Notes
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[1]
Voir « Pour une sociologie de la Résistance : intentionnalité et fonctionnalité », Le Mouvement social, n° 180, juillet-septembre 1997 ; « Résistance et autres comportements des Français sous l’Occupation », dans François Marcot et Didier Musiedlak (sous la dir. de), Les Résistances, miroirs des régimes d’oppression (Allemagne, Italie, France), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006, et « Les résistants dans leur temps », dans François Marcot, avec la collaboration de Bruno Leroux et Christine Levisse-Touzé (sous la dir. de), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Robert Laffont, 2006.
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[2]
Pierre Laborie, Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération, Éd. du Seuil, « Points Histoire », 2003. Réflexions souvent reprises sans mention de leur auteur.
-
[3]
Entreprises travaillant pour l’armement allemand, dont les ouvriers sont dispensés du travail obligatoire en Allemagne.
-
[4]
Cité dans Paul et Suzanne Silvestre, Chronique des maquis de l’Isère, Grenoble, Éd. des 4 Seigneurs, 1978.
-
[5]
Jean Quellien, Opinions et comportements politiques dans le Calvados sous l’occupation allemande, Caen, Presses universitaires de Caen, 2001.
-
[6]
Claire Andrieu, « Les comportements des civils face aux aviateurs tombés en France, en Angleterre et en Allemagne, 1940-1945 », dans (Actes du colloque), Pierre Laborie et François Marcot, Les Comportements collectifs en France et dans l’Europe allemande, 1940-1945, à paraître.
-
[7]
Jacques Semelin, Persécutions et entraides dans la France occupée, Éd. du Seuil-Les Arènes, 2013. On trouvera un point de vue différent dans Renée Poznanski, Propagandes et persécutions. La Résistance et le « problème juif ». 1940-1944, Fayard, 2008, ouvrage auquel a répondu l’article de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « La France Libre et le “problème juif” », dans Le Débat, n° 162, novembre-décembre 2010.
-
[8]
Chiffres cités dans Gaël Eismann, Hôtel Majestic, Tallandier, 2010.
-
[9]
Marc Ferro, Histoires de Russie et d’ailleurs, Balland, 1990.
-
[10]
Cité dans François Boulet, Les Montagnes françaises 1940-1944 : des montagnes-refuges aux montagnes-maquis, thèse de l’Université de Toulouse-le-Mirail, 1997.
-
[11]
Jean-Marie Guillon, La Résistance dans le Var. Essai d’histoire politique, thèse de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 1989.
-
[12]
Julian Jackson, La France sous l’Occupation 1940-1944, Flammarion, 2004.
-
[13]
Pierre Laborie, Le Chagrin et le Venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Bayard, 2011.
-
[14]
Luc Capdevila, Bretons au lendemain de l’Occupation : imaginaires et comportements d’une sortie de guerre, 1944-1945, Presses universitaires de Rennes, 1999.
1Le livre récent d’Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance. 1940-1945 (Perrin, 2013) constitue une synthèse documentée qui comble une lacune évidente. Toutefois, l’auteur annonce d’emblée qu’il limitera son histoire de la Résistance à celle de ses organisations, en excluant ce que nous avions nous-même appelé la Résistance-mouvement [1]. Il justifie son choix en disant qu’on ne saurait « confondre le registre de la complicité et le registre de l’action, l’apport limité d’une aide ponctuelle et le déploiement dans la durée de l’engagement, la volonté de minimiser les risques et l’acceptation des sacrifices les plus hauts » (p. 439). Ce choix pose un problème majeur d’histoire de la Résistance – et peut-être d’écriture de l’histoire tout court. C’est ce dont nous voudrions rendre compte.
Définir la résistance
2La notion de résistance doit d’abord être défi nie. Nous reprenons à notre compte la conceptualisation du phénomène élaborée par Pierre Laborie [2], qui s’appuie sur trois critères discriminants :
- la volonté de nuire à un ennemi identifié, occupant ou au service de l’occupant, en agissant pour empêcher la réalisation de ses objectifs ;
- la conscience de résister – qui revêt des degrés et des formes diverses – expression volontaire d’un refus intransigeant ;
- un engagement dans l’action fondé sur la transgression d’un interdit et impliquant les risques d’une répression.
3Ajoutons qu’on ne peut comprendre la spécificité du comportement de résistance qu’à la seule condition de le situer parmi les autres comportements pour en saisir l’originalité et l’inscrire dans la société de son temps. Si chacun s’accorde à rappeler que cette période est complexe (laquelle ne l’est pas ?), on observe une tendance persistante à la dépeindre en noir, en blanc et en un gris uniforme. Cette dernière « nuance » prétend englober tous ceux qui, ni résistants ni collaborateurs, constitueraient la masse des Français « attentistes » et résignés. Efforçons-nous d’analyser les comportements dans toute leur diversité, en indiquant d’emblée qu’il s’agit de concepts appliqués à des types de comportements qui ne peuvent en aucun cas servir à classer les individus eux-mêmes dans une catégorie assignée. Pour reprendre Max Weber, les concepts issus d’une analyse de la réalité empirique, loin de prétendre la simplifier, ne sont que des instruments permettant de rendre compte de sa complexité.
4Quels comportements autres que celui de la résistance peut-on relever dans la France des années noires ?
5La collaboration s’inscrit dans un choix librement consenti, au nom des motifs idéologiques ou personnels les plus divers. Elle doit être radicalement distinguée de l’adaptation contrainte qui ne procède que du choix de (sur)vivre avec l’ennemi. On la rencontre, par exemple, chez les patrons qui, sans chercher des profits illicites, acceptent de travailler pour les Allemands afin d’assurer la survie de leur entreprise et, évidemment, chez leurs salariés.
6L’opposition est une forme de réaction qui, contrairement à la résistance, ne se situe pas dans l’illégalité. Sans que l’on puisse parler de double jeu, elle permet notamment aux détenteurs d’autorité, hauts fonctionnaires, maires, patrons …, de profiter d’une certaine latitude d’action laissée par les Allemands, quasi inexistante sur le front de l’Est mais réelle à l’Ouest. Ils peuvent freiner les consignes, manquer de zèle, défendre leur pré carré. L’occupant n’est pas dupe mais laisse faire, dans certaines limites qui dépendent des services, de la nature des actes et du degré d’urgence, l’été 1944 marquant la fin de tout compromis. L’opposition, au contraire de la résistance, n’est donc pas en rupture avec l’ordre dominant. Elle ne cherche pas à le renverser, mais à mieux vivre avec lui en fonction de ses convictions ou de ses intérêts. Le passage peut être ténu de l’opposition à la résistance, mais il est indispensable de conserver à la résistance sa dimension de transgression, sans lui donner une définition extensive, comme ont tenté de le faire, à la Libération, les acteurs de Vichy eux-mêmes, en mettant en avant leurs attitudes de refus face aux exigences de l’occupant.
7La désobéissance, l’insoumission et les stratégies de survie n’engagent pas leurs auteurs dans la perspective d’une lutte contre l’occupant, mais dans une stratégie personnelle. Ainsi en va-t-il des réfractaires au Service du travail obligatoire en Allemagne (sto), précisément désignés comme des insoumis dans le vocabulaire de l’administration de Vichy. Le réfractaire qui fuit pour échapper à la réquisition et le juif qui se cache pour ne pas être arrêté obéissent à des stratégies de survie ou d’insoumission tant qu’ils ne font pas acte de résistance. Ceux qui les aident, en revanche, s’engagent bien dans des actes de transgression délibérée et contribuent à contrecarrer les objectifs de l’occupant.
8L’opportunisme caractérise le comportement de ceux qui profitent d’une situation conjoncturelle (aujourd’hui la collaboration, hier le Front populaire, demain la Libération) pour défendre au mieux leurs intérêts et leur carrière, servant toutes les causes, dans l’indifférence la plus totale aux situations et aux valeurs.
9La réactivité sociale (Jacques Semelin) regroupe tous les comportements qui vont de la résistance jusqu’à l’opposition, la désobéissance, l’insoumission et les stratégies de survie. Sans occulter la spécificité de la résistance, ce concept rassemble en un seul terme les comportements marqués par le refus en posant la question des passerelles entre ces divers types de comportements caractérisés par leur fluidité.
10Pierre Laborie a proposé le concept de nonconsentement pour tenter de saisir le vécu des Français. Il associe deux approches : du point de vue de l’opinion, il prend en considération l’existence d’un courant majoritaire hostile à l’occupant et à la collaboration dès l’automne 1940 ; du point de vue des comportements, il prend en compte la multitude de signes d’indocilité, des solidarités et désobéissances effectives aux gestes anonymes, peu spectaculaires, qui traduisent ce non-consentement au quotidien.
11Ce panorama permet d’éviter de tomber dans le trou noir de la pensée de ceux qui croient encore qu’il y avait sous l’Occupation deux minorités actives : résistants d’un côté, collaborateurs de l’autre, avec « entre les deux » une masse informe, nombreuse et « innommable », sinon par le terme d’attentiste. Nous en verrons les conséquences sur la mémoire de cette période. Il doit surtout faire prendre conscience que la complexité du réel tient au fait que les individus ne peuvent être classés dans un seul comportement type. Il n’en va jamais ainsi. Les résistants ne sont pas « que » résistants. Ceux qui s’engagent à plein temps dans la Résistance-organisation sont ultra-minoritaires. Rares sont ceux qui, avant juin 1944, « plongent » dans une clandestinité totale, pour être en quelque sorte des permanents. La très grande majorité des résistants vivent dans le monde social, sous leur propre nom : ils exercent un métier, ils ont une vie de famille. Comme la plupart des Français, confrontés à des situations diverses, ils ont des comportements variés. Même résistants, les cheminots, qui ont une famille à nourrir, peuvent faire preuve de zèle pour obtenir des primes de régularité. Même résistants, nombre de paysans vendent leur production au « marché gris », au-dessus de la taxe. Même résistants, les fonctionnaires se soumettent aux lois de l’État français, comme l’a fait, en son temps, le préfet Jean Moulin. L’exemple du résistant Lucien Didier illustre la diversité des comportements : technicien chez Peugeot à Sochaux, réfractaire au sto en février 1943, il se réfugie sur les pentes du ballon d’Alsace. Apprenant qu’en raison de ses fabriques d’armement Peugeot est classé par les Allemands « Rüstungbetriebe, catégorie S [3] », avec réembauche des réfractaires, il reprend le 17 mai 1943 son travail à l’usine. À partir de l’automne 1943, il est un des principaux acteurs de l’équipe de sabotage qui – avec l’aide de la direction – parvient à freiner sérieusement les fabrications de guerre. Insoumission, adaptation contrainte, résistance, simultanément ou successivement, tels sont les comportements ordinaires des « résistants » dans la société de leur temps. Le premier risque d’une histoire de la Résistance limitée aux organisations de résistance tient à cela : oublier les hommes résistants derrière la Résistance, autrement dit en faire de purs héros séparés par essence du reste des Français.
12La même complexité surgit lorsque l’on passe du collectif à l’individuel. S’il n’est pas trop malaisé de qualifier une action collective d’acte de résistance, il devient plus problématique d’en déduire (et selon quels critères ?) que ses auteurs sont ou non des résistants. Prenons pour exemple la manifestation des étudiants du 11 novembre 1940, place de l’Étoile, à Paris. Par sa dimension patriotique, franchissant l’interdit, elle constitue bien un acte de résistance. Mais s’ils sont quelque trois mille à manifester ce jour-là, qui pourrait croire qu’il y avait alors à Paris autant de résistants engagés dans des organisations clandestines ? Que dire de ceux qui un peu partout en France assistent, malgré les interdictions, à l’enterrement de résistants ou d’aviateurs anglais abattus ? Le passage ne s’effectue pas aisément de la manifestation collective, en tant que telle acte de résistance, à la caractérisation de chacun de ses participants comme résistant.
13Autre aspect de cette complexité : la résistance organisée des années 1943-1944 dispose de ses agents de liaisons, de ses planques, de ses services médicaux, mais ils sont bien loin de couvrir tous les besoins. Pour ces auxiliaires, qui ne sont pas dans l’organisation, à partir de combien de liaisons accomplies, de portes ouvertes, de blessés soignés devient-on résistant ? « Héberger un réfractaire pour une nuit et monter une filière d’évasion ressortissent à des logiques différentes qui informent des engagements sans commune mesure dans leurs mobiles comme dans leur intensité », écrit Olivier Wieviorka (p. 436). Cette opposition bien tranchée entre des engagements individuels élude la question cruciale qui relie ces deux « logiques différentes » au sein d’une même réalité collective, à savoir la dépendance des organisations clandestines à l’égard du concours de la population. Il est vrai que l’auteur réduit les soutiens dont a bénéficié la Résistance à un chiffre insignifiant, peu réaliste pour une organisation évaluée par lui-même à deux cent mille personnes au début de 1944 : « des milliers de Français l’aidèrent, ponctuellement ou de façon plus assidue » (p. 437). Cette estimation « quantifiée » évacue la question essentielle du passage insensible de l’état de non-résistant à celui de résistant. La Résistance n’a pas de limite claire, ce qui fait sa force, et ce qui va perturber la politique de répression et contribuer à la radicalisation de ses méthodes en 1944, en visant directement la population. En cela, elle ne se distingue pas des mouvements de libération nationale qui ont existé de par le monde tout au long du xxe siècle.
Résistance, collaboration et population
14Réduire la Résistance à ses organisations reviendrait à la mettre sur le même plan que les organisations de collaboration. Or les organisations de collaboration n’ont jamais bénéficié, même dans les deux premières années de l’Occupation, du soutien dont la Résistance jouira dans la société française en 1943-1944. Elles sont d’un bout à l’autre honnies par la population française – ce que confirment tous les rapports français et allemands, à quelque niveau que ce soit. Les organisations collaborationnistes et, à partir de 1943, la Milice sont l’objet d’un rejet massif, comme le montrent les incidents émaillant les cérémonies d’enterrement de collaborateurs qui tranchent avec la ferveur témoignée lors des obsèques de résistants.
15Le soutien d’une partie de la population est une réalité qui conditionne le développement et la survie de la Résistance-organisation en évoluant selon la chronologie, comme toujours essentielle. Dans les premiers temps, la Résistance, que des initiatives individuelles tentent de construire, est isolée, mal connue et parfois mal perçue par une population épuisée, traumatisée par la défaite, qui accorde sa confiance à Vichy et craint, par-dessus tout, le retour de la guerre. Les créateurs de la Résistance ont tous décrit la grande solitude morale et matérielle qui, alors, était la leur. Ils l’évoqueront encore, toujours avec fierté, parfois avec la nostalgie du temps des pionniers, quand la Résistance organisée, toujours minoritaire, aura tissé avec la population des liens qui la sortent de son isolement.
16À partir de quand le lien avec la population devient-il visible ? Le début 1943 marque un tournant décisif dans l’évolution de l’opinion qui s’opère à deux niveaux au vu de la situation internationale et du contexte intérieur français. Avec le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord (novembre 1942) s’ouvrent de nouvelles perspectives que la victoire soviétique de Stalingrad (février 1943) vient confirmer en laissant présager une prochaine défaite de l’Allemagne. Cela modifie les relations entre la Résistance et la population : désormais la cause ne semble plus perdue, l’horizon d’attente n’est plus le même et ce nouveau futur change la perception du présent. Entrer en action peut légitimer le risque encouru.
17Durant la même période, le régime de Vichy se discrédite : Relève de juin 1942, prélude à l’envoi forcé des travailleurs en Allemagne ; rafles massives des juifs de juillet et août 1942 ; engagement armé de Vichy contre le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord ; et, surtout, institution du sto en février 1943. Avec la lutte contre le sto, la Résistance acquiert une visibilité auprès de la population. Jusqu’alors, comment pouvait-elle se justifier et manifester l’efficacité de son action ? L’activité de renseignement au profit de la France Libre et des Alliés demeurait par nature secrète et les actions directes contre l’occupant paraissaient à beaucoup dérisoires, voire dommageables, attirant sanctions et représailles disproportionnées.
18La condamnation quasi unanime de l’envoi forcé des travailleurs en Allemagne délégitime grandement Vichy. Ce discrédit n’implique évidemment pas un ralliement massif à la Résistance. Il n’empêche pas le succès des premières opérations de réquisition – obtenu par l’organisation de nombreuses rafles. La Résistance est alors prise au dépourvu. Elle avait pourtant aussi bien dénoncé la « Relève », en juin 1942, comme une première étape conduisant du volontariat à la contrainte que condamné la loi de Vichy du 4 septembre 1942 autorisant l’envoi de travailleurs français en Allemagne. Aussi, est-ce par eux-mêmes que les réfractaires doivent trouver des solutions, lorsqu’ils n’arrivent pas à se faire exempter légalement. La désobéissance patriotique, appelée de leurs vœux par les organisations de résistance, est mise en pratique par un mouvement social. L’hébergement des réfractaires, soit dans les familles, soit chez les paysans, se fait spontanément, par relations. Les premiers maquis eux-mêmes sont des maquis refuges nés hors de la Résistance. Le monde rural est alors confronté à des choix immédiats : ouvrir la porte ou la fermer, dénoncer ou se taire, nourrir, soigner, héberger ou non un jeune en détresse. Le maire des Adrets (Isère) observe : « Ces gens des villes que nous connaissions en allant sur les marchés vendre nos produits, ils étaient là dans nos campagnes, face à face, avec nous … Nous ne pouvions être neutres [4]. »
19Les enquêtes régionales évaluent à 10 %-20 % le nombre des réfractaires qui, à un moment ou à un autre, prennent le maquis – souvent pour peu de temps. Ce qui témoigne de l’importance du concours direct d’une partie de la population qui, en soutenant les 80 % à 90 % restants, accomplit des actes de résistance, au sens où nous avons défini ce terme, et ont permis à quelque 200 000 à 350 000 réfractaires d’échapper au travail forcé en Allemagne. L’hébergement par les paysans revêt le plus souvent une forme d’évidence qui en dit long sur l’évolution des comportements. Jean Quellien estime que, dans le Calvados [5], les paysans ont hébergé environ les trois quarts des réfractaires et la description qu’il donne du réseau de complicité qui se noue à Tilly-sur-Seulles (750 habitants) est emblématique de ces solidarités rurales réunissant curé, instituteur, gendarme, artisans et paysans des environs.
20L’action du mouvement social en faveur des réfractaires, puis des maquis, est précisément ce qui conduit les Allemands à renoncer à l’envoi forcé des travailleurs en Allemagne. C’est explicitement pour des raisons de sécurité que sont conclus les accords Speer-Bichelone de septembre 1943 qui privilégient l’exploitation des usines en France et se traduisent par un quasi-abandon du sto : sur environ 600 000 départs en Allemagne, 40 000 seulement se feront après septembre 1943.
Ce que les maquis changent à la Résistance
21Au-delà d’une propagande exhortant à « ne pas partir en Allemagne », il faudra plusieurs semaines à la Résistance organisée pour réagir aux lois de février 1943 par la création d’un Comité d’action contre la déportation et la prise en charge des maquis, dans des conditions sur lesquelles nous reviendrons. Mais dans ces circonstances le rôle de la Résistance – et de la France Libre, alors perçues comme relevant de la même entité – est essentiel. Dans un pays de tradition républicaine comme la France, il est difficile de désobéir à un gouvernement en place ayant toutes les apparences de la légitimité. La Résistance cautionne alors la légitimité de la « désobéissance patriotique » – étant bien entendu que, au niveau individuel, se mêle souvent au patriotisme l’intérêt personnel du requis. Les consignes de la Résistance apparaissent justes, celles de Vichy injustes. Allons plus loin : par un mouvement dialectique, la Résistance est légitimée par la légitimation qu’elle donne à la désobéissance. Elle peut enfin se présenter comme efficace, en revendiquant comme résultant de sa propre action l’échec de la poursuite du sto. Patent à l’été 1943, cet échec est effectivement attribuable à la Résistance comme mouvement social, mais secondairement à la Résistanceorganisation.
22Ajoutons enfin que si les maquis sont numériquement peu nombreux, et s’ils ne résultent pas d’une initiative de la Résistance organisée, leur existence n’en change pas moins la conjoncture. Henri Frenay a, sans doute le premier, compris le parti que pouvait en tirer la Résistance organisée. Dans les Directives du cd des mur du 1er avril 1943, il distingue bien « les hommes qui veulent se cacher mais pas se battre [de] ceux qui sont décidés à la résistance active … Aux premiers, la Résistance donnera des conseils pour se cacher, aux seconds des ordres pour se battre ». Mais, ajoute-t-il : « Il s’agit de transformer les requis en réfractaires et les réfractaires en combattants. » Pour ces maquis combattants, Frenay préconise dès avril 1943 la constitution de petits groupes mobiles qui « ne doivent pas dépasser trente hommes » et appelle les résistants à s’assurer du concours de la population : « Par des tracts, invitez la population à venir en aide aux réfractaires. »
Résistance-organisation, Résistance-mouvement social ?
23Pour son efficacité, la Résistance ne peut se passer des actes de complicité et de solidarité de la population parmi laquelle elle recrute en fonction de ses besoins. Prenons l’exemple du renseignement. Ce qui distingue un réseau de la Résistance d’un service de renseignement classique, c’est sa capacité à trouver au sein de la population civile des complicités et des informateurs bien placés : responsables de la sncf pour le trafic ferroviaire, pilotes des ports pour le transport maritime, ingénieurs des usines travaillant pour l’armement. Partout, on constate une pénétration privilégiée dans certains métiers : radio-électriciens pour aider les radios-émetteurs, imprimeurs pour la presse clandestine, voyageurs de commerce ou cheminots pour faciliter les déplacements … Cela ne signifie pas un ralliement unanime, pas même majoritaire (comment le quantifier ?), mais suffisant pour permettre aux organisations de survivre et de se développer.
