Le Débat 2008/5 n° 152

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Article de revue

Retour sur la religion dans l'espace public

Une réponse à Paolo Flores d'Arcais

Pages 27 à 31

Notes

  • [1]
    Période du vie au iiie siècle av. J.-C. où, selon Karl Jaspers, se forgèrent les grands systèmes de pensée et de vie de l’humanité, autour de quatre foyers centraux : la Chine, l’Inde, la Perse et la Grèce. (N. d. T.)
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1Il y a maintenant longtemps que sont parues les « Onze thèses contre Habermas » (dont je n’ai que la traduction anglaise), et il m’est plus facile de faire abstraction de la part de défi rhétorique qu’elles comportent. En les lisant je me suis souvent demandé de qui l’auteur pouvait bien parler. Ne partons-nous pas, lui et moi, de la prémisse qu’un État démocratique constitutionnel garantit les mêmes droits fondamentaux à tous les citoyens ? Un tel ordre juridique punit notamment la discrimination à l’égard des homosexuels, l’excision, les violences familiales, les mariages forcés, la polygamie, la non-assistance médicale, a fortiori la pédophilie et le cannibalisme. C’est exclure d’emblée toute interprétation de la séparation de l’Église et de l’État qui impliquerait une tolérance envers de telles pratiques. Paolo Flores d’Arcais, qui n’a aucune raison de douter de ma capacité à discerner ce lien logique, aurait donc dû se demander sur quoi repose sa méprise.

2Il devrait savoir que nous partageons aussi la seconde prémisse (développée dans sa dernière thèse), selon laquelle la constitution démocratique reste une simple façade tant que les conditions matérielles et culturelles d’un usage inclusif, égalitaire et autonome des droits de participation politique ne sont pas remplies. Les coûts externes engendrés sur le plan systémique par les défail lances des marchés et les interventions bureaucratiques ne doivent pas être reportés sur les groupes sociaux qui sont déjà les plus désarmés. La participation de plein droit à la communauté politique n’est pas compatible avec l’aggravation des inégalités sociales, dont témoignent aussi les effets désagrégeants de la mondialisation économique sur notre propre société. Mais une véritable égalité politique dépend autant des conditions politico-culturelles que des mesures sociales prises par l’État. Je soupçonne ici une première divergence entre nos approches, qui pourrait expliquer cette attaque contre mes idées somme toute assez triviales sur le rôle public de la religion.

3Cette première différence concerne la conception délibérative de la politique ; la deuxième touche la monoculture confessionnelle de l’Italie, et la troisième la mentalité du sécularisme.

41. Certes, Paolo Flores d’Arcais professe du bout des lèvres la « démocratie délibérative », mais sa huitième et sa neuvième thèse trahissent une conception non cognitiviste des normes et des valeurs morales, une conception positiviste du droit et une conception volontariste de la démocratie. Ces présupposés philosophiques ne s’accordent pas avec le noyau délibératif de la procédure démocratique. Ils expliquent une certaine incompréhension de l’auteur pour les fonctions que la voix des citoyens – l’« usage public de la raison », comme Rawls le dit après Kant – doit remplir dans une sphère politique publique dominée par les médias de masse, si la politique veut garder un caractère démocratique dans nos sociétés colonisées par le marché. La procédure démocratique exige plus que la simple collecte d’opinions et de « valeurs » inaccessibles aux arguments. Il s’agit de résoudre des problèmes dans l’égal intérêt de tous les citoyens, c’est-à-dire de la manière la plus pertinente et la plus « juste ».

5Si l’on comprend la politique de cette manière, comme un processus de résolution des problèmes, la formation de la volonté démocratique présente un contenu cognitif, tant au point de vue de la justice que sur un plan pragmatique et empirique. La procédure démocratique ne peut produire de la légitimité que pour autant qu’elle conjugue l’inclusion – la participation du plus grand nombre de citoyens possible –, une formation discursive de l’opinion et une perspective de résultats raisonnables. C’est pourquoi elle dépend essentiellement de l’existence d’une sphère publique non déformée et d’une tradition culturelle qui n’a pas été vidée de sa substance. Une telle tradition doit permettre l’assimilation critique de contenus vitaux.

6Une sphère publique libérale dessine autour du centre hautement densifié de l’État une périphérie plus lâchement structurée, qui s’enracine à son tour dans les réseaux de communication encore plus ténus de la société civile. Elle assure le cycle de la communication politique entre la société civile et les institutions étatiques qui prennent des décisions ayant force d’obligation. La société civile de son côté s’insère dans une culture politique qui détermine les paramètres des discours publics. Une culture politique libérale est comme un dépôt mouvant où s’accumulent les contenus empiriques, éthiques ou moraux qui ont fait leurs preuves. Ces éléments se déplacent sous les impulsions de la communication publique.

7L’état d’une telle culture se mesure à l’équilibre précaire entre la dynamique de reproduction de ses traditions vitales et sa capacité d’accepter les révisions nécessaires. Les Églises correspondent à cette image d’une formation discursive de la volonté démocratique quand elles jouent dans l’espace politique public le rôle de « communautés d’interprétation » – et qu’elles s’y tiennent ! Par leurs congrégations, elles possèdent de puissantes racines dans la société civile et puisent à des sources historiques. Par leur technique très élaborée d’interprétation des textes sacrés, elles sont les héritières des quatre ou cinq religions universelles qui, depuis l’époque axiale [1], ont continûment façonné le schéma culturel des grandes civilisations. Bien souvent la vie des communautés religieuses a préservé quelque chose qui ailleurs s’est perdu, et que le savoir professionnel des médecins et des psychologues peine à reconstruire – je veux dire des formes d’expression et de sensibilité suffisamment différenciées pour appréhender les symptômes d’une vie ratée.

8Aujourd’hui que la tradition ouvrière a été étouffée et que les mouvements progressistes sont retombés, nos sociétés turbo-capitalistes ont perdu tout sens clinique pour les pathologies sociales, pour l’échec des projets de vie individuels, pour la désagrégation des existences ; seule la poursuite du succès individuel se trouve récompensée. C’est ce dont l’Italie de Berlusconi, certes, nous offre suffisamment d’exemples. Nos sociétés pluralistes sont toujours plus profondément déchirées par des conflits de valeurs qui nécessitent des règlements politiques. C’est pourquoi elles offrent une caisse de résonance à des communautés d’interprétation qui peuvent encore apporter des réponses différenciées aux questions refoulées d’une existence collective solidaire.

9De ce point de vue, la revue MicroMega et ses éditeurs constituent sans doute des exceptions. Mais le gros des ex-intellectuels de gauche peut-il vraiment se targuer de résister énergiquement à la dépolitisation d’une sphère publique médiatisée par la télévision berlusconienne ? Du moins ne devraient-ils pas refuser aux Églises et aux communautés religieuses le droit ou la capacité à intervenir par des contributions substantielles dans le débat sur la légalisation de l’avortement ou sur l’euthanasie, sur les questions bio-éthiques de la médecine génétique, sur la protection des animaux et le changement climatique. Moi-même, je suis le plus souvent en désaccord avec les positions confessionnelles. Mais sur ces sujets comme sur d’autres semblables, la situation argumentative est tellement embrouillée qu’on ne peut préjuger quel parti sera en mesure d’invoquer les bonnes intuitions morales. Dans les domaines sensibles de la vie en société, les traditions religieuses disposent des ressources et du langage qui leur permettent de formuler des intuitions morales d’une manière convaincante.

102. Paolo Flores d’Arcais trouve ces réflexions déplacées, parce qu’il a sans doute sous les yeux d’autres exemples que moi. Mais les disparités entre des pays qui – comme l’Italie catholique et l’Allemagne pluriconfessionnelle – ont développé des cultures politiques différentes et ont réglé différemment la relation de l’État et de l’Église n’affectent pas le principe de la séparation des deux instances. Dans tous les cas, la constitution démocratique fixe des limites à l’engagement public des Églises et des communau tés religieuses. Si, en tant que « communautés d’interprétation », elles veulent convaincre la population d’une société largement sécularisée, elles ont de toute manière intérêt à avancer des arguments qui en appellent pareillement aux intuitions morales de leurs propres membres et à celles des noncroyants et des fidèles d’autres confessions. Si les Églises s’adressent explicitement à leurs propres fidèles, elles doivent les interpeller en tant que membres religieux de la communauté politique, plutôt qu’exercer sur eux une pression morale. Elles n’ont pas le droit de substituer leurautorité spirituelle aux raisons susceptibles de trouver une résonance générale. Je trouve par exemple inadmissible la « politique de la chaire » qui avait cours en République fédérale sous Adenauer. Et je serais le premier à dénon cer avec Paolo Flores d’Arcais le recours des Églises à des pratiques aussi douteuses sur le plan du droit constitutionnel.

11À cet égard, il convient de mentionner une autre réserve importante. Dans un État constitutionnel, toutes les normes légalement applicables doivent être formulées et publiquement justifiées dans une langue que tous les citoyens comprennent. Cette condition ne s’oppose en rien à un engagement des Églises dans la sphère politique publique, tant que les processus institutionnalisés de délibération et de décision au niveau des parlements, des tribunaux, des ministères et des instances administratives sont clairement distingués de la participation informelle des citoyens à la formation de l’opinion dans l’espace public. La séparation de l’État et de l’Église requiert entre ces deux sphères la présence d’un filtre, qui ne laisse que des contributions « traduites », c’està-dire séculières, sortir de la confusion babylonienne des voix dans l’espace public et accéder aux ordres du jour des institutions étatiques. John Rawls en a déduit une « clause restrictive » (« Proviso ») devenue célèbre et vivement discutée aux États-Unis. Les citoyens et les organisations qui ne peuvent ou ne veulent s’exprimer sur les thèmes publics autrement que dans un langage religieux doivent savoir que le contenu cognitif de leur contribution n’interviendra dans la justification de décisions à valeur d’obligation politique qu’à la condition d’être traduites.

12Je ne vois pas pourquoi cette condition devrait être irréaliste. Elle n’est pas appliquée aux ÉtatsUnis, c’est vrai. Mais il y a des moyens simples d’obliger chaque juge, chaque parlementaire, chaque fonctionnaire, à renoncer à utiliser dans l’exercice de sa fonction un langage religieux, qui ne serait donc pas compréhensible pour tous les citoyens. En Europe, on ne verrait pas un Président prier en public.

13Certes, l’État, qui dispose des moyens de coercition légale, ne doit pas s’ouvrir à la querelle entre communautés religieuses, car le gouvernement pourrait alors devenir l’organe exécutif d’une majorité religieuse qui imposerait sa volonté à l’opposition. Mais trois raisons normatives plaident pour un espace public libéral. Premièrement, des personnes qui ne sont ni désireuses ni capables de partager leurs convictions morales et leur vocabulaire en un versant profane et un versant sacré doivent néanmoins pouvoir participer avec leur langage religieux à la formation de l’opinion politique. Deuxièmement, la solidarité entre membres d’une même communauté démocratique exige que des citoyens séculiers puissent dans la société civile et l’espace politique public rencontrer leurs concitoyens religieux d’égal à égal, sans avoir à les traiter comme des exemplaires d’une espèce protégée. Enfin, l’État démocratique ne doit pas se presser de réduire la complexité polyphonique du concert des voix publiques, parce qu’il ne peut savoir s’il ne couperait pas, ce faisant, la société des maigres ressources dont elle dispose pour fonder un sens et une identité.

143. D’un point de vue historique, ce n’est certes pas un hasard si les pays européens marqués par une monoculture catholique sont aussi ceux qui ont produit un sécularisme particulièrement militant. Mes amis sécularistes ne devraient cependant pas se hâter d’objecter qu’ils ne proscrivent nullement les communautés religieuses de la vie publique, qu’ils demandent seulement que la Constitution définisse sans ambiguïté les limites qui leur sont imparties. Car ils devraient veiller, en ce cas, à ne pas confondre la constitution séculière de l’État avec la revendication d’une société séculière. Avant tout, il leur faudrait distinguer plus rigoureusement entre « séculier » et « séculariste ». À la différence des non-croyants qui gardent une attitude agnostique face aux prétentions à la validité des religions, les sécularistes adoptent une position polémique et rejettent toute influence publique des doctrines religieuses. Celles-ci sont discréditées à leurs yeux, parce qu’elles ne sont pas scientifiquement fondées. Dans le monde anglosaxon, le sécularisme invoque aujourd’hui un naturalisme dur, qui réserve aux sciences de la nature le monopole du savoir socialement reconnu. Je tiens un tel scientisme pour une hypothèque arbitraire. Il est incompatible avec une pensée post-métaphysique, qui étend la force discursive d’une raison séculière, mais non mutilée, aux questions morales, éthiques, esthétiques, sans pour autant gommer en quelque manière la frontière entre croire et savoir.

15La réserve la plus grave est celle qui s’impose ici à Paolo Flores d’Arcais. Il ne comprend pas comment, si l’on trace une frontière aussi nette entre « croire » et « savoir », on peut encore attendre que les contenus d’un de ces langages soient « traduits » dans l’autre. Il est exact qu’on ne peut traduire une pensée d’un langage religieux dans un langage séculier sans perdre un certain nombre de connotations. Par exemple, traduire la conception d’un homme « créé à l’image de Dieu » par l’idée de « dignité humaine », c’est retrancher du sens original la connotation de la « créaturalité ». Cela ne veut pourtant pas dire que le noyau du contenu sémantique se soit perdu. Les associations fugitives avec d’autres contextes bibliques – par exemple avec le Jugement dernier, quand la rigueur et la grâce de la sentence divine résoudront le paradoxe d’une prise en compte égalitaire de l’unicité de chaque vie individuelle – peuvent même être de quelque secours. Dans des cas difficiles, notamment dans la discussion très émotionnelle sur l’application de la torture aux terroristes, de telles images sont peut-être seules en mesure de susciter des sentiments moraux justes, sous les déblais des préjugés politiques – même dans des esprits non religieux.

16Les jugements moraux justes sauvent pour ainsi dire le contenu propositionnel des sentiments correspondants, quand ceux-ci se révèlent capables de résister à un examen discursif. Nous considérons de tels affects moraux, ainsi que l’examen discursif de la généralisation possible des normes morales, comme la propriété commune de toutes les personnes qui se considèrent comme les auteurs responsables de leurs actes. Cette strate de contenus sémantiques ne doit pas nécessairement rester enfermée dans les capsules d’un langage religieux.

17La position polémique des Lumières à l’égard de la puissance temporelle de la religion a fait oublier que certains contenus de la tradition judéo-chrétienne ont fait l’objet d’une assimilation critique de la part de la pensée post-métaphysique, et qu’ils tiennent dans celle-ci une place non moins importante que l’héritage de la métaphysique grecque. Sommes-nous bien sûrs que ce processus d’appropriation discursive des contenus religieux soit achevé ? La pensée postmétaphysique peut-elle exclure que les traditions religieuses véhiculent des potentiels sémantiques qui – lorsqu’ils révèlent des conte nus de vérité profanes – peuvent présenter une puissance inspiratrice pour la société tout entière ? Depuis Kierkegaard jusqu’à Benjamin, Levinas et Derrida, il y a toujours eu des « écrivains religieux » qui – quelle qu’ait été leur position personnelle – ont apporté à la pensée séculière des contenus théologiques.

18Le caractère séculier de cette pensée ressort déjà de son orientation anthropocentrique, opposée à la perspective théocentrique. Dire que la pensée post-métaphysique a été inspirée par des contenus religieux ne signifie donc nullement neutraliser la frontière entre « croire » et « savoir ». Même si certains contenus sémantiques peuvent franchir cette frontière en changeant de signe, cela n’affecte en rien la spécificité de chaque mode d’attribution de vérité. Les énoncés de part et d’autre ne se justifient pas sur les mêmes bases, et s’articulent à des prétentions à la validité qui diffèrent à la fois en nature et en extension.

19Traduit de l’allemand par Pierre Rusch.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.152.0027

Notes

  • [1]
    Période du vie au iiie siècle av. J.-C. où, selon Karl Jaspers, se forgèrent les grands systèmes de pensée et de vie de l’humanité, autour de quatre foyers centraux : la Chine, l’Inde, la Perse et la Grèce. (N. d. T.)

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