Le Débat 2010/2 n° 159

Couverture de DEBA_159

Article de revue

Résister au déclin

Pages 159 à 166

Notes

  • [1]
    « Pourquoi l’Occident ne va pas à gauche ? », Le Débat, n° 156, septembre-octobre 2009, pp. 4-17.
  • [2]
    Lionel raconte Jospin, Éd. du Seuil, 2010.
  • [3]
    Pierre Moscovici, Mission impossible ? Comment la gauche peut battre Sarkozy en 2012, Le Cherche Midi, 2009.

1Le Débat poursuit sa réflexion sur le déclin de la gauche occidentale, au premier chef européenne, autour d’une contribution d’Ernst Hillebrand, aussi stimulante que celle de Raffaele Simone dans un précédent numéro [1]. Je veux dire, pour ma part, pourquoi je crois ce déclin résistible, et avancer quelques propositions pour le refuser.

2Partons, d’abord, d’un diagnostic. Incontestablement, il existe aujourd’hui un paradoxe du socialisme européen. Dans la crise économique que traverse le monde, toutes les composantes d’une domination idéologique – et politique d’ailleurs – de la gauche sont réunies. Après la déferlante libérale des années 1980, marquées par les « reaganomics » et le thatchérisme, après la financiarisation sans limites des années 2000, après même la période victorieuse en Europe de la « troisième voie » blairiste et du socialisme libéral, de nouveaux besoins politiques apparaissent, mêlant le retour au keynésianisme et le dessin nécessaire de perspectives inédites. Beaucoup l’ont dit, ou écrit, c’est notamment la thèse de Lionel Jospin dans son dernier ouvrage [2], l’heure serait à la régulation financière, au retour de l’État, la réponse du « tout marché » est contestée, bref l’époque serait mûre pour un moment social-démocrate. Constatons en outre qu’il n’existe aucune fatalité à la régression électorale de la gauche. Prenons, par exemple, le cas de la France, où les oppositions – qui certes ne peuvent pas aisément s’additionner – sont potentiellement majoritaires, sans doute de loin. Le paysage politique français montre un pouvoir impopulaire, confronté à une situation économique caractérisée par une croissance faible, un chômage élevé et des déficits explosifs, soutenu par une coalition conservatrice étroite, contesté par un électorat populaire déçu. Au-delà de ses échecs locaux, la droite française devrait, logiquement, être promise à la défaite lors de la prochaine échéance nationale – en l’occurrence l’élection présidentielle de 2012 – comme beaucoup de ses homologues européennes.

3Et pourtant, cette donne apparemment favorable n’a aucune traduction dans les urnes. Au contraire, les sociaux-démocrates ont, chacun le sait, connu une déroute sans précédent lors des élections européennes de juin 2009, qui ont été remportées par les conservateurs, la seule autre force émergente étant celle des écologistes, dont la percée a, au demeurant, été limitée. Quant aux consultations nationales, qui ont certes vu la victoire des socialistes en Grèce et leur confirmation au Portugal, elles laissent aussi présager des lendemains difficiles pour le Labour britannique, peut-être pour le psoe espagnol, pendant que le spd allemand, obtenant son plus faible score depuis la Seconde Guerre mondiale, était sévèrement battu par la cdu-csu d’Angela Merkel. Ernst Hillebrand a donc raison d’écrire que le centre gauche est sur la défensive, comme Raffaele Simone de penser qu’une gauche poussiéreuse n’est pas suffisamment outillée pour faire face à l’offensive de la « droite nouvelle » dont il a brillamment démonté les ressorts.

