Notes
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[1]
Florence Haegel, « L’ump : bilan d’une transformation », Commentaire, n° 143, automne 2013.
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[2]
Voir notamment les analyses de Jean-Marie Donégani et Marc Sadoun dans « 1958-1992 : le jeu des institutions », dans Jean-François Sirinelli, Histoire des droites, t. I, Politique, Gallimard, 1992, et dans La Ve République, naissance et mort, Calmann-Lévy, 1998.
-
[3]
Florence Haegel, Les Droites en fusion, Presses de Sciences-Po, 2012.
-
[4]
Ainsi le collectif de « la droite populaire » ou le club de « la droite sociale » apparaissent dès 2010, deux ans avant qu’un courant sarkozyste au sein de l’ump ne prenne, le nom de « droite forte ».
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[5]
Valéry Giscard d’Estaing, Démocratie française, Fayard, 1976.
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[6]
Conseil des ministres du 25 septembre 1974.
-
[7]
Voir Pierre Cahuc et André Zylberberg, Les Réformes ratées du président Sarkozy, Flammarion, 2009.
-
[8]
Vincent Trémolet de Villers, « Droite : les idées changent, pas l’ump », Le Figaro, 16 juin 2014.
-
[9]
Raymond Aron, « Une citoyenneté multinationale est-elle possible ? » (1974), repris dans Les Sociétés modernes, (textes rassemblés et introduits par Serge Paugam), puf, 2006.
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[10]
Dominique Reynié, « L’enjeu patrimonial » dans Les Droites en Europe, Fondation pour l’innovation politique, 2012.
1Où va la droite française ? Deux ans après la défaite de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle, la droite ne semble guère en position de gouverner et se trouve dans l’incapacité de proposer une alternative crédible à la gauche au pouvoir. Plus l’impopularité de François Hollande s’installe, plus la désillusion et le mécontentement se répandent dans le pays, moins la droite est en capacité : elle n’a plus désormais ni partis ni coalition électorale solides ; ni ligne politique ni dirigeants incontestables. La droite française est prise à son propre piège : le piège d’un renouvellement empêché, le piège d’un pluralisme historique qu’elle ne comprend plus et n’articule plus, le piège de formes partisanes faiblement instituées, le piège d’une rhétorique plus culturelle que politique et, au final, le piège de son incapacité à formuler une proposition claire pour la France.
Le leader
2Une telle situation d’empêchement de la droite dans l’opposition n’est pas sans précédent.
3Depuis 1981, se reproduisent ces périodes de commotions qui font suite à une défaite à l’élection présidentielle, face au défi du renouveau des hommes et des idées.
4En démocratie, la défaite électorale ouvre pour un parti un temps décisif : celui de la remise en question. Or, tout, dans nos mœurs politiques, semble faire obstacle au renouvellement. À la différence des autres démocraties libérales, la défaite ne scelle guère le sort du principal dirigeant. En déclarant, le 6 mai 2012, « je porte toute la responsabilité de cette défaite », Nicolas Sarkozy semblait acclimater, en France, un principe qui prévaut au Royaume-Uni, en Allemagne et même en Espagne … Cependant, à peine annoncée cette mise en retrait de la vie politique, le chef de l’État sortant incitait ses proches à cultiver, au sein de l’ump et dans l’opinion, un puissant sentiment légitimiste en sa faveur, conduisant une part de son électorat à n’envisager l’avenir de la droite que dans l’attente de son retour.
5Au-delà de l’éventualité d’un retour de Nicolas Sarkozy, la forme de son retrait et la manière de se poser en recours grèvent l’avenir de la droite. Après la défaite, deux possibilités s’offraient à lui : soit reprendre immédiatement la tête de l’ump et s’imposer de facto comme le leader de l’opposition ; soit se retirer réellement, quitte à revenir au premier plan. Or la contradiction entre son état d’esprit personnel et le tempérament bonapartiste de son mode d’exercice du pouvoir ne l’incita guère à choisir. D’une certaine manière, pour la droite, l’histoire se répète. Face au même dilemme, en 1981, Valéry Giscard d’Estaing ne put guère choisir, ignorant, à ses dépens, le conseil d’Aron : à défaut de quitter définitivement la vie politique, vraiment se retirer de la course trois ans au moins.
6Nicolas Sarkozy reproduit, en l’aggravant, l’erreur de vge. D’une part, le Président sortant a maintenu un contrôle à distance sur le parti, faussant le mouvement des acteurs, obligés de se positionner vis-à-vis de ses intentions. D’autre part, en inscrivant sa relation à l’opinion dans un registre nostalgique et affectif, il a entretenu, à droite, une forme de vacuité politique, réduisant la question de l’opposition à celle du leadership, aux dépens de la réflexion sur les idées et de l’interrogation sur la manière de bien gouverner la France actuelle.
7Établi, en somme, comme le chef caché de l’opposition, Nicolas Sarkozy se place dans une position de blocage et une situation d’irresponsabilité. Une telle attitude favorise en outre dans l’opinion un déni du résultat de la présidentielle de 2012, enfermant une partie de la droite dans l’imaginaire maurrassien d’une rupture entre « pays réel » et « pays légal » … Bref, la posture de Nicolas Sarkozy nourrit l’antipolitique contemporaine.
8Cette situation a refermé sur l’ump le piège du renouvellement impossible et du retour en arrière improbable. De fait, l’examen sérieux des réussites et des échecs de la présidence Sarkozy est demeuré interdit et les propositions nouvelles superficielles, la seule affirmation étant celle d’une opposition sans concession au nouveau pouvoir et, ce faisant, aveugle. Pis, cela n’a fait qu’exacerber les rivalités personnelles au sein du parti. À l’automne 2012, les deux camps en compétition pour la présidence, celui de François Fillon et celui de Jean-François Copé, ont mêlé des partisans de la « droitisation » et des défenseurs d’une ligne modérée, rendant impossible toute mise au point idéologique tandis que l’empêchement de toute autre candidature a étouffé la mesure des talents et la confrontation des idées. La contestation finale du résultat dans un climat de suspicion de fraude électorale laissa ce grand parti, dix-huit mois durant, sans chef véritablement reconnu et au bord de l’éclatement.
9Dans ces circonstances, le retour providentiel de l’ancien chef de l’État, dont l’attente a entretenu la crise de l’ump, en apparaît comme l’issue à la fois plus nécessaire et plus illusoire. Certes, si, à l’automne, Nicolas Sarkozy décidait de sortir de l’ambiguïté et de se porter candidat à la présidence de l’ump, il clarifierait sa place dans la vie publique. Pour autant, son retour dans la course politique, intervenant dans un contexte marqué par les affaires, porte le risque d’une aggravation de la crise de son propre parti et, plus largement, de la droite sur laquelle son leadership ne serait plus que partiel. La posture du chef ne suffirait pas, de fait, à résoudre le trouble de la droite : au-delà de Nicolas Sarkozy, c’est un certain bonapartisme sans contenu qui a épuisé ses effets.
La faiblesse partisane
10Par-delà l’hypothèque du retour de l’ancien chef de l’État, le dérèglement de l’ump révèle la fragilité institutionnelle du principal parti de la droite française. La professionnalisation d’une organisation dédiée à la mobilisation partisane et électorale autour d’un leader est allée de pair avec une faible institutionnalisation, les règles de fonctionnement du parti restant à la merci des dirigeants et l’autorité des instances d’arbitrage étant faibles [1].
11La première illustration du non-respect des statuts fondateurs par les dirigeants fut la décision, en 2002, de ne pas organiser les courants internes qui auraient permis aux différentes familles constitutives de l’ump de s’exprimer et de s’articuler. Ce n’est que dix ans plus tard, dans un parti traumatisé par la défaite et privé de l’habitude de la conversation, que des courants furent institués de manière artificielle. La crise de la droite est ainsi la continuation d’une faiblesse structurelle de l’organisation partisane de la droite que la création de l’ump n’a pas résolue.
12Longtemps, la droite française a été réfractaire à l’adoption d’une structure partisane stable. Elle a oscillé entre le modèle des partis de notables associés dans des cartels électoraux et le grand rassemblement militant derrière une figure d’exception, comme dans le gaullisme, même si, à partir de 1965, le contexte de l’élection du président de la République au suffrage universel commença d’imposer la nécessité du parti moderne [2]. Pour autant, entre 1958 et 2002, la dénomination et la forme des partis de la droite ne cessèrent de changer. Certes, à compter du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, la structuration partisane de la droite se fit autour de la « rivalité-association » de deux partis, le rpr et l’udf, rendant visible la combinaison nécessaire entre l’élément gaulliste et l’élément non gaulliste, centriste et libéral, au sein de la droite française. Mais, depuis 1974, chaque élection présidentielle exténuant cette complémentarité dans la confrontation personnelle, la question de l’union des droites modérées au sein d’un seul grand parti se posa et ce avec d’autant plus d’insistance que la ligne de partage entre gaullistes et non-gaullistes devenait confuse.
13Toutefois, les conditions mêmes de la naissance de l’ump ont prolongé la faiblesse du parti comme institution à droite. L’ump naquit d’un choc : la qualification pour le second tour du candidat d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, face au Président sortant, Jacques Chirac. Et elle fut décidée par un seul : deux jours après le 21 avril, Jacques Chirac engagea la refondation de la droite en un parti unique. La fusion des partis existants fut alors imposée par l’arme des investitures sous l’étiquette « Union pour la majorité présidentielle » dès les élections législatives de juin 2002, avant de devenir, le 17 novembre 2002, l’Union pour un mouvement populaire [3].
14Dès l’origine, l’ump est l’expression de la présidentialisation croissante de la vie politique sur fond d’épuisement des traditions politiques de la droite. Plus que l’aboutissement d’une reconfiguration idéologique et d’une proposition politique, la création du « grand parti de la droite et du centre » fut conçue comme un instrument pour la modernisation et l’homogénéisation des droites par l’adoption d’un standard européen, celui du bipartisme ordonné autour de la rivalité entre un grand parti à droite et un grand parti à gauche. En ce sens, comme le souligne Florence Haegel, la fondation de l’ump, qui, par son nom même, évoque le Parti populaire européen, vise une forme d’« européanisation », autant par l’importation d’un modèle fonctionnel que par l’effacement implicite des divisions sur la question européenne.
15La formation de l’ump récapitule à sa manière le jeu des forces politiques contraires qui s’exercent entre, d’une part, le désir d’un dénouement apaisé des contradictions françaises et, d’autre part, la tentation de leur dépassement par l’Europe. L’ump se trouve confrontée à une difficulté : expression de la disparition des référents structurants de l’histoire nationale, non seulement de la Révolution française mais aussi du compromis de l’après-guerre et du gaullisme, sa crise, et la survivance du pluralisme historique des droites révèlent la persistance de l’horizon national. Toutefois, un simple retour à la configuration des droites d’avant 2002 est impossible. L’ump ne peut pas recouvrer la place du rpr.
16C’est bien autour du devenir de l’ump, soumis à la concurrence d’un nouveau centre droit et à la pression du fn, que se joue l’avenir de la droite française. L’ump, née sur la base d’un moins-disant idéologique pour permettre le rassemblement des droites autour de « valeurs communes », était un contenant sans contenu, potentiellement ouvert à toutes les droites. Dès lors se comprend le pari de Nicolas Sarkozy en 2007, qui prolongeait en la modifiant l’intention originelle d’ériger le « grand parti de la droite et du centre » en rempart contre le Front national : intégrer l’élément populiste pour « siphonner » l’électorat du fn, établi de manière décomplexée comme une composante autoritaire et protestataire au sein du grand parti de droite sans le raffinement gaulliste par la « grandeur de la France ». La réussite d’un tel projet dépendait non pas de la capacité intégratrice d’un parti ou d’une idée de la France mais du succès d’un seul : la défaite de Nicolas Sarkozy signa donc l’échec de l’entreprise de grande ump, annonçant la revanche du Front national.
17La polarisation de l’ump autour de Nicolas Sarkozy ainsi que le désarroi de l’électorat de droite après la victoire de la gauche rendent difficilement résistible la pression du Front national sur fond de déliaison de la communauté civique. Il est plus que temps de clarifier la raison d’être de l’ump et de définir son contenu politique. L’ump rénovée peut-elle devenir un parti seulement attaché à l’objectif de reconquête du pouvoir autour de Nicolas Sarkozy – ou de quiconque ? Ou bien est-il encore possible d’en faire la combinaison effective et achevée de l’élément gaulliste et de l’élément libéral, défenseur à la fois de la nation civique et de l’intégration européenne, de l’autorité de l’État régalien et des libertés individuelles, du volontarisme français et du libéralisme économique ? Ou bien ne s’agira-t-il plus, par défaut, que d’un parti charnière dont la balance entre demande d’ordre et demande de libertés entraînera la bascule soit vers la droite, soit vers le centre ?
18C’est dans cette configuration inédite que s’inscrit l’émergence d’un Front national rénové, car il est incontestablement nouveau dans la capacité de mêler, à la rhétorique d’extrême droite, un discours ultra-républicain, à la part d’ombre héritée des traumatismes de l’histoire nationale une forme inquiète d’attachement à la cohésion civique, qui le place à la confluence du boulangisme et du poujadisme, aux confins du gaullisme et d’une culture de l’unité nationale. La crise de l’ump fait ainsi du fn le réceptacle et le catalyseur de l’anxiété politique qui saisit une part du pays.
19Autant que de la difficulté de la droite modérée à proposer une vision active de la France, la montée du fn se nourrit de la focalisation des élites sur le « danger populiste », qui donne la forme à un gouvernement moral de l’opinion. Dans le même temps, les citoyens perçoivent de plus en plus la division partisane comme le prétexte à une lutte pour le pouvoir plutôt que comme un moyen d’opérer des choix collectifs. Et plus convergent les politiques de droite et de gauche, notamment les politiques économiques, comme le montre la voie choisie, par le gouvernement Valls, du « Pacte de responsabilité », moins les partis de droite et de gauche sont capables de formaliser devant le pays leurs points d’accord et leurs divergences.
20Ainsi, cinquante ans après son établissement, la Ve République mêle donc, contre l’intention fondatrice, les dérèglements propres à l’incarnation solitaire du pouvoir sans direction et les méfaits d’un régime de partis d’autant plus présents qu’ils sont faibles en tant qu’institutions et sur le plan intellectuel. C’est dans ce contexte que se comprend le fait que la droite française semble bien plus saisie par le vertige de son identité que soucieuse de sa responsabilité propre dans le gouvernement de la France.
Le piège de la politique des valeurs
21Au sein de l’opposition, l’obsession du moment est à l’affirmation des « valeurs de droite ». Ce vertige identitaire saisit la droite au pouvoir ; il précède la défaite de 2012 [4]. Or, cette surenchère dans la proclamation recouvre la substitution d’une rhétorique emphatique à la capacité à proposer des options politiques cohérentes.
22Si la situation d’opposition a favorisé, dès les années 1980, l’affirmation identitaire de la « droite », elle découle de l’évolution des gouvernements sous la Ve République dans l’après-gaullisme et de la dégradation de la proposition et de l’épuisement de la méthode à partir desquelles la droite française a exercé le pouvoir après le départ du général de Gaulle. Telle est l’hypothèse : la dernière proposition politique cohérente à droite fut celle défendue par Valéry Giscard d’Estaing ; elle a fini par pénétrer le néo-gaullisme et s’étendre à l’ensemble de la droite modérée, jusqu’à buter sur ses limites actuelles. Or, faute de comprendre la pertinence et d’interroger les limites de cette proposition, la droite française se condamne à rester le jouet de sa propre histoire devenue incompréhensible et à être prise au piège d’une affirmation plus identitaire que politique.
23Le post-gaullisme installe la tension jamais refermée entre deux approches au sein de la droite française, celle reposant sur le primat de la nation et celle affirmant la modernité de la société – de même qu’à gauche se fit jour la tension entre une direction par l’État de l’économique et du social et une émancipation dans une société délivrée de préjugés. C’est la combinaison de ces deux approches qui donne une tonalité propre à chacun des moments de la droite au pouvoir de Giscard d’Estaing à Sarkozy.
24La fracture apparut au sein même de la mouvance gaulliste au cours des années Pompidou avec le projet de « Nouvelle Société » défendu par Jacques Chaban-Delmas. L’appel à une « société prospère, jeune, généreuse et libérée » mettait l’accent sur le volet social de la modernisation de la France. Et ce projet annonça, d’une certaine manière, la vision giscardienne d’une « société démocratique moderne, libérale par la structure pluraliste de tous ses pouvoirs, avancée par un haut degré de performance économique, d’unification sociale et de développement culturel [5] ».
25Giscard d’Estaing formula en somme la dernière proposition de la droite française : la perspective d’une « démocratie libérale avancée ». Cette perspective, sociale plus que politique, était celle d’une société apaisée dans laquelle l’union politique des Français se transformait en idéal sociologique d’une France de classes moyennes. L’accompagnement de la « modernité » devait se substituer à l’idée gaulliste d’une « modernisation » conduite par l’État. L’ambition européenne remplaçait la « grandeur » nationale. Le sarkozysme de 2007, avec son mélange de volontarisme et d’affirmation de la nécessité de libérer les forces de la société, apparaît ainsi comme une forme de radicalisation du giscardisme.
26« La France [devait] devenir un immense chantier de réformes [6] » : Giscard d’Estaing ne fixait pas seulement une proposition sociétale et libérale, il établissait dans le même temps la méthode de gouvernement qui s’imposerait à tous ses successeurs, celle de la réforme continue. L’offre politique est ainsi devenue une affaire de programme décliné dans un catalogue impressionnant de mesures, la loi un empilement incessant et intarissable de nouveaux textes et le gouvernement du pays un dédale permanent de réformes. Trente-trois ans plus tard, Nicolas Sarkozy endosse, sur un mode exacerbé, le rôle du Président de la réforme permanente, marquant les limites de cette forme de gouvernement. Au final, il est apparu comme le Président de la réforme inachevée et manquée de la France [7] ?
27L’inachèvement continuel de la réforme de la France met en scène une impuissance politique. Ainsi, les relations entre l’État et la société s’exaspèrent d’autant plus que le processus de la réforme incessante ne permet plus de différencier clairement la droite de la gauche ni en termes de méthode, ni en termes de visées, ni en termes de résultats. De fait, dans les sociétés démocratiques avancées, une part croissante des décisions publiques échappe à toute délibération politique pour répondre à une expertise technique, à des considérations budgétaires et à une élaboration technocratique que les alternances ne modifient qu’à la marge. Ainsi, le policy mix qui définit désormais la politique effective est de moins en moins choisi par les électeurs. Chaque citoyen éprouve alors le sentiment que son parti fait la politique de l’adversaire, les termes du compromis entre la droite et la gauche étant effacés dans les politiques publiques. Ce vertige réformateur n’a donc fait que renforcer l’impression paradoxale que la France est à la fois un pays qui ne change pas et un pays qui a perdu ses propres repères, bref, nourrir un sentiment de dépossession démocratique.
28Deux phénomènes combinent donc leurs effets : la complexité croissante de la réforme technocratique et le basculement général des enjeux politiques vers des questions sociétales. La politique est désormais à la traîne de la société. La droite subit, comme la gauche, le primat d’une société qui est de moins en moins définie d’un point de vue politique, mais de plus en plus ouverte et traversée par des séparations culturelles. Qu’il s’agisse des questions de modes de vie, du pluralisme culturel, de l’évolution des formes de l’éducation, des questions de santé, la société a fini par imposer son agenda au politique. Or, pour le soutenir, un tel agenda exigerait du politique une capacité gouvernante qu’il a perdue. Dès lors, de choix, la politique devient de plus en plus une affaire de « valeurs ». Cela ne serait sans doute pas dramatique si les contours de cette société était établie : or ils le sont moins que jamais. C’est ainsi que l’espérance d’une France démocratique apaisée se heurte au problème de plus en plus insaisissable de la manière de constituer une communauté de citoyens.
29C’est dans cet arrière-plan qu’une forme de politique identitaire, à gauche et à droite, marquée par l’inflation de la référence aux « valeurs », sert de dérivatif à l’incapacité croissante à établir la citoyenneté et le consentement au gouvernement. La droite, à son tour, est prise au piège d’une société qui ne se comprend plus dans son existence politique et qui oscille de plus en plus entre la revendication d’un droit à s’extraire du collectif et la demande de correspondance entre valeurs sociales et loi de l’État. La controverse passionnée autour de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe en 2012, controverse qui a duré un an, est révélatrice de ce dérèglement auquel la droite ne parvient pas à s’opposer. Caractérisons-le brièvement : à mesure que la capacité du politique à définir à la fois le cadre d’expression des divisions et des conflits et la forme du bien commun s’estompe, la distance entre gouvernants et gouvernés, entre l’État et la société, entre les politiques et les citoyens devient plus incompréhensible et plus insupportable. S’opère une mutation de l’idéal et de la forme civiques, autour de l’affirmation du droit à avoir des droits, le droit étant l’arme non plus du citoyen acteur mais d’un sociétaire victime. En sorte que, dans la société, pour s’affirmer ou formuler une demande politique, chacun tend à se montrer comme la victime d’une oppression collective, attachée à défendre son identité et à faire valoir son bon droit.
30De manière surprenante, cette posture, qui pourrait sembler plus propre à la gauche, a contaminé la droite au moment des manifestations contre la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe. En décidant de défendre les « valeurs », la droite dénature le principe de la loi démocratique et fragilise l’action du gouvernement à distance de la société. La représentation politique doit permettre le raffinement des intérêts et des passions. Dans toute société démocratique et libérale s’établit une distance entre l’agenda du gouvernement et celui de la société. Par le passé, la traduction dans la loi des revendications sociales a supposé un accommodement, et c’est dans et par cet accommodement que s’établit l’œuvre propre du politique. Or les nouvelles demandes de reconnaissance de droits, visant à débarrasser le corps social de tout ce qui discrimine, efface la distance du gouvernement, la distance entre ce qui est une revendication particulière et ce qui forme la loi commune.
31Plutôt que de poser la question de manière politique, la droite est restée prisonnière de la société ou, plus précisément, de sociétaires se posant comme victimes d’un nouveau préjugé d’État favorable aux homosexuels. Pour être politique, la controverse devait être polarisée non pas autour de la question des valeurs, mais sur la prise en compte des besoins et des équilibres de la communauté civique. La justification de toute législation nouvelle doit poser la question du bien commun ou, comme disait Aron, de la « bonne société », qui n’est pas un absolu immuable, mais qui est l’expression de la capacité des individus à vivre ensemble et à agir de manière responsable à une époque donnée.
32Or, en se faisant la porte-parole de sociétaires qui se voient comme autant de minorités opprimées, la droite prend part à la décomposition du gouvernement représentatif et de la communauté civique. Le passage d’une politique ordonnée autour de la citoyenneté, qui suppose une vie organisée en commun, à une politique orientée autour de la question des droits des individus, qui indifférencie l’espace social, porte atteinte à la capacité de consentir au gouvernement dans un cadre national et à se sentir partie prenante d’une communauté politique. Il favorise le sentiment d’une emprise collective subie et le mouvement de désappartenance civique.
33Faute d’engager un renouvellement des idées et de considérer les limites de la proposition giscardienne autour de la démocratie apaisée qui continue de la gouverner, la droite croit trouver son avenir en transposant à son tour le point de vue de la société dans la politique. Pour une part, cette tentation trouve sa source dans une illusion sociologique : celle du glissement à droite d’une société ébranlée par le vieillissement, l’immigration et la mondialisation, d’une société saisie par la hantise du déclassement, voire par la « peur de l’effacement [8] ». Or, il ne faut pas perdre de vue que l’insécurité culturelle découle avant tout de l’insécurisation politique que porte l’abandon de l’idéal civique. Ce qui s’impose avant tout à la droite française, c’est de reconsidérer sérieusement la dimension politique de notre société libérale. Comme l’écrivit Raymond Aron, « quiconque a connu l’expérience de la perte de sa collectivité politique a éprouvé l’angoisse existentielle de la solitude ; que reste-t-il en fait à l’individu, dans les périodes de crise, de ses droits humains, quand il n’appartient plus à aucune collectivité politique [9] ? »
La proposition
34« L’opposition aussi est difficile », écrivait encore Aron. Il y a, dans l’art de s’opposer, une triple exigence : canaliser les mécontentements, réfléchir à partir des échecs de ses politiques passées et du pouvoir en place sur les besoins et les formes du gouvernement, pour, au final, formuler une proposition politique associant une parole forte à une action possible. Le défi majeur de la droite française est donc de prendre la mesure de la situation de la France plutôt que de segmenter son message au gré des catégories sociales et des secteurs de l’opinion, et de se laisser aller à la pente de l’opposition facile en misant sur les passions socialtes et l’agrégation des mécontentements. Sans nier ni épouser les colères, les troubles et les anxiétés du pays, il s’agit en somme de remonter de la société à la nation.
35Les responsables politiques de droite ont pris l’habitude de parler sans cesse des « problèmes » ou des « souffrances » des Français pour mieux éviter de poser la question de la France, si ce n’est d’une manière irénique ou, plus souvent, négative, soit pour vanter les « atouts » gâchés, soit pour en déplorer « l’inadaptation ». L’appel aux efforts que ne cessent de faire les gouvernants successifs est privé d’horizon commun. À droite, une propension à la mise en minorité de la France, inférieure à l’Allemagne, indigne de l’Europe et reléguée par le monde, tend à remplacer, sinon l’appel à la grandeur, au moins à l’élévation des citoyens dans un projet collectif.
36Pour retrouver une situation politique aussi dégradée, il faudrait, sans nul doute, remonter aux années qui précédèrent le retour du général de Gaulle au pouvoir. Mais l’assurance gaullienne d’offrir une réponse politique à la crise fait défaut à la droite d’aujourd’hui. La question, d’évidence, réside non pas dans l’établissement d’une nouvelle constitution, mais dans la capacité à gouverner. Ce n’est pas l’instabilité qui empêche le pouvoir aujourd’hui, c’est sa faiblesse. Alors que faire ?
37Quelque chose semble brisé dans notre mode de gouvernement qui associe la complexité de mécanismes de gouvernance produisant des effets non délibérés à une rhétorique emphatique et creuse annonçant des réformes définitives à une société française anxieuse et rétive. Dès lors que l’échec de Nicolas Sarkozy a montré que la réponse ne réside pas dans le mandat accordé au caractère le plus fort, un effort d’intelligibilité s’impose à l’opposition. Avant de considérer les options politiques envisageables, et les hommes et les forces sur lesquelles s’appuyer, ainsi que les moyens à mettre en œuvre, la droite doit, au point de départ, s’efforcer de cerner la nature de la crise de la France.
38Quel est donc le problème majeur de la France ? Est-ce la dette et le déficit budgétaire ? la faible croissance et les performances économiques ? la perte d’influence dans le monde ? le chômage de masse ? les défaillances du système social ? les problèmes de l’école et la crise de l’enseignement supérieur ? les défis démographiques et l’incapacité à faire vivre ensemble une société de plus en plus diversifiée ? Sans doute, chacun de ces problèmes est-il, à sa manière, majeur, et impose-t-il un examen sérieux des objectifs à atteindre et des meilleurs moyens.
39Considérons ce fait : sur tous ces différents points, les constats sont généralement posés depuis des décennies, et, à quelques nuances près, les préconisations des experts convergent. Leur mise en œuvre toujours partielle entretient un discours entendu sur l’impossibilité de réformer le pays, sur le refus des Français de sortir de leurs problèmes, sur le caractère ingouvernable de la France. Et si, précisément, cette situation n’était pas avant tout l’expression d’une incapacité à penser et à inscrire lesdites réformes dans un horizon d’intelligibilité et d’action communes ? Et si ces propositions n’étaient tout simplement pas suffisamment politiques, autrement dit techniques, partielles et non englobantes ?
40Si, comme l’estime Dominique Reynié, la globalisation et les transformations profondes de nos modes de vie signent la fin du compromis social-démocrate et du cycle séculaire de l’État-providence [10], ce qui, estime-t-il, donnerait l’avantage à la droite, encore faudrait-il prendre la question de la refondation du régime économique et social français au sérieux. Peut-être la droite est-elle plus en mesure de défendre l’idée qu’il est temps d’en finir avec l’organisation de la société en corps séparés et qu’il est indispensable de refonder le compromis social issu de 1945 en considérant la trajectoire des individus plutôt que la préservation des corps sociaux. Les propositions devraient porter non pas sur le management ou le finance ment de telle ou telle partie du système social français, mais bien sur sa philosophie d’ensemble et la place faite aux acteurs non pas en tant qu’ayants droit mais en tant que citoyens responsables. Ce serait retrouver la question de la « Nouvelle Société » …
41Cela impose cependant à la droite de considérer au préalable le problème politique majeur pour faire en sorte qu’un intérêt commun se dégage : de quoi décidons-nous ensemble et à quel niveau ? De fait, la question politique majeure est devenue celle de l’articulation de la forme nationale dans l’ensemble européen. Cette question est absente de l’horizon dégagé à droite par le giscardisme, qui présupposait une intégration européenne harmonieuse. Or, ce qui apparaît à présent, c’est que n’a été tranchée ni la part de la nation ni la nature de l’Europe, ni moins encore l’articulation et l’équilibre entre les deux appartenances. Si l’Europe ne peut pas être la communauté politique et civique par excellence, il convient de prendre soin de laisser à la nation ce rôle et de refaire de l’Europe le lieu d’affirmation d’intérêts communs entre nations européennes. C’est là une question vitale pour tous les Européens. Cette question politique implique et lie toutes les autres.
42La droite est confrontée au défi de la citoyenneté et du consentement à cette appartenance. Sans la citoyenneté, il n’y a plus de place que pour l’arbitraire individuel et le pouvoir autoritaire. « Celui qui a droit à tout n’a droit à rien », écrivait Burke. Aucune réforme ne sera possible si l’appartenance à la France perd force et pertinence pour chaque sociétaire, alors que fait défaut un véritable ensemble commun européen. Pour qu’il y ait citoyenneté, il ne saurait y avoir, d’un côté, la citoyenneté juridique, de l’autre, la citoyenneté civique : ce sont bien les deux faces d’une seule et même appartenance.
43Au cours de sa traversée de l’opposition, la droite française ne parviendra à proposer une alternative à la montée du « populisme » que dans la mesure où elle se montrera capable de faire face à la crise du politique.
44Le phénomène populiste contemporain est avant tout l’expression d’une société privée de ses ressorts politiques et d’un refus de consentir au gouvernement dans le contexte d’un dérèglement du processus représentatif. Les Français éprouvent le sentiment de ne pas être en mesure de faire des choix politiques, de vivre dans une nation privée de gouvernement, de leur gouvernement. Or la cause première de ce sentiment et de la fragilisation du régime représentatif réside dans l’articulation défaillante entre le niveau national et le niveau européen de notre mode de gouvernement. Désormais, la désintégration civique nationale menace l’Europe.
45L’horizon d’intelligibilité et d’action des années 1970, celle d’une démocratie française apaisée dans l’intégration européenne, par rapport auquel la droite française s’est orientée, est remis en question sous l’effet de l’accélération des conséquences économiques et sociales de la globalisation. Dans ce nouveau monde, la force de la communauté politique d’appartenance est un prérequis, faute de quoi les « réformes » de demain ne seront qu’une succession d’efforts inutiles pour tenter d’épouser le mouvement infini du monde, sans choix ni consentement. En somme, répondre à la crise de la démocratie et formuler une proposition politique pour la France sont une seule et même tâche pour l’opposition. Le salut de la droite française passe par ce chemin difficile et escarpé.
Notes
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[1]
Florence Haegel, « L’ump : bilan d’une transformation », Commentaire, n° 143, automne 2013.
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[2]
Voir notamment les analyses de Jean-Marie Donégani et Marc Sadoun dans « 1958-1992 : le jeu des institutions », dans Jean-François Sirinelli, Histoire des droites, t. I, Politique, Gallimard, 1992, et dans La Ve République, naissance et mort, Calmann-Lévy, 1998.
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[3]
Florence Haegel, Les Droites en fusion, Presses de Sciences-Po, 2012.
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[4]
Ainsi le collectif de « la droite populaire » ou le club de « la droite sociale » apparaissent dès 2010, deux ans avant qu’un courant sarkozyste au sein de l’ump ne prenne, le nom de « droite forte ».
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[5]
Valéry Giscard d’Estaing, Démocratie française, Fayard, 1976.
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[6]
Conseil des ministres du 25 septembre 1974.
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[7]
Voir Pierre Cahuc et André Zylberberg, Les Réformes ratées du président Sarkozy, Flammarion, 2009.
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[8]
Vincent Trémolet de Villers, « Droite : les idées changent, pas l’ump », Le Figaro, 16 juin 2014.
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[9]
Raymond Aron, « Une citoyenneté multinationale est-elle possible ? » (1974), repris dans Les Sociétés modernes, (textes rassemblés et introduits par Serge Paugam), puf, 2006.
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[10]
Dominique Reynié, « L’enjeu patrimonial » dans Les Droites en Europe, Fondation pour l’innovation politique, 2012.