Le Débat 2010/4 n° 161

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Article de revue

Le capitalisme est-il libéral ?

Pages 88 à 103

Notes

  • [1]
    Valérie Charolles, Le Libéralisme contre le capitalisme, Fayard, 2006.
  • [2]
    An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations [1776], trad. par Germain Garnier pour les citations, Flammarion, 1991.
  • [3]
    « Clearly, these distinctions between land, labor and capital are not airtight. […] In short, all productive resources are in a fundamental sense, capital », dans Merton H. Miller et Charles W. Upton, Macroeconomics, a Neoclassical Introduction, Chicago, University of Chicago press, 1986, p. 20.
  • [4]
    Sur l’orientation générale des normes comptables, voir Bernard Colasse, par exemple « Efficience versus instabilité », Revue française de comptabilité, novembre 2009.
  • [5]
    Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Gallimard et Éd. du Seuil, coll. « Hautes études », 2004, p. 55.
  • [6]
    Pour une analyse des modèles mathématiques mobilisés par les marchés, on pourra se référer à Nicolas Bouleau, Mathématiques et risques financiers, Odile Jacob, 2009.
  • [7]
    Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 122.
  • [8]
    Ibid., p. 124.
  • [9]
    Cette formulation fait évidemment référence à l’ouvrage de Marcel Gauchet Le Désenchantement du monde, Gallimard, 1985.
  • [10]
    M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 285.
  • [11]
    Voir the Idea of Justice, Londres, Penguin Books, 2009, trad. fr. L’Idée de justice, Flammarion, 2010.
  • [12]
    Chiffres bruts, fmi pour les taux de croissance, cnuced pour les pib par habitant (2004).
  • [13]
    Voir le rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, et celui de Jean-Philippe Cotis sur le partage de la valeur ajoutée en France dans une perspective de long terme.
  • [14]
    John Elster, Le Désintéressement, Éd. du Seuil, 2009.
English version

1Nous vivons dans un système économique que nous qualifions le plus souvent de manière indifférenciée de capitaliste ou de libéral, les deux vocables nous paraissant synonymes, au moins dans le champ économique, le libéralisme ayant pour sa part une dimension politique générale que n’a pas le capitalisme. Quand on tente de cerner d’un peu plus près ce que le sens commun entend par les termes de libéralisme et de capitalisme, on en vient couramment à l’idée que le capitalisme est la traduction en économie du libéralisme, pensée plus vaste qui a produit au plan politique des ruptures aussi radicales et heureuses que la démocratie représentative et dont l’héritage serait, dans le champ économique, le système capitaliste actuel.

2Bref, nous sommes assez largement persuadés de vivre la victoire du libéralisme en économie et nous rapportons également volontiers la crise actuelle à un excès de libéralisme. Et si ce diagnostic n’était pas juste ? Et si nous avions tort d’assimiler libéralisme et capitalisme à l’intérieur même du champ économique ?

3La crise économique que nous traversons depuis 2008 jette une lumière qui n’est peut-être pas tant nouvelle que plus aiguë et cruelle sur cette question. De fait, la crise a rendu le questionnement qui pouvait exister sur la nature du libéralisme plus audible, y compris au sein même de la discipline économique. L’effondrement financier de 2008 mais aussi la vigueur avec laquelle la Chine parvient à concilier capitalisme et dictature laissent en effet de plus en plus perceptiblement sentir que la coïncidence posée au xxe siècle entre libéralisme et capitalisme, le capitalisme n’étant que le prolongement économique du libéralisme politique, n’est plus suffisamment fine pour rendre compte de la réalité contemporaine, si elle l’a jamais été.

Libéralisme et capitalisme : filiation ou dévoiement ?

4Le Libéralisme contre le capitalisme[1] était une tentative de confronter les présupposés fondateurs du libéralisme tels qu’ils se donnent à lire dans La Richesse des nations d’Adam Smith et la manière dont nous pratiquons l’économie aujourd’hui, pour laquelle le terme de capitalisme était utilisé, en première approche uniquement à titre définitionnel, le choix de ce terme étant peu à peu justifié au regard des écarts relevés entre la pratique économique et la théorie libérale des origines. L’enjeu en était de savoir si nous avions raison de considérer que capitalisme et libéralisme étaient synonymes dans le champ économique ou, en d’autres termes, si le capitalisme était le seul devenir possible du libéralisme. Il ne s’agissait pas là de se fonder principalement sur la critique effectuée par Marx dans Le Capital, et donc de considérer l’économie de marché comme un moment de l’histoire appelé à être dépassé un jour. Il s’agissait plutôt, dans une tradition où trouvent place les écrits de Rawls et sa Théorie de la justice, de se demander si, à l’intérieur du paradigme de l’économie de marché, une discussion pouvait légitimement avoir lieu sur différents modes d’agencement de la richesse.

5Dès que l’on quitte la simple doxa, le questionnement sur la synonymie entre capitalisme et libéralisme économique devient en effet plus précis. D’un côté, il s’agit de savoir si les libéraux américains, à savoir la gauche américaine et certains philosophes comme Rawls, ont usurpé l’héritage économique libéral lorsqu’ils ont proposé en son nom des politiques qui n’étaient pas de nature capitaliste. De l’autre, il est question de la légitimité des néo-libéraux à se réclamer seuls héritiers de la tradition libérale.

6Si l’on estime que la querelle sémantique entre capitalisme et libéralisme vaut la peine d’être élucidée, c’est donc d’abord un problème d’héritage qu’il faut s’atteler à régler. Selon que l’on pourra montrer que le capitalisme est la traduction historique nécessaire des principes libéraux ou qu’il en est simplement une traduction, selon, en d’autres termes, que l’on pourra établir que l’on se situe ou non dans le registre de la tautologie, le champ des possibles apparaîtra en effet sous des formes assez nettement différentes.

D’où provient la « richesse des nations » ?

7Une manière simple d’aborder la question de l’héritage est de partir de La Richesse des nations[2] d’Adam Smith. Certes, cet ouvrage repose sur l’analyse d’une pratique économique aujourd’hui révolue, celle de la société commerciale, et son apport théorique a été largement revisité par la science économique. Il n’en demeure pas moins que La Richesse des nations apparaît toujours comme l’ouvrage fondateur du libéralisme. C’est, en règle générale, pour en retenir comme points saillants la main invisible (à savoir la coïncidence naturelle dans l’acte économique entre intérêt individuel et optimum collectif), la critique envers l’interventionnisme étatique et la conceptualisation du fait économique sous la forme de la confrontation d’offres et de demandes (c’est-à-dire sous la forme du marché). Si ces points sont évidemment au cœur de La Richesse des nations, ils ne s’en insèrent pas moins dans une analyse qui a de quoi surprendre celui qui lit l’ouvrage pour la première fois en ayant uniquement à l’esprit les éléments issus du sens commun.

8S’agissant tout d’abord de la puissance publique, les deux derniers des cinq livres que comporte La Richesse des nations y sont consacrés, le dernier traitant du « Revenu du souverain ou de la République » et visant à établir dans quels domaines la dépense publique est légitime. Sont à ce titre réservées à la sphère publique les dépenses liées à la défense et à la justice, mais aussi « les dépenses qu’exigent les travaux et établissements publics ». Or, cette catégorie, appelée selon Adam Smith à se développer, apparaît assez large puisqu’elle recouvre non seulement l’éducation, initiale et supérieure, mais aussi les infrastructures de communication (routes à l’époque) ainsi que, dans certaines conditions, des activités comme la banque, l’assurance, l’alimentation en eau et la construction de canaux. Ce qu’Adam Smith met en avant est donc non pas l’absence d’État, mais la nécessité de cantonner l’activité publique et de l’encadrer, se situant en cela clairement en opposition avec la toute-puissance royale qui domine l’Europe au xviiie siècle.

9L’État n’apparaît effectivement plus dans La Richesse des nations comme un acteur dont la légitimité est reconnue a priori mais doit être justifiée au regard, notamment, de l’intérêt qui réside dans le développement du commerce et auquel l’activité publique semble être une contribution nécessaire. Ces analyses sont à mettre en parallèle avec celles qui leur sont contemporaines sur le plan de la philosophie politique et qui visent également à la limitation de l’arbitraire du souverain.

10S’agissant, en second lieu, de la nature de la richesse des nations, elle est définie dès la première phrase de l’introduction en des termes qui sont d’ailleurs parfaitement connus des spécialistes : « Le Travail annuel d’une nation est le fonds primitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie. » C’est la théorie de la valeur travail à laquelle est entièrement consacré le livre I, qui fait de la division du travail la source originaire de toute richesse et la seule mesure de toute richesse. Cette division du travail sera d’autant plus efficace, nous dit Adam Smith, qu’elle s’appuiera sur l’intérêt personnel et sur des marchés où joue la concurrence. Elle suppose un salaire fixé à un bon niveau, une tâche qui soit supportable, éléments dont le fonctionnement libre du marché et la motivation par l’intérêt personnel fournissent justement l’assise.

11Avec les deux premiers livres de La Richesse des nations, le premier consacré au travail et le deuxième au capital, se tisse ainsi une théorie de la richesse qui ne fait pas primer le capital sur le travail. Bien au contraire, c’est l’interrelation entre le travail et le capital qui permet le développement économique. Le capital apparaît en effet dans le deuxième livre de La Richesse des nations comme l’instrument qui permet d’approfondir la division du travail, en fournissant les fonds nécessaires à son cycle de production et d’investissement. Un instrument dont la rémunération, le profit, ne doit au demeurant pas être excessive et sur l’usage duquel Adam Smith se montre très vigoureux, s’agissant en particulier des grandes dépenses des classes les plus favorisées. Bref, l’intérêt que met en avant Adam Smith pour faire fonctionner l’économie n’est pas celui du rentier, qu’incarnaient à son époque la noblesse et la royauté, qui amasse fortune et la dilapide, mais le double intérêt du travail et du capital productifs, étant entendu que l’origine de cette productivité est clairement attribuée au travail dans La Richesse des nations.

12Ces quelques éléments visent simplement à montrer combien La Richesse des nations se révèle plus complexe que ce que le sens commun en a retenu. L’œuvre comporte des ambiguïtés, ambiguïtés dont on peut penser qu’elles ont contribué à sa postérité mais qui n’apparaissent plus aussi clairement après deux cent cinquante ans pendant lesquels son propos a été commenté mais aussi complété, voire déplacé par la discipline qui s’est fondée depuis en partie sur cet héritage, à savoir la science économique.

Le déplacement néo-classique

13Si la postérité de La Richesse des nations a été immense dans le champ économique, en particulier s’agissant de la manière d’examiner les faits économiques sous l’angle de l’intérêt, qui deviendra utilité et rationalité dans le vocabulaire de la science économique, la théorie de la valeur travail par laquelle l’œuvre débute a été remise en question rapidement. En effet, avec le marginalisme surtout se développe l’idée que le mécanisme de fixation des prix ne repose pas sur des valeurs intrinsèques mais sur des valeurs subjectives : issues de la confrontation d’une offre et d’une demande pour un bien, elles ne sont, par définition, pas en corrélation directe avec la quantité de travail nécessaire à la fabrication de ce bien. Cette nouvelle manière de considérer le mécanisme de fixation des prix a en outre l’avantage d’ouvrir la voie à une mathématisation assez simple des fonctions économiques, fondées sur des courbes d’utilité où offre et demande se confrontent pour trouver un prix d’équilibre. La voie de la modélisation sous forme de fonctions demeure d’ailleurs encore aujourd’hui au cœur de l’analyse économique, même si elle s’est beaucoup complexifiée. Ce faisant, c’est un pan de l’héritage d’Adam Smith qui est non pas oublié, mais clairement critiqué et mis en question au plan scientifique.

14Sans entrer dans des détails techniques, on peut juste pointer du doigt à cet égard que, si le passage de la valeur travail à la valeur d’usage est pleinement justifié, cela n’a pas la conséquence que l’ensemble des analyses d’Adam Smith sur le travail comme source originaire de toute richesse soit à mettre de côté. De fait, la théorie de la valeur travail, en d’autres termes de la quantité de travail incorporée à un bien pour en déterminer le prix, n’est qu’une part de l’argumentation développée dans les livres I et II, dont l’essentiel porte sur la manière dont travail et capital s’imbriquent pour créer de la richesse.

15Il demeure par ailleurs possible d’utiliser le corpus théorique des deux premiers livres de La Richesse des nations non pas pour déterminer le prix auquel le bien sera échangé sur le marché, mais, une fois la valeur de ce bien fixée subjectivement sur le marché, la part de ce prix qui doit revenir au facteur travail et celle qui doit revenir au facteur capital. Sous cet angle, celui des facteurs de production utilisés pour mettre un bien sur le marché et dont le prix global est déterminé par ce marché, on peut se demander si les analyses d’Adam Smith en termes de valeur absolue ne peuvent pas conserver leur pertinence, dans la mesure où il existe des quantités de ces facteurs qui sont objectivement et non subjectivement utilisées pour produire ce bien.

16Or, sur ces points, la théorie néo-classique, au moins dans ses écoles les plus pures, opère un déplacement, voire ce que l’on peut considérer comme un dévoiement. Assez simplement au début de leur ouvrage d’introduction à la macro-économie néo-classique, Miller et Upton posent en effet que la distinction traditionnelle opérée entre trois facteurs de production, le capital, le travail et la terre, n’a pas de sens, l’unique facteur de production étant le capital dont toute richesse dérive [3]. C’est évidemment un complet renversement, comparé à la vision théorique d’Adam Smith.

17Ainsi, par rapport aux trois macro-marchés que sont en économie celui des biens et services, celui du travail et celui du capital, Adam Smith conférait au marché du travail un rôle d’entraînement pour l’ensemble de l’économie. Les économistes classiques ont par la suite placé le marché des biens et des services au centre du processus économique. L’école néo-classique en est venue enfin à positionner la création de valeur au niveau du marché du capital. Cette évolution n’est évidemment pas sans signification ni effet.

18On commence à percevoir ce qui peut distinguer le libéralisme des origines et les pratiques capitalistes actuelles, ce qui relève de la filiation historique et ce que l’on peut analyser sous la forme du dévoiement, permettant ainsi de poser les premiers jalons d’une justification de l’idée que capitalisme et libéralisme renvoient, même dans le champ économique, à des horizons nettement différenciés. Reste évidemment à savoir si cette distinction trouve à s’appliquer à la situation actuelle.

L’économie contemporaine face à ses contradictions

19Si le travail occupe une place importante dans notre temps de vie et constitue une valeur cardinale dans nos sociétés, force est de constater qu’il n’est pas traité comme tel au plan financier dans les entreprises. Dans le corpus financier qu’appliquent les entreprises, à savoir dans les normes comptables, le travail apparaît en effet sous la forme d’une charge : venant peser sur le compte de résultat et sur les bénéfices, il n’est pas conçu comme une richesse sur laquelle la valeur de l’entreprise s’appuierait et qui aurait alors vocation à figurer positivement dans son bilan.

20Cette situation qui paraît peu compatible avec les développements contemporains de l’économie de la connaissance est un héritage de la Renaissance, époque à laquelle les principes comptables ont été établis et qui ne connaissait d’ailleurs pas encore le travail salarié au sens de la première révolution industrielle. Elle aurait pu être mise en question sur la base des écrits d’Adam Smith, mais ce ne fut pas le cas. Dans la période récente, on ne peut que noter que les réflexions engagées dans les années 1950 autour de la notion de capital humain n’ont donné lieu à aucune mise en œuvre concrète en Europe.

21La Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, dite commission Stiglitz, si elle cite ce sujet parmi les plus importants à traiter pour donner une juste mesure de la richesse produite, considère qu’à ce stade il n’existe pas d’éléments de mesure satisfaisants qui permettraient d’attribuer une valeur au capital humain employé dans l’économie. On pourrait pourtant penser que les salaires versés par les entreprises peuvent constituer une base solide pour approcher la valeur du capital humain qu’elles emploient.

22À défaut d’une telle mesure, le travail et les salaires, qui représentent une part essentielle du pib et interviennent ainsi positivement dans la croissance telle qu’elle est mesurée par les instituts statistiques, ne constituent tout simplement pas une valeur au plan financier dans les entreprises. On voit ainsi se dessiner l’hiatus qui peut exister entre valeurs morales, indicateurs économiques et normes comptables [4], ces dernières n’étant évidemment pas sans effet sur le comportement effectif des acteurs.

23S’il est un point qui constitue une continuité dans l’héritage théorique du libéralisme, c’est celui de la concurrence. La liberté de fonctionnement du marché est un des éléments clés de La Richesse des nations qui traverse toute l’histoire de la doctrine économique jusqu’à la formalisation, au xxe siècle, des modèles de concurrence pure et parfaite. L’analyse des écarts entre ces modèles et la réalité observée occupe une place importante dans la littérature économique et a donné lieu à la formulation de nombreuses théories.

24Car c’est justement un domaine où l’on constate des contradictions historiques fortes entre les pratiques économiques et leurs présupposés théoriques. Si la science économique et le libéralisme en général valorisent la concurrence, le développement économique est marqué par la recherche par les entrepreneurs de situations de marché qui soient les moins contestables possible, c’est-à-dire qui puissent s’extraire au maximum des menaces concurrentielles.

25C’est là une constante de l’histoire économique : la Renaissance organise ses métiers et jurandes ; lors de la première révolution industrielle, chaque procédé est jalousement gardé par l’entreprise qui le détient ; la « révolution technologique », depuis la fin du xixe siècle, fait de la possession des droits de propriété intellectuelle garantissant l’exclusivité d’un service l’assise majeure des entreprises, comme c’est aujourd’hui le cas pour les jeunes pousses. Mais surtout, et ce phénomène est sans doute encore plus marqué depuis trente ans que les marchés financiers ont acquis une profondeur inégalée, les entreprises se développent par des mouvements de concentration qui prennent à l’époque contemporaine la forme de fusions-acquisitions ou d’opa, selon que ces opérations se réalisent de gré à gré ou en passant par le marché des actions.

26La Dynamique du capitalisme de Fernand Braudel invite clairement à considérer ce mouvement dans le temps long : le capitalisme « s’appuie toujours, obstinément, sur des monopoles de droit ou de fait, malgré les violences déchaînées à ce propos contre lui. L’organisation, comme l’on dit aujourd’hui, continue à tourner le marché. Mais on a tort de considérer que c’est là un fait vraiment nouveau ». Et, de fait, au travers de Florence dès le xiiie siècle, Augsbourg, Anvers et Gênes au xvie puis du monde dans son ensemble à partir du xviiie siècle, Fernand Braudel dégage les caractéristiques d’un capitalisme qui ne se confond pas, à ses yeux, avec l’économie de marché, même si leur développement concomitant peut masquer les différences existant entre ces « deux types d’échanges : l’un terre à terre, concurrentiel puisque transparent ; l’autre supérieur, sophistiqué, dominant ».

27Bref, il existe une tension entre les intérêts des entrepreneurs et ceux de la libre concurrence : les entrepreneurs ou les apporteurs de capitaux n’ont pas intérêt au développement de cette concurrence qui va faire baisser les prix ; ils n’ont donc pas intérêt à l’approfondissement du libéralisme, point sur lequel Adam Smith n’est pas le seul à insister et dont on ne peut que constater qu’il est assez peu présent dans le débat économique actuel, alors même que les secteurs financiers et assurantiels offrent une illustration des logiques de conglomérats qui peuvent naturellement se constituer sur des marchés à forte composante technique.

28Qu’il s’agisse du travail ou du capital, se dessinent ainsi des espaces différenciés entre théorie et pratique dans le champ économique et, plus particulièrement, entre théorie libérale des origines et pratiques capitalistes.

29À ce stade, néanmoins, il s’agissait juste de traiter de la question de l’héritage pour savoir si l’héritage libéral pouvait être considéré de manière univoque comme appartenant aux tenants de la théorie néo-classique ou s’il pouvait donner prise à des lectures théoriques différentes du système économique dans lequel nous évoluons. Il semble bien qu’une telle ouverture conceptuelle existe. Reste évidemment à savoir pourquoi elle nous apparaît aussi peu clairement et si elle peut être d’un quelconque secours dans les temps présents.

La domination idéologique de l’économie

30Le capitalisme est porteur de mécanismes de concentration de richesses qui appellent régulièrement leur contestation, comme l’a montré notamment la crise des années 1920 et les mouvements politiques qui l’ont entourée. Mais, justement, ces mouvements ont donné lieu à des révolutions et, dans leur sillage, l’existence du bloc communiste a conduit à intégrer au sein du système la menace, même fantasmée, de sa remise en question par le peuple. Ce fut vraisemblablement un des facteurs majeurs d’acceptation des demandes sociales qui ont de fait été largement honorées durant ce que l’on appelle désormais les « Trente Glorieuses ».

31Depuis la chute du mur de Berlin, les choses se présentent différemment. Non seulement la peur de la révolution a disparu de l’imaginaire collectif des pays développés (le succès de La Fin de l’histoire de Fukuyama en est un des signes), mais l’idée s’est instillée que, même si les droits politiques devaient être écornés, nous n’en continuerions pas moins à évoluer dans un système capitaliste. Face à cette impossible figure de l’Autre, la radicalité n’a donc de lieu pour se manifester que dans la quête de la révolution nouvelle. Et c’est bien le procès principal que l’on peut instruire à l’encontre du capitalisme que de reléguer l’alternative à la forme du chaos.

Mobilité, abondance et rareté

32En cela, nous nous trouvons dans une situation historique encore plus tendue que celle qu’imaginait Michel Foucault dans son cours au Collège de France, en 1978-1979. Il entrevoyait en effet encore dans le modèle rhénan, dans l’« ordolibéralisme », une alternative à l’école de Chicago, au « néolibéralisme », percevant le capitalisme comme un terrain en construction, certes à partir d’une base, d’un « système de véridiction » commun, celui de « la raison du moindre État ».

33Depuis l’ouverture massive des marchés dans les années 1980, la mobilité et l’abondance du capital auraient dû aboutir à une baisse de son prix et à ne pas orienter l’économie en fonction de son cycle de financement. C’est, en tout cas, le genre d’argumentaire qui a servi à justifier la libéralisation des marchés de capitaux à l’époque. Or, on a constaté la réalité exactement inverse. À l’opposé, la plus grande immobilité du travail et sa raréfaction attendue dans les pays occidentaux auraient dû tendre le marché du travail et augmenter les prix qui s’y pratiquaient. On a vu au contraire les salaires augmenter moins favorablement que la rémunération du capital, cette dernière apparaissant effectivement comme une rémunération alors que celle du travail est de plus en plus conçue comme un prix, une charge, au sein du processus économique.

34Cette image inversée par rapport aux présupposés théoriques qui ont permis de justifier l’ouverture des marchés de capitaux est bien celle qui façonne la finance aujourd’hui et dont on peut penser qu’elle ne nous projette pas dans une situation enviable.

35De fait, si la réalité s’est ainsi développée, c’est que la mobilité ne doit pas être entendue au seul niveau des facteurs de production. Cette mobilité se réalise également au travers de la consommation, comme le relève d’ailleurs Foucault : « Maximum de profit du côté du vendeur, minimum de dépenses pour les acheteurs » font de la concurrence un « mécanisme d’enrichissement mutuel » [5]. Nous avons importé les bas salaires des pays émergents tout simplement en achetant à bas prix les produits qui y sont fabriqués et qui sont désormais facilement transportés dans le monde entier, rompant avec une réalité multimillénaire dans laquelle ce qui était lointain était précieux.

36Nous nous trouvons donc, de fait, dans un schéma où la main-d’œuvre est surabondante et les capitaux relativement rares en regard, schéma expliquant sur un plan économique la situation actuelle. Mais, si les questions écologiques venaient à prendre plus d’ampleur, ce modèle pourrait, au moins pour partie, se voir reconfigurer à cause du coût des transports, qui viendrait peser sur les prix des produits importés. De même, si la Chine, les pays émergents et ceux qui sont les moins avancés se développent, leurs populations devraient devenir un vivier de consommation pour leurs propres productions ou celles d’ailleurs, en provenance de l’Ancien Monde.

37Il s’agit par là de dire que nous vivons actuellement ce que l’on peut sans doute appeler une rupture dans l’histoire économique. Au moment où ils se produisent, de tels bouleversements remettent en question de façon violente les positions antérieures. Surgissant à intervalles réguliers dans l’ordre économique, ils méritent d’être pris au sérieux, leurs effets clairement énoncés et la société mise en situation d’en être partie prenante.

Maximisation, optimisation et équilibre

38Comme le relève Foucault, l’avènement du paradigme libéral au xviiie siècle marque une rupture avec l’ordre ancestral, avec ce que l’on peut désigner, en reprenant ses termes, la « naturalité ». Or, cette rupture avec la naturalité, si elle est conceptuelle au stade de La Richesse des nations, devient, avec le marginalisme, épistémologique. Le marginalisme construit en effet un modèle théorique de l’économie qui fonctionne sur la base de courbes de maximisation de l’utilité des diverses fonctions remplies dans le champ de l’échange marchand, maximisation qui permet de se servir massivement du calcul des dérivés et qui revient à considérer que, dans l’acte marchand, chacun se met à tout moment au maximum de ses possibilités.

39C’est là un fondement qui peut surprendre si on le met en regard du mode de fonctionnement biologique, qui ne repose pas, lui, sur la tension de chaque organe corporel au maximum de toutes ses capacités à tout moment, ce qui entraverait rapidement la survie. C’est d’ailleurs à des modes de fonctionnement de ce type que se réfèrent les sagesses ancestrales ou antiques, qu’il s’agisse de la vertu selon Aristote, qui est refus de l’hubris, qu’il s’agisse aussi du confucianisme ou du bouddhisme, qui se présentent également sous la forme d’une voie du milieu permettant d’éviter les extrêmes.

40Or si, avec le marginalisme, cette forme d’épistémologie n’était que de peu de prise sur la réalité, les acteurs de la science économique étant à l’époque fort éloignés des décideurs économiques qui ne connaissaient pas nécessairement leurs théories, les choses ont basculé depuis une trentaine d’années. Les décisions des entreprises en matière de mise sur le marché ou de fusions-acquisitions, mais surtout les décisions prises par les acteurs intervenant sur les marchés financiers sont en effet aujourd’hui réalisées sur la base d’analyses qui s’appuient sur des modèles issus des développements récents de la science économique et dont le cœur du réacteur, en quelque sorte, est ce postulat de maximisation. En ce sens, le postulat de maximisation est passé de principe épistémologique permettant d’utiliser les ressorts simples du calcul différentiel au rang de principe systémique, ayant ainsi des effets de système sur la réalité même des échanges marchands.

41Dans le schéma conceptuel dans lequel nous évoluons aujourd’hui, l’autre, mais aussi soi-même, c’est celui qui veut le maximum. Cette évolution n’est pas sans avoir des effets massifs qui, ne serait-ce qu’au plan scientifique, méritent attention. Même si certains, comme Amartya Sen, tentent de développer des modes de conceptualisation des faits économiques plus ouverts, force est de constater que l’on est là face à une rupture avec les présupposés libéraux des origines, tels qu’on les trouve chez Adam Smith mais aussi chez David Ricardo, où c’est avant tout la notion d’équilibre, d’un équilibre entendu au long terme, qui est valorisée.

Prophéties autoréalisatrices

42Ce glissement conceptuel, épistémologique puis systémique de la figure de l’autre et de soi-même finit par aboutir, si l’on ne situe pas l’horizon de l’analyse économique suffisamment loin, à une fermeture du système sur lui-même, celui-ci en arrivant à inclure en son sein le présent, mais aussi le futur.

43C’est tout le sens de la théorie des anticipations rationnelles qui pose que, dans un système économique suffisamment proche des préconisations théoriques néo-classiques, le niveau d’information des acteurs leur permettra d’anticiper de façon juste les événements futurs et donc de les intégrer dans leurs comportements présents. C’est d’ailleurs sur ce genre de références, faisant de la stabilité un élément essentiel de la politique économique, que se sont fondées durant les dernières décennies les politiques monétaires.

44Or, ces techniques auparavant réservées à la science et à la politique économique sont désormais massivement utilisées sur les marchés financiers, qui ont mobilisé une ingénierie mathématique très sophistiquée pour modéliser le risque et le limiter [6]. On peut résumer à grands traits l’évolution de la finance moderne autour de deux termes : premièrement, il vaut toujours mieux suivre le marché car il intègre toutes les informations disponibles et recèle donc le meilleur niveau d’information sur l’ensemble de la place ; deuxièmement, les risques que l’on prend en faisant cela peuvent être calculés en se référant à une courbe de Gauss, c’est-à-dire en mobilisant une vision du hasard qui sera relativement douce. Les produits dérivés et les placements indiciaires alimentent des réactions en chaîne, un fait économique voyant son effet démultiplié par les instruments de couverture auxquels il donne lieu et pouvant se propager en écho au travers de placements indexés sur des indices.

45On aboutit ainsi à une mise à l’écart de la figure de l’alternative, celle-ci étant exclue du mécanisme de calcul utilisé pour modéliser le fait économique et désormais le modeler, la résistance de la réalité à ce modelage se manifestant dans des crises systémiques intervenant à présent à intervalles très réguliers.

Qu’est-ce que la concurrence ?

46À cet égard, la frontière que trace Foucault entre libéralisme et néo-libéralisme quant au passage entre échange et concurrence peut être discutée. Cette distinction, qui est effectivement une distinction forte, renvoie à des termes que l’on trouve dans le champ politique, à savoir la différence entre culture du consensus et culture du compromis. Là où la pensée d’Europe continentale a mis l’accent, en particulier, avec le Contrat social de Rousseau sur l’échange et le consensus, la tradition anglo-saxonne autour de l’utilitarisme privilégie plus naturellement des notions comme la concurrence et le compromis, à savoir des situations dans lesquelles le calcul intervient. En ce sens, cette dichotomie apparaît comme un élément qui précède le néo-libéralisme plutôt qu’il n’en est le fruit.

47Si le marché est bien le « lieu de vérité » de la pratique économique libérale, la concurrence y apparaît en effet comme un élément originaire : le marché économique est conçu au départ comme une machine de guerre contre les positions acquises, comme un moyen d’annuler les positions de domination, et non de les organiser. Le type de développement économique que promeut le libéralisme classique est ainsi très largement occulté, vraisemblablement parce qu’il ne correspond pas à ce que le sens commun entend sous ce terme. pourtant, avec la concurrence comme moteur de croissance, l’horizon prévu par le libéralisme est peu équivoque, c’est la baisse tendancielle des profits énoncée sous diverses formes dans La Richesse des nations : « L’augmentation du capital qui élève les salaires tend à réduire les profits. Quand nombre de négociants transfèrent leur capital dans la même branche d’activité, la concurrence qu’ils se font a naturellement tendance à réduire leurs profits » (livre I, chap. x).

48L’accumulation des capitaux pour assurer le développement de la sphère productive n’est donc pas synonyme d’accumulation des profits. C’est l’une des manifestations les plus évidentes de la distinction forte que l’on peut établir entre libéralisme et capitalisme, ce dernier faisant au contraire reposer l’économie sur un mécanisme d’accumulation du capital sans limites. La concurrence et la lutte contre les monopoles hérités sont le ressort essentiel de ce mécanisme : c’est la concurrence qui assure le bon fonctionnement du marché au meilleur prix. La multiplicité d’acteurs économiques de petite taille qu’elle organise garantit l’absence de contrainte imposée d’en haut ou de l’extérieur du système.

49On peut renvoyer sur ce point à la lecture d’ensemble de La Richesse des nations, qui montre bien la tension qui existe entre les différents intérêts participant de la chose économique, en l’occurrence ceux des apporteurs de capitaux et ceux des apporteurs de travail. L’effet du recours au marché, c’est-à-dire à la concurrence pour mettre en relation ces intérêts, est justement d’éviter que des abus ne puissent être commis et de permettre à tous de se situer dans le champ économique.

50En ce sens, il semble difficile de suivre Foucault lorsqu’il évoque la concurrence en ces termes : « pratiquement, on admet à peu près partout dans la théorie libérale, depuis la fin du xixe siècle, que l’essentiel du marché c’est la concurrence, c’est-à-dire que ce n’est pas l’équivalence, c’est au contraire l’inégalité [7]. » Si le sens donné à la concurrence a indéniablement subi un déplacement depuis le xixe siècle, ce n’est pas en effet pour autant que la concurrence n’était pas entendue dans le corpus libéral originaire comme le moyen d’assurer l’égalité, si ce n’est des positions, au moins des chances. En revanche, il est possible de suivre Foucault lorsqu’il pose que le nouveau paradigme qui s’est fondé au xixe siècle « est, en quelque sorte, un jeu formel entre des inégalités. Ce n’est pas un jeu naturel entre des individus et des comportements [8] ». Là se situe ce qui peut être qualifié de rupture épistémologique puis systémique.

51C’est un point dont la revisitation, sans tomber dans la nostalgie des premiers temps, peut nous permettre d’articuler différemment économie de marché, réalité sociale et projet politique. Au regard de ce corpus originaire, le néo-libéralisme utilise en effet la concurrence de façon détournée : elle n’est pas présentée comme le moyen de s’assurer de l’atomisation des acteurs économiques mais elle est devenue, au contraire, le moyen de justifier l’achat des « plus petits » par les « plus gros ».

52À l’inverse du paradigme capitaliste, le paradigme libéral classique offre ainsi un moyen d’assumer la figure de l’Autre, en l’enchâssant dans une vision économico-politique ou politico-économique en fonction de la part de l’héritage libéral sur laquelle on choisit de mettre l’accent mais qui est, dans les deux cas, ouverte et non historiciste, selon la terminologie de Karl Popper dans La Société ouverte et ses ennemis. Si l’on souhaite réactiver cette liaison aujourd’hui, c’est d’abord à « désenchanter » l’économie [9] qu’il faut s’atteler, tant sa technique, ses règles de fonctionnement, sa manière de construire le monde et de faire vérité peuvent être mises en débat.

« Désenchanter » l’économie

53Pour reprendre les termes de Foucault mais en les articulant différemment, est-il possible de se situer par-delà l’idéologie économique et de formuler, au sein du paradigme libéral, non seulement « un discours critique sur la rationalité gouvernementale », mais aussi sur la rationalité économique elle-même ? En d’autres termes encore, est-il légitime que l’économie de marché fonctionne sans limitation interne de sa propre raison et quels pourraient être le sens et l’effet d’une telle limitation ?

54À cet égard, il est dans le corpus libéral des origines, et en particulier chez Adam Smith, des points d’accroche sérieux pour justifier une telle approche. Comme le relève Foucault, dans La Richesse des nations « la rationalité économique se trouve non seulement entourée par, mais fondée sur l’inconnaissabilité de la totalité du processus. L’homo œconomicus, c’est le seul îlot de rationalité possible à l’intérieur d’un processus économique dont le caractère incontrôlable ne conteste pas, mais fonde, au contraire, la rationalité du comportement atomistique de l’homo œconomicus. Ainsi le monde économique est par nature opaque. Il est par nature intotalisable. Il est originairement et définitivement constitué de points de vue dont la multiplicité est d’autant plus irréductible que cette multiplicité même assure spontanément et en fin de compte leur convergence. L’économie est une discipline athée [10] ». Le moins que l’on puisse dire est que l’évolution de la science économique et de la pratique capitaliste nous ont fait perdre de vue cet « athéisme », rendant par là même toute forme d’agnosticisme suspecte, et aboutissant à l’édification d’une doxa à laquelle il est très difficile de se soustraire.

La forme du discours

55Le discours économique se présente à nous sous la forme du chiffre, du rapport entre les faits et les chiffres, déplaçant ainsi le champ d’interrogation par rapport à ce que la philosophie avait pris le pli de traiter, notamment au xxe siècle, à savoir le problème des mots et des choses. Dans ce déplacement se mobilise un langage face auquel le philosophe est parfois démuni et qu’il faut pourtant parvenir à comprendre.

56Ainsi, sur les marchés financiers, ce sont des modèles mathématiques très complexes qui sont mis en œuvre pour décider des placements qui seront privilégiés. Mais ces modèles reposent, pour tous ceux qui sont communément utilisés, sur un postulat, l’indépendance des observations, qui autorise le recours aux statistiques gaussiennes, la fameuse courbe en cloche. Ce postulat permet de considérer que les situations extrêmes seront tellement rares qu’elles peuvent être négligées et d’effectuer à la suite des calculs relativement simples ou, en tout cas, à défaut de simplicité, qui donnent un résultat unique.

57Or, il est clair que les phénomènes qui se rencontrent sur les marchés financiers ne sont pas indépendants les uns des autres, ne serait-ce que parce qu’il existe des placements indiciaires, mais aussi parce que les acteurs intervenant sur ces marchés intègrent dans leurs comportements ceux qu’ils estiment devoir relever des marchés. C’est d’ailleurs un des points essentiels de la théorie des anticipations rationnelles.

58Bref, en toute rigueur mathématique, ce sont des modes de calcul différents qui devraient être mobilisés, faisant l’économie de ce postulat d’indépendance des observations. Cela peut conduire à recommander la mobilisation d’autres modèles statistiques. Tout le problème est qu’il apparaîtrait alors que les risques pris sur ces marchés sont bien plus élevés que ce que conçoivent les méthodes gaussiennes traditionnelles et dans des proportions qui peuvent s’avérer difficilement chiffrables.

59De même, dans les modèles économétriques, les préférences assignées aux acteurs sont extrêmement étroites, ayant conduit Kenneth Arrow à qualifier ceux-ci d’« idiots rationnels », la seule liberté donnée à l’acteur économique étant de se conduire rationnellement au sens de la théorie économique elle-même, ce qui n’inclut finalement aucune composante de choix. Or, il apparaît que, si l’on veut ouvrir le menu de ces préférences, comme le fait par exemple Amartya Sen [11] avec la notion de « capabilités » et, plus généralement, l’école des choix rationnels, la capacité à obtenir un résultat chiffré est problématique. C’est le fameux théorème d’impossibilité d’Arrow : il n’est pas possible de trouver une solution mathématique à une fonction de bien-être collectif définie largement. Autrement dit, on ne peut calculer un optimum collectif dès lors que l’on tient compte de la liberté de choix individuel, à moins d’avoir recours à un dictateur.

60Ces deux exemples montrent combien la science économique peut gagner à utiliser des mathématiques plus ouvertes que le calcul dérivé classique et les méthodes statistiques gaussiennes, en faisant ou un usage plus large des fractales ou encore de la topologie. Mais il est vrai que ce que gagneraient alors la science économique et, avec elle, la mathématique financière dans leur rapport avec la réalité, elles le perdraient en regard de la simplicité des résultats auxquels elles conduisent, expliquant ainsi pourquoi tant de leurs acteurs sont réticents à ces évolutions.

61Il n’en demeure pas moins que, sur ces deux champs majeurs d’investigation qui sont l’effet des interactions en très grand nombre et l’élargissement du menu des préférences de l’homo œconomicus, la science économique sera tôt ou tard obligée de procéder à une révision sans doute drastique de son standard de base, révision qui aura pour effet de laisser place à une vision plus ouverte du futur.

Le choix du monde

62Le type d’indicateurs économiques que nous utilisons, à savoir en priorité le taux de croissance national et annuel, contribue également à nous donner une vision biaisée du monde. Car rapporter la croissance des pays développés, des pays émergents et des pays les moins avancés à la même base, c’est faire comme si les situations de départ y étaient identiques. Ainsi, les taux de croissance des États-Unis (3 %) et de la France (2 %) apparaissent en moyenne, entre 2005 et 2007, relativement médiocres face à ceux de la Chine (11 %) et même de l’Éthiopie (10 %). Mais 3 % de croissance annuelle correspondent à une augmentation du pib par habitant de 1 200 dollars aux États-Unis quand les 10 % de croissance de l’Éthiopie valent 10 dollars de pIB en plus par personne. Pour la Chine et la France, les chiffres sont respectivement de 150 et 650 dollars par habitant [12]. Si c’étaient ces derniers chiffres que l’on nous présentait, la réalité nous apparaîtrait sous un jour très différent, tant il est vrai que les pays développés jouissent d’un niveau de vie qui n’a jamais eu d’égal dans l’histoire.

63Sans sous-estimer la brutalité de la rupture qu’a constituée, ces trente dernières années, la libéralisation du commerce mondial dans un contexte de faible prix des transports et des communications et les effets qu’elle a eus sur les salariés des pays développés, la réduction des inégalités dans le monde à laquelle nous sommes au plan conceptuel si attachés suppose au plan pratique une évolution contrastée des différentes zones économiques mondiales. En outre, un meilleur équilibre entre les niveaux de vie dans le monde ne pourrait que rendre les termes de la concurrence internationale eux aussi plus équilibrés.

64Ce n’est pas condamner les pays développés au marasme que de considérer que le taux de croissance peut y être mesuré. Le taux de croissance établit l’évolution annuelle de la production intérieure brute, et encore avec de fortes imperfections s’agissant des services rendus par la sphère publique, des questions environnementales ou des biens technologiques innovants pour lesquels le mode de calcul du pib est critiquable. Mais, même corrigée, une faible croissance ne signifierait toujours pas une absence de production : elle donnerait uniquement à lire une évolution modérée de cette production, par ailleurs déjà fort élevée dans les pays développés.

65Et ce n’est pas pour autant que ses composantes demeureraient inchangées, ce qui pourrait être effectivement synonyme de marasme. La transformation des modes de transport, d’habitat et d’alimentation associée au développement durable donne en effet aujourd’hui consistance à l’idée que le processus économique peut produire du neuf qui n’est pas égal à plus mais à autrement.

66Nous n’en serions pas quittes pour autant avec les indicateurs économiques. C’est aussi en les rapportant non pas à la simple accumulation de richesse, comme le fait le taux de croissance global, mais à la distribution de cette richesse au sein des différentes catégories sociales, que nous pourrions obtenir une autre vision de la réalité économique, comme le propose d’ailleurs la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social dans la première partie de son rapport. Ce faisant, il s’agirait non pas seulement de constater que la croissance a été de 2 % en moyenne dans les dernières années, mais que le revenu du ménage moyen, en termes techniques le revenu médian, a baissé de 0,2 %. Ces réalités sont de fait parfaitement compatibles et au demeurant assez cohérentes avec la situation présente, qui aboutit à la concentration des fruits de la croissance sur les revenus du capital et des catégories de salariés les plus aisés [13].

67À cet égard, l’horizon que se donnent les acteurs de la sphère financière pour réaliser leurs choix d’investissement est directement en question : exigeant désormais des taux de rentabilité de 10 à 15 % sur des périodes de trois ou quatre ans, en lieu et place d’une référence qui fut de l’ordre de 5 % jusque dans les années 1990, ils conduisent les porteurs de projets économiques à se situer dans une perspective qui n’est tout simplement pas tenable à long terme, alimentant des phénomènes de bulles ainsi que leur éclatement à intervalles réguliers.

68Il n’y a pas de doute, en l’occurrence, qu’Adam Smith aurait pour ce genre de demandes des mots aussi durs que ceux qu’il a pour les marchands et maîtres manufacturiers de son époque, qui « gardent le silence sur les conséquences fâcheuses de leurs propres gains », alors même que si « la hausse des salaires opère sur le prix d’une marchandise, comme l’intérêt simple dans l’accumulation d’une dette », « la hausse des profits opère comme l’intérêt composé », ayant donc des conséquences bien plus dommageables (livre I, chap. x).

69Le monde que donnent à lire les indicateurs statistiques n’est donc pas neutre : plaçant la nation et non les individus qui la composent au cœur du processus de mesure et situant l’horizon de cette mesure à la fin, le plus souvent, de l’année, ils ne permettent pas de livrer ni une lecture sociale des données économiques, ni une lecture mondiale des niveaux de développement, ni de rapporter ces évolutions à une perspective de long terme. Cette situation est d’autant plus paradoxale que cette dernière perspective, celle du long terme, est celle que les penseurs économiques classiques mais aussi néo-classiques souhaitent privilégier, au détriment de politiques keynésiennes de court terme que l’école néo-classique juge inadaptées. Or, il ne serait techniquement pas très difficile de déployer nos instruments de mesure sur un autre espace-temps, à la fois mondial, social et de long terme. Mais c’est alors un autre monde que nous choisirions de décrire et peut-être de construire.

Le problème de la vérité

70Au travers de ces questions, c’est la possibilité de déplacer, sans perdre l’appui sur le marché, le centre de gravité du processus économique qui est en jeu, en d’autres termes la possibilité de se situer dans le libéralisme mais aussi en dehors du capitalisme. Une telle option suppose une revisitation en profondeur de la technique économique, dont il apparaît que le paradigme actuel peut être à divers titres discuté, en particulier dans la radicalité du fait économique qu’a construit la science économique standard.

71Elle a en effet construit l’homo œconomicus sur un modèle qui est celui de la mécanique classique, bref sur le modèle d’un point dont on va pouvoir déterminer, parfois difficilement, mais en tout cas déterminer, la trajectoire. Cherchant à affiner ce modèle aujourd’hui, de multiples théories aux présupposés souvent contradictoires se développent, qui débouchent sur la juxtaposition de résultats parfois inconciliables. Surtout, pour ce faire, la modélisation économique en est conduite à multiplier les conditions préalables, avec un homo œconomicus qui n’a de réalité qu’en laboratoire.

72Les difficultés auxquelles se heurte actuellement la science économique sont, pour une part sans doute importante, à rapporter à cette recherche de lois universelles et immuables. De telles lois, si elles pouvaient avoir leur légitimité dans le cadre de la mécanique classique, n’épuisent à l’évidence pas le champ de la recherche économique, qui porte sur ce que l’on peut appeler un système humain complexe, pour lequel une vision déterministe apparaît trop étroite. En ce sens, le modèle théorique initialement utilisé par la science économique au travers du postulat de rationalité de l’homo œconomicus, s’il a pu lui servir pour défricher son terrain d’analyse, apparaît aujourd’hui dépassé en regard des développements des sciences de la nature, mais aussi en regard de la complexification des phénomènes économiques eux-mêmes.

73Tout le problème est de déterminer à quel niveau une interrogation sur ces postulats peut être féconde. Aujourd’hui, c’est très vraisemblablement au niveau des règles qui formalisent le processus économique qu’un questionnement peut porter ses fruits. De fait, ces règles sont le lieu où la vérité peut être rapportée (en tant que mon action applique justement ces règles) mais aussi mise en question, sur le mode des jeux de langage wittgensteiniens (au sens où d’autres règles pourraient conduire à construire d’autres vérités).

74Ce type de position est assez proche de l’idée de constructivisme développée par Paul Watzlawick, ou encore des idées défendues par John Elster [14], dans la mesure où il s’écarte de la théorie des choix rationnels. En effet, à la différence de l’école des choix rationnels, il ne s’agit pas d’élargir la gamme des préférences présentes dans l’algorithme économique, mais de revisiter régulièrement l’algorithme lui-même. C’est au travers de ces notions un ensemble de questions de nature philosophique, voire métaphysique, qui sont posées et qui ont aussi une dimension pratique.

75Concrètement, les règles du jeu qui se déploient dans le domaine économique se donnent à lire dans les modèles utilisés par les marchés financiers, dans les modes d’analyse des choix d’investissement, et trouvent leur grammaire la plus générale dans les normes comptables. Celles-ci véhiculent une certaine lecture des théories économiques et induisent un certain mode de fonctionnement du processus économique, en particulier dans la manière dont elles traitent de la question du salariat comme charge et non pas comme une valeur sur laquelle viendrait également reposer la richesse de l’entreprise, ainsi que dans la manière dont elles rapportent désormais le processus de création de valeur à la sphère financière.

76Ces choix peuvent être lus comme l’exact opposé de ce à quoi invite Adam Smith lorsqu’il rapporte la richesse des nations d’abord au travail et conçoit la concurrence comme le moyen de lutter contre la tendance naturelle du capitalisme à chercher des positions dominantes. Et ils ne sont pas non plus cohérents avec ceux que propose, par-delà son théoricien fondateur, le corpus classique de la théorie économique, à savoir une vision d’équilibre, toujours fondée sur la concurrence comme moyen de s’assurer que le marché ne fonctionnera pas sur le mode de la domination et avec pour point central un marché des biens et des services (celui qui met en relation entreprises et consommateurs) alimenté par deux marchés dont aucun n’a la primauté sur l’autre, celui du capital et celui du travail.

77La théorie économique libérale, pour autant que l’on prenne soin de la distinguer du standard néo-classique, invite ainsi clairement à mettre en question les pratiques capitalistes actuelles.

78

79Alors, le capitalisme est-il libéral ? Il est de toute évidence une manière d’agencer les faits économiques qui s’accommode fort bien de la théorie néo-classique, elle-même inspirée du corpus libéral. Il est également une réalité historique qui a provoqué à intervalles réguliers des soubresauts de nature sociale, stimulés par les effets de la concentration de la richesse à laquelle ce capitalisme conduit. Il est enfin un système économique qui s’accommode aussi bien du libéralisme politique que de l’autoritarisme.

80Mais le capitalisme n’est pas la seule manière de concevoir l’économie de marché, il n’est pas le seul centre de gravité possible pour la pratique de l’économie. Un centre de gravité reposant sur la reconnaissance du travail comme source de richesse et sur la concurrence comme moyen d’égaliser les positions serait tout aussi compatible avec les présupposés libéraux que le système économique que nous pratiquons aujourd’hui. Il pourrait même être bien plus compatible avec ses présupposés fondateurs et plus cohérent avec la manière dont l’économie réelle se déploie, à savoir autour du développement de la connaissance.

81Il s’agit là simplement de constater, par-delà un discours idéologique qui entretient la confusion des terminologies, les écarts qui existent entre théorie libérale et pratique capitaliste. Reconnaître ces écarts, c’est aussi désigner des champs d’action qui permettraient d’investir le réel économique avec efficacité et d’éviter que ne se sédimentent des situations de blocage au sein des sociétés, situations qui ne sont pas propices au développement de l’autre héritage du libéralisme, à savoir la démocratie représentative. C’est, en tout cas, un souhait que l’on peut formuler et dont la mise en œuvre supposerait que l’économie de marché s’édifie sur un corpus de règles renouvelées, la chose publique servant dans ce domaine, dans le droit-fil de la théorie économique classique, à s’assurer que le marché, et tout particulièrement aujourd’hui le marché financier, ne repose pas sur des règles de fonctionnement biaisées. En ce sens, le libéralisme économique est une politique.


Date de mise en ligne : 01/11/2010

https://doi.org/10.3917/deba.161.0088

Notes

  • [1]
    Valérie Charolles, Le Libéralisme contre le capitalisme, Fayard, 2006.
  • [2]
    An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations [1776], trad. par Germain Garnier pour les citations, Flammarion, 1991.
  • [3]
    « Clearly, these distinctions between land, labor and capital are not airtight. […] In short, all productive resources are in a fundamental sense, capital », dans Merton H. Miller et Charles W. Upton, Macroeconomics, a Neoclassical Introduction, Chicago, University of Chicago press, 1986, p. 20.
  • [4]
    Sur l’orientation générale des normes comptables, voir Bernard Colasse, par exemple « Efficience versus instabilité », Revue française de comptabilité, novembre 2009.
  • [5]
    Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Gallimard et Éd. du Seuil, coll. « Hautes études », 2004, p. 55.
  • [6]
    Pour une analyse des modèles mathématiques mobilisés par les marchés, on pourra se référer à Nicolas Bouleau, Mathématiques et risques financiers, Odile Jacob, 2009.
  • [7]
    Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 122.
  • [8]
    Ibid., p. 124.
  • [9]
    Cette formulation fait évidemment référence à l’ouvrage de Marcel Gauchet Le Désenchantement du monde, Gallimard, 1985.
  • [10]
    M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 285.
  • [11]
    Voir the Idea of Justice, Londres, Penguin Books, 2009, trad. fr. L’Idée de justice, Flammarion, 2010.
  • [12]
    Chiffres bruts, fmi pour les taux de croissance, cnuced pour les pib par habitant (2004).
  • [13]
    Voir le rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, et celui de Jean-Philippe Cotis sur le partage de la valeur ajoutée en France dans une perspective de long terme.
  • [14]
    John Elster, Le Désintéressement, Éd. du Seuil, 2009.

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