4D’où viennent ces difficultés ? Comme Hillebrand, je pense que la gauche réformiste, déchirée entre les tentations néo-libérales et ses traditions sociales-démocrates, n’a pas su se réinventer. Durant les années où elle domina l’Europe, entre 1996 et 2002, la gauche démocratique n’a pas réussi à imprimer un nouveau cours à la construction européenne, alors même que celle-ci devait réussir l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale, mettre en œuvre le traité de Maastricht et créer l’euro. Elle a, certes, été économiquement performante, elle a réalisé d’importantes réformes – nous l’avons fait en France entre 1997 et 2002, avec les 35 heures, les emplois jeunes, le pacs, l’apa, la cmu… –, mais elle n’a pas infléchi le courant de la libéralisation financière, elle s’est trop accommodée des inégalités, touchant essentiellement les couches populaires. Elle a petit à petit cessé de représenter une alternative, devenant aux yeux de beaucoup de ses électeurs, de manière en grande partie injuste, une « droite en mieux ». Dans le même temps, elle s’est contentée de défendre certains « acquis » sociaux, sans conduire les changements nécessaires dans la protection sociale et le système éducatif. En somme, elle est apparue à la fois inapte à incarner les aspirations de sa base électorale, impuissante à exprimer une demande de « radicalité » et conservatrice. Chassée progressivement du pouvoir dans les années suivantes, elle a subi la domination idéologique et culturelle d’une droite qui a su, elle, se donner des habits neufs, s’adapter au monde du « monstre doux » dont parle Simone. Elle a manqué de créativité dans sa réponse aux nouvelles aspirations de la société de consommation.

5J’ai aussi la conviction qu’elle souffre d’un important déficit de crédibilité et d’attractivité. Un point, en effet, n’a pas été suffisamment souligné, à mon sens, dans les autres contributions au débat : la gauche européenne est victime d’une terrible crise de leadership, elle n’a pas su remplacer les figures, imparfaites mais puissantes, qui ont animé la vie politique dans la décennie précédente – Tony Blair, Gerhard Schröder, Lionel Jospin, Romano Prodi… La plupart des partis socialistes et sociaux-démocrates européens sont en difficulté sur ce terrain, connaissant soit des directions contestables ou contestées, soit des orientations stratégiques confuses ou discutées, soit l’instabilité à leur tête. Or la politique, à notre époque plus encore qu’auparavant, exige l’incarnation, l’autorité. De plus, dans leur réponse à la crise, les gauches européennes ont péché par imprécision ou maladresse, alors que les droites ont su, elles, opportunément jouer de la « triangulation », s’appropriant l’empreinte keynésienne, revendiquant le retour de l’État, se proclamant adeptes de l’intervention publique et de l’écologie, sans renoncer à leurs oripeaux populistes, dont Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy usent d’abondance. Ajoutons à cela, en particulier dans le cas français, mais aussi en Allemagne où la relation impossible de Die Linke avec la social-démocratie interdit toute alliance de gauche, la très grande difficulté à synthétiser les différents pôles de la gauche, héritiers abâtardis des courants réformistes et révolutionnaires : on aura compris que la gauche européenne, théoriquement en position favorable, se trouve en réalité confrontée à des défis majeurs, qu’elle ne parvient pas à relever.

6Faut-il pour autant, comme le suggère en conclusion Ernst Hillebrand, ou comme l’évoquait ailleurs Bernard-Henri Lévy au lendemain des élections européennes, craindre – ou au contraire espérer – la « mort » des partis socialistes et sociaux-démocrates européens, à commencer par le Parti socialiste français, qui serait devenu un « grand cadavre à la renverse où les vers se sont mis » ? Écarter ce danger d’un revers de main serait présomptueux. En effet, les organisations politiques sont mortelles. En France le radical-socialisme, qui fut la force centrale de la IIIe République, se perpétue à travers deux petits mouvements politiques utiles, nécessaires même, mais sans grand poids, et le parti communiste n’est plus que l’ombre du « premier parti du pays » qu’il fut au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La sfio, abîmée par la guerre d’Algérie et incapable de s’adapter à la Ve République, a disparu, remplacée par le parti socialiste recréé à Épinay en 1971 autour de François Mitterrand. Si elles ne se renouvellent pas, si elles se bureaucratisent ou se dessèchent, si elles sont incapables de favoriser l’émergence en leur sein de générations montantes, de produire des « idées fraîches », si elles perdent de vue toute notion d’unité, elles peuvent s’effacer ou être englouties. Les candidats à la relève à gauche ne manqueront évidemment pas, des partis anticapitalistes aux centristes de progrès, en passant par les héritiers du communisme et, bien sûr, les écologistes. Ne sous-estimons toutefois pas la robustesse des grands courants politiques traditionnels, à gauche comme à droite. C’est d’ailleurs une des difficultés du débat qui nous occupe que de distinguer ce qui relève de la conjoncture – le recul de la gauche serait alors temporaire – et de tendances historiques lourdes – dans cette vision, son déclin serait profond et durable. Ma thèse se situe un peu à mi-chemin : la crise ou, plutôt, les crises de la gauche sont profondes, mais les voies d’un rebond rapide existent.

7C’est à cette lecture qu’invite, en vérité, le texte d’Ernst Hillebrand, dont le pessimisme est plus actif, plus positif que celui de Raffaele Simone. Il ouvre toute une série de pistes dans lesquelles je me reconnais, et qui doivent nous inspirer dans notre travail intellectuel et politique des mois et des années à venir. Il a raison, tout d’abord, de commencer par le retour de la question de la répartition des richesses. Pendant des décennies, sous l’emprise des économistes « de l’offre », la fiscalité a été, à gauche et au centre gauche, un sujet tabou, tant il était communément admis que la seule stratégie possible était la baisse des impôts, que l’enjeu de la localisation des fortunes et de l’affectation des profits à l’investissement était primordial, que l’inégalité pouvait être fondée sur le mérite. La complaisance des États à l’égard d’un capitalisme actionnarial à la recherche de taux de rentabilité pharamineux a fait le reste. L’utilisation de l’impôt comme instrument de redistribution est devenue sinon obsolète, du moins extraordinairement délicate : le « paquet fiscal » de l’été de 2007, récompense de Nicolas Sarkozy à son électorat, ou la politique de baisse des impôts de l’actuelle coalition conservateurs-libéraux en Allemagne le montrent à l’envi. Il est sans doute risqué, dès lors, de fonder tout un projet politique sur la fiscalité, comme semble le faire, par exemple, François Hollande. Pour autant, son utilisation est nécessaire et à nouveau légitime. Cela s’explique par les excès récents du capitalisme, qui ont fait exploser les inégalités de revenus dans des proportions démentes, et par la prise de conscience, dans la crise, du caractère insoutenable de ces injustices. C’est pourquoi la redéfinition d’un impôt progressif et global, incluant tous les revenus, remettant en question les « niches fiscales », frappant davantage les très hauts revenus, redevient, notamment en France, d’actualité. C’est pourquoi aussi je souscris pleinement à la conception d’Hillebrand d’un stake-holder capitalism, d’un capitalisme régulé, et à son approche d’une politique touchant à la fois la politique des revenus – agissant à travers la question du salaire minimum particulièrement, mais aussi de manière plus globale – et les droits des salariés dans l’entreprise, au sein de laquelle le pouvoir doit être mieux partagé. Le temps de la redistribution revient, l’évidence des inégalités et des marges de manœuvre pour les résorber saute aux yeux. La gauche doit à nouveau assumer ce combat, qu’elle avait délaissé, tétanisée qu’elle était par une forme de pensée unique attachée à l’équité plus qu’à l’égalité.

8La perspective d’un État actif, et même acteur, plus qu’activateur, est également essentielle. Il y aura, sur ce point, des conceptions différentes au sein des pays de l’Union européenne, il y en a plus encore avec les États-Unis. Mais cette thématique, certes appliquée de manière subsidiaire, est désormais commune à l’ensemble des pays occidentaux, y compris à l’Amérique de Barack Obama, même si le retour du big governement ne convainc pas. Partout sont mis en œuvre des plans de relance ou de soutien de l’activité d’une ampleur sans précédent pour sauver le système financier, mais aussi pour aider l’appareil productif. La politique industrielle, longtemps décriée ou considérée comme obsolète – on se souvient d’un Alain Madelin demandant dans les années 1980 la suppression… de son propre ministère –, redevient d’actualité. Sans l’intervention de dispositifs agissant sur la consommation – on pense à la « prime à la casse » – ou venant en appui de la production – le Pacte automobile français –, l’industrie automobile européenne aurait peut-être disparu, les constructeurs, en tout cas, auraient été ébranlés à l’image de General Motors aux États-Unis. On m’objectera que l’application de telles stratégies n’est pas l’apanage de la gauche, que des gouvernements de droite les mènent aussi bien. Je vois toutefois trois différences sur ce terrain entre la gauche et la droite. Différence d’analyse tout d’abord : la droite n’a traité que la situation des grands groupes, à commencer par les banques, elle ne s’est pas avancée à l’égard du tissu industriel plus fin, par exemple des équipementiers de l’automobile de rangs 2 et 3. Différence d’intensité ensuite : le thème des nationalisations temporaires n’est pas ou peu abordé par la droite, les services publics restent dans sa ligne de mire. Différence de méthode ensuite : la gauche, contrairement à la droite, doit proposer des contreparties en matière de contrôle des entreprises aidées – par exemple la présence de l’État dans leur conseil d’administration – là où la droite, attachée surtout à permettre au système capitaliste de traverser une mauvaise passe, reste très « lampédusienne » – pour que rien ne change, il faut que tout change. Là aussi, je partage la conception d’Hillebrand : le temps des nationalisations ou de l’étatisme n’est plus, ni non plus celui des privatisations massives, celui de l’économie mixte revient. L’intervention publique est et sera nécessaire pour préparer l’avenir : économie « verte » structurée, portée et promue par la puissance publique à l’instar du nucléaire dans les années 1960, de l’aéronautique ou du tgv ; économie de la connaissance à travers le développement des universités ; grands travaux – en matière de transport, de logement, d’urbanisme ; accentuation forte de la recherche et du développement dans l’ensemble du tissu économique. Le financement de ces investissements devra se faire sans aggraver encore l’endettement public, préoccupant. À cet égard, la définition de nouveaux modes de financement, issus en partie de la taxation des marchés financiers, tout comme la mise en question de certains privilèges fiscaux doivent être envisagées sans timidité.

9Je serai plus bref sur ses trois autres propositions, qui n’en sont pas moins pertinentes, justement parce qu’elles le sont. La réflexion, au-delà de l’économisme, sur le modèle de société, sur la « bonne société » est essentielle. Il s’agit là, d’ailleurs, d’une réponse forte à la thèse sombre et cynique de Simone. Ce dépassement de l’économisme est indispensable pour une gauche qui a, curieusement, délaissé ce terrain qui fut longtemps son apanage, au point de paraître grise, ennuyeuse, technocratique, incapable d’enchanter le monde. Le lien entre la justice et le bonheur doit être au cœur de ses politiques. Cela passe notamment par l’accent mis sur la culture, l’éducation, le sport, et sur une véritable politique des temps de la vie – englobant les retraites, la sécurité sociale professionnelle, la réduction du temps de travail. On observera d’ailleurs qu’il s’agit là, en France au moins, de trois thèmes soumis aux attaques d’une droite prétendant liquider l’« héritage de mai 68 ». Privilégier l’être par rapport à l’avoir, sortir du matérialisme étroit : voilà un beau champ d’expansion pour une gauche plus créative, davantage attentive au sort des individus. La démocratie participative, par ailleurs, n’est pas un gadget valorisé par un succès temporaire de campagne, puis quelque peu gâché par une utilisation systématique et maladroite. La planification d’hier est morte, mais l’élaboration de stratégies à long terme, suscitant l’adhésion du plus grand nombre, recueillant leur avis, est plus que jamais d’actualité, à l’heure où la représentativité du système politique est contestée. Dans la « société des gens intelligents » dont parle James Rosenau, la définition commune et démocratique de projets partagés doit plus que jamais être au cœur de la définition même des politiques publiques. À cet égard, j’en tire deux leçons pour le cas français. D’abord, l’obsolescence manifeste de notre système institutionnel, pyramidal et autoritaire, accentuée jusqu’à la caricature par la dérive monocratique du sarkozysme. La droite française légifère beaucoup, elle change peu parce qu’elle légifère mal. La politique française a besoin de respirations démocratiques, et d’abord d’une vraie réhabilitation du Parlement. Ensuite, la bêtise absolue de la recentralisation en cours à travers la réforme des collectivités locales ou la suppression aberrante de la taxe professionnelle, qui plus est sous l’égide d’un État impuissant et en faillite. La démocratie participative est plus forte à l’échelon local, celui de la proximité, il est absurde de remettre celui-ci en question.

10Le point le plus problématique – il est vrai que c’est le plus compliqué – du texte d’Ernst Hillebrand est sa réflexion sur l’État-providence à l’époque du recul de la solidarité. Je ne suis pas un spécialiste des politiques sociales, mais je m’interroge sur son scepticisme relatif. En effet, si je partage son analyse sur l’affaiblissement du sentiment de solidarité, l’affirmation au contraire du « narcissisme des petites différences » dont parlait Sigmund Freud, la montée concomitante d’une jalousie sociale généralisée, les difficultés croissantes de l’intégration des immigrés, je reste sur ma faim pour ce qui concerne les solutions proposées. Mon intuition politique est que la gauche ne peut consentir sans combattre à cet affaiblissement de l’État-providence, qu’elle a même la tâche historique, aux côtés des acteurs locaux, de le refonder. À l’heure où progresse le sentiment de déclassement, où s’aggrave la relégation des banlieues, où la ségrégation sociale et la précarité explosent, alors que les inégalités hommes-femmes restent criantes, la gauche ne peut délaisser la question sociale, qui reste son « cœur de métier » : il faudra y revenir.

11Il y a donc là les prémices, bien posées, d’une refondation intellectuelle de la gauche. Il me semble toutefois qu’il est nécessaire, sans succomber à la tentation du catalogue programmatique ou à la dilution de la pensée, d’y ajouter d’autres dimensions, certaines plus proprement françaises sans doute, d’autres communes à l’ensemble européen. Je suis frappé, tout d’abord, de l’absence de la question écologique dans le papier d’Hillebrand. Peut-être considère-t-il qu’il s’agit là, désormais, d’un patrimoine commun à l’ensemble de la représentation politique, ou bien d’une propriété des seuls écologistes. Je ne le pense pas. Il me semble au contraire que la gauche doit définir sa propre conception du développement durable. Elle sera distincte de celle des Verts, qui reviennent parfois à un certain fondamentalisme, caricaturé par les thèses de la décroissance. Elle n’est pas non plus celle de la droite, qui ne cherche qu’à modifier marginalement les comportements, sans remettre en question en profondeur les modes de production et de consommation énergétiques. Nous devons plutôt élaborer notre propre vision d’un nouveau modèle de développement, tournant le dos au productivisme sans renoncer à l’excellence industrielle et à l’innovation, dénué de toute forme d’obscurantisme, liant écologie et justice sociale, recherchant une croissance durable encouragée par une fiscalité écologique ambitieuse. Il me semble également indispensable, face au populisme de la « droite nouvelle », d’insister davantage sur l’idée républicaine, piétinée par un Berlusconi ou, de manière différente, par le chef de l’État français, qui me paraît être un véritable président de l’a-République. La réhabilitation des principes de la devise républicaine – liberté, égalité, fraternité, auxquelles j’ajouterais volontiers la laïcité – fait partie des tâches principales de la gauche. Céder sur ce point, c’est accepter la domination culturelle de cette droite moderne, hédoniste, naturaliste, profondément régressive aussi. Enfin, il me paraît décisif pour les gauches du Continent de redevenir européennes, c’est-à-dire solidaires entre elles et animées d’un projet commun, à la fois politique, économique, social, pour l’Union européenne. Car l’Europe, dont l’idéal s’est sans doute affaibli face aux dégâts sociaux du chômage de masse et du fait d’un élargissement sans approfondissement concomitant, est indispensable à toute réponse pertinente aux crises, parce qu’elle est la condition sine qua non à l’affirmation d’une puissance, et même d’une identité, dans la mondialisation économique et politique. La droite s’est dotée d’un tel programme commun, certes non écrit ; la gauche en est totalement démunie. Elle est plus qu’hétérogène, éclatée entre ses différents courants – socialistes, sociaux-démocrates, travaillistes, sociaux-libéraux, démocrates : il lui revient maintenant, d’ici aux élections européennes de 2014, de se constituer et d’élaborer un projet pour une Europe réunifiée, active, solidaire, capable d’avancer à travers des coopérations renforcées pour les pays désireux d’une intégration plus poussée, dotée d’une véritable politique étrangère et de défense, armée d’un budget significatif lui permettant de moderniser l’économie et de reconvertir ses territoires en difficulté.

12Quelles sont, en définitive, les chances de la gauche de reconquérir le pouvoir dans les prochaines années, et surtout de raviver la flamme de l’espoir pour conduire des politiques concrètes, conformes à ses valeurs ? Je ne crois pas à la tonalité prophétique ou au discours provocateur qui annoncent la fin de la gauche, pas plus que je ne suis convaincu par les thèses mécanistes qui voient dans sa faiblesse actuelle une simple parenthèse cyclique, ou l’attente d’un retour fatal du balancier. Sans être un adepte du « ni-ni », je me situerais entre ces deux approches. Le déclin de la gauche occidentale, et au premier chef européenne, n’est pas fortuit. J’ai au contraire analysé, dans mon dernier livre [3], la triple crise dont souffre le socialisme français – j’aurais aussi bien pu parler de la social-démocratie en Europe : crise intellectuelle, d’abord, liée à l’impossibilité de (re)définir un projet progressiste répondant aux défis de ce siècle ; crise stratégique, ensuite, avec la difficulté à bâtir un système d’alliances permettant l’émergence d’une coalition à la fois majoritaire et cohérente ; crise de leadership, enfin, expliquant l’incapacité à incarner une figure légitime et entraînante du pouvoir. Pour autant, je ne crois pas fatale la disparition de la gauche, ni évident le succès à terme de la « droite nouvelle », qui semble aujourd’hui à première vue irrésistible. Observons d’ailleurs que cette tendance a été contrecarrée, et même inversée, ailleurs : la gauche, dans sa diversité, est dominante en Amérique latine, malgré la victoire récente de la droite au Chili, et les Démocrates américains ont repris le pouvoir après quinze ans de « révolution conservatrice » au Congrès et huit ans de néo-conservatisme à la Maison Blanche.

13Les circonstances, tout d’abord, pourraient être paradoxalement favorables à un retour de balancier. La crise a conforté les droites, jugées plus rassurantes et plus crédibles, d’autant qu’elles ont su habilement capter à leur profit de nombreux « marqueurs » de la gauche. Elle a mis en lumière le dénuement, l’épuisement de celle-ci. L’après-crise, qui adviendra sans doute dans les deux à trois années qui viennent, pourrait voir le réveil d’une demande de redistribution et de solidarité, l’attente d’une société plus douce – et non pas monstrueuse –, d’une politique plus juste et plus digne. À la gauche de savoir répondre à ces aspirations, en dessinant un cap, en élaborant un projet qui reste attaché à ses idéaux de transformation sociale, mais en les adaptant au monde d’aujourd’hui. Ne négligeons pas, enfin, les facteurs proprement politiques : la modernisation des partis, la maîtrise des nouveaux outils de communication, la constitution d’équipes attractives. La faiblesse de la gauche européenne est intellectuelle, elle est aussi, en quelque sorte, technologique : il nous revient, également, de rattraper notre retard en matière de méthodes et de contrôle des instruments, de maniement des images et des techniques de propagande, dont parle justement Raffaele Simone. Ce thème est sans doute moins noble que celui du renouveau idéologique, il n’en mériterait pas moins de plus amples développements.

14La dernière « vague » socialiste et sociale-démocrate en Europe s’est produite à la fin des années 1990, dans un contexte de forte croissance, grâce à un renouveau de l’offre partisane et de la communication politique. Elle n’a pas réussi, parce qu’elle est restée exagérément conformiste et s’est vite détachée de ses fondamentaux. Cet exemple doit être médité : il indique à la fois comment reconquérir le pouvoir et les écueils à éviter pour en faire bon usage et le conserver. La gauche de demain ne sera pas une resucée de la « troisième voie », elle sera une nouvelle voie ou ne sera pas. La gauche, c’est vrai, est au pied du mur. Mais elle a son destin entre ses mains. La discussion menée par Le Débat ne m’incite pas à renoncer. Elle montre au contraire les voies d’une rénovation difficile, mais inévitable et possible. C’est la mission de ma génération.


Date de mise en ligne : 01/03/2011

https://doi.org/10.3917/deba.159.0159

Notes

  • [1]
    « Pourquoi l’Occident ne va pas à gauche ? », Le Débat, n° 156, septembre-octobre 2009, pp. 4-17.
  • [2]
    Lionel raconte Jospin, Éd. du Seuil, 2010.
  • [3]
    Pierre Moscovici, Mission impossible ? Comment la gauche peut battre Sarkozy en 2012, Le Cherche Midi, 2009.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.91

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions