Le Débat 2008/5 n° 152

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Article de revue

Le naturalisme sans la nature ?

Pages 123 à 128

Notes

  • [1]
    Je me permets de renvoyer à mes analyses dans Philosophie et psychologie, Paris, Gallimard, 1996.
English version

1Le naturalisme est habituellement défini comme ayant deux aspects. Au premier sens, ontologique, c’est une conception de ce qu’il y a dans le monde, selon laquelle ce sont des choses naturelles. Au second sens, explicatif, c’est une conception de la manière dont on doit étudier et expliquer les choses qu’il y a dans le monde. Sous l’aspect ontologique, c’est une banalité que de dire que dans notre monde désenchanté presque tout le monde est naturaliste, du moins au sens où l’on ne croit plus à l’existence d’un agent ou d’une force qui se tiendrait au-dessus ou au-delà du monde naturel qui nous entoure. Certes, la religion ne cesse de renaître de ses cendres, et il y a toujours des théologiens et des philosophes qui parlent de Dieu ou de ce qui serait au-delà même de l’être, mais presque plus personne ne soutient, comme Malebranche et Berkeley, que Dieu est la seule force active dans l’univers, y compris dans le monde physique et biologique (même s’il y a des théologies naturelles sophistiquées qui s’y essayent encore). En ce sens, se dire « naturaliste » ne risque pas de créer beaucoup de vagues, sauf peut-être dans le Bible Belt. N’avons-nous pas, y compris le Vatican, accepté le darwinisme, même à notre esprit défendant ? En revanche, le naturalisme explicatif est loin de faire l’unanimité. Il soutient que l’on devrait expliquer les phénomènes humains et sociaux, et la culture en général, dans les mêmes termes que ceux dans lesquels on explique les phénomènes naturels, c’est-àdire en termes de lois causales du type de celles que l’on trouve en physique, en biologie et en neurosciences. Mais notre bon sens culturaliste y résiste, tout comme le bon sens herméneutique qu’ont adopté les sciences humaines et sociales depuis des décennies, qui nous interdit d’appliquer les schèmes causaux des sciences de la nature aux phénomènes humains qui relèvent de la « compréhension » plutôt que de l’explication. Jean-Marie Schaeffer se veut naturaliste, mais il n’entend défendre ni une thèse ontologique ni un monisme de l’explication. Il n’a de sympathie ni pour le physicalisme qui soutient que les seules entités existantes sont de nature physique, ni pour le réductionnisme qui entend « naturaliser » les phénomènes humains et sociaux. Son naturalisme est, nous dit-il, « biologique », et part du fait que l’homme est un vivant (social) parmi les autres vivants animaux, rien de moins et rien de plus. Alors, défend-il l’un de ces naturalismes non réductionnistes qui nous disent que l’homme est bien un être naturel ontologiquement parlant, mais que les explications des phénomènes sociaux et culturels ne se laissent pas réduire aux explications physiques et biologiques ? Non, nous dit-il, car il n’épouse pas une conception ontologique de la nature à la manière de Lucrèce, de La Mettrie ou des matérialistes contemporains comme WVO Quine ou David Lewis. Il refuse de se poser des questions comme celle de savoir quelle est la place des entités et propriétés mentales ou des valeurs dans un monde de faits naturels. Il refuse ce qu’il appelle « l’escalade ontologique », c’est-à-dire « la tentation philosophique récurrente consistant à réduire des phénomènes locaux – comme la relation entre le corps et l’esprit – en les reconduisant à des distinctions ontologiques » (p. 388). Selon lui, aussi bien le dualisme cartésien que le monisme matérialiste recourent à cette escalade. Il faut au contraire entamer la « désescalade », et simplement ancrer la vie humaine au sein de la vie biologique sans chercher à fonder notre naturalisme ontologiquement. Mais on peut se demander ce que c’est que ce naturalisme sans la nature.

2Il semble de prime abord que l’on puisse mieux comprendre de quoi il s’agit en considérant ce à quoi il s’oppose, « la Thèse de l’exception humaine ». Officiellement, il s’agit bien d’une Thèse, constituée d’affirmations de doctrines particulières – une « rupture ontique » entre l’homme et les autres vivants, une forme de « dualisme ontologique » et une conception « gnoséocentrique » de l’être humain – qui, à ce titre, méritent qu’on les critique et qu’on leur oppose d’autres doctrines, celles du naturalisme biologique précisément. Mais in fine on nous dit que la Thèse n’est ni une thèse ni une doctrine, plutôt une « vision du monde », une image globale qui forme un socle de la culture occidentale, qui se définit plus par ses effets de ségrégation au sein du savoir humain que par ses articles de base et qui de ce fait mérite une généalogie ou une reconstruction historique plutôt qu’une évaluation philosophique. En dehors des différents dualismes – âme/corps, spirituel/matériel, nature/ culture, naturel/social – auxquels elle donne lieu, il est difficile de la scotcher, sinon en recourant à des « idéaux-types » et à des doctrines paradigmatiques, comme le cogito cartésien. Le flou qui l’entoure se manifeste dès que l’on essaie de trouver des doctrines philosophiques qui exemplifient l’idéal-type. La conception hylèmorphique d’Aristote, pour laquelle l’âme est la forme du corps et non pas une substance sépa rée, est, de l’aveu même de Schaeffer (p. 59), plus proche du naturalisme contemporain que le dualisme cartésien exemplaire de la Thèse. Comment expliquer alors que l’hylèmorphisme soit à la base de la plus grande synthèse philosophique chrétienne, celle de Thomas d’Aquin ? Le dualisme cartésien est certes un meilleur candidat, mais l’union substantielle l’est moins. Il n’est pas clair que le cogito cartésien, supposé servir de fondement épistémologique certain, ait quelque chose à voir avec la nature, séparée ou non, de l’homme, même si un livre jadis célèbre parlait d’une « découverte métaphysique de l’homme » chez Descartes. Schaeffer consacre un long chapitre aux « points aveugles » du cogito et semble soutenir que si celui-ci tombe la Thèse s’en trouve menacée. Mais je ne vois pas très bien pourquoi, car on peut aussi, comme Kant, refuser le cogito et la conception de l’âme comme substance, mais admettre la division entre le règne de la nature et celui de la liberté, qui semble relever de la Thèse.

3Certains philosophes, comme Bergson, rejettent explicitement l’un des articles de base de la Thèse, celui du primat de la connaissance sur l’action, mais ils acceptent néanmoins la singularité de l’humain. Est-ce le primat de la conscience et du moi qui signale l’adhésion à la Thèse ? Mais que dire des philosophes de tradition sceptique, de Pyrrhon à Hume, qui admettent l’âme des bêtes, mais pas le moi, et pour qui la raison humaine ne diffère que peu de la raison animale ? Schaeffer répondrait sans doute que l’abandon d’un des articles de la Thèse ne signifie aucunement que l’on n’y souscrit pas sous une autre forme. Ainsi, selon lui, la thèse cartésienne de l’union de l’âme et du corps demeure prise dans le dualisme. Husserl a beau, après avoir isolé la conscience du monde, la réinsérer en son sein via la corporéité, il y retombe aussi. Heidegger lui échappe, mais y revient en « singularisant l’étant humain comme étant le seul à être au monde ». La Thèse est comme le sparadrap du capitaine Haddock. En définitive, c’est l’adoption d’une posture ontologique et fondationnaliste qui la caractérise. C’est parce que l’ontologie, quelle qu’elle soit, « ne s’est jamais réellement libérée [d’une] inquiétude essentiellement religieuse » (p. 355) qu’elle revient à admettre la Thèse. C’est aussi parce que notre vision du monde est tacitement « gnoséocentrique » et privilégie la connaissance sur l’action qu’elle place l’homme sur son piédestal à part des autres vivants.

4Que serait alors un naturalisme non ontologique et non gnoséocentrique ? Le modèle de naturalisme biologique qu’adopte Schaeffer est inspiré de celui de John Searle : « Les faits mentaux, culturels et sociaux font partie de la constitution biologique de l’homme et ne relèvent pas d’un ordre de réalité qui transcenderait cette constitution » et de ce fait sont « des faits irréductibles ayant une efficacité causale elle-même irréductible » (pp. 209-210). Mais le naturalisme biologique ainsi conçu soulève au moins trois sortes de questions. La première est celle de savoir s’il effectue vraiment une déflation ou une « désescalade » de l’ontologie. Que sont les faits biologiques auxquels les faits mentaux, culturels et sociaux s’identifient ? Si « fait » ici ne veut pas dire « explication », mais un certain type d’entité, de quelles entités s’agit-il ? Jean-Marie Schaeffer dirait sans doute que ce n’est justement pas la bonne question à poser. Pourtant, il ne s’interdit pas de caractériser les faits du monde en termes ontologiques. Parfois il exprime sa sympathie pour la pensée orientale, qui ne conçoit pas le monde en termes de substance et de propriétés discrètes, mais en termes de « procès continu », de « réseau continu de relations » (p. 39). Toutefois, des processus, des structures et des relations sont bien des entités d’une certaine sorte (et ils ne sont pas l’apanage des ontologies orientales, comme l’atteste l’ontologie « du procès » de Whitehead). On ne quitte pas l’ontologie (au sens de Russell : l’ameublement du monde) en changeant de meubles. J’avoue avoir toujours trouvé profondément mystérieuse, voire obscurantiste, la « solution » au problème esprit-corps de John Searle à laquelle Jean-Marie Schaeffer souscrit : « […] elle se borne à affirmer que les états mentaux qua états mentaux sont des faits biologiques : elle affirme donc que les états mentaux, au même titre que le système immunitaire par exemple, font partie de la biologie de l’être humain » (p. 359). La question immédiate que poserait un philosophe analytique de l’esprit serait : que veut dire ici « sont » ? Sont identiques à ? Et de quelle identité s’agit-il ? D’une identité entre des propriétés (ou « types ») ou des événements particuliers (tokens) ? Ou bien voulez-vous dire que les états mentaux sont « constitués » par des états biologiques au sens où une bibliothèque est constituée par les livres qui la composent ? Selon Schaeffer, qui manifeste souvent une certaine impatience vis-à-vis des exigences qu’il juge scolastiques des philosophes analytiques, poser ces questions c’est « être pris d’entrée de jeu dans le cadre de pensée dualiste », car il faut prendre une « décision ontologique » et proposer « une démarche soit réductionniste, soit éliminativiste » (359). J’avoue que je ne vois pas en quoi le fait de souscrire à une ontologie conduit au dualisme ou à l’une ou l’autre de ces formes de matérialisme. Si je comprends bien, ce dernier est tacitement cartésien car, tout comme le dualisme, il présuppose que s’il y avait des faits de conscience il ne pourrait s’agir que de faits non physiques. Mais je ne vois pas ici non plus pourquoi il aurait à faire cette présupposition.

5Je trouve l’affirmation brute de l’identité des faits mentaux et biologiques tout aussi mystérieuse que celle qu’aime à faire Searle au sujet de la conscience : celle-ci est causée par et « réalisée » dans le cerveau, et il n’y a pas plus de difficulté à comprendre cela qu’il y en a à comprendre pourquoi le fait que l’eau est de l’H2O cause ses propriétés liquides, ou qu’un objet est solide parce qu’il n’est rien d’autre que l’arrangement de ses molécules. Mais outre le fait qu’il doit bien y avoir une explication de la liquidité de l’eau à partir de sa composition chimique, comment quelque chose peut-il à la fois être causé et réalisé ? Les deux semblent incompatibles. Ma bibliothèque est bien constituée par mes livres (elle « est » mes livres), mais elle n’est pas causée par mes livres. Notons au passage que la même difficulté affecte l’ontologie sociale selon Searle, à laquelle Jean-Marie Schaeffer semble aussi souscrire. Les faits institutionnels tels que l’argent sont « constitués » par les faits intentionnels propres aux individus selon des « règles constitutives », mais comment ?

6Supposons néanmoins que ces pinaillages ontologiques n’aient pas lieu d’être. Il resterait encore – seconde question – à savoir quelle peut être la force explicative du naturalisme biologique ainsi compris. La relation d’explication, comme celle de causalité, est asymétrique : si A explique B, B n’explique pas A. On devrait s’attendre, si les faits biologiques expliquent les faits mentaux, sociaux, culturels, à ce qu’ils déterminent causalement ces derniers. Mais bien qu’il ne souscrive pas au dualisme explicatif en sciences sociales, Jean-Marie Schaeffer refuse d’appliquer la notion de causalité dans le domaine biologique, tout comme il refuse tout modèle fondé sur la « survenance » du mental sur le neuronal (notion qu’il a l’air de trouver mystérieuse et propre à Jerry Fodor, mais dont il existe bien des analyses rivales, qui ne sont pas toutes réductionnistes). Il critique par exemple – à juste titre – les explications « génétiques » et sélectionnistes du comportement et des faits culturels et propose un modèle selon lequel il y a plutôt « interaction » que causalité entre évolution génétique et évolution culturelle. Mais comme il le remarque, qui dit « interaction » dit action dans les deux sens, ce qui suppose que la culture puisse agir sur l’évolution génétique. De fait, il y a des cas de ce genre, comme la domestication des bovins qui change leur profil génétique. Mais peut-on appliquer le même modèle de causalité multiple et symétrique à la relation du neuronal au mental ? Une théorie matérialiste tout comme une théorie dualiste s’affrontent au problème de la causalité mentale : comment des événements mentaux peuvent-ils cau ser et être causés par des événements physiques ? Comment échapper à la fois au réductionnisme et à l’épiphénoménisme ? Si les faits mentaux ont « une efficacité causale irréductible », de quelle façon échappe-t-on au problème qui a tellement occupé les philosophes de savoir comment les faits mentaux causent des faits physiques et des actions ? En quoi le fait de remplacer l’identité entre le mental et le physique des matérialistes par une identité entre le mental et le biologique change-t-il la donne ? Si le naturalisme biologique veut affirmer que l’étude biologique de l’être humain a une signification explicative, il lui faut bien dire en quoi, et aller au-delà de cette identité.

7De même qu’il entend « décliner poliment mais fermement » toute invite au duel ontologique, Jean-Marie Schaeffer entend en définitive décliner toute invite au débat épistémologique sur la valeur cognitive de la Thèse aussi bien que du naturalisme biologique qu’il lui oppose (p. 361). S’engager dans ce débat, ce serait encore souscrire implicitement au « gnoséocentrisme » propre à la Thèse. Cela ne l’empêche pas de proposer une épistémologie appropriée à son naturalisme : l’« épistémè mésocognitive » selon laquelle « il ne saurait y avoir de validation épistémologique qu’enchâssée dans le développement historique effectif des savoirs humains » (p. 135). Mais comment entend-il échapper au dilemme familier de toute épistémologie naturalisée ? Ou bien elle n’est pas naturelle parce qu’elle fait appel à une notion de validité normative qui n’est pas « naturalisable », ou bien elle l’est, mais elle n’est plus de l’épistémologie et plutôt quelque chose comme une description causale et historique des faits humains de connaissance [1]. Il suffirait, dans cette seconde option, de décrire la multiplicité des types des représentations. Mais alors, tout comme dans la généalogie nietzschéenne ou foucaldienne, il ne peut plus être question de la vérité de ces représentations, seulement de savoir comment elles sont advenues. Mais si l’on ne veut pas simplement avoir une « histoire comme ça » à la Kipling, il faut aux sciences biologiques comme aux sciences sociales proposer des mécanismes causaux spécifiques.

8?

9À la fin de son livre, Jean-Marie Schaeffer suggère que le naturalisme dont il se réclame risque lui aussi de n’être qu’une vision du monde, qui n’a, pas plus que la Thèse, besoin d’être affirmée ou défendue. Si nous sommes des êtres biologiques, et si nos représentations, y compris les plus complexes et les plus « culturelles », sont le produit de notre nature biologique, la Thèse n’est que la manière dont l’humanité s’est pensée pendant des siècles sans pouvoir faire autrement. Si un jour l’humanité en vient à ne plus se penser comme exceptionnelle et adopte vraiment le mode de pensée scientifique, cette image sera aussi une Weltanschauung et s’imposera de manière tout aussi irrésistible et irréfléchie que la Thèse s’est elle-même imposée il y a des siècles. Étant moi-même un philosophe naturaliste, je ne peux qu’être d’accord avec l’image globale défendue dans ce livre avec tant de talent et une information scientifique si riche et si pertinente. À une nuance près, que j’ai essayé d’indiquer. Même si nous ne sommes que des vivants parmi les autres, nous avons une capacité à nous interroger sur la validité et la vérité de nos représentations ainsi que sur la valeur de nos concepts, et cette interrogation peut avoir un statut objectif, et non pas seulement celui d’une justification après coup de nos formes de vie. Quelque chose doit rendre vrai ou faux le naturalisme ou l’antinaturalisme qui s’y oppose. Peut-être est-ce du gnoséocentrisme que de demander plus à un naturalisme que l’affirmation de l’identité de l’homme et de l’être vivant. En ce cas, je confesse être un gnoséocentriste impénitent.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.152.0123

Notes

  • [1]
    Je me permets de renvoyer à mes analyses dans Philosophie et psychologie, Paris, Gallimard, 1996.

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