24Pour assurer la pérennité d’un maquis, le nombre de ses membres est moins décisif que la complicité de la population proche qui ne peut ignorer son existence : paysans qui nourrissent, maires ou gendarmes qui renseignent, médecins ou infirmières qui soignent, gens qui ouvrent leur porte en cas de coup dur. Pour le maquis, le boulanger qui fournit régulièrement du pain est plus précieux que vingt maquisards supplémentaires. Eux seront dénombrés comme « résistants », mais le boulanger qui a pris sa part de risque appartient-il à la grisaille indécise ?
L’aide aux pourchassés
25Une forme de résistance mérite de retenir notre attention : celle qui se manifeste au nom de l’entraide et de la solidarité. La première à se concrétiser, le passage de la ligne de démarcation et des frontières, ne s’est jamais limitée à des filières organisées. Si l’action des passeurs est bien connue, celle des familles qui ont hébergé des fugitifs l’est moins. Peu spectaculaire, elle est tout aussi risquée car si les passeurs passent, les hébergeurs – et particulièrement les femmes – restent dans leur logis, à la merci de la moindre dénonciation. Sévèrement punie, parfois par la déportation, l’aide dont ont profité les aviateurs alliés tombés en France reposait sur la population civile, comme l’ont montré les études de Claire Andrieu [6]. Après vérification des autorités alliées, « ce sont quelque 30 000 helpers qui ont pu être reconnus », cette reconnaissance étant elle-même sélective : elle excluait les hébergements d’une nuit ou les simples fournisseurs d’habit ou de nourriture. « Avec leur aide, environ 5 000 aviateurs britanniques ou américains ont pu rejoindre leur base en Angleterre, et des milliers d’autres ont échappé à l’arrestation et aux camps de prisonniers de guerre. »
26Le « sauvetage des juifs » pose un problème similaire, mais rendu – à juste titre – plus sensible par l’ampleur de l’enjeu et par les passions qui l’entourent. Il serait hors de propos de prétendre aborder ici globalement cette question. Rappelons cependant que la Résistance organisée a eu pour priorité de contribuer à la Libération de la France, non de sauver les juifs d’une persécution dont elle n’a mesuré ni la spécificité ni l’ampleur – comme tant d’autres. Une part très minoritaire du sauvetage des juifs a cependant été prise en charge par des organisations juives ou non juives. Mais il faut bien poser la question de savoir pourquoi, en France, 75 % des Juifs ont échappé au génocide, pourcentage exceptionnellement élevé et le plus fort d’Europe occidentale. En tout état de cause, dans ce cas, comme pour l’aide aux proscrits qui veulent franchir la ligne de démarcation, la contribution de la population se révèle déterminante. C’est ce que démontre Jacques Semelin dans son dernier ouvrage [7]. Il impute aux phénomènes de réactivité sociale le mérite d’avoir fortement contribué au sauvetage des juifs – en dépit d’un antisémitisme plus culturel et xénophobe qu’idéo logique. « Réactivité sociale au sens où nombre d’individus, sans nécessairement se connaître, ont porté assistance à d’autres individus que, le plus souvent, ils ne connaissaient pas davantage. » S’il est impossible de chiffrer l’importance du phénomène, il ne saurait être exclu d’une vision globale du comportement de la population à l’égard des juifs. Jacques Semelin conclut son livre sur « la formation dans les années 1942-1944 de ce tissu social non conforme, désobéissant, voire résistant, au sein duquel, comme d’autres parias et ennemis de l’occupant et de Vichy, ils ont pu se cacher et survivre ». La Résistancemouvement social se manifeste par une protection complice, la confection de faux papiers, l’hébergement, et de multiples gestes de solidarité ou d’entraide qui leur permettaient de ne pas se sentir partout et toujours au ban de la société.
Les phénomènes de rejet
27Les relations entre la Résistance-organisation et la population ne sont pas exemptes d’ambivalences et de tensions. Le principal point d’achoppement tient à la pratique de la lutte armée qui cristallise les réactions de rejet. D’abord parce qu’elle attire des représailles dont sont victimes des « civils innocents ». D’autres obstacles existent, de nature culturelle principalement. La culture républicaine comme les cultures chrétiennes, socialistes, militaires condamnent un recours à une violence dont l’État, sa police et son armée doivent détenir le monopole. Il en va tout autrement dans les pays de l’Europe orientale et balkanique au sein desquels la culture démocratique est quasi inexistante et le rapport à la violence tout autre. D’où les hésitations pour les résistants de France à basculer dans la lutte armée (sabotages, attentats contre des militaires allemands). Elle est engagée à l’été 1941 par la direction du Parti communiste français, suivant en cela les directives de l’Internationale. Toutefois, au départ, ces pratiques ne sont pas acceptées au sein du Parti : elles contreviennent à la culture de lutte de masse sur laquelle s’est édifié le parti, hostile aux actions individuelles « anarchistes ». Il se garde bien de revendiquer les premiers attentats et L’Humanité clandestine n’en fait guère état avant février 1942.
28Comment la population se positionne-t-elle face à la lutte armée ? Quatre facteurs doivent être pris en considération. Le facteur temps est essentiel. Dans une première période, les sabotages, les attentats et, plus encore, les exécutions de soldats allemands par les communistes soulèvent une réprobation engendrée par les représailles et les exécutions d’otages. Cependant, tout n’est pas si simple : en retour, celles-ci vont susciter horreur et indignation à l’endroit de l’occupant et de Vichy. La synthèse des rapports de préfets de la zone occupée de décembre 1941 l’exprime sans ambiguïté : « L’immense majorité de l’opinion persiste dans sa haine de l’occupant et se refuse entièrement à suivre la politique gouvernementale de collaboration. » Une période s’achève, l’illusion d’une occupation pacifique et correcte s’effondre. Suit une lente évolution, complexe et non linéaire, dans laquelle s’instille une accoutumance aux violences anti-allemandes perçues comme justifiées. La périodisation des actions violentes (sabotages et attentats) recensées par les autorités des services de l’Armistice de janvier 1942 à juillet 1944 (14 000 actions au total) est instructive [8]. La moyenne mensuelle passe de 72, en 1942, à 162 au premier semestre 1943, elle s’infléchit brusquement en juillet 1943 (293 opérations) avec une moyenne de 584 au second semestre 1943 puis de 1 237 de janvier à juillet 1944. L’été 1943 marque donc bien un moment de rupture pour la lutte armée. Jouent les facteurs déjà évoqués : probabilité d’une défaite allemande, institution du sto et déchaînement de la répression (arrestations, exécutions, déportations) qui achève de discréditer Vichy et rend l’occupant encore plus odieux.
29Léon Werth réfugié à Saint-Amour (Jura), jusqu’alors si sévère envers les paysans, observe finement l’évolution de leur comportement à l’égard du maquis. Il constate que les réquisitions effectuées par les résistants et les sabotages ferroviaires, qui se multiplient à partir de l’automne 1943, sont finalement tolérés ou approuvés. Il en fournit l’explication dans son Journal à la date du 27 décembre 1943 : « L’idée que se font du maquis les paysans est plus forte que toutes les idées que tente de leur imposer la propagande allemande ou hitléro-vichyssoise. On peut, sans rien forcer, dire que le maquis se confond avec la France, avec leur liberté (au sens le plus gros, le plus matériel). Quel que soit le maquis, il est leur maquis. S’ils en parlent, c’est d’un ton affectueux. » Si ce sentiment ne peut être généralisé ni dans le temps ni dans l’espace, cette reconnaissance progressive de la légitimité de son action octroie à la Résistance organisée un « droit » à l’usage de la violence. Il n’a rien d’une délégation sans condition, il n’est évidemment pas accepté par tous – mais il est indispensable. Par la suite, l’évolution est loin d’être linéaire. À l’espoir déçu d’un débarquement à l’automne 1943 succède une période de doute, de repli, qui entraîne des manifestations de lassitude, voire de rejet, de la part de la population. L’espoir renaît au printemps 1944 et le débarquement du 6 juin suscite une poussée vers les maquis. S’exprime alors une véritable ferveur qui n’est pas incompatible avec des manifestations d’une peur somme toute compréhensible, la guerre qui revient et se rapproche ne pouvant qu’apporter son lot de souffrances.
30Le facteur espace joue aussi son rôle dans le positionnement de la population face à la lutte armée. On peut comprendre le sentiment d’inquiétude des populations, soumises aux représailles éventuelles de l’occupant, lorsque des actions sont engagées à proximité de leurs lieux d’habitation. Se révèle alors la contradiction entre l’aspiration à la libération et la crainte des engagements armés : on souhaite la victoire, on préférerait qu’elle se gagne sans dommage pour soi-même ou pour les siens.
31Le facteur action est déterminant pour saisir les dispositions de la population face aux combattants : son attitude dépend de la nature des actions entreprises par la Résistance et de leur légitimité, attribuée en fonction des risques encourus. Certaines ne posent guère de problèmes et réjouissent jusqu’aux « braves gens », comme les réquisitions opérées au détriment des Chantiers de jeunesse de Vichy, des « riches » ou des « collaborateurs notoires ». De même, les exécutions de dénonciateurs avérés, de miliciens responsables d’arrestations ou d’exactions sont accueillies dans l’indifférence, avec sympathie parfois, leurs auteurs sont rarement dénoncés et difficilement retrouvés. Les sabotages ferroviaires visant les lignes stratégiques, loin des villages, attirent également plus d’approbation que de critique. En revanche, d’autres formes d’action sont stigmatisées comme les incendies de récoltes ou la destruction de matériel agricole, prônés par les ftp (Francs-Tireurs et Partisans, affiliés au pcf) pour freiner le ravitaillement des Allemands. Les embuscades contre les convois allemands à proximité des villages et les exécutions de soldats dans les villes engendrent angoisse et condamnation en raison des représailles systématiques qui suivent. La guérilla urbaine se trouve de même en butte à la réprobation comme le montre l’isolement des ftp et ftp-moi parisiens décimés par la répression en novembre 1943, et dont l’action cesse jusqu’au printemps 1944. Charles Debarge, qui, à Lille, commande un groupe ftp d’une vingtaine d’hommes de début 1942 à septembre 1942 témoigne dans le carnet personnel qu’il a laissé de l’extrême solitude de son groupe, cause certaine de sa chute.
32Quatrième élément, le facteur humain. Dès leur constitution, la qualité des relations entre les maquis et la population locale est décisive. L’enjeu est important de part et d’autre : les maquis ne peuvent survivre sans l’aide des habitants qui peuvent s’attendre à de sévères représailles dès leur implantation. La confiance s’établit d’autant mieux que l’on connaît personnellement les maquisards et que, sur place, des personnes d’influence (maire, curé, instituteur, notables, gendarmes …) assurent un rôle de relais et de protection. Comptent tout autant les mesures prises par les chefs de maquis pour sécuriser les populations dont ils dépendent. Ils se doivent de moduler l’activité du maquis pour préserver les civils de la répression mais aussi pour éviter les phénomènes de rejet que pourraient susciter des actions trop nombreuses et trop spectaculaires. Dans le Languedoc, les maquis Bir Hakeim, commandés par Jean Capel, déploient une intense activité : attaques de convois allemands, sabotages ferroviaires et sorties très spectaculaires en convois. S’ensuit une violente répression de l’armée et de la police allemandes, puis des gmr (Groupes mobiles de réserve) dans les Cévennes et jusqu’à Nîmes. Le 3 mai 1944, lors d’une réunion, les responsables des maquis cévenols décident unanimement de chasser Jean Capel et ses hommes des Cévennes, sentence à laquelle ils doivent se soumettre. Les responsables doivent aussi veiller à la bonne tenue des hommes et ne donner aucune prise aux accusations de « banditisme » lancées par l’occupant et par Vichy. En Haute-Saône des opérations douteuses et parfois crapuleuses se sont multipliées : pour la seule période du 1er octobre 1943 au 31 janvier 1944, 12 exécutions, 25 attentats contre les biens de particuliers et 49 vols. Les résistants coupables sont appréhendés : 24 arrestations, sur dénonciations. Le préfet peut noter dans son rapport du 31 janvier 1944 : « La réticence enregistrée au cours des mois précédents a fait place à une confiance retrouvée dans l’action des forces de maintien de l’ordre. Celles-ci peuvent désormais obtenir de précieux renseignements pour orienter leurs recherches. » L’estime et le soutien de la population se gagnent et se perdent sur le terrain.
33Ainsi, dans les relations entre maquisards et population on ne saurait minorer le rôle joué par la peur, tant du côté des maquisards, en raison du risque de dénonciation, que pour la population au sein de laquelle à la peur de la répression s’ajoute celle du maquis et de ses éventuelles sanctions. Fréquemment évoquée dans les rapports des autorités, cette peur du maquis est réelle. La Résistance donne des consignes, parfois assorties de menaces et de châtiments – ne serait-ce que pour garantir la sécurité – comme peut le faire un régime démocratique en temps de paix. Observons cependant que les deux peurs sont asymétriques : contre l’occupant, on ne peut rien, il viendra, arrêtera, déportera ou exécutera ; contre la Résistance, la population dispose d’une arme redoutable, la dénonciation. C’est elle qui fait tomber les maquis et les groupes qui se sont aliéné la complicité de la population : il y a comme une ligne rouge invisible qui ne peut être dépassée impunément.
34Un jeune maquisard du Vercors – et futur historien – témoigne de cette peur qu’il a rencontrée : « Les gens que nous allions voir nous craignaient et nous haïssaient, sur le moment, pas par esprit de collaboration, par peur. Une peur effroyable. Tous les jours, les Allemands exécutaient des otages [9]. » Toutefois, ces mêmes communautés qui ont vu s’installer avec angoisse ou même hostilité les maquis au-dessus de chez elles, peuvent témoigner, après de sanglantes répressions, une plus grande solidarité envers ceux qui sont devenus des héros et des martyrs. Tel est le constat du préfet de la Drôme le 15 juillet 1944, à la suite des événements du Vercors : « Après la répression allemande, les paysans ne montrent plus d’animosité envers les maquisards. Avant le drame, voyant le danger, peut-être. Après, ce sont les Allemands, et eux seuls, qui sont haïs [10]. » L’effet des représailles est double : d’une part elles suscitent l’effroi, d’autre part elles créent « une communauté de souffrance » (Pierre Laborie) qui renforce, voire crée des liens entre les maquisards et la population. Les participations aux enterrements des victimes en sont un des témoignages. Jean-Marie Guillon observe que dans le Var, en novembre 1943, les enterrements de maquisards, suivis par toute la communauté, rassemblent des milliers de personnes de toutes opinions. Il ajoute que « leur évident caractère patriotique (avec drapeaux tricolores sur les cercueils) contribue à l’union de tous autour de la Résistance [11] ».
35Comment ne pas observer que c’est bien le patriotisme qui constitue la valeur creuset où viennent se fondre toutes les autres valeurs ? C’est en son nom que s’opèrent les engagements résistants et les solidarités dont ils bénéficient. Nier son rôle « explicatif » comme le fait Olivier Wieviorka, au prétexte qu’on en retrouve une expression chez les vichystes et les collaborateurs, interdit de comprendre les uns et les autres. Cela reviendrait à nier la dimension religieuse des guerres de Religion. Dans un cas comme dans l’autre, la valeur centrale se mêle à bien d’autres. Tout dépend de leur place dans la hiérarchie d’ensemble et des systèmes de représentation qui en découlent.
Histoire et mémoire de la Résistance
36La Résistance n’était pas entourée de murs. Des ponts et des passerelles la reliaient à la société française. Pour les résistants eux-mêmes, les organisations clandestines n’étaient pas un ordre monastique dans lequel on entrerait en se dépouillant de son être social et qui les dispenserait de partager – et donc de comprendre – la pluralité et l’ambivalence des comportements de leurs concitoyens. Quoi d’étonnant si l’on retrouve cette même complexité dans les relations concrètes entre la population et la Résistance ? Mais cette complexité n’est pas figée et c’est en l’analysant qu’on peut percevoir l’évolution globale de la société française en 1943-1944. C’est pour cela que le phénomène résistance ne se réduit pas à la Résistance-organisation et qu’il convient d’y inclure, sans la confondre avec elle, la Résistance-mouvement social. C’est à cette même conclusion que parvient la synthèse de l’historien anglais Julian Jackson, La France sous l’Occupation [12]. Son approche de la Résistance ne sépare pas son histoire de celle de la société de son temps et il restitue aux Français la diversité de leurs comportements.
