1Le Débat. – Nous vous proposons une discussion en deux parties. La première, à propos de la séquence électorale que nous venons de vivre, en insistant sur trois faits majeurs : la percée du Front national et ce qu’elle signifie ; la déconfiture du parti socialiste qu’a provoquée ou qui a entraîné, c’est difficile à discerner, le discrédit du président de la République lui-même ; la désintégration du principal parti d’opposition qui vient de se déchirer sous nos yeux. La seconde, à propos de l’épuisement du système des partis et le grippage du système institutionnel lui-même.
2Alain Duhamel. – Je suis tout à fait d’accord sur le premier point et pas du tout sur le second. Mais tant mieux. À propos de la séquence électorale, son caractère le plus spectaculaire, c’est évidemment ce qui concerne le Front national. Parce qu’on peut dire qu’il y a eu une déroute socialiste, qu’il y a eu une défaite ump, mais il est sûr qu’il y a un espoir Front national. C’est la première fois qu’il atteint des proportions aussi considérables tant aux élections municipales, où jusqu’à maintenant il faisait office de figurant, qu’aux élections européennes qui, en général, ne lui réussissaient pas. Il se trouve qu’il a accompli une double percée. Cette percée, je n’ai pas du tout l’intention de la minimiser. Mais je crois qu’il faut rappeler quand même que les circonstances lui ont été exceptionnellement favorables dans la mesure où il y avait l’impopularité inouïe du président de la République, des problèmes internes, financiers, pour ne pas dire délictueux de l’ump, qui ont éclaté une semaine avant le scrutin, et que l’inversion de la courbe du chômage a été démentie, elle aussi, quelques jours avant la date du scrutin.
3Cela étant posé qui ne relativise rien mais doit néanmoins être pris en considération, la double percée du Front national est spectaculaire. Elle traduit ce que j’ai appelé la vengeance de la France d’en bas. Cela veut dire que je ne crois pas que ce soit une percée typique d’extrême droite. Je crois que c’est une percée nationaliste, évidemment, dans la mesure où il y a une obsession de l’immigration, des frontières, de la rétraction, en général, mais c’est d’abord une réaction de type populiste comme elle s’est manifestée, en gros, dans la moitié des pays européens au même moment. Et cette réaction-là, c’est une nouvelle forme de clivage qui est impressionnante et même assez angoissante.
4Je crois que quand on reprend la composition de l’électorat du Front national et aux élections municipales et aux élections européennes, on constate qu’il est sur-représenté dans les catégories populaires de façon absolument systématique. Les élections européennes l’ont montré bien mieux que les municipales quand il n’était présent que dans un cas sur dix : 40 % des ouvriers ayant voté ont voté Front national comme 37 % des employés et 38 % de chômeurs. C’est un enracinement sociologique qui rappelle d’ailleurs l’enracinement sociologique du parti communiste à la fin des années 1960. La constatation est que c’est la France d’en bas qui a voté Front national à la fois par dépit, la politique de François Hollande ne correspondant pas du tout à ce qu’il a pu laisser croire à la fin de sa candidature, par ressentiment, parce qu’ils ont eu le sentiment d’avoir été dupés, notamment ceux d’entre eux qui ont voté à gauche à l’élection présidentielle et aux élections législatives, et, je crois, par une forme de désespoir. Ce désespoir a commencé en réalité en 1974 mais il a pris des formes chronologiquement différentes. Il se nourrit de la conviction qu’aucune formation politique, qu’aucun leader politique, qu’aucune doctrine économique n’a réussi. D’où le sentiment d’abandon et d’inutilité croissante des politiques qui est largement à l’origine de la percée du Front national. À cela il faut ajouter deux facteurs. Le premier, c’est l’habileté de Marine Le Pen qui a bien joué dans ces circonstances : moins matamore que son père, moins provocatrice, mais aussi dure sur le fond et avec des angles qui sont tous calculés pour plaire à cet électorat-là. Le second facteur, c’est l’extraordinaire privilège dont elle a bénéficié auprès des médias qui, comme toujours, ne cherchant pas à façonner l’opinion mais à s’inscrire dans le sillage de l’opinion, en ont rajouté et ont fait d’elle le sujet exclusif de cette période.
5Marcel Gauchet. – Le Front national bénéficie, évidemment, de la décrédibilisation profonde des deux partis dits de gouvernement. Situation que Marine Le Pen a su exploiter avec beaucoup d’habileté en se démarquant de ce qui était la ligne de son père. Je n’ai pas de désaccord avec ce qu’a dit Alain Duhamel. J’ajouterai simplement quelques points. Dans la composition de l’électorat du Front national, la dimension la plus préoccupante, à mon sens, est la présence massive de la jeunesse. Un tiers des participants au scrutin de moins de trente-cinq ans ont voté Front national. C’est le résultat du piège dans lequel sont enfermés et l’ump à droite et le ps à gauche, ou plutôt dans lequel ils se sont enfermés eux-mêmes : ils n’ont aucune perspective positive à proposer aux milieux populaires et encore moins aux jeunes. Quel est l’horizon que ménagent les politiques suivies dans l’espace européen pour la France ? Il suffit de poser la question pour mesurer qu’il n’a rien d’enthousiasmant sur quelque plan que ce soit.
6Dans cette situation, le jeu de Marine Le Pen consiste à récupérer les déçus de la nation à droite et les déçus de la redistribution sociale à gauche. Du point de vue de la structure politique, elle se situe au point de confluence des revendications nationales et des revendications sociales, confluence qui forme la synthèse la plus forte dans l’espace politique français, celle que le gaullisme a incarnée en son temps et à laquelle la situation européenne redonne une actualité. Le Front national, version Marine Le Pen, a pour lui une situation où ses adversaires des partis dominants sont paralysés et où il se trouve au point de convergence d’aspirations hétéroclites qui ne peuvent se reporter que sur lui. C’est une situation très inquiétante parce qu’on ne voit pas bien comment on pourrait, cette fois, déloger aisément le Front national de sa position de force. Il paraît être devenu une composante incontournable de la politique française. Au jour d’aujourd’hui et compte tenu de toutes les vicissitudes qui peuvent survenir, on a le sentiment que Marine Le Pen est en quelque sorte qualifiée d’avance pour le deuxième tour de la prochaine élection présidentielle. Ce qui représente un facteur de perturbation terrible pour la phase de la vie politique qui va suivre.
7On a l’impression, d’ailleurs, qu’une partie du personnel politique de la droite et de la gauche a d’ores et déjà cyniquement enregistré ce facteur. Le problème, dans cette perspective, n’est pas tant de gagner le premier tour que d’être présent au second tour parce qu’il est raisonnable de penser que Marine Le Pen sera alors battue, en tout état de cause. Les positionnements politiques risquent fort d’être biaisés par ce calcul dans la période qui vient, ce qui va ajouter un élément aggravant à la crise politique avec laquelle nous nous débattons. Je crois, du reste, que cette action perturbatrice et ce facteur de crise sont ce qui compte le plus dans ce que va désormais représenter le Front national. Il est loin d’être réellement en position d’accéder au pouvoir. En revanche, il est devenu et restera une force de blocage ou de dérèglement de la vie politique française, dans la mesure où sa percée correspond non pas à une défaillance conjoncturelle des forces gouvernementales classiques, mais à leur affaiblissement structurel. Entre les engagements européens et le cours libéral qu’ils ont pris chacun à leur façon, le ps et l’ump sont pris dans un étau dont aucune rhétorique n’est plus capable de conjurer les effets.
8A. D. – Je me contenterai de nuancer deux ou trois points. Et d’abord que ce qui frappe dans l’électorat du Front national, d’une part, c’est qu’il est inversement proportionnel au niveau de qualification professionnelle. Je crois que dans le sentiment d’abandon, c’est un facteur qui pèse. D’autre part, ce qui est aussi très frappant c’est l’énorme décalage entre le vote dont bénéficie le Front national et l’image de Marine Le Pen. Le Front national plaît essentiellement parce qu’il est antisystème et qu’il n’a jamais été testé au pouvoir. En revanche, l’image personnelle de Marine Le Pen pour une candidature présidentielle reste catastrophique. Le dernier sondage un peu complet que l’on a publié sur elle a été le pire pour une personnalité politique depuis toujours. Et, enfin, c’est le dernier point que je voulais relever, le Front national bénéficie des erreurs et des insuffisances de ses rivaux beaucoup plus que d’une dynamique qui lui est propre. C’est un réceptacle des erreurs des autres, ce n’est pas un facteur positif.
9Aussi suis-je moins pessimiste que vous sur la capacité de rebond non pas tant des partis institutionnels que des familles politiques susceptibles d’exercer le pouvoir. Je crois que ce qui s’est passé, qui est une forme de tocsin pour la société politique et même pour la société tout court, sonne en même temps inévitablement comme une forme de réveil. Je pense que les réponses que les leaders politiques vont donner à l’occasion des prochaines élections présidentielles ne pourront pas être celles qui ont été données la dernière fois et qu’ils en ont pris conscience, même si, comme vous le disiez à juste titre, cela ne les empêche pas de jouer avec la perspective de Marine Le Pen au second tour. Mais ils ne peuvent pas se contenter de rester eux-mêmes pour la contrer car le risque serait trop élevé non pas vis-à-vis de Marine Le Pen, mais vis-à-vis de leurs rivaux.
10M. G. – Vous êtes optimiste ! Le Débat. – Vous venez déjà d’aborder la paralysie des deux forces gouvernementales dont profite le Front national. Avant d’approfondir ce sujet, revenons-en maintenant à la liquéfaction de la gauche et à ce qu’elle signifie pour elle et pour la disqualification du président de la République lui-même.
11A. D. – En ce qui concerne la gauche, elle représente maintenant environ un tiers de l’électorat en France tandis que, classiquement, sur la longue durée, elle tournait autour de 45 %. Elle est donc dans ses plus basses eaux historiques. Si l’on prend le parti socialiste lui-même, on constate qu’il y a des précédents, pas très encourageants. Avec ses 14 % aux élections européennes, le parti socialiste est aujourd’hui à un niveau qu’il a connu en 1962 quand il était encore la sfio et qui est bien supérieur à son niveau de 1969 quand son candidat à l’élection présidentielle, pourtant rehaussé par le prestige de Pierre Mendès France, n’a obtenu que 5 %, et à ce qu’il a obtenu en 1993 quand il a essuyé sa plus grosse défaite législative sous la Ve République. Je dis cela parce que dans la chaleur des commentaires quotidiens on a tendance à l’oublier. Mais il ne s’agit pas de minimiser la défaite socialiste.
12Je dirai d’un mot que le problème du parti socialiste, c’est qu’il n’est pas socialiste et qu’il ne veut pas l’avouer, et que le problème de l’ump est qu’elle n’est pas libérale et qu’elle ne veut pas le reconnaître. Ce double déni crée en permanence un handicap terrible dans la vie politique française. J’insiste là-dessus dans la mesure où c’est un phénomène spécifiquement français. En Italie, les communistes ont cessé de se croire communistes et les socialistes ont cessé de se croire socialistes. En Grande-Bretagne, les libéraux ont cessé de se croire libéraux. Les travaillistes ne se prétendent plus depuis longtemps socialistes. Parmi tous les pays comparables, nous sommes le seul où les deux principales formations de gouvernement sont dans le déni le plus profond concernant leur identité, et je crois que cela se trouve à l’origine des handicaps qui existent.
13Quant au parti socialiste, en tant que formation, il est une survivance. Son mode d’organisation, sa nature de parti sont absolument remarquables pour la période qui a précédé la Première Guerre mondiale et sont totalement décalés par rapport à ce qu’est devenue la vie politique d’aujourd’hui. Il n’y a pas de musée politique en France comme il y a un musée social mais, s’il y en avait un, l’appareil du parti socialiste aurait mérité d’y figurer comme appareil et comme fonctionnement. Par ailleurs, idéologiquement, comme le parti socialiste est dans le déni, il n’a strictement rien à proposer et quand il propose quelque chose, c’est encore pis car personne ne le croit. Comme on sait que ce n’est pas vrai – les électeurs l’ont bien compris –, personne ne le croit. Ajoutons-y, puisque c’était le parti territorial français qui dominait les régions, les départements, les communes, qu’il a aussi pâti du phénomène naturel du vieillissement de ses propres élus. Enfin, en tant que parti au pouvoir, il pâtit, en outre, de la projection de celui qui l’incarne, c’est-à-dire du président de la République.
14Il se trouve, en effet, que le président de la République est le plus impopulaire des présidents de la ve République. On peut trouver cela juste ou injuste, mais c’est une réalité et elle est ressentie quotidiennement. Autrement dit, le parti socialiste, en ne perdant que cent cinquante villes de plus de dix mille habitants aux élections municipales et en atteignant 14 % aux élections européennes, a presque accompli une performance, compte tenu de ses caractéristiques actuelles. On va voir si vous serez plus pessimiste.
15M. G. – Il faut dire qu’après cette description il est difficile de renchérir ! Je partage un point de votre diagnostic : dans cette séquence électorale ravageuse, le parti socialiste a limité les dégâts. Cela aurait pu être pis. Il a pu compter sur une identité de gauche qui, somme toute, continue de fonctionner et qui n’est pas pour rien dans le déni doctrinal que vous pointiez. Elle est solide. Elle est viscérale.
16Cette séquence électorale a fait éclater au grand jour un double phénomène politique qui était déjà lisible en filigrane et qui s’est exprimé maintenant de façon manifeste. Nous avons un président de la République disqualifié dans l’exercice de la fonction et un parti socialiste décrédibilisé en tant que force politique. L’usure du parti socialiste était déjà sensible depuis un moment. Mais François Hollande n’a vraiment pas de chance car les circonstances font qu’elle est devenue flagrante. L’effet de brouillage qui la masquait, et qui a encore permis la victoire de 2012, s’est brutalement dissipé à l’épreuve du pouvoir. Il y a eu une série de faits qui ont conspiré à déshabiller le roi de haut en bas. Il est nu, désespérément nu.
17Regardons les deux choses l’une après l’autre. François Hollande est arrivé à un moment de la politique française où l’effet de l’alternance était épuisé. En principe, l’alternance, dans un système pluraliste, a une sorte d’effet symbolique de renouvellement. L’arrivée de l’ancienne opposition au pouvoir éveille une espérance. En la circonstance, il n’y en avait aucune au rendez-vous. Le scepticisme à l’égard de ce que pouvait être la gauche par rapport à la droite sarkozyste l’avait anéantie d’avance. François Hollande arrivait donc dans des circonstances exceptionnellement difficiles. Tout en étant conscient de cette situation, il n’a pas su en tirer les conséquences. Il s’est révélé inapte à la fonction qui est la sienne telle que les Français en conçoivent l’exercice. C’est ce que ces élections ont sanctionné. Il n’a pas trouvé une parole qui soit en phase avec les aspirations politiques du pays, aussi bien dans sa famille politique que dans l’opinion générale. Il ne parle ni à ses alliés, ni à ses adversaires, ni à ses supports, ni à ceux qui s’opposent à lui. Il est prisonnier d’une vision tactique qui lui interdit de répondre à la demande de définition d’une direction politique claire. Aussi sa manière de faire la politique apparaît-elle comme quotidiennement dérisoire. Dans le genre, la dernière péripétie en date au moment où nous parlons – il y en aura eu probablement d’autres au moment où cet entretien paraîtra – est la réforme territoriale, le découpage des régions. Elle relève non pas de l’improvisation, qui a sa place en politique, mais d’une espèce de désinvolture ahurissante au regard des enjeux. La question de fond est balayée sous le tapis. La seule chose importante est d’arbitrer entre les intérêts de quelques caciques à ménager ! Les observateurs les plus complaisants en sont restés interloqués !
18Sa politique extérieure, domaine réservé du président de la République, n’est pas plus convaincante que sa politique intérieure. Il aurait pu incarner une dimension de la France à l’échelle internationale, en Europe et dans le monde, qui aurait pu faire oublier un peu les difficultés de la conjoncture intérieure ; ce n’est pas le cas. Sa ligne de conduite est foncièrement conformiste. Elle plaît aux « élites » pour ce motif, mais elle ne convainc pas les populations. Alignement atlantiste inconditionnel au moment où l’irresponsabilité américaine éclate aux yeux de tous. Zèle interventionniste, confinant à l’aventurisme, dans le cas de la Syrie, au moment où les limites de la démarche sont devenues flagrantes. Les leçons du désastre libyen n’ont pas été tirées. Le seul axe stratégique reste l’urgence médiatico-humanitaire. Nous voilà plantés dans deux bourbiers africains inextricables. Le tout doublé d’incohérence, puisque cette politique d’intervention extérieure s’accompagne d’une réduction des moyens militaires. François Hollande ne pèse pas en Europe, il ne donne pas l’impression de porter les intérêts du pays dans l’arène internationale de manière convaincante. Il y a une sorte de trou noir présidentiel qui est effrayant quand on mesure la place qu’occupe théoriquement sa fonction.
19J’ajouterai un dernier point : l’inadéquation personnelle va de pair avec la malchance historique. Hollande se trouve au pouvoir au moment où, de par la crise européenne, il lui faut acquitter la facture du mensonge mitterrandien. Résumé en une phrase, le mensonge mitterrandien consistait à promettre que ce que nous ne pouvions plus faire en France en tant que socialistes, nous allions le faire en Europe et grâce à l’Europe. Cette promesse ne tient plus. Il ne fait plus de doute pour personne que la construction européenne porte le contraire de ce que le socialisme français, sous la houlette de Mitterrand, y avait fait miroiter comme espoirs. Cela me paraît être une explication forte du déplacement de l’électorat populaire vers le Front national. L’Europe apparaît comme une contrainte de remise en question de l’espérance sociale au lieu d’en être le relais.
20Si l’on en vient maintenant au parti du Président, il a des raisons qui lui sont propres d’être mal en point. Les deux phénomènes se cumulent. Il est à la fin d’un cycle historique. Le cycle entamé avec le congrès d’Épinay et sa reconstruction dans les années 1970 sous la direction de François Mitterrand. Ce processus l’a adapté aux institutions de la ve République, à la faveur des deux septennats de Mitterrand, en en faisant l’autre grand parti de gouvernement. Mais il en a fait aussi et peut-être surtout le parti dominant dans la gestion des territoires, renouant en cela, sous un nouveau jour, avec la vieille tradition du socialisme municipal. Ce fut une belle réussite. Mais son heure est passée. Il en reste une machine de pouvoir toujours très puissante, mais sans âme ni rayonnement. Le parti de gouvernement n’a plus ni projet ni consistance intellectuelle et cela se reflète cruellement dans la grisaille du personnel ministériel ; quant à l’appareil de gestion des territoires, il est à bout de souffle. Au sommet, la crédibilité idéologique s’est envolée ; à la base, les notables locaux et leurs réseaux clientélistes font de moins en moins recette.
21C’est une dimension des élections municipales qui n’a pas été assez soulignée, les médias nationaux ne s’intéressant guère à ce qui se passe dans la France profonde. Elles ont montré l’usure d’un système à base de liens de clientèle – le fameux « maillage du tissu associatif » – qui ne colle plus aux rapports sociaux tels qu’ils existent aujourd’hui. L’échec a été aussi celui de ce système, au-delà d’une conjoncture politique globale très défavorable.
22Pour le dire d’un mot, le parti socialiste est dépassé par la situation historique. Il a vécu paresseusement sur ses acquis, et ceux-ci ont vieilli. Intellectuellement, il s’est laissé porter par l’air du temps, sans grand souci de cohérence doctrinale, et le résultat en est qu’il n’a plus rien à dire à la société qui s’est mise en place sans qu’il s’en aperçoive. Il a un problème aigu de renouvellement sur tous les plans. Cela commence sur le plan des personnes. Qui peut croire que le remplacement de M. Désir par M. Cambadélis sera le remède souverain qui sortira le parti de l’ornière ? Cette valse des extrotskistes met surtout en lumière l’enfermement de la direction du parti dans une cuisine interne, à base de recyclage d’anciens militants professionnels des groupuscules d’extrême gauche, qui touche ses limites. Ce n’est pas avec ces gens qui, en général, ont trop peu appris et pas assez oublié que l’on touchera les masses populaires ! Il y a lieu de douter que, pour se brancher sur la société, la meilleure école de formation des cadres dirigeants du parti socialiste puisse être l’unef, une des organisations les plus toxiques de ce pays, dont le seul rôle, depuis plus de vingt ans, est de paralyser la réforme universitaire. Et, à la base, il y a mieux que des assistants parlementaires qui n’ont jamais connu d’autre activité que la politique pour exprimer les préoccupations de l’électorat.
23L’un des enseignements significatifs de la dernière séquence électorale, du reste, est la dilution continuée de l’extrême gauche. L’écroulement socialiste aurait pu, en principe, lui être favorable. Or tant le Front de gauche que les gauches radicales de tout poil sont sur le même reculoir que la gauche officielle. C’est un signe important. Il montre que le sur-moi d’extrême gauche n’agit plus, ou de moins en moins, lui qui jouait un rôle si important dans l’identité de gauche, en général, et dans l’identité socialiste, en particulier. La faveur, somme toute surprenante, dont jouit Manuel Valls dans l’opinion de gauche va dans le même sens. Il y a là des indications profondes sur l’évolution du pays.
24Encore une précision, si vous me le permettez. Il ne faut surtout pas réduire ce cycle historique qui paraît en train de se clore à un « cycle d’Épinay » qui s’arrêterait avec le second septennat de Mitterrand. Il faut parler plutôt d’un cycle mitterrandien qui a couru jusqu’à nous et qui se referme aujourd’hui. Il reposait sur la combinaison d’une affirmation identitaire forte, celle d’un « socialisme » à bien distinguer de la social-démocratie, avec un pragmatisme gestionnaire sans complexe, le tout coiffé par le sur-moi d’une « gauche de la gauche » qui se concrétisait dans le jeu des alliances, gauche unie de Mitterrand, gauche plurielle de Jospin. Saluons la performance, puisque ce dispositif a permis de couvrir des évolutions aussi importantes que le tournant de 1983 ou la conversion au cours libéral dictée par l’option européenne. Mais cette fois, il a fait long feu. Aucun de ses éléments ne tient plus. Il est débordé par un ensemble de réalités qu’il ne parvient plus à coiffer.
25A. D. – Je vous abandonne bien volontiers l’unef en y ajoutant, pour ma part, le snesup. Quant au fonctionnement du parti socialiste, nous sommes d’accord ; je n’y reviens donc pas. En ce qui concerne François Hollande, je serais plus nuancé que vous. S’il s’agissait de l’image, je ne changerais pas un mot dans ce que vous avez dit. Il est évident qu’il est ressenti par les Français comme inadapté à sa fonction, ce qui dans ce pays vaniteux est la pire des choses. C’est une réalité, un fait politique dont il aura beaucoup de difficultés à sortir. Cela étant, je crois, contrairement à vous, qu’en politique étrangère et sur le plan international il est apparu – non pas aux Français qui de toute manière s’y intéressent peu mais à ses homologues et aux analystes réellement spécialisés dans ces questions – comme beaucoup plus à sa place qu’il ne l’est sur le plan intérieur. On peut critiquer sa politique africaine, en disant qu’il lui assigne des objectifs tout en lui retirant les moyens. Il n’empêche : elle a été ressentie comme courageuse, rapide – ce dont les États-Unis sont incapables depuis des décennies – et cohérente.
26Et si, sur le plan européen, il est parfaitement exact que la France n’a pas essayé de jouer ses cartes, tout simplement parce qu’elle ne pouvait pas le faire, je ne crois pas que les choses soient réglées définitivement. Je pense, au contraire, que l’on entre maintenant dans une nouvelle période, après que l’Europe s’est concentrée pendant dix ans à contrer efficacement – mais tout le monde s’en fiche – la crise financière, bancaire et monétaire, ce qu’elle a fait beaucoup mieux que les Américains et les Britanniques, contrairement à ce que l’on dit souvent. La conséquence, pour les Français, c’est qu’aucun d’entre eux n’a vu son compte en banque entamé en quoi que ce soit. Les Américains et les Britanniques aimeraient bien pouvoir dire la même chose, puisque les petits propriétaires ont payé par millions les résultats de la mauvaise politique. Mais ayant joué ce rôle qui était un rôle de protection à la fois efficace et impopulaire, l’Union européenne va être obligée aujourd’hui – cela a commencé au niveau de la Banque centrale et sera continué par la nouvelle Commission – à conduire une politique non pas socialiste, qui n’aurait aucun sens en Europe, mais attentive à la croissance et à l’emploi. Cela la fera regarder à terme autrement qu’aujourd’hui. À terme, cela veut dire plutôt en 2020 qu’en 2017. Il ne faut donc pas en attendre un avantage électoral pour François Hollande mais il y a là une perspective qu’il ne faut pas laisser de côté.
27Pour moi, il y a un mystère Hollande qui fait que Hollande international est résolu et clairvoyant, tandis que Hollande français apparaît comme inefficace et amateur, alors même que sa spécialité était la France et que son ignorance était le monde. Je trouve que c’est quelque chose qui mérite que l’on y réfléchisse et qui prouve que le personnage est plus compliqué que ce que l’on imaginait. J’ajouterai, pour avoir eu quelques occasions de parler sérieusement avec lui des questions économiques, qu’il est aussi lucide et professionnel en privé qu’il est désarmant et décevant en public. Reste que, pour la première fois sous la ve République, le Président apparaît comme inadapté à son poste et qu’il y a là, évidemment, un facteur politique qui va peser.
28Un mot que j’ai oublié de dire. Je trouve qu’il faut rendre un hommage vibrant à Jean-Luc Mélenchon parce qu’il a vraiment fait tout ce qui était humainement possible et imaginable pour empêcher l’extrême gauche de profiter des circonstances et de l’effondrement du parti socialiste. C’est tout de même un sujet de satisfaction.
29Le Débat. – Après cette autopsie de la gauche au pouvoir, tournons-nous vers l’examen de la droite.
30A. D. – Pour ce qui est de la droite, je pense que, malgré les apparences et même si c’est immoral, elle va moins mal que la gauche. Je dis : malgré les apparences, parce que l’on ne peut pas imaginer pire que sa situation actuelle. Un parti d’opposition qui ne profite pas de l’opposition, surtout quand le pouvoir est aussi affaibli, c’est une prouesse sans précédent ; les rivalités entre ses leaders potentiels et a fortiori entre ses présidentiables possibles ressemblent vraiment à du mauvais Labiche et ne cessent d’être ridicules du matin au soir ; à cela s’ajoute une dimension particulièrement déplaisante qui est non seulement le soupçon mais la réalité d’irrégularités financières, voire des stratégies financières totalement contraires non seulement aux lois mais à la morale.
31Dans ces conditions, on peut penser que l’ump est en très mauvaise situation. Dans la réalité, je ne suis pas sûr que ce soit tout à fait le cas. Autant ce que vous disiez des socialistes ne saurait s’inverser à court terme, autant la situation de la droite peut devenir différente relativement vite. Tout ce qui l’accable aujourd’hui l’accable parce qu’elle n’a tiré aucune conclusion de sa courte défaite en 2012 et parce que non seulement elle n’a rien fait pour se réorganiser mais elle a totalement manqué tout ce qui était une volonté de modification en quoi que ce soit. Le pis étant évidemment, jusqu’à une période récente, le fameux psychodrame concernant les primaires pour la présidence de l’ump entre Jean-François Copé et François Fillon qui a passé les bornes du ridicule et de l’acceptable. Et l’on se retrouve aujourd’hui avec l’affaire Bygmalion dont l’ampleur et les conséquences sont impressionnantes.
32Je continue pourtant à penser que quand ils auront désigné leur présidentiable, ce qui se fera plus vite que prévu grâce à Marine Le Pen – le choc du Front national les a obligés à accélérer et c’est ce qu’ils font : tout ce qui était prévu en 2016 va se faire en 2015 et tout ce qui était prévu en 2015 va se faire à la rentrée – quand ils se seront donné un chef quel qu’il soit, que ce soit Juppé, Fillon ou Sarkozy, sans quoi ils ne peuvent fonctionner étant donné leur nature profondément bonapartiste, ils seront obligés, d’une part, de se regrouper, ne serait-ce qu’à titre préventif, face à Marine Le Pen, et d’autre part d’aller plus loin qu’ils ne l’ont fait en ce qui concerne l’élaboration d’un projet qui ne pourra être que libéral, même si cela ne leur fait pas plaisir. Je pense qu’on va voir dans les mois, tout au plus dans les deux années qui viennent, le choix d’un nouveau Bonaparte à l’échelle de l’ump d’aujourd’hui – ce sera un tout petit Bonaparte, bien sûr – sur un programme qui sera un programme libéral, ce qui a été rarement le cas des bonapartistes, sauf à la fin du second Empire. Cela leur permettra, je crois, de se relever plus vite que les socialistes, même s’ils ne le méritent pas forcément.
33M. G. – Une chose est de déterminer la stratégie dictée par une situation ; autre chose est d’avoir les moyens de la mettre en œuvre. Je doute que la droite soit en mesure de réaliser le plan de bataille dont vous la créditez : dépasser ses divisions actuelles en se dotant d’un chef reconnu et d’un programme convaincant pour l’opinion. Il me semble que, de ce point de vue, l’incapacité où s’est trouvée l’ump de tirer les leçons de l’échec de Nicolas Sarkozy en 2012 ne résulte pas d’un hasard mais tient à des raisons de fond, au-delà des rivalités de personnes et des différences de sensibilité entre lesquelles se partage l’ump. Aucun leader potentiel – sauf à supposer le surgissement d’un jeune homme ou d’une jeune femme providentiels, ce qui me paraît hautement improbable – n’est véritablement en état d’imposer son leadership d’une manière crédible et à son parti et dans l’opinion. L’heure du bonapartisme est passée !
34Cela renvoie à une situation idéologique et à une situation programmatique extrêmement difficiles pour la droite française que la défaite relative aux élections européennes a bien mises en lumière. Elle est travaillée par une hésitation idéologique fondamentale qui ne recouvre pas les clivages classiques entre lesquels nous étions habitués à segmenter cette famille politique. Derrière les clivages hérités de l’histoire, légitimisme, orléanisme, bonapartisme, ce qui faisait l’unité de la droite française en profondeur c’était une synthèse, plus ou moins harmonieuse selon les personnes et selon les époques, entre un élément conservateur et un élément libéral. Ce qui est, au demeurant, le cas sous différents visages de la plupart des droites européennes. C’est la difficulté de tenir ces deux éléments ensemble qui est la caractéristique du moment actuel, une difficulté aggravée par l’inscription européenne. C’est elle qui empêche la droite française de trouver une assiette ferme. En gros, l’élément conservateur a quitté la droite de gouvernement pour glisser vers le Front national qui l’a capté à l’enseigne de la nation et de l’autorité de l’État. De sorte que l’ump se trouve dans une situation à la fois de porte-à-faux vis-à-vis de son identité d’antan – elle n’est pas véritablement libérale mais elle n’est plus véritablement conservatrice – et d’incapacité de trancher, une incapacité qui la tiraille à chaque instant et qu’illustrent les déclarations de ses responsables sur n’importe quel sujet. Impossible de renoncer au lien avec le conservatisme, impossible de se convertir complètement au libéralisme et impossible de trouver une synthèse libérale-conservatrice convaincante. Ces tenailles où se trouve la droite de gouvernement rendent par avance la tâche du leader qui finira par s’imposer extrêmement difficile. Quoi qu’il arrive, il aura bien de la peine à fédérer solidement ses troupes et à rallier l’opinion de droite. Les clivages de fond continueront de travailler pour miner sa position.
35A. D. – Nous sommes d’accord pour penser que la situation électorale de l’ump est malgré tout moins mauvaise que celle du parti socialiste. Et ce que montrent les résultats des deux élections dont nous sommes partis, c’est que le bénéficiaire des municipales, c’est évidemment l’ump. D’autre part, nous sommes tous, à juste titre, sinon traumatisés, du moins frappés par la percée du Front national. Mais il ne faut pas oublier que l’ump a fait 22 %, que les centristes ont fait 9 % et qu’à eux deux ils ont donc fait plus qu’avait fait la liste commune ump-centristes aux élections européennes précédentes. Autrement dit, il n’y a pas eu du tout d’effondrement de l’ump ni à l’occasion des municipales – elle a gagné des villes – ni à l’occasion des européennes, même si les apparences ne vont pas dans ce sens. Cela ne veut pas dire que l’ump se comporte d’une manière intelligente ou vertueuse ; elle n’est ni vertueuse, ni intelligente, ni même tout simplement ordonnée. Mais son électorat tient et il tient non pas à cause des vertus de l’ump mais à cause des défauts, des vices de la gauche. Je crois donc qu’il ne faut pas les mettre dans la même catégorie car leurs perspectives ne sont pas les mêmes.
36Je crois, en outre, que les circonstances obligent l’ump et vont l’obliger encore plus, quand notre conversation paraîtra, à accélérer. Et je crois que ses deux grands atouts s’appellent François Hollande et Marine Le Pen. Marine Le Pen les oblige à accélérer le processus de désignation de leur candidat à l’élection présidentielle quel qu’il soit, parce qu’il faut deux ans pour se préparer et que Marine Le Pen a de toute façon un socle qui n’en fait certes pas la favorite de la présidentielle mais rend envisageable qu’elle soit présente au second tour. Donc ils sont obligés d’accélérer. Ce qui peut leur arriver de mieux, c’est d’avoir un leader. Peu importe qu’il soit médiocre. Il faut qu’il ait un visage, des yeux, une voix, un style. Un tel leader, l’ump l’aura avant les socialistes qui, eux, seront encore dans deux ans en train de se demander : Hollande ? Valls ? ou qui ? Mais dans deux ans l’ump aura son candidat. Il y aura, peut-être, un candidat centriste qui se dégagera mais l’ump aura le sien.
37Quant à la dimension idéologique, l’ump sera cette fois-ci obligée de se montrer plus cohérente dans la direction du libéralisme dans la mesure où, depuis le 14 janvier 2014, même s’il est incapable de l’expliquer en public, François Hollande a choisi une ligne qui est une ligne sociale-libérale. Et face à une ligne sociale-libérale, les dirigeants de l’ump seront obligés d’être des libéraux tout court, même si cela ne correspond ni à leur histoire, ni à leurs compétences, ni à leur tempérament. Par ailleurs, comme ils sont dans l’opposition, on leur demandera beaucoup moins de comptes sur leur programme que s’ils étaient les sortants. Bref, leurs perspectives sont meilleures que celles de la gauche, ce qui en tant qu’observateur de la société ne m’enchante pas. Malgré les apparences et même malgré ce qu’elle est, l’ump est mieux placée que les socialistes à cause de ce que sont les socialistes.
38M. G. – Il n’y a pas de véritable contradiction entre nos analyses. S’agissant de la conjoncture électorale, vos arguments sont tout à fait convaincants. Il est acquis, en effet, que l’ump est dans une meilleure position que le parti socialiste pour aborder les prochaines échéances électorales. Les chances les plus grandes sont de son côté, cela ne fait guère de doute. Cette position de force conjoncturelle ne l’empêche pas, en même temps, d’être en proie à une incertitude majeure sur ses identités et ses orientations. C’est ce que je voulais faire ressortir. Elle est destinée à demeurer chronique, si ce n’est à s’approfondir. Sa victoire éventuelle n’y changera rien. Et ce ne sont pas les redistributions qui pourront s’opérer du côté des centristes qui modifieront la donne, de ce point de vue.
39Le Débat. – Les résultats de cette séquence électorale ont mis en question le système des partis classique de la ve République et ils ouvrent des perspectives inquiétantes sur ce système lui-même mais qu’il faut regarder en face.
40A. D. – Le propre de la France en 2014, c’est qu’elle est dans une profonde crise politique qui n’est pas une crise institutionnelle mais qui est une crise de tous les acteurs politiques. Les partis politiques tels qu’on est habitué à les connaître sont aujourd’hui totalement caducs par rapport à la réalité sociale contemporaine. Prenons les différentes fonctions des partis politiques. Le parti politique était le lieu de discussion idéologique. Aujourd’hui, ni les militants socialistes, ni les militants de l’ump, ni les militants du Front de gauche, ni les militants du Front national, d’ailleurs, ne participent à un débat idéologique digne de ce nom. On voit au plan national des leaders faire des phrases, mais il n’y a pas de débat idéologique. Au parti socialiste, le dernier débat idéologique c’était le débat à propos du projet socialiste ; il date de 1979. Et l’on est en 2014.
41Donc je crois que la fonction idéologique de fabrication d’un projet par un parti politique n’existe plus. En outre, la fonction classique d’un militant qui était l’homme ou la femme qui collait des affiches, qui allait à des réunions, etc., est devenue totalement dépassée aujourd’hui ; la distribution des tracts ou le collage des affiches, ça n’a aucun sens. Ce qui compte maintenant, c’est ce qui figure sur les réseaux sociaux et ce sont les émissions télévisuelles. Le reste n’existe plus. Même quand un Président ou un candidat, comme cela est arrivé à plusieurs reprises, décide de s’exprimer devant l’ensemble de la presse régionale pour annoncer sa candidature, ce qui compte, ce sont les trois minutes que cela prendra dans le journal de TF 1 et la répétition sur bfm pendant toute la journée. Le parti en tant que tel ne joue dans tout cela aucun rôle.
42Qu’est-ce qui reste, donc ? À l’intérieur de tous les partis, pas seulement des partis de gouvernement, il reste la possibilité d’être ou non associé à la désignation des candidats à tous les niveaux. S’ensuit que le parti politique à la française – on peut même dire : le parti à l’européenne tel qu’il existait – n’a plus de sens dans la France de 2014 et que, en cohérence avec l’évolution de nos institutions et malheureusement aussi des médias, nous avons maintenant des partis à l’américaine, c’est-à-dire des partis qui ne sont que des appareils électoraux vivant fugitivement quand on approche d’une échéance. Et qui, pour le reste, n’ont de sens que d’accompagnement et d’applaudissement sans aucune vie réelle intérieure.
43Cette évolution est une grande nouveauté en France et c’est une différence avec les autres pays européens qui s’explique très bien, parce que la France est le seul pays européen qui ait un système présidentiel, lequel système présidentiel est accompagné et même caricaturé aujourd’hui par les réseaux sociaux et par les médias d’information continue qui poussent dans le même sens. Ce qui signifie qu’en réalité les partis politiques aujourd’hui ne sont que des vestiges. Ce sont des masques creux. Ce ne sont plus des forces. On voit d’ailleurs qu’il n’y a plus de manifestation digne de ce nom que dans des circonstances dramatisées des moments électoraux les plus forts. Nos sommes donc, en reprenant les paroles de Marcel Gauchet à propos d’autre chose, à la fin d’un cycle général des partis politiques en France. Nous avons maintenant devant nous des partis américains qui ne sont pas déshonorants en principe, mais qui sont différents.
44En outre, je pense que l’ensemble des médias modernes, c’est-à-dire aussi bien les réseaux sociaux que l’information continue, change le fonctionnement de la vie politique et que, notamment, en partie délibérément mais essentiellement malgré eux, ils dramatisent et hystérisent en permanence tous les dysfonctionnements politiques qui existent. Les dirigeants politiques ont aujourd’hui une marge d’influence sur les décisions qui est infiniment plus limitée qu’elle ne l’était auparavant ; le général de Gaulle disposait des moyens d’intervention sur l’économie française dont François Hollande n’a même pas le dixième et il est amusant de voir nos dirigeants s’affairer autour d’Alstom pour donner l’impression que ce sont eux qui décident quand chacun sait que c’est le conseil d’administration d’Alstom qui aura le dernier mot. La France se construisant, c’était la politique qui régnait sur l’économie ; dans la France d’aujourd’hui, c’est l’économie qui règne sur la politique. La dépossession du politique par l’économique est un fait. Les nouveaux médias jouent dans tout cela un rôle d’accélération dans la mesure où leur influence principale qui va croissant au détriment des médias classiques consiste à mettre en scène l’affaiblissement de la politique. Tous les jours, à n’importe quel moment, ils en donnent une image qui est à la fois totalement caricaturale, sur les réseaux sociaux, et déformée par l’information en continu qui fait de chaque incident, de chaque dysfonctionnement une sorte d’aventure épique qui est rediffusée à l’infini et qui, de ce fait, influence les médias traditionnels. On a donc des partis qui sont des vestiges, on a des médias qui dramatisent et hystérisent l’affaiblissement du politique, on a des citoyens qui ne croient plus au politique en raison de la persistance de la crise et de ses rebondissements à l’infini. À chaque phase, il y a une nouvelle vague qui arrive et l’on a l’impression qu’elle est encore pire que la précédente, ce qui, comme l’a remarqué Marcel Gauchet, relativise complètement l’alternance et la cohabitation. Les Français sont les spectateurs et se sentent les victimes du dépérissement de la politique.
45Et c’est en France, probablement, que cela est ressenti plus violemment qu’ailleurs parce que, depuis la fin du xviiie siècle, la France a été avec la Grande-Bretagne le paradis de la politique, la nation où la politique tenait une place primordiale. En remettant en question la politique dans ses fondements, dans son utilité, dans son impact, dans sa réalité, les Français, sans en avoir conscience, se remettent en cause eux-mêmes, parce que c’est une des originalités de la nation. La politique et le pouvoir qui l’incarnait occupaient une place centrale dans la vie de la nation. Aujourd’hui, le pouvoir qui l’incarne est tourné en ridicule et la politique est regardée, dans le meilleur des cas, comme inutile et impuissante, et dans le pire des cas de plus en plus comme néfaste. Si l’on prend les partis qui aujourd’hui se désagrègent ou se métamorphosent sans oser en tirer les conséquences, les citoyens qui s’éloignent autant de la politique qu’ils y ont participé par le passé, et les médias modernes qui éclipsent progressivement les médias anciens mais qui sont des sortes de chirurgiens qui débrident les plaies jour après jour, on a tous les ingrédients d’une crise de la société politique française qui explique pourquoi la France est le pays le plus pessimiste du monde, pourquoi elle vit aujourd’hui une sorte de dépression politique collective. Elle a été le paradis de la politique et elle en avait conscience. Elle en est devenue l’enfer et elle en a également conscience.
46Ces caractéristiques-là sont très différentes de celles des autres pays européens avec leurs systèmes parlementaires et leurs partis beaucoup plus puissants que les nôtres – l’ump a perdu les deux tiers de ses adhérents en deux ans, tandis que la cdu allemande garde toujours beaucoup d’argent, beaucoup de militants et beaucoup d’électeurs. On est donc dans une situation qui est réellement une situation de crise et nouvelle et française. Si l’on veut être optimiste, comme mon tempérament me porte à l’être, on peut dire que la France est en train d’inventer un nouveau modèle antipolitique après avoir, il y a deux siècles, essayé d’inventer un modèle politique.
47M. G. – Les traits que vous dégagez sont incontestables, mais la situation n’est pas seulement française. Elle correspond à des évolutions très profondes des sociétés européennes et occidentales. La dépolitisation est aggravée par la crise mais c’est une tendance lourde qui affecte la politique dans tous les pays. La désertion des partis politiques n’est pas non plus qu’un phénomène français. Le phénomène est général. Le changement de fonction des partis politiques est lui aussi un phénomène général, plus ou moins accentué selon les traditions nationales mais partout à l’œuvre. Le parti ayant vocation à la fois à dégager une représentation politique, à définir un corpus idéologique et à encadrer les forces sociales, en lien plus ou moins étroit avec les grandes organisations de la société civile, est une figure du passé. Partout. De la même façon, enfin, le primat de l’économique sur le politique correspond à un glissement majeur de nos sociétés, depuis la crise des années 1970, en lien direct avec la globalisation. Nous avons donc affaire à un tableau général avec ses accentuations françaises.
48En France, cette situation ne peut ne pas être ressentie plus fortement qu’ailleurs, étant donné la foi qui y a été investie dans la politique, si bien, d’ailleurs, qu’au milieu de la dépolitisation générale la France reste un pays globalement plus politisé que les autres. On le constate à l’occasion de débats de société qui prennent ici une vigueur passionnelle hors norme, voire une couleur quasiment insurrectionnelle ; on en a eu un dernier exemple avec le « mariage pour tous » qui a mobilisé tout à coup une effervescence sociale dont on n’a vu d’équivalent nulle part ailleurs. Ces bouffées révèlent une société qui demeure très profondément attachée à la politique en dépit de sa dépolitisation.
49Je voudrais ajouter deux points. D’abord, le dernier mot de l’histoire n’est pas dit. Car cette situation suscite une frustration profonde dans la population. Une frustration intellectuelle pour commencer. Malgré tout, en dépit de tous les changements, la politique reste une affaire d’idées. Elles sont l’outil indispensable pour s’orienter et se donner une prise sur la réalité. Le vide en matière d’idées de la scène politique officielle est ressenti cruellement par les citoyens. Mais la frustration est aussi politique. Ces machines à désigner les candidats pour les élections auxquelles se réduisent les partis politiques ne produisent pas des résultats très convaincants en la matière. L’électorat en général se reconnaît avec beaucoup de peine dans le personnel supposé le représenter, qui sort de cette colonne de distillation confinée à l’intérieur d’un cercle d’initiés.
50De son côté, la transformation de la politique dictée par l’hystérisation médiatique distrait en surface, mais déprime en profondeur. En faisant de la politique une tentative permanente d’imposer un agenda aux médias, qui aboutit infailliblement à subir un agenda dicté par les médias, elle la réduit à une réaction à la scène médiatique où elle perd toute lisibilité. Elle lui ôte la capacité de dessiner une ligne d’action collective cohérente et dans la durée. Ce qui alimente chez les citoyens une vision particulièrement négative du personnel politique. L’involution décrite par Alain Duhamel est une réalité indiscutable. Mais il importe de souligner combien elle frustre les attentes des citoyens qui, au milieu de leur dépolitisation, au milieu de la priorité donnée à l’économie, au milieu de leur usage massif de nouveaux médias, n’en continuent pas moins d’entretenir des aspirations qui ne trouvent pas de débouché sur la scène officielle. La politisation française, résiduelle mais insistante, se retrouve précisément dans le vote pour le Front national qui est, à beaucoup d’égards, un vote de protestation contre cette dérive de la vie publique et la crise de fonctionnement de la société politique.
51Mais nous avons de plus en France un facteur aggravant. C’est le deuxième point que je voulais évoquer. Notre système institutionnel exerce un effet amplificateur par rapport à cette crise rampante de fonctionnement de la société politique. Ces dysfonctionnements se retrouvent grossis par ce qui constitue la clé de voûte de nos institutions, la place donnée au président de la République, avec les conséquences en chaîne qu’elle induit pour le système politique dans son ensemble. La succession des Présidents depuis le grand tournant des années 1970 donne l’impression d’une vertigineuse descente aux enfers – je parle du sentiment diffus de l’opinion et non d’un quelconque jugement personnel. La défaite de Giscard apparaît après coup comme un premier avertissement. Mitterrand, si controversé qu’ait été son personnage, a laissé l’image d’une stature présidentielle incontestable. Les choses commencent à se gâter sérieusement avec Chirac. Disons qu’il sauve les apparences. Il n’avait pas la substance, mais il avait du moins l’allure. Avec Sarkozy, le doute s’installe en grand. Son énergie, son talent de communicateur, son intelligence réactive le qualifient pour la fonction, mais en même temps son équation personnelle ne lui permet pas d’incarner plausiblement l’État. Il ne comprend pas la fonction en tant qu’individu privé dépourvu du sens de la chose publique et, par ailleurs, sa psychologie singulière, que je m’abstiendrai de qualifier – ce n’est pas le sujet – achève de brouiller l’exercice de la fonction.
52C’est cette faille qu’aura su exploiter habilement François Hollande, avec son programme d’un « Président normal ». Las, ç’aura été pour tomber de Charybde en Scylla. La normalité ne suffit pas. Il y faut autre chose, qui fait visiblement défaut à Hollande. Assez mystérieusement, sa grande intelligence ne le met pas en mesure d’incarner intelligemment sa fonction. Ce serait un grand sujet que d’élucider en quoi et pourquoi. Ce n’est pas le nôtre pour le moment. Contentons-nous du constat. Mais il va très loin. Car il faut le doubler d’un autre. Avons-nous dans le cercle des prétendants, même élargi, une personnalité qui nous paraîtrait réellement plus plausible ? Le constat de carence montre qu’il y a un vrai problème, un problème qui est fortement ressenti par les Français. Y a-t-il du sens, est-il possible de maintenir un système institutionnel qui ne peut déboucher que sur l’insuffisance et l’échec du personnage qui en constitue le rouage décisif ? Après, on peut discuter des raisons de cet état de fait. Peut-être ces institutions ont-elles été taillées pour des individualités dont l’âge historique est passé. Peut-être sommes-nous dans une période particulière de creux. Peut-être que le fonctionnement de la société politique actuelle interdit le dégagement de personnalités adéquates à la fonction. Toujours est-il que nous sommes promis, dans ce cadre, non pas au « coup d’État permanent », mais à la déploration permanente.
53Le problème est d’autant plus épineux que les voies du changement, abstraction faite, même, de sa praticabilité, ne sont pas du tout claires. On pourrait imaginer une évolution vers un système parlementaire primo-ministériel, comme disent les politistes, qui est le système dominant en Europe, où l’élection permet de dégager un leader du parti majoritaire qui gouverne dans un lien beaucoup plus étroit avec le Parlement. Mais la crise de fonctionnement politique à laquelle nous avons affaire est aussi une crise du parlementarisme. Car le parlementarisme, pour être efficace, suppose la possibilité d’un débat public dans lequel les citoyens se reconnaissent. Outre qu’il n’y a aucune tradition de ce genre en France, où l’Assemblée nationale, à la différence du Parlement anglais, n’est jamais parvenue à remplir ce rôle, l’évolution des partis et des médias dont nous avons parlé tend à la détourner de cette mission. Les parlements sont de moins en moins capables de fournir la représentation des grandes discussions publiques qui sont la justification du régime représentatif. Autrement dit, nous n’avons pas d’alternative sous la main.
54Le Débat. – Ajoutons à cette description que ce régime reposait, d’une part, sur l’image d’un Président incarnateur de l’État et, d’autre part, sur un système bipartisan. Or, cette année a montré l’existence d’un troisième parti qui rendra encore plus difficile l’exercice parlementaire et le fonctionnement des institutions de la ve République.
55A. D. – Je crois que nous arrivons au cœur de la discussion. Marcel Gauchet a raison quand il dit que plusieurs traits que j’ai relevés ne sont pas des traits nationaux. Mais il me semble qu’il y a une chose que l’on sous-estime. C’est que la France est, selon que l’on est optimiste ou pessimiste, la quintessence ou la caricature de l’évolution générale. C’est-à-dire que la France fait plus que les autres dans toutes les dimensions de la crise politique d’aujourd’hui. Il en est ainsi pour des raisons historiques parce que les Français en attendaient plus. Et parce que le découplage de la société politique et de la société civile est à la fois impressionnant et simultané. Ce que je veux dire, c’est qu’au moment où la société politique se décompose dans ses formes traditionnelles, on voit également dans la société civile toutes les institutions classiques qui se décomposent également : les Églises avec l’absence totale de participation régulière aux manifestations religieuses ; les syndicats qui sont les plus faibles d’Europe, qui n’ont jamais été aussi faibles qu’aujourd’hui et dont l’affaiblissement s’accentue ; l’armée qui est plutôt plus respectée aujourd’hui qu’il y a vingt ans mais qui est devenue professionnelle et qui n’a donc plus de rôle sociologique majeur comme c’était le cas auparavant. Parallèlement, on assiste à des comportements conservateurs, voire réactionnaires en matière politique avec des aspirations progressistes en matière sociétale. Ce genre de contradiction, très français, n’est pas tout à fait nouveau, mais il est impressionnant et il nous différencie des autres. La France est le pays qui a le plus aimé la politique et qui, aujourd’hui, la conteste le plus. La France est le pays des institutions catholiques anciennes où, aujourd’hui, il y a plus de divorces et d’enfants hors mariage qu’ailleurs. Nous sommes toujours plus. Plus dans le bien à certains moments, et plus dans le mal à d’autres. Et je pense que cette dimension, on doit la voir car elle fait partie du paysage.
56Deuxième point. Sur ce point je suis minoritaire, voire groupusculaire, je ne prétends donc pas avoir raison. Mais c’est ainsi que je vois les choses. Je crois que les institutions de la ve République non seulement ne sont pas un handicap mais sont les piliers qui restent debout dans la vie politique. À commencer par l’institution présidentielle. Je suis tout à fait d’accord avec vous pour reconnaître qu’elle s’est décrédibilisée, qu’elle n’a plus la puissance qu’elle avait, qu’elle n’a plus l’allure qu’elle avait, qu’elle n’a plus les grandes apparences qu’elle avait – tout cela est absolument vrai. Il n’empêche qu’une des choses frappantes, c’est que si le président de la République actuel est déconsidéré, il n’est pas délégitimé. Or, si l’on avait un système parlementaire, il serait délégitimé. Il serait soit battu par un vote de censure, soit, comme dans le cas de Margaret Thatcher, renvoyé par son propre parti. Je pense donc que l’institution présidentielle, c’est ce qui reste quand on a tout perdu de la politique. Le Président français est le seul Président démocratiquement élu au monde qui puisse, à l’heure où nous parlons, décider d’envoyer un régiment en Afrique. Aucun autre Président au monde ne peut faire cela, aucun Premier ministre, aucun chef de gouvernement. En sortant d’un conseil européen, le Président peut dire : la France a pris telle décision, ce que la chancelière allemande ne peut pas dire car elle doit négocier au préalable. Bref, le président de la République reste une puissance réelle de l’exécutif au milieu d’un désastre politique.
57Troisième point. Vous avez dit très justement qu’on ne voit pas dans le personnel politique qui sera le Président de prestige de demain. On a déjà parlé à ce propos du rôle des médias. Je pense qu’il y a un phénomène dont on sous-estime l’impact sur la représentation du politique : le phénomène de la transparence. Aujourd’hui, la transparence est quasiment totale. Et quand il y a la transparence, toute personnalité quelle qu’elle soit est implacablement dévalorisée ; c’est vrai des politiques, comme c’est vrai de tout le monde. La chance des prédécesseurs du Président actuel, c’est que de leur temps la transparence n’existait pas. Si elle existait alors, leur image serait infiniment moins haute et altière qu’elle ne l’est aujourd’hui. Je crois donc que la transparence est un handicap de plus parmi ces facteurs néo-médiatiques et qu’elle joue un rôle : son effet, c’est d’affaiblir, voire de caricaturer, la représentation des personnalités et de décourager les personnalités qui seraient prêtes à affronter le risque politique pour s’imposer mais pas forcément le risque personnel ou privé.
58Je crois que ce n’est pas un hasard que quand on regarde le personnel politique aujourd’hui, on se demande qui est du niveau de ceux que l’on a connus. Ceux que l’on a connus, on les a connus sans transparence et ils en ont bénéficié. Ceux qui viennent aujourd’hui, ne sont évidemment pas du niveau de ceux qui ont été, parce que pour avoir envie d’exercer un rôle essentiel en politique, il faut savoir non seulement que le pouvoir dont on disposera sera – sauf celui du président de la République – très inférieur à ce qu’il a été mais qu’en plus on va être la cible obsessionnelle de tous les médias dans toutes les dimensions de sa vie et de celle de son entourage. Quelqu’un de doué, ayant de l’autorité et ayant envie de faire quelque chose qui compte dans la vie, qui lui permette de s’épanouir, d’utiliser ses qualités, voyant quel est aujourd’hui l’avenir d’un homme politique français, prend ses jambes à son cou et se sauve pour aller triompher à la tête d’une entreprise du cac 40 ou d’une grande banque ; surtout pas en politique.
59M. G. – Il est certain que l’environnement, les conditions écologiques, si j’ose dire, du métier politique se sont modifiés d’une manière déterminante. Vous avez raison : l’effet de diminution provoqué par la surexposition médiatique nous trompe en partie sur le passé. Le « mystère de l’État » et l’espèce d’ombre sacrale qui entourait les principaux dirigeants leur procuraient une dignité et une altitude sans doute largement factices. Le retour sur terre est rude et en un sens salutaire. Tenons-en le plus grand compte dans nos jugements. Mais le problème ne s’arrête pas là. La pression médiatique, l’impératif de communication, l’obligation de transparence ont un effet d’éviction vis-à-vis d’une grande partie des candidats potentiels à l’exercice d’une fonction politique. On peut même aller jusqu’à se demander si un processus d’anti-sélection n’est pas en marche pour écarter les personnalités, disons, souhaitables et favoriser des profils discutables.
60Par ailleurs, le fait qu’il y ait un doute sur la Constitution de la ve République ne signifie pas que son remplacement soit à l’ordre du jour. Je crois comme Alain Duhamel qu’elle est appelée à survivre. Elle a une propriété remarquable, c’est qu’il est extrêmement difficile d’en sortir. On ne voit pas comment sa clé de voûte, l’élection du président de la République au suffrage universel, pourrait être modifiée. Les Français y sont très attachés. Il y faudrait une espèce de coup d’État parlementaire, très improbable, dans les conditions d’affaiblissement de la légitimité du personnel politique que nous avons décrites. Nous allons donc continuer à vivre avec les institutions de la ve République. Mais je crois en même temps qu’elles nous promettent un climat de marasme politique durable. Nous ne sommes pas au bout de la démoralisation française !