Le Débat 2014/3 n° 180

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Article de revue

L'extension du domaine de l'égalité

Pages 123 à 129

Notes

  • [1]
    Le Monde, 8 mars 2005.
  • [2]
    Raymond Boudon, introduction à Michel Forsé, Olivier Galland, Caroline Guibet-Lafaye, Maxime Parodi, L’Égalité, une passion française ?, Armand Colin, 2013, p. 9.
  • [3]
    Pierre Rosanvallon, La Société des égaux [2011], Points-Seuil, 2013.
  • [4]
    Ibid., p. 309.
  • [5]
    R. Boudon, introduction à M. Forsé et alii, L’Égalité, une passion française ?, op. cit., p. 9.
  • [6]
    Geneviève Koubi, « Droits de l’homme et droits de la personne : réflexions sur l’imprudence d’une indistinction », Revue internationale de psychosociologie, 2000, vol. VI, n° 15, p. 36.
  • [7]
    Cf. Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Klincksieck, 2009 ; « Genre », Le Débat, n° 160, mai-août 2010.
  • [8]
    Cf. G. Koubi, « Droits de l’homme et droits de la personne », art. cité, p. 38.
  • [9]
    M. Forsé et alii, L’Égalité, une passion française ?, op. cit., p. 23.
  • [10]
    Ibid. p. 27. Je souligne.
  • [11]
    Je parle ici à dessein de « choix d’identité » et non pas de choix de pratique homosexuelle : on peut parfaitement avoir des désirs homosexuels, et entendre les satisfaire, sans pour autant construire toute son identité sur cette orientation. Désirs ou pulsions ne relèvent pas d’un choix, alors que l’identité est une construction de soi qui engage en partie (bien qu’en partie seulement) une décision du sujet, comme en témoignent les nombreux homosexuels qui choisissent de ne pas s’afficher (et entendent ne pas être traités) comme tels dans toutes les dimensions de leur existence.

1L’argument de l’égalité a été central dans le débat sur le pacs, puis dans le débat sur le mariage homosexuel, et va sans aucun doute continuer à l’être dans le débat sur l’aide à la procréation pour les couples homosexuels. Il est même la cheville de tout le dispositif : c’est au nom de l’égalité de droits entre hétérosexuels et homosexuels qu’a été défendue la nécessité de sortir les couples homosexuels du vide juridique dont ils pâtissaient (et qui, soit dit en passant, aurait pu se résoudre simplement par une extension des droits des concubins) ; c’est au nom de ce même principe qu’est également revendiqué le droit à la pma pour les couples de lesbiennes ; et c’est au nom de l’égalité entre homosexuelles et homosexuels que sera exigé le droit à la gpa.

2C’est dire que la valeur d’égalité est au principe des bouleversements majeurs que connaissent actuellement tant le régime matrimonial que le statut de la filiation. Or c’est là un phénomène qui, loin de se limiter à ce seul domaine, s’est généralisé, devenant un motif récurrent dans la vie politique comme dans la vie quotidienne – laquelle tend ainsi à se caler sur celle-là. Ainsi, le constat de l’inégalité des tâches dans le couple est devenu une question non plus seulement privée mais politique, voire étatique, régulièrement mesurée par des enquêtes et dénoncée comme un scandale public dont les gouvernants sont sommés de s’occuper.

3Du plus intime au plus général, de la base au sommet de l’échelle sociale, l’égalité a acquis le statut de valeur cardinale en régime démocratique, quasi invulnérable à toute minimisation, à toute relativisation. Le problème est que l’argument de l’égalité est utilisé à tort et à travers, avec des confusions majeures – lesquelles sont d’ailleurs le fait non seulement de militants mais aussi, parfois, de chercheurs.

La confusion entre égalité et équité

4On a vu par exemple des enseignants, des spécialistes de l’éducation, des parents d’élèves exiger l’abolition des notes à l’école, afin d’éviter les effets d’« élitisme » (par le haut) et d’« exclusion » (par le bas) qu’entraînerait inévitablement la mise en évidence, par le système de notation, des différences de performances entre les élèves. Il y a là un glissement de la différence à l’inégalité, et de l’inégalité à l’injustice, qui repose sur une réduction de la notion de justice à celle d’égalité, elle-même corrélative d’une confusion entre celle-ci et la notion d’équité, autrement dit de justice en matière de distribution des biens entre individus.

5Ainsi, c’est au nom de l’égalité qu’en novembre 2004 le tribunal administratif de Strasbourg, suivant en cela une jurisprudence européenne, a accordé à un instituteur âgé de quarante-huit ans, père de trois enfants, le droit à la retraite anticipée prévu pour les femmes, qu’il réclamait au nom de l’égalité des sexes – environ deux mille hommes ayant profité de cette jurisprudence [1]. Ainsi encore, à l’été 2013, l’affaire de la convention collective proposée par les syndicats pour le cinéma français, visant à égaliser les salaires en les alignant sur le régime général (mais au détriment des films économiquement fragiles, qui sont aussi les plus proches du pôle « Art et essai ») a remarquablement illustré les dérives d’un rabattement de l’équité sur l’égalité qui, ici, en vient – faute de tenir compte de la spécificité du « régime vocationnel » par rapport au « régime professionnel » – à éliminer ceux qui sont à la fois les plus faibles et, dans le monde culturel, les plus porteurs de qualité artistique, faisant de ce projet une double entorse aux valeurs de la gauche.

6Or l’égalité n’est que l’une des possibles mises en œuvre de l’équité : comme l’ont montré maintes enquêtes ou réflexions sur le rapport aux valeurs, le sentiment d’équité peut s’appuyer non seulement sur l’égalité (distribuer le même bien à tous), mais aussi sur la chance (tirer au sort pour déterminer l’ordre de distribution), sur le rang (par exemple l’ordre d’aînesse ou l’ordre d’arrivée dans une file d’attente), sur le besoin et sur le mérite, quelles qu’en soient les définitions (travail, talent, effort, contribution au bien commun…).

7Cette indistinction entre équité et égalité, ou entre l’ensemble et le sous-ensemble, relève de ce qu’on nomme communément « égalitarisme », c’est-à-dire la volonté de faire prévaloir l’égalité comme seule modalité distributive [2]. Contre l’égalitarisme, la notion d’« égalité des chances » permet de réintroduire le principe d’équité, en affirmant qu’une inégalité de situation entre deux individus peut être légitime à condition qu’ait été assurée au départ une équivalence des possibilités offertes à chacun, garantissant ainsi que l’inégalité d’arrivée ne tient qu’à une différence de mérite. D’où, au regard d’une conception égalitariste, le caractère paradoxal de cette notion d’égalité des chances, dans la mesure où elle légitime les inégalités en « égalisant dans la consécration de l’inégalité », selon les mots de Pierre Rosanvallon [3].

La confusion des inégalités

8Cette confusion entre équité et égalité se double d’une confusion entre différentes catégories d’inégalités : l’inégalité des chances (facteur d’inéquité), l’inégalité des résultats (compatible avec l’équité) et l’inégalité des droits, dont nous verrons qu’elle se décline elle-même diversement selon les différentes catégories de droits. On parle aussi parfois d’inégalité des conditions, pour désigner ce qui tient au statut social assigné au départ à l’individu (les « chances »), et d’inégalité des situations, pour désigner l’état effectif dans lequel il se trouve à l’arrivée [4].

9Entre condition initiale et situation obtenue, la « vertu » et le « talent » (autrement dit, le mérite) sont les seules justifications autorisées par la conception démocratique de la société telle qu’exprimée à l’article 6 de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Tous les citoyens, étant égaux à ses [la Loi] yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

10C’est dire que toute inégalité n’est pas inéquitable, pour peu que l’on déploie cette notion d’inégalité de façon à en spécifier les diverses acceptions. Et la chose est encore plus patente concernant cette troisième catégorie d’inégalités qu’est l’inégalité des droits.

La confusion des droits

11Car il y a « droits » et « droits ». Il faut en effet distinguer entre les « droits-de » et les « droits-à » : « Il y a des droits-de, comme le droit de s’exprimer ou le droit de circuler, et des droits-à : le droit aux soins ou le droit au logement. Les premiers sont encore qualifiés de droits-libertés et les seconds de droits-créances [5]. » Les premiers sont plutôt associés à une sensibilité de droite, les seconds à une sensibilité de gauche – la tradition marxiste nommant volontiers les « droits-de » des droits « formels », et les « droits-à » des droits « réels ». Parfois qualifiés par les juristes de « droits de la première génération » et « droits de la seconde génération », en référence aux textes qui les établissent (respectivement la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et le préambule de la Constitution de 1946), ils recouvrent essentiellement, d’une part, les droits civils et politiques et, d’autre part, les droits économiques, sociaux et culturels, « dont tout citoyen peut exiger l’affirmation, la reconnaissance et la garantie par les pouvoirs publics [6] ».

12De cette distinction fondamentale résultent des différences majeures entre, d’une part, les droits civils (droit à un état civil, au mariage, à la filiation, etc.) et les droits civiques (droit de vote, droit d’éligibilité), qui sont des « droits-de » (se marier, voter etc.) ; et, d’autre part, les droits sociaux (droit aux soins, droit à des allocations, etc.) qui, eux, sont des « droits-à » (percevoir des aides, se loger, se soigner, etc.). Or la grande différence entre ces catégories, dans un régime politique démocratique, réside dans leur inégale dépendance à l’égard de l’exigence d’égalité : égalité de principe pour les droits civils octroyés à tout citoyen adulte, égalité relative pour les droits civiques (garantis sous réserve que n’ait pas été commise une infraction susceptible d’en priver l’individu) et, pour les droits sociaux, inégalité constitutive. Ceux-ci, en effet, non seulement ne reposent pas sur l’égalité, mais ils y sont opposés, puisqu’ils consistent justement à traiter inégalement les personnes de façon à compenser des inégalités existantes. En d’autres termes, les droits sociaux reposent non sur l’égalité mais sur l’équité, leur inégalité de distribution étant même la condition qu’ils doivent satisfaire pour prétendre rétablir une certaine justice.

13Remarquons ici que le « droit à l’enfant », invoqué par les partisans d’une égalisation des statuts concernant la filiation, n’existe dans aucun texte de loi : il n’y a pas de droit à procréer (mais seulement des possibilités effectives, en fonction des dispositions physiologiques ou des pratiques sexuelles). Invoquer, comme cela a été fait, le « droit à » l’enfant au nom de l’égalité est donc doublement inacceptable : d’une part, en ce que cela fait de l’enfant un bien (un objet), et non pas un sujet ; d’autre part, en ce qu’un « droit à » ne peut, par définition, être fondé sur l’égalité. Quant à invoquer, toujours au nom de l’égalité, le « droit de » procréer – au titre, donc, de droit civil –, rien d’étonnant qu’une telle revendication n’apparaisse pas, puisque ce droit est déjà accordé aux homosexuels en tant que rien ne leur interdit, en droit, d’avoir des enfants, comme n’importe quel autre citoyen : seule la factualité de leur orientation sexuelle est ici en jeu, qui ne concerne pas la loi – du moins tant que celle-ci ne prétend pas réguler la sexualité.

14Car, dans le système républicain qui est le nôtre, seule est prise en compte l’identité de citoyen dans la définition des droits civiques et civils, à l’exclusion des identités fondées sur des différences telles que le sexe, la religion, l’appartenance ethnique, etc. Revendiquer la prise en compte d’une particularité individuelle, telle que la pratique sexuelle, dans l’allocation des droits civiques et civils, constitue donc une perversion de l’idéal républicain.

La confusion entre égalité et similitude

15Une autre catégorie de confusions contribue à brouiller considérablement les argumentations au nom de l’égalité. Celle-ci, en effet, est souvent confondue, à tort, avec la similitude. Or il ne peut y avoir égalité entre deux éléments semblables, puisque la comparaison ne peut pas jouer : pour égaliser il faut pouvoir comparer, et pour pouvoir comparer il faut qu’il y ait dualité des entités à comparer – faute de quoi elles sont indiscernables, rendant inopérante toute comparaison et, avec elle, toute notion d’égalité ou d’inégalité.

16Certes, il faut bien qu’il y ait une certaine équivalence entre deux entités pour que la comparaison, et donc la visée d’égalisation, puisse avoir un sens : l’égalité n’est envisageable qu’entre personnes de statut équivalent (on n’a jamais exigé, par exemple, qu’au nom de l’égalité les enfants soient autorisés à voter). Cette question de l’équivalence s’invite notamment dans le débat sur l’accès à la pma, droit social dont les conditions ne se posent pas de la même façon pour les couples hétérosexuels stériles, qui y ont droit en raison d’une incapacité de fait à procréer, et les couples homosexuels, qui en sont actuellement exclus. Indépendamment de la question de l’intérêt de l’enfant, la raison juridique de cette exclusion est que, dans leur cas, l’incapacité ne relève pas d’une donnée physiologique mais d’un choix de vie, en l’occurrence le choix de refuser le commerce sexuel avec l’autre sexe, même dans un but purement procréatif. On a bien là une mise en œuvre du principe d’équivalence : les deux incapacités de procréer n’étant pas équivalentes, il est juridiquement et éthiquement justifiable que la collectivité n’accepte pas, au nom d’un argument égalitaire qui ne peut s’appliquer ici, de supporter le coût de la pma pour les couples homosexuels.

La confusion entre inégalité et différence

17Cependant, pour que la revendication d’égalité puisse s’appliquer, il faut qu’il y ait non seulement équivalence entre les deux entités comparées, mais aussi, on l’a dit, différence, faute de quoi la revendication tomberait d’elle-même. Mais la différence n’implique pas forcément l’inégalité, contrairement à ce que sous-entendent souvent les argumentations en faveur de l’égalité.

18Il existe par exemple des militants antiracistes qui, avec les meilleures intentions du monde, se croient tenus de proclamer que « le racisme, c’est de croire que les hommes sont différents entre eux » ; et des supporters des sportifs handicapés qui, sans craindre le ridicule, voudraient faire croire qu’« après tout, les handicapés sont des sportifs comme les autres ! »… Cette faute de raisonnement consistant à confondre l’inégalité avec la différence – symétrique de celle consistant à confondre l’égalité avec la similitude – est récurrente, et lourde de torsions éthiques et juridiques.

19De même, en effet, que l’égalité n’est que l’une des déclinaisons possibles de l’équité, de même l’inégalité n’est que l’une des déclinaisons possibles de la différence : il peut parfaitement exister des différences non hiérarchisées, donc non productrices d’inégalités. C’est le cas lorsque l’on compare deux entités sans équivalence : affirmer, par exemple, que les carottes sont différentes des patates n’implique pas que l’on place les unes au-dessus des autres. Mais à ignorer cette distinction fondamentale et à faire, donc, de « différence » un synonyme d’« inégalité », on en vient logiquement à dénoncer les différenciations, et à réclamer leur annulation, pour obtenir l’égalité. Dans cette optique, une différence constituerait non seulement une inégalité mais aussi, lorsqu’elle est cultivée intentionnellement, une discrimination : du constat que deux entités ne sont pas identiques, on en vient à déplorer qu’elles ne soient pas traitées de façon égale. C’est ainsi qu’une différence ontologique (de nature) devient une différence axiologique (de valeur).

20Cette faute de raisonnement se retrouve actuellement dans maintes revendications énoncées au nom du féminisme, qui s’ingénient à nier, à minimiser, voire à dénoncer, la différence des sexes en croyant œuvrer ainsi pour l’égalité entre les sexes : la différence des sexes serait forcément un mal puisqu’elle fonderait des hiérarchies, donc des inégalités, donc des discriminations. Derrière ce raisonnement spécieux se cache toujours la même substitution de la notion d’inégalité (normative) à celle de différence (factuelle) [7].

21Or la suppression des différences afin d’éliminer les inégalités dont elles peuvent être le support constitue un moyen excessivement coûteux, et probablement peu réaliste, alors qu’il suffit de les traiter non par l’indistinction mais par l’indifférenciation : ne pas tenir compte, dans le traitement accordé aux citoyens, de la différence des sexes, ou de la différence des sexualités (sans pour autant les nier), est un moyen économe et efficace d’éviter inégalités et discriminations, autrement dit de ne pas avoir à jeter le bébé de la différence avec l’eau du bain de l’inégalité [8]. Cette substitution de l’indifférenciation (pragmatique) à l’indistinction (ontologique) est précisément ce qui fait l’originalité de la conception républicaine de la citoyenneté. Il est dommage que tant de militant(e)s ne la comprennent pas.

22Les militants ne sont d’ailleurs pas les seuls, malheureusement, à ignorer cette distinction entre différence et inégalité, ou à ne pas la faire lorsque cela ne les arrange pas : c’est le cas aussi, parfois, des chercheurs en sciences sociales. Ainsi, dans un ouvrage récent commentant les résultats d’une enquête sur le rapport des Français à la valeur d’égalité, les auteurs remarquent que, aux yeux des enquêtés, « toutes les inégalités n’ont pas la même importance. La plupart ne sont même pas entendues comme des inégalités car elles ne soulèvent aucun enjeu véritable sur le plan de la justice sociale. Par exemple, l’inégale aptitude à courir le cent mètres ou l’inégale longueur des chaussures des uns et des autres sont à peine pensées comme des inégalités : ce sont pour la plupart d’entre nous de simples différences qui ne remettent pas en cause le principe moral de l’égalité. Or, lorsque nous parlons d’inégalité, nous pensons au contraire que ce principe est engagé d’une façon ou d’une autre [9] ». Voilà qui est très bien vu, mais qui n’empêche pas les auteurs d’utiliser le mot « inégalité » dans leurs commentaires des résultats, comme s’il s’agissait d’un terme descriptif alors qu’ils ont eux-mêmes pointé son caractère normatif. Ainsi : « Les Français ne se contentent pas de trouver les inégalités sociales très présentes dans la société, ils considèrent également qu’elles ont une faible légitimité [10]. » Et certes, si l’on substitue d’emblée « inégalité » à « différence », on a toutes chances d’obtenir un sentiment d’illégitimité – mais qu’est-il d’autre ici que la conclusion inévitable d’une prémisse biaisée ?

23Quoi d’étonnant, dès lors, si certains militants se sentent autorisés à présenter comme une inégalité le fait qu’à la différence des couples hétérosexuels les couples homosexuels n’ont pas naturellement accès à la procréation – et comme une inadmissible discrimination le refus de leur accorder la procréation médicalement assistée, ce qui ferait d’eux des « laissés-pour-compte de l’ordre procréatif » ? Or, qu’en matière d’engendrement la différence de pratiques sexuelles implique une différence de statut procréatif (deux partenaires de même sexe ne pouvant être parents biologiques d’un même enfant) n’implique nullement qu’il s’agisse là d’une inégalité relevant d’une responsabilité collective, et encore moins d’une discrimination homophobe. Encore un bel exemple d’extension abusive du domaine de l’égalité.

Égalitarisme et dispositif pervers

24Les revendications de certains militants (et non pas, notons-le, de tous les homosexuels) en faveur du mariage et de la filiation pour les homosexuels opèrent à l’égard de la loi une véritable injonction contradictoire – un double bind – puisqu’elles exigent que leur soient légalement reconnues à la fois une similitude de traitement en matière de conjugalité et de procréation, et une différence de pratiques sexuelles : il s’agit de traiter les intéressés comme des hétérosexuels (en organisant légalement leur accès à la procréation) tout en les considérant comme des citoyens homosexuels et non plus comme de simples citoyens (en autorisant le mariage entre partenaires du même sexe).

25C’est là, très exactement, un dispositif pervers : demander à la fois une chose et son contraire, en l’occurrence le droit d’être traité comme différent et le droit d’être traité comme tout le monde. Et quoi de mieux qu’une injonction contradictoire, donc impossible à satisfaire, pour produire de la culpabilisation ?

26La perversité va souvent de pair avec le déni. Rien d’étonnant, donc, si ces revendications reposent sur de multiples dénis : non seulement, nous l’avons vu, le déni des différences entre équité et égalité, entre catégories d’inégalités, entre catégories de droits, entre égalité et similitude, entre inégalité et différence ; mais aussi le déni des conséquences du choix d’identité homosexuelle sur l’accès à la procréation [11], ainsi que le déni de la question de l’intérêt de l’enfant dans l’injonction à légaliser la fabrication volontaire d’enfants amputés d’une moitié de leur identité et de leur généalogie.

L’extension du domaine de l’individualisme

27En résumé, cette extension du domaine de l’égalité constitue une multiple perversion : perversion de la valeur d’égalité par l’égalitarisme, qui vide l’égalité de son appui sur l’équité ; perversion du droit, tordu afin de répondre aux désirs des individus ; perversion de la notion d’institution, qui se trouve réduite à une simple contractualisation (le mariage comme enregistrement contractuel de deux désirs individuels), alors même qu’est réclamée l’institutionnalisation, par le mariage, du contrat moral entre deux personnes unies par un lien charnel.

28En subjectivant l’objectivité (l’institution du mariage réduite à l’amour entre deux êtres) tout en objectivant la subjectivité (l’amour institué par le mariage), de tels dispositifs pervers, argumentés au nom d’une extension abusive de la valeur d’égalité et d’une conception pervertie de la fonction coercitive de la loi, témoignent de ce que, plus généralement, l’extension du domaine de l’égalité est aussi une extension du domaine de l’individualisme, sur le modèle du « il n’y a pas de raison, moi aussi j’y ai droit ». Assimiler un désir à un droit, une impossibilité à une inégalité et une inégalité à une injustice susceptible de motiver une accusation, relève d’un mode de fonctionnement psychique qui ne connaît d’autre modalité de transaction avec le réel que le fantasme infantile de toute-puissance opposé à une autorité forcément maléfique, et forcément coupable.

29Est-ce donc là le monde que nous a fabriqué « l’enfant-roi » ?


Date de mise en ligne : 19/05/2014

https://doi.org/10.3917/deba.180.0123

Notes

  • [1]
    Le Monde, 8 mars 2005.
  • [2]
    Raymond Boudon, introduction à Michel Forsé, Olivier Galland, Caroline Guibet-Lafaye, Maxime Parodi, L’Égalité, une passion française ?, Armand Colin, 2013, p. 9.
  • [3]
    Pierre Rosanvallon, La Société des égaux [2011], Points-Seuil, 2013.
  • [4]
    Ibid., p. 309.
  • [5]
    R. Boudon, introduction à M. Forsé et alii, L’Égalité, une passion française ?, op. cit., p. 9.
  • [6]
    Geneviève Koubi, « Droits de l’homme et droits de la personne : réflexions sur l’imprudence d’une indistinction », Revue internationale de psychosociologie, 2000, vol. VI, n° 15, p. 36.
  • [7]
    Cf. Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Klincksieck, 2009 ; « Genre », Le Débat, n° 160, mai-août 2010.
  • [8]
    Cf. G. Koubi, « Droits de l’homme et droits de la personne », art. cité, p. 38.
  • [9]
    M. Forsé et alii, L’Égalité, une passion française ?, op. cit., p. 23.
  • [10]
    Ibid. p. 27. Je souligne.
  • [11]
    Je parle ici à dessein de « choix d’identité » et non pas de choix de pratique homosexuelle : on peut parfaitement avoir des désirs homosexuels, et entendre les satisfaire, sans pour autant construire toute son identité sur cette orientation. Désirs ou pulsions ne relèvent pas d’un choix, alors que l’identité est une construction de soi qui engage en partie (bien qu’en partie seulement) une décision du sujet, comme en témoignent les nombreux homosexuels qui choisissent de ne pas s’afficher (et entendent ne pas être traités) comme tels dans toutes les dimensions de leur existence.

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