37Cela permet de comprendre dans quelles conditions des reconstructions mémorielles ont pu opérer depuis la Libération. Si, comme Pierre Laborie l’a montré, et contrairement à ce qui est souvent affirmé aujourd’hui, la mémoire d’une France entièrement résistante n’a jamais été dominante, spécialement dans le champ politique [13], la mémoire sociale elle-même s’est constituée en s’appuyant sur la diversité des comportements sous l’Occupation. En ce temps de reconstruction économique, politique et identitaire, la mémoire remplit une fonction unificatrice, en France comme ailleurs. Elle ne postule nullement que tous les Français ont été résistants, mais se fonde sur l’existence d’une communauté de souffrance et sur le sentiment que la plupart se sont comportés en « bons Français », selon la formule de Luc Capdevila qui a mis en valeur la complexité et l’ambivalence des processus mémoriels immédiatement à l’œuvre [14]. Cette identité nationale se fonde sur le rejet des profiteurs, des collaborateurs, des dénonciateurs … Elle s’enracine sur le souvenir du quotidien ordinaire : s’adapter sous la contrainte, chercher des stratégies de survie, s’opposer sans risque quand on le pouvait, faire preuve d’insoumission ou de désobéissance, avoir été sou vent pour la résistance, à quelques occasions avec la Résistance, plus rarement dans la Résistance.
38Dans les débats autour de l’histoire de la Résistance se profile, de façon plus ou moins explicite, la question des comportements des Français sous l’Occupation. Réduire la Résistance à ses organisations, ignorer la multiplicité, la fluidité et la diversité des réactions collectives a pour conséquence – ou pour but ? – de transmettre une image des Français dévalorisante, voire culpabilisante. Cette vision, il est vrai, rejoint celle que les médias s’emploient à répandre dans la mémoire collective avec, parfois, l’appui des autorités. Comme Pierre Nora le rappelait (Le Monde, 13 décembre 2005), en accord avec l’humeur du temps, si la nation a été associée à la célébration du bicentenaire de Trafalgar, la participation à la commémoration d’Austerlitz n’a pas été jugée souhaitable … L’histoire qui s’écrit n’est pas indifférente à la mémoire dominante.
Notes
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[1]
Voir « Pour une sociologie de la Résistance : intentionnalité et fonctionnalité », Le Mouvement social, n° 180, juillet-septembre 1997 ; « Résistance et autres comportements des Français sous l’Occupation », dans François Marcot et Didier Musiedlak (sous la dir. de), Les Résistances, miroirs des régimes d’oppression (Allemagne, Italie, France), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006, et « Les résistants dans leur temps », dans François Marcot, avec la collaboration de Bruno Leroux et Christine Levisse-Touzé (sous la dir. de), Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, Robert Laffont, 2006.
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[2]
Pierre Laborie, Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération, Éd. du Seuil, « Points Histoire », 2003. Réflexions souvent reprises sans mention de leur auteur.
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[3]
Entreprises travaillant pour l’armement allemand, dont les ouvriers sont dispensés du travail obligatoire en Allemagne.
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[4]
Cité dans Paul et Suzanne Silvestre, Chronique des maquis de l’Isère, Grenoble, Éd. des 4 Seigneurs, 1978.
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[5]
Jean Quellien, Opinions et comportements politiques dans le Calvados sous l’occupation allemande, Caen, Presses universitaires de Caen, 2001.
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[6]
Claire Andrieu, « Les comportements des civils face aux aviateurs tombés en France, en Angleterre et en Allemagne, 1940-1945 », dans (Actes du colloque), Pierre Laborie et François Marcot, Les Comportements collectifs en France et dans l’Europe allemande, 1940-1945, à paraître.
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[7]
Jacques Semelin, Persécutions et entraides dans la France occupée, Éd. du Seuil-Les Arènes, 2013. On trouvera un point de vue différent dans Renée Poznanski, Propagandes et persécutions. La Résistance et le « problème juif ». 1940-1944, Fayard, 2008, ouvrage auquel a répondu l’article de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « La France Libre et le “problème juif” », dans Le Débat, n° 162, novembre-décembre 2010.
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[8]
Chiffres cités dans Gaël Eismann, Hôtel Majestic, Tallandier, 2010.
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[9]
Marc Ferro, Histoires de Russie et d’ailleurs, Balland, 1990.
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[10]
Cité dans François Boulet, Les Montagnes françaises 1940-1944 : des montagnes-refuges aux montagnes-maquis, thèse de l’Université de Toulouse-le-Mirail, 1997.
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[11]
Jean-Marie Guillon, La Résistance dans le Var. Essai d’histoire politique, thèse de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 1989.
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[12]
Julian Jackson, La France sous l’Occupation 1940-1944, Flammarion, 2004.
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[13]
Pierre Laborie, Le Chagrin et le Venin. La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Bayard, 2011.
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[14]
Luc Capdevila, Bretons au lendemain de l’Occupation : imaginaires et comportements d’une sortie de guerre, 1944-1945, Presses universitaires de Rennes, 1999.