Notes
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Une première version de cet article est parue dans Lumières ! Un héritage pour demain, catalogue de l’exposition (Paris, Bibliothèque nationale de France, 2006).
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Un exemple pratique, d’autant plus probant qu’il est de sens contraire : il ne suf?t pas d’objecter aux Lumières pour échapper à leur orbite ; car encore faut-il se demander ce qui vous permet de le faire et au nom de quoi vos objections s’avancent. L’excellent Régis Debray, dans un livre brillantissime, au titre on ne peut plus explicite, Aveuglantes Lumières (Paris, Gallimard, 2006), déroule un accablant catalogue des sottises auxquelles conduit trop aisément la candeur éclairée. Bravo ! On applaudit des deux mains. Mais une fois refermée cette charge salutaire, force est bien de se demander ce qui porte l’entreprise et ce à quoi elle tend. La vérité est que Debray ne s’oppose pas tant aux Lumières qu’il ne les invite à devenir réellement ce qu’elles prétendent être, en apprenant ce qu’elles ignorent. Car il ne doute pas une seconde que cette « autre moitié du programme humain », dont il déplore, à juste titre, l’oubli, soit accessible à l’investigation rationnelle. Il ne manque, en somme, à cette anthologie de l’aveuglement éclairé qu’une théorie éclairée de l’aveuglement. Soyons certains qu’elle viendra.
1La cause est entendue, s’il faut en croire nos oracles : les Lumières sont derrière nous. Leur programme est resté inachevé, sans doute, mais il n’est plus de saison. Il s’agit d’en trouver un autre, tant ses principaux articles sont frappés d’une irrémédiable désuétude. La science contemporaine elle-même, d’Einstein à la théorie du chaos, n’a-t-elle pas disloqué de l’intérieur, nous dit-on, la foi naïve dans la raison ? Le progrès ne s’est-il pas révélé un mythe, pour finir, et un mythe désormais intenable ? Les tragédies du xxe siècle n’ont-elles pas infligé le plus effroyable des démentis aux promesses de l’humanisme ? Quant à la « métaphysique du sujet » soutenant toute l’entreprise, n’a-t-elle pas sombré corps et biens, sous le feu des démystifications multiples dont elle a été la cible ?
2Le présent propos voudrait plaider, à l’opposé de cette vulgate post-moderne, que le programme des Lumières conserve toute son actualité, pour peu qu’on sache l’actualiser. Il était dans l’enfance, et témoignait de la candeur propre à cet âge. Il s’agit de l’amener à maturité, en le délivrant de ses illusions de jeunesse et en l’armant de réalisme. La tâche pouvait paraître simple quand il a été conçu. Nous avons appris à nos dépens, au fur et à mesure de l’exécution, qu’elle était d’une complication sans fond, chaque avancée ramenant la dif?culté surmontée sous un nouveau jour. Elle n’en demeure pas moins foncièrement la même. Nous n’avons pas d’autre programme possible, face à ce qui, depuis le xviiie siècle, s’est amplement véri?é être notre lot de Modernes : la construction de l’autonomie humaine. Avec cette considérable différence, toutefois, qu’il a fallu découvrir en cours de route que ce qui se présentait, de loin, comme une solution recouvrait, en vérité, une source inépuisable de problèmes. C’est ainsi par exemple, exemple typique, que la première dif?culté des Lumières aujourd’hui est devenue d’éclaircir leurs propres conditions d’application, dans un univers de faux-semblants où les camps sont indiscernables, où l’ombre est enveloppée dans la lumière, où l’adversité se cache sous le même drapeau.
Le prix de la victoire
3En 1750, l’affrontement était clair. L’ennemi avait les traits formidables du pouvoir absolu et du dogme d’Église. Il avait nom autorité sans justi?cation ni règle, tradition sans examen et préjugé sans fondement. En regard de quoi la cause de la raison et de la liberté se dressait dans l’évidence de ses ?ns et la limpidité de ses moyens.
4La bataille a eu lieu. Les Lumières l’ont emporté sur toute la ligne. Il ne reste à peu près plus rien des armées du passé. « L’infâme » a été effectivement écrasé. Le surplomb indiscutable de l’autorité s’est effacé même du souvenir. La tradition a été déracinée. Le « fanatisme » et la « superstition » ont laissé la place à la religion de la critique, la seule qu’avouent volontiers les contemporains.
5On est en droit de se demander, dans ces conditions, si le combat a encore un objet. C’est la véritable question, quant à la pertinence gardée ou non par les Lumières dans la situation actuelle. Elles ont gagné à tel point que l’hypothèse qu’elles ont fait leur temps se présente inévitablement à l’esprit. Le monde nouveau dans lequel nous sommes passés est certes issu d’elles et leur conserve à ce titre un intérêt généalogique, mais il requiert d’être affronté pour lui-même et sur d’autres bases. Tel est le sentiment de décalage qui nourrit l’incertitude présente sur l’actualité des Lumières. Elle résulte de l’ampleur de leur victoire et de la disparition de leurs adversaires, beaucoup plus que des prétendues objections auxquelles elles auraient été soumises.
6Jamais plus le combat n’aura la netteté d’antan. Les lignes de front se sont dé?nitivement brouillées. Il n’empêche que l’adversité s’est reconstituée à l’intérieur même du camp de la liberté critique – là est la nouveauté de la situation – et que nous n’avons aucun autre moyen d’en relever le dé? que celui que nous devons à l’héritage des Lumières : l’exercice de la raison publique. Il n’y a que lui qui soit en mesure de nous permettre d’affronter les périls qu’il suscite et les aliénations qu’il engendre – périls et aliénations dont nos ancêtres n’avaient pas soupçonné l’étendue et la force. Car la raison n’est autre, se découvre-t-il en ?n de compte, qu’une puissance d’autocritique, y compris contre ses incarnations à première vue les plus insoupçonnables, y compris à l’égard des fondations sur lesquelles elle avait cru pouvoir se reposer.
Raison et domination
7Il est indispensable, dans cette perspective, de commencer par faire justice d’une thèse récurrente, qui a certaines apparences historiques pour elle, mais qui n’en contient pas moins un grave contresens : la thèse de la vocation tyrannique des Lumières, surgie dans le sillage de la Révolution française et aggravée au xxe siècle sous l’aspect de la thèse du caractère totalitaire de la raison.
8Ce qui est vrai, c’est que l’ouverture du domaine de la liberté humaine entraîne avec elle l’apparition de virtualités d’asservissement inédites. Un régime religieux traditionnel comporte des freins et des limites qui tiennent aux fondements qu’il invoque. Il lui est impossible de faire comme s’il savait tout et pouvait tout changer. En revanche, un régime qui se réclame de la souveraineté du peuple et de la volonté générale est fondé dans le principe à entreprendre une reconstruction complète de l’édi?ce politique et social ; il est en droit d’ambitionner une maîtrise intégrale du fonctionnement collectif. C’est précisément une telle conjonction de constructivisme en règle et de domination totale, brièvement esquissée sous la dictature jacobine, qui va durablement s’épanouir dans le despotisme communiste. L’idée, encore une fois, comporte un noyau rationnel auquel il faut faire droit. La question est de savoir jusqu’où. Elle est de savoir si cette occupation du territoire théorique de la raison par l’empire pratique d’une domination sans limites relève d’une nécessité fatale, destinée à planer comme une menace structurelle au-dessus de l’univers démocratique, lequel serait ainsi par nature exposé au renversement de la liberté en oppression.
9Tel n’est manifestement pas le cas. Autant il est vrai qu’il faut l’émancipation moderne pour que le dessein d’une domination totale soit imaginable, autant il est faux que celui-ci en découle selon une nécessité interne et en représente le double inéluctable. Observons tout de même, sur le plan logique, que cette absorption des libertés individuelles dans une toute-puissance censée les exprimer correspond à une auto-destruction de ses propres prémisses – ce pourquoi elle a besoin de terreur pour masquer la contradiction qui la mine, contradiction que la rationalité la plus élémentaire est encore la mieux placée pour dénoncer. À quoi on répondra que c’est l’inconscient de la raison qui parle, en la circonstance, et que sa logique de surface ne peut rien contre la volonté de maîtrise qui constitue sa vocation profonde.
À cette conjecture séduisante, il faut opposer les leçons du devenir des sociétés contemporaines. Il montre que, loin de représenter une tentation permanente, cette embardée vers la maîtrise représente une aspiration conjoncturelle, liée à une situation historique dé?nie, dont l’appel s’efface dès lors que les sociétés civiles ont acquis une organisation suf?samment forte en face des États. En fait, est-il possible de montrer, ce qui mobilise le projet de domination totale, c’est la nostalgie inconsciente de l’unité de la société religieuse, dans une phase où elle se défait en pratique, mais où elle continue de représenter la seule forme imaginable de société. Le possible nouveau est activé par le magnétisme de l’ancien. Ce qui emporte la volonté de maîtrise vers la démesure, ce n’est pas le programme secret qui constituerait ce que la raison ignore d’elle-même, c’est l’aliénation des moyens de la raison au service d’une cause qui lui est étrangère, sa captation par une image de la communauté humaine surgie du passé. La folie totalitaire relève d’une pathologie de la transition entre deux âges, qui s’évanouit une fois le passage du monde de l’hétéronomie à l’univers de l’autonomie pleinement consommé. Le cauchemar n’est pas inéluctable. La raison n’est pas d’essence totalitaire. Mais elle n’est pas davantage une panacée universelle et automatique contre l’illusion, fût-ce la plus manifestement déraisonnable et la plus meurtrière.
Une bataille sans ?n
10C’est sur ce chapitre, de manière générale, que la révision des espérances initiales imposée par l’expérience est la plus considérable. Une fois congédiée l’entente magique des choses, une fois abolie l’autorité de l’au-delà, une fois dissous l’assujettissement à l’invisible, l’humanité ne bascule pas dans l’appréhension de sa condition avec des sens sobres. Le monde humain reste peuplé de chimères, de mythes et de songes. Sans aller jusqu’aux extrémités sanglantes du passé et en supposant acquise la dissipation du rêve révolutionnaire qu’on vient de suggérer, un univers démocratique stabilisé dans le respect du droit des personnes et le refus de faire violence au réel reste et restera un univers en proie à l’illusion. Le travail de la méconnaissance prend allégrement la relève des ténèbres de l’ignorance. L’installation de la raison au poste de commandement n’offre aucune garantie sur son usage. L’admission du principe de l’autonomie, qui veut que l’univers où nous évoluons ne s’explique que de l’intérieur de lui-même, laisse, dans ces limites, une vaste carrière à l’errance. L’explication selon l’immanence fait le meilleur ménage avec le recours à des causes imaginaires et plus encore avec la projection dans des futurs oniriques.
C’est à la fois ce qui relativise le triomphe des Lumières et ce qui rend leur remobilisation indispensable. Il n’y a pas d’âge adulte de l’humanité où elle aurait appris à surmonter une fois pour toutes ses rêves infantiles. Elle est vouée à l’enfance perpétuelle. Elle ne se réconciliera jamais avec le réel. Il lui faudra un travail sans terme pour asseoir son intelligence d’elle-même et la gouverne de son destin. Chaque expression de sa liberté est susceptible de se retourner en son contraire. Mais elle possède, au milieu de son in?rmité, les moyens de se battre avec ses égarements. Par où les idéaux des Lumières – le progrès par la liberté de la raison, pour les résumer d’une formule simple – gardent tout leur sens et leur portée de règle de conduite. Ils ne promettent aucun aboutissement, rien qu’un effort inlassablement à reprendre pour donner corps petit à petit à une communauté humaine davantage consciente de ce qu’elle est et mieux en mesure de se gouverner. À la différence du rocher de Sisyphe, l’entreprise est malgré tout cumulative. Si elle n’est pas destinée à déboucher sur la plénitude, elle ne recommence pas chaque jour au même point. Le premier âge des Lumières a été celui de la critique. Il s’est clos avec la disparition des cibles que visait la critique. Voici venu leur second âge, celui de l’autocritique, où leur avancée est suspendue au redoublement de la ré?exion sur soi.
L’empire de l’idéologie
11Après la religion vient non pas la transparence du monde social à ses propres raisons, mais l’idéologie, c’est-à-dire un discours d’explication de leur monde et de justi?cation de leurs choix, de la part des acteurs, inséparable d’une certaine méconnaissance. Il se déploie pourtant dans l’élément de l’immanence, il ne fait appel qu’à des causes naturelles et ne vise que des buts temporels, il se veut même volontiers scienti?que ; davantage encore, dans une époque marquée par l’industrie, la technique, l’économie, il penche vers la démysti?cation matérialiste. Il n’empêche qu’il est constitutionnellement grevé par l’illusion, au point de pouvoir déraper dans des croyances irrationnelles qui n’ont rien à envier aux plus beaux jours de la superstition et du fanatisme.
12C’est que la sortie de la religion se traduit par l’avènement d’une nouvelle organisation du monde humain-social, et notamment d’une nouvelle organisation temporelle, grosse d’exigences et de dif?cultés qu’on n’avait point soupçonnées. À la dépendance envers le passé de la tradition qui accompagne l’assujettissement à l’au-delà se substitue la réquisition de l’avenir, la projection vers un futur à produire. L’autonomie, en pratique, ne consiste pas seulement à se donner sa loi au présent, elle consiste surtout à construire son propre monde dans la durée, avec les problèmes sans nombre qui naissent de la confrontation au mouvant. Il s’agit tout simplement d’être capable de comprendre ce qu’on fait. Cela veut dire d’abord savoir d’où l’on vient et où l’on en est, a?n, ensuite, de déterminer, sur la base de cette mesure de la situation, ce qu’il convient de faire ici et maintenant. Encore la dé?nition de ce parti ne peut-elle valablement s’envisager qu’en fonction de l’idée de ce que l’on peut attendre ou espérer de l’avenir. C’est à cet ensemble de questions amenées par l’orientation historique que l’idéologie vient répondre. Elle justi?e les choix politiques du présent en les étayant sur l’interprétation du passé et sur la prédiction de l’avenir.
13Il suf?t de circonscrire ce noyau de contraintes aux visages multiples pour entrevoir l’instabilité, les divisions, les unilatéralismes qui vont être le lot de l’univers idéologique. Rien qu’en raison de l’étendue du champ à couvrir et de l’hétérogénéité des tâches à remplir, il y aura plusieurs idéologies en concurrence, chacune étant singularisée par la tendance à privilégier l’une ou l’autre des dimensions qu’il leur revient d’assumer. Ainsi y en aura-t-il une pour privilégier l’histoire à créer au futur, la différence par rapport au présent dont elle contient la promesse, la volonté indispensable à son accomplissement, tandis qu’une autre mettra l’accent sur l’héritage de l’histoire déjà faite, la vénération des acquis précieux dont il est chargé, la ?délité prudente à ses enseignements. Chaque perspective, devine-t-on de la même façon, comporte son péril propre de méconnaissance. La con?ance dans l’altérité de l’avenir débouche aisément sur l’oubli du passé et de ses pesanteurs, tandis qu’à l’inverse l’attachement au legs du passé pousse à sous-estimer la fécondité du devenir.
14L’objet de ces aperçus n’est pas de dresser un inventaire systématique. Il est juste de donner à discerner l’extrême dif?culté d’appréhender cet élément nouveau où le basculement vers l’avenir nous a condamnés à vivre. Il n’y a pas plus problématique à saisir que l’histoire que nous faisons et où nous nous faisons. Notre monde social, en tant que monde organisé autour du devenir, se présente spontanément à nous comme brouillé et partagé entre des lectures rivales. Il faut un effort de tous les instants pour s’y retrouver et rassembler ses membres épars.
15Encore n’a-t-on pas évoqué l’incertitude des incertitudes, celle qui tient à la connaissance de l’avenir. Elle relève par essence de la conjecture et, en dernier ressort, de l’acte de foi. Sans doute la conjecture peut-elle être étayée et raisonnée, mais elle n’en repose pas moins sur la spéculation et le pari. Si la démarche critique autorise une saisie objective du passé, si le don de réalisme permet une appréciation lucide des données du présent, face à l’inconnu du futur, il n’est d’autre ressource que de croire. Il aura beau sortir de nos actes, sans magie ni providence, il est hors de nos prises et suppose le saut en imagination dans l’invisible. Il nous condamne à la croyance, une croyance qui ne peut que contaminer en retour l’image du passé et les choix du présent, de telle sorte qu’elle colore et individualise le système entier des représentations. Il n’est pas d’option idéologique qui ne soit suspendue à une conviction quant à l’avenir, conviction dont les formes élémentaires sont qu’il sera substantiellement identique au présent, ou bien, à l’opposé, qu’il ne pourra être que radicalement différent du présent.
16Loin, donc, d’entraîner le dépérissement de la croyance, le règne de l’homme et la consécration de l’ici-bas lui ouvrent une nouvelle carrière. En s’extirpant du joug de l’au-delà, l’humanité reste aux prises avec l’invisible, un invisible qui, pour être sans mystères ni miracles, n’en est pas moins riche en mirages. La sphère de l’autonomie est peuplée de chimères, d’autant plus séductrices et dangereuses qu’elles paraissent à portée de nos entreprises et qu’elles s’avancent sous le drapeau de la raison.
