Le Débat 2013/5 n° 177

Couverture de DEBA_177

Article de revue

Manuels : impressions de lecture

Pages 30 à 38

Notes

  • [1]
    Régis Debray vient de publier Le Stupéfiant image. De la grotte Chauvet au Centre Pompidou (Gallimard, 2013).
  • [2]
    Philippe Meyer est écrivain, acteur, producteur-chroniqueur à France Culture. Il a récemment publié Un Parisien à travers Paris (Robert Laffont, 2013).
  • [3]
    On a consulté Histoire 1re, L/ES/S. Questions pour comprendre le xxe siècle, Hachette, 2011 ; Histoire Tle, ES/L, Magnard, 2012 ; Histoire 1re, L/ES/S, Nathan, 2011. Six auteurs, tous agrégés, dont trois normaliens, trois professeurs en khâgne, dont Henri-IV et Fénelon, un professeur des universités.
  • [4]
    Dominique Schnapper est directeur d’études à l’ehess. Elle a été membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2010. Elle a tiré un livre de ses expériences, Une sociologue au Conseil constitutionnel (Gallimard, 2010). Elle vient de publier un livre de mémoires Travailler et aimer : entretiens avec Sylvie Mesure et Giovanni Busino (Odile Jacob, 2013).
  • [5]
    Histoire 1re. Programme 2011, sous la direction de Sébastien Cote, Nathan, 2012 ; Histoire Terminales L/ES, sous la direction de Vincent Adoumié et de Pascal Zachary, Hachette/Éducation, 2012. Le programme actuel d’histoire en 1re fut publié par un Bulletin officiel spécial du ministère de l’Éducation nationale le 30 septembre 2010, celui de la classe de terminale, par un Bulletin officiel spécial le 13 octobre 2011.
English version

Régis Debray : Un temps intemporel [1]

1Capitulation devant l’imagerie de grande consommation ou adaptation à l’écosystème en vigueur ? Invasion de l’école par tout ce qui la nie, ou utilisation des passages obligés pour sauver ce qu’il en reste ? On peut, au vu des spécimens que l’on a entre les mains, hésiter entre les deux thèses. Je ne mettrais pas en effet dans le même sac tel manuel d’histoire générale (chez Belin) ou tel autre d’histoire contemporaine (Bordas, « Cahier bac »). Le manuel de seconde (sous la direction de Laurent Bourquin) est aéré, intelligemment illustré. Des transitions, cursives, sont ménagées entre les périodes, l’image sert le texte au lieu de l’écraser, il arrive même que l’on doive tourner la page, bref le fil est maintenu entre les séquences. En revanche, le manuel à l’usage des premières portant sur le xxe siècle, avec sa couverture en mosaïque télévisuelle (Marilyn, Steve Jobs, Mao en géant et de Gaulle en petit), fait de l’écrit un remplissage entre deux clichés. Dans le premier cas de figure, l’image est icône ou symbole, parce que faite de main d’homme (tableau, enluminure, blason, etc.), dans le second, elle est indicielle (photo ou film). La première est une œuvre de l’esprit, et rentre dans une composition de sens : elle appelle une lecture. La seconde est un flash, qui ne pose pas de question, et y répond encore moins : elle décourage d’emblée l’interprétation et la problématique.

2Un trait, cela dit, semble commun aux divers manuels d’histoire contemporaine : l’empreinte de l’idéologie locale, le catéchisme libéral-démocratique, qui affleure à vue d’œil. Elle paraît curieusement franco-centrée dans la hiérarchisation des valeurs et la sélection des événements phares (Auschwitz éclipsant Stalingrad, par exemple), et a-française dans la visée générale (l’entité France s’est perdue en chemin). Les idées molles à la mode garantissent la conformité au groupe : les totalitarismes, la construction européenne, la parité en point d’orgue, Obama en référence. Le client de TF 1, le familier de L’Express et du Nouvel Obs se sentiront ici chez eux. C’est notre monde commun. Pas un seul couac dans ce très correct consensus (un seul 11 Septembre, le 9/11, trois mille morts aussi mais Santiago du Chili n’est pas New York). Pourquoi donner un statut d’instruction aux infos du moment ? Peut-on parler de savoir et d’étude dans ce concentré détritique des magazines people et des essais en vogue ?

3Outre la baisse généralisée des niveaux d’exigence, on est en droit de penser qu’il est déraisonnable d’intégrer du chaud dans le réfrigérateur, et la doxa ambiante dans la tête des jeunes générations. Postuler l’auto-intelligibilité du présent est toujours dangereux. L’histoire immédiate est celle qui intéresse le plus les élèves ? C’est vraisemblable, mais l’apprentissage des remises en perspective est une chose, et la demande sociale de confort intellectuel en est une autre. L’école s’aligne donc sur la presse. Le gouvernement aussi. Tout le monde s’y met. L’intoxication par l’image grandit avec l’invasion de l’actualité. En 1960, si je me souviens bien, le cours s’arrêtait sagement à 1914. Le culte de l’immédiateté condamne-t-il toute retenue chronologique ? Le prix à payer pour l’absence de recul : un festival de lieux communs.

4Nos armées sont convaincues que leur avance technologique leur garantit le succès stratégique. Le soldat occidental est de mieux en mieux équipé, connecté, informé, chapeauté, protégé, moyennant quoi il gagne quelques batailles faciles et perd finalement toutes les guerres (Afghanistan, Irak, Libye). Espérons que l’élève français, bardé de données, tableaux, statistiques, diagrammes, index, etc., s’en sorte mieux. Ces chefs-d’œuvre d’infographie, ces exploits de pédagogie sophistiquée transmettent-ils une connaissance, rendent-ils l’histoire intelligible ? On peut en douter. Le mode d’emploi liminaire de ces machines textuelles en caractères minuscules – ceux des notices d’utilisation des lave-linge et des ordinateurs – est d’une grande complexité (qui dépasse mes capacités de déchiffrement), mais il faut espérer que le brevet informatique et Internet (B 2I) mette les élèves en état de maîtriser méthodologie et métadonnées. Puissent-ils garder un peu de temps pour le reste.

5Pour lire ? Non. Pour un balayage optique des pages écran, où le « Form is meaning » est ici porté au paroxysme du picorage. La vidéo-sphère ayant phagocyté ou plutôt recyclé la graphosphère en la subordonnant à ses exigences propres, il n’y a rien d’étonnant à la transformation du texte (ou du « gris ») en légendes et titraille. Ni à la phagocytose de l’ancien bas clergé pédagogique par le haut clergé médiatique. Le glissement dans le rôle du référent de Fernand Braudel à Claire Chazal, en un demi-siècle, ferait un bon sujet de thèse.

6Le mot d’« Histoire », en couverture, continue d’étonner. Ce qui peut le relier à l’idée de récit, suite d’événements, enchaînement de faits, a disparu dans la plupart des cas, au bénéfice d’un perpétuel présent, en à-plats d’infos juxtaposés. La chronologie en annexe, avec les « dates clés » en marge, la synchronie remplace la diachronie, et un montage de documents met l’épaisseur des siècles et la durée elle-même hors jeu. L’histoire désigne désormais un mélange de sociologie et de journalisme, excluant la recherche de causes et concaténations (type : les origines de la guerre de 14). Mais peut-être cette déstructuration, cet émiettement relèvent-ils d’un choix conscient et raisonné, traduisant à la fois une crise de l’histoire savante, et le temps qui est le nôtre, désarticulé et détemporalisé.

7N’étant pas historien, et encore moins pédagogue, je ne peux que me perdre en conjectures. Passant pour avoir quelque intérêt pour les questions de transmission culturelle, je n’ai pu ici, que l’on me pardonne, me dérober aux amicales demandes de Pierre Nora, mais je le fais bien conscient de ma complète incompétence en matière éducative, comme d’ailleurs en toutes les autres.

8Régis Debray.

Philippe Meyer : Le rêve de Zazie [2]

9« Pour traiter le programme, le professeur doit exercer sa liberté et sa responsabilité pédagogiques. Il a la possibilité notamment de construire son propre itinéraire en fonction de son projet pédagogique, en articulant les thèmes et les questions dans un ordre différent de celui de leur présentation, à l’exclusion du thème 1 qui doit ouvrir obligatoirement la mise en œuvre du programme. » La proclamation aux troupes qui ouvre les manuels d’histoire de première et de terminale sous la forme d’un extrait du Bulletin officiel de l’Éducation nationale se traîne plutôt qu’elle n’entraîne. Ainsi l’élève découvret-il que la plume peut avoir le poids spécifique du plomb.

10En français et en vingt mots (au lieu de soixante), le rédacteur du B. O. aurait écrit : « Le professeur est libre d’organiser son cours comme il le souhaite ; il doit cependant commencer l’année par l’étude du thème 1. » La suite est de la même farine et appelle un exercice constant d’adaptation du pédagol en français. Ainsi le stylo ministériel perdrait-il son encre plutôt que de concéder simplement que l’étude de l’Histoire ne peut faire l’économie d’une solide connaissance de la chronologie, phrase que comprendrait la totalité des élèves. Les rédacteurs pré f èrent annoncer que « l’approche thématique qui structure le programme doit être fondée sur la mobilisation de repères chronologiques fondamentaux ». L’emploi du substantif mobilisation est-il un simple effet de mode ou exprime-t-il l’inconscient d’une administration qui utilise un vocabulaire d’autant plus martial qu’elle n’a, sur la réalité quotidienne de l’école et de ses champs de bataille, guère plus de clartés ni de prise que n’en avait Fabrice à Waterloo ? Ne négligeons pas toutefois ce que j’appellerai l’hypothèse Zazie : à la question « Alors ? Pourquoi tu veux l’être, institutrice ? », l’espiègle enfant répondait : « Pour faire chier les mômes ».

11Une forme particulière de ce que l’on appelait dans la littérature feuilletonesque le tirage à la ligne marque le style de ces ouvrages [3]. Prenez ce « tableau des capacités et des méthodes » à partir duquel « se fera la préparation du baccalauréat ». On y évoque la nécessité de connaître et de distinguer les grandes périodes historiques (« nommer et périodiser [sic] les continuités et les ruptures chronologiques »), connaître le planisphère (« nommer et localiser les grands repères géographiques terrestres »), situer et caractériser une date (« situer et caractériser une date dans un contexte chronologique »), nommer et localiser un lieu (« nommer et localiser un lieu dans un espace géographique »), mettre en relation des faits historiques (« mettre en relation des faits ou événements de nature, de période, de localisation spatiale différentes – approches diachroniques et synchroniques »). La haute teneur en tautologie de ces formulations (pimentée ici et là d’un rien de gongorisme) se retrouve dans l’ensemble de ces livres. Aux yeux des rédacteurs, préciser qu’ils sont « terrestres » semble conférer aux grands espaces géographiques une majesté qui vient s’ajouter à leur dimension. La précision superflue qui veut que l’on situe une date dans un « contexte chronologique » (où diable la situer ailleurs ?) paraît destinée à établir que l’on parle d’une science et non d’un récit au coin du feu, ou des belles histoires de l’oncle Paul. Je crois avoir trouvé le modèle rhétorique des auteurs : c’est la phrase célèbre de Fernandel dans le François Ier de Christian-Jaque, « Majesté, votre sire est trop bonne ».

12Passée cette introduction à la solennité pataude et à la scientificité affichée, que retenir de la lecture de ces trois manuels ? Ou, plutôt, par quoi le non-historien de métier que je suis est-il étonné ?

13L’historiographie semble l’avoir définitivement emporté sur l’histoire. Les débats entre historiens sur leur matière sont soumis dans ces manuels à des élèves dont les connaissances historiques sont, dans le meilleur des cas, un processus en chantier. Ainsi – pour ne pas m’attarder sur un sujet par trop polémique –, l’élève aurat-il baigné dans une question du type « quand commence le xxe siècle ? », sans que l’on se soit soucié de lui apprendre que la Pologne n’existait pas en 1914. Dans l’enseignement de l’histoire, il est fait une place surprenante à l’histoire immédiate. Un chapitre sur la gouvernance économique d’un manuel publié en 2012 consacre quelques pages à la crise de la zone euro déclarée en 2011. Un autre manuel, également publié en 2012, traite du « Printemps arabe » et des « indignés » israéliens dans son chapitre consacré au Proche-Orient.

14J’aurais eu cependant, grâce à l’exercice que m’a proposé Le Débat, la bonne fortune d’apprendre la fin de l’Histoire et de pouvoir, tel un bon élève, la situer et la caractériser dans un contexte chronologique et même dans un espace géographique terrestre. Si j’en crois l’une de mes lectures, la fin de l’Histoire s’est en effet accomplie en France peu avant l’an 2000. En voici le faire-part : « La République et la société française à la fin du xxe siècle :

15

« la République a intégré la classe ouvrière, qui négocie désormais avec le patronat et l’État (meilleurs salaires, réduction du temps de travail, législation du travail, accès aux loisirs)
« la République a fait de la laïcité française un modèle de séparation réussie de la politique et de la religion. Les grandes religions coexistent dans la société indépendamment de l’État. »

16Il ne reste à la société française, selon ce manuel, qu’un problème à régler (mais c’est en bonne voie) : « la République a accordé aux femmes des droits sociaux et politiques qui font d’elles des citoyennes à part entière ; mais l’accès à ces droits reste inégal » (en gras dans le texte).

17Quelle idée se font des jeunes gens et des jeunes filles presque majeurs qui étudient en première et en terminale les rédacteurs de ces manuels d’histoire ? Ce sont des enfants qu’il faut prendre par la main et guider, guider, encore guider. Exercices guidés, méthode guidée, on guide à toutes les pages et notamment par une débauche d’artifices typographiques, d’usage du gras, de l’italique, des couleurs, des changements de police et par l’emploi de flèches et de codes qui remplacent bien souvent la syntaxe dans des chapitres où tout est organisé en schémas et en tableaux et où une pensée informe juxtapose les notions clés et les mots de la même serrurerie. S’il veut réussir la rédaction de ses devoirs ou de sa copie d’examen, l’élève aura soin de (je conserve la présentation typographique) de « développer son argumentation : Chaque partie du devoir apporte des éléments de réponse à la problématique que vous avez formulée en introduction. Dans chaque partie, vous allez donc développer votre argumentation. Ces paragraphes sont chacun composés d’une idée qui doit être argumentée et accompagnée d’un ou deux exemples soigneusement sélectionnés. »

18Les manuels sont farcis de schémas concoctés par des gens qui répètent à l’envi qu’« il ne faut pas schématiser ». Il semble cependant que pour le pédagogue, le schéma soit un outil parfait pour épargner à l’élève un effort de concentration : le schéma pense pour lui. Las, ces « schémas pédagogiques » sont la plupart du temps trop simplificateurs, pauvres de sens et quelquefois bâclés.

19Le schéma de synthèse sur les régimes totalitaires dans l’entre-deux-guerres résume ainsi la situation de la Russie des années qui suivent 1917 : la peur de la contre-révolution favorise la mise en place du régime totalitaire. La question de savoir si le marxisme-léninisme est au totalitarisme ce que la nuée est à l’orage ne sera pas examinée. Cette simplification rend-elle service à la culture de l’élève et à sa pensée critique ?

20Voici un autre schéma. Il est intitulé « L’expérience combattante [en rouge] dans une [en gris] guerre totale [en vert] ». Une colonne rouge détaille les notions clefs de l’expérience combattante, pas toujours pertinentes (« violences et massacres contre des civils »), une colonne grise détaille « les facteurs » (facteur de quoi ? cela n’est pas précisé) et une colonne verte détaille les notions clefs de la guerre totale. Les trois colonnes sont reliées entre elles par des flèches à double sens et rattachées par d’autres flèches à double sens aux éléments du titre correspondants. Ces flèches ne représentent aucun lien logique clair. Le schéma juxtapose des « éléments clefs » dans une grande interconnection floue.

21Puis-je marquer une préférence pour le « Schéma des nouvelles conflictualités » ? À son sommet, deux chapeaux rouges : « Conflits différents de ceux du xxe siècle » et « Conflits à l’image de ceux du xxe siècle ». Ces deux chapeaux commandent deux colonnes bleues, chacune développant en deux paragraphes les deux types de conflit. Dans chacune des deux colonnes, le paragraphe du haut et celui du bas sont reliés par une flèche à double sens au paragraphe correspondant dans la colonne opposée. Au centre, une troisième colonne orange décrit les nouvelles conflictualités : le lecteur suppose donc que les conflictualités sont un concept différent des conflits, mais les rédacteurs qui insistent à longueur de manuel sur l’importance de définir les termes se sont épargné la peine de suivre leur propre conseil. Les nouvelles conflictualités sont reliées par une flèche à double sens aux conflits différents de ceux du xxe siècle, mais par une flèche à sens unique aux conflits à l’image de ceux du xxe siècle. Pourquoi cette différence, double sens ici et simple sens là ? Le rédacteur conserve cette information pour lui.

22De flèche en flèche, celles qui vont de gauche à droite, celles qui pointent de la droite vers la gauche et celles à double sens, l’élève est familiarisé avec la nouvelle méthode de la pensée historique, la flèche ; et comme à peu près chaque élément du schéma est relié à tous les autres par une flèche, la plupart du temps à double sens, voilà le postulant bachelier convaincu sans douleur que nous vivons dans un monde interconnecté.

23À toutes fins utiles, il se voit proposer des exercices guidés qui lui prémâchent et même lui prédigèrent le travail, le tout adorné de conseils d’une inutilité flagrante. Examinant « Les paysans dans la population active de la France de 1945 à 2000 », le manuel décompose le sujet de la façon suivante :

24

« – [en noir] où ? en France
« – [en orange] quoi ? la place dans la population active
« – [en vert] quand ? de 1945 à 2000
« – [en bleu] qui ? les paysans
« – [en violet] comment ? pourquoi ? causes et modalités de son évolution » – on se demande à qui renvoie le pronom « son » : la grammaire veut que ce soit à « la population active » quand la logique voudrait que ce soient « aux paysans » ; mais l’auteur s’est-il relu ?
Abordant la question des « Combattants et violences de guerre (1914-1918) », le manuel propose la décomposition suivante :
« – [en orange] quoi ? violences de guerre
« – [en [vert] quand ? 1914-1918
« – [en bleu] qui ? les combattants
« – [en noir] où ? partout » (précisément, non, pas partout, les combats de la Première Guerre mondiale se sont concentrés sur les fronts, contrairement à ceux de la Seconde Guerre mondiale, par exemple : c’est ce que j’appelle bâcler)
« – [en violet] comment ? pourquoi ? violences subies, infligées. »

25Les auteurs sont-ils en mesure de fournir l’effort de problématisation qu’ils demandent aux élèves ? Peut-être devraient-ils suivre la méthode pour la composition (la « méthode guidée », bien sûr), qu’ils proposent à leurs jeunes lecteurs. Elle se présente sous la forme d’un tableau en deux colonnes : la première, intitulée « Consignes générales pour la composition », recommande de « dégager une problématique », car « la problématique guide l’organisation de la réflexion et donc le plan » ; la deuxième, intitulée « Consignes pour organiser votre travail », recommande de « trouver une problématique permettant de traiter tous les aspects du sujet ». Ces deux colonnes seraient parfaitement redondantes (moi aussi, je peux jouer avec la typographie), si le mot problématique ne gagnait du galon dans la deuxième colonne, où il est imprimé en caractères gras.

26Le gras et le maigre, l’italique et le romain, les schémas, les colonnes, les flèches simples, les doubles flèches, les pléonasmes et les tautologies, toute cette rhétorique infantilisante et jargonneuse frôle parfois celle des anciens manuels d’instruction militaire dont on se souvient qu’à la question « de quoi sont les pieds ? », ils répondaient « les pieds sont l’objet des soins constants du fantassin », tandis qu’après avoir demandé à l’artilleur « combien de temps met un canon à refroidir ? » ils conseillaient sagement de rétorquer « un certain temps ». Ainsi l’un des manuels pose-t-il la question « Comment faire la différence entre le sujet Industrie et croissance depuis 1850 et le sujet Croissance et industrie depuis 1850 ? » « Dans les deux cas, “et” suppose une mise en relation étroite entre les deux termes du sujet » se répond à lui-même l’auteur, abandonnant les élèves sur cet exercice imité des variations du maître de philosophie de M. Jourdain sur « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour » … On comprendra qu’au terme de ma lecture de ces livres de classe il ne me reste plus qu’à remercier Le Débat de m’avoir fait prendre conscience de la chance qui est la mienne d’avoir déjà été préparé aux épreuves du baccalauréat, de les avoir subies et, si cette confidence m’est permise, d’avoir obtenu cette peau d’âne. Avec, il est vrai, la mention « passable ».

27Philippe Meyer.

Dominique Schnapper : Sur le modèle des news [4]

28Le « Malet et Isaac », que j’ai dévoré avec passion dans mon enfance, était austère. De longs paragraphes, à la graphie serrée, offraient un récit historique, quelques photographies de personnages célèbres en blanc et noir ne détournaient guère l’attention du lecteur qui pouvait se consacrer à comprendre le texte. Il était entendu que les écoliers devaient faire des efforts pour apprendre – comment apprendre sans effort ? – au risque, éventuellement, de s’ennuyer. Nous sommes évidemment dans un autre monde en lisant les manuels d’histoire d’aujourd’hui, dont le fond et la forme rompent ostensiblement avec cette austérité.

29Le ministère de l’Éducation nationale est, comme la France, immuable et changeant. Les programmes ne cessent d’évoluer. Des professeurs de lycée expérimentés rédigent de nouveaux manuels au fur et à mesure de leur publication [5]. Les titres des nouveaux programmes sont significatifs. Pour tous les élèves de première, sections L (littéraire), ES (économique et sociale) et S (scientifique) : « Questions pour comprendre le xxe siècle » ; pour les élèves de terminale des sections L et ES « Regards historiques sur le monde actuel ». Ce n’est plus l’histoire comme récit que le maître doit enseigner, mais l’examen de « questions » qui permettront de connaître le « monde actuel » grâce à des « regards historiques ». L’histoire-récit est remplacée par des « questions » ; une « nouvelle approche thématique » (texte du programme) est privilégiée aux dépens de la chronologie. L’objet de l’enseignement est de comprendre le contemporain grâce à des « regards historiques ».

30Les abus nés d’une vision réductrice de l’école des Annales avaient abouti à ce que les responsables de programmes d’histoire, dans les années 1970, suppriment toute chronologie et tout récit historique. Une forte réaction des historiens les plus réputés avait conduit le ministère à revoir sa copie pour le collège. Au niveau des lycées, on suppose que les élèves ont alors une connaissance suffisante des faits historiques et que l’on peut revenir à une « nouvelle approche thématique ». Il est d’ailleurs précisé dans le programme que « l’approche thématique qui structure le programme doit être fondée sur la mobilisation de repères chronologiques fondamentaux » (sic). Les auteurs des manuels, conscients du danger, multiplient les encarts, les schémas et les graphiques représentant le temps. Mais ils n’arrivent pas à compenser l’intention des rédacteurs d’un programme qui évacue – surtout en terminale – le sens même de la chronologie. Analyser dans le même chapitre l’immigration polonaise dans le Nord-Pas-de-Calais des années 1920 et l’immigration maghrébine de l’après-Seconde Guerre mondiale, ou la sdn et l’onu, sans tenir compte des conditions sociales et politiques des deux périodes et de l’équilibre des forces mondiales, est problématique. Les historiens savent qu’il ne faut pas penser le passé seulement en fonction du présent. Les guerres mondiales du xxe siècle et la Shoah n’étaient pas inscrites de toute éternité dans le destin européen, elles auraient pu ne pas exister. Il ne faut pas céder à l’illusion rétrospective de nécessité ou de fatalité. Les programmes d’histoire de première et de terminale impliquent une conception anhistorique de l’histoire.

31C’est plus évident dans le cas de la terminale, le manuel de première étant consacré au xxe siècle garde un plan grossièrement chronologique. Malgré tout, diviser le propos en « questions » sans mentionner leur éventuelle contemporanéité soulève des interrogations. Peut-on comprendre la non-intervention de la France en Espagne, par exemple, si l’on évacue les problèmes intérieurs et l’échec économique du Front populaire ? Les élèves de fin de lycée sont-ils si compétents sur les événements mondiaux que l’on puisse passer directement à des « questions » avant d’avoir exposé les faits ?

32La forme semble directement empruntée aux brèves, pages rouges et autres téléphones rouges des news. Le manuel propose des « cours », des « repères », des « études », des « documents » juxtaposés, mêlant informations éparses et documents bruts. Le tout est présenté sous une forme « agréable », destinée à séduire les lecteurs, avec la multiplication des couleurs (jusqu’à une quinzaine de couleurs différentes par page) et, comme dans les news, des graphies imaginatives et variées qui doivent faciliter une lecture rapide et éviter l’effort de compréhension qu’exige un texte argumenté. Les textes eux-mêmes sont très courts, je n’en ai pas trouvé qui comporte plus de neuf lignes. Il n’existe plus de paragraphes qui organisent un raisonnement. Je m’étonnais que nos étudiants ne sachent plus composer un texte et qu’ils soient tentés de juxtaposer des faits sans leur donner sens, j’ai retrouvé cette caractéristique dans les manuels récents. Comme dans les pages rouges des news les auteurs passent à la ligne à la fin de chaque phrase ; chacune, indépendante des autres, est d’ailleurs indiquée par un signal particulier. De ces paragraphes courts, informatifs, tous les lecteurs peuvent sans effort prendre connaissance, d’autant qu’ils sont accompagnés de documents illustratifs. Un texte suivi demande un effort de lecture et de compréhension suivi, il impose d’argumenter, d’analyser et d’interpréter des données, de faire place à des interprétations diverses, de nuancer. Dans les nouveaux manuels, on peut picorer, on peut zapper comme devant les écrans.

33Comme les news, les manuels doivent être lus par le plus grand nombre et ne heurter personne. Au temps de la guerre froide, certains manuels avaient suscité l’indignation des lecteurs par leur indulgence à l’égard de l’Union soviétique et leurs critiques acerbes du monde occidental. Ceux d’aujourd’hui sont certainement en progrès de ce point de vue, ils s’alignent sur le consensus démocratique. On ne relève rien d’inexact, ni de préjugés évidents, peu d’idéologie, tout peut être lu par tous sans scandaliser personne. Reste la question de fond. L’histoire n’est-elle pas à la fois un récit et une interrogation sur le passé qui suppose l’analyse critique et l’appréciation ?

34Il ne faut pas pour autant céder à une nostalgie vaine. Notre société n’est pas austère. L’éducation ne peut échapper au principe de réalité qui implique de prendre en compte les expériences que les élèves font en dehors de l’École, en particulier l’immédiateté et la facilité apparentes qu’introduisent les nouvelles techniques de communication. Mais il faut aussi reconnaître que l’aspiration démocratique et les prouesses techniques ne favorisent guère la pensée « lente et profonde », ce qu’évoquait déjà avec quelque mélancolie Alexis de Tocqueville il y a bientôt deux siècles.

35Dominique Schnapper.


Date de mise en ligne : 21/11/2013

https://doi.org/10.3917/deba.177.0030

Notes

  • [1]
    Régis Debray vient de publier Le Stupéfiant image. De la grotte Chauvet au Centre Pompidou (Gallimard, 2013).
  • [2]
    Philippe Meyer est écrivain, acteur, producteur-chroniqueur à France Culture. Il a récemment publié Un Parisien à travers Paris (Robert Laffont, 2013).
  • [3]
    On a consulté Histoire 1re, L/ES/S. Questions pour comprendre le xxe siècle, Hachette, 2011 ; Histoire Tle, ES/L, Magnard, 2012 ; Histoire 1re, L/ES/S, Nathan, 2011. Six auteurs, tous agrégés, dont trois normaliens, trois professeurs en khâgne, dont Henri-IV et Fénelon, un professeur des universités.
  • [4]
    Dominique Schnapper est directeur d’études à l’ehess. Elle a été membre du Conseil constitutionnel de 2001 à 2010. Elle a tiré un livre de ses expériences, Une sociologue au Conseil constitutionnel (Gallimard, 2010). Elle vient de publier un livre de mémoires Travailler et aimer : entretiens avec Sylvie Mesure et Giovanni Busino (Odile Jacob, 2013).
  • [5]
    Histoire 1re. Programme 2011, sous la direction de Sébastien Cote, Nathan, 2012 ; Histoire Terminales L/ES, sous la direction de Vincent Adoumié et de Pascal Zachary, Hachette/Éducation, 2012. Le programme actuel d’histoire en 1re fut publié par un Bulletin officiel spécial du ministère de l’Éducation nationale le 30 septembre 2010, celui de la classe de terminale, par un Bulletin officiel spécial le 13 octobre 2011.

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