – Il a à témoigner de l’humain dans son unité naturelle et surnaturelle au sein d’un monde où il n’est plus perçu que par morceaux ou par tranches. Il y a des gènes de globalisation dans le christianisme depuis l’origine, c’est ce qu’exprime le mot « catholique ». À lui de se montrer aujourd’hui comme un ferment d’unité des nations et de respect de leurs mémoires et de leurs vocations. Dans le monde à la fois massifié et éclaté que créent la mutation technologique et l’ouverture des cultures, le chrétien est quelqu’un qui maintient l’exigence d’unité de l’expérience humaine. Et puis, je crois qu’il y a un rôle spécifique du christianisme en Europe. Sa responsabilité est différente en Europe que dans d’autres contextes, car l’équilibre entre tradition et modernité y est marqué par lui. Il rappelle à l’Europe sa vocation universelle et l’aide à définir les conditions dans lesquelles elle peut l’exercer. Pour l’Europe, le monde n’est plus le décor de son action comme il y a cent ans. Le monde globalisé appelle un nouveau dialogue entre les cultures et entre les religions, comme entre religions et politique. C’est une ambition que peut servir l’Europe pour elle-même et pour la construction d’un monde de justice et de paix. C’est à ce quoi les chrétiens peuvent contribuer.


Date de mise en ligne : 22/10/2014

https://doi.org/10.3917/deba.181.0157

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