Le comble de ce dévoiement aura été la transposition totalitaire de la religiosité dans le siècle qu’on a déjà évoquée. L’illusion par excellence suscitée par l’orientation historique, durant une longue phase d’installation, aura été celle de l’aboutissement de l’histoire dans une sommation consciente réconciliant les contraires dont le heurt l’avait mue depuis le départ à l’aveugle. Ainsi la dynamique du présent semblait-elle faire irrésistiblement signe vers son dépassement dans le retour à une conjonction arrêtée avec le suprême savoir de soi qui était l’âme des sociétés religieuses. La réalisation ?nale de l’autonomie promise par la sortie de la religion avait en réalité le visage, consciemment ou inconsciemment, de la restauration de l’unité qu’assurait l’ancienne hétéronomie. Et l’on a vu se reconstituer en effet, à l’enseigne de l’émancipation humaine et de la maîtrise du destin collectif, l’appareil du dogme, l’encadrement des esprits, la tyrannie d’un pouvoir doctrinaire, à une échelle inconnue dans les temps de religion. Des produits dénaturés des Lumières, mais contre la mysti?cation desquels les Lumières restaient le meilleur antidote. Rien de tel que le libre examen pour démonter les mensonges de la foi déguisée en science ou de l’autorité travestie en liberté.
L’obscurantisme démocratique
17La situation était malgré tout relativement claire, en dépit de ces faux-semblants. L’adversité restait assez aisément identi?able, nonobstant ses efforts pour donner le change et se parer des atours du « rationalisme moderne ». Il fallait une solide dose de passion aveugle pour ne pas apercevoir la réincarnation de l’antique principe d’autorité derrière la prétention à concrétiser l’émancipation humaine. Les choses se sont singulièrement compliquées. Cette conjoncture historique où la réalisation de l’autonomie paraissait devoir passer par la réactivation de la forme religieuse s’est évanouie. Elle s’est effacée sous l’effet même de l’approfondissement de l’orientation historique. Le mode d’effectuation de l’histoire exclut désormais la perspective de son accomplissement, cette perspective qu’il avait si puissamment suggérée durant un grand siècle et demi. Les droits de l’homme ont conquis cette fois une centralité intangible. La liberté d’information et de critique est devenue pour de bon la pierre angulaire du fonctionnement collectif, aidée en cela par la démultiplication spectaculaire des moyens techniques de circulation des idées. La tolérance a gagné ses galons de valeur primordiale. Bref, on pourrait avoir l’impression que, pour le coup, le triomphe des idéaux des Lumières est total. Or il n’en est rien, même s’ils ne rencontrent aucune opposition frontale ou indirecte sur leur route. L’adversité est passée au-dedans d’eux-mêmes. Ils sécrètent leur propre dénaturation par un retournement insidieux dif?cile à détecter, parfois, et plus dif?cile encore à combattre, puisqu’il se présente comme la concrétisation de ce qui justi?e de le discuter.
18Force est de constater que nous sommes sous la menace d’un obscurantisme démocratique qui pourrait n’avoir rien à envier à l’obscurantisme religieux de jadis. Il n’est pas une des pierres angulaires du règne de la liberté et de la raison qui ne soit susceptible, sans remettre en question le principe de la liberté et de la raison, d’en vider l’exercice de sens. La société du savoir engendre ainsi une ignorance d’un genre nouveau. La spécialisation nous entraîne dans un étrange univers du semblant où l’on pense sans penser. L’expertise rend le monde incompréhensible au nom de son déchiffrement. L’intelligibilité des choses s’engloutit dans un amoncellement de connaissances inutilisables. Sur un terrain plus familier, qui ne voit au quotidien l’information fonctionner comme un cache vis-à-vis de la réalité, dans un déluge sans cohérence ni mémoire où le fracas du jour dissimule la marche d’ensemble ? Il est vrai que les citoyens gardent à leur disposition l’arme de la critique et qu’ils ne se privent pas d’en user. Mais il n’est pas jusqu’à cet instrument qu’on eût cru imparable qui ne se révèle d’un maniement problématique. Son emploi systématique dégénère dans une culture de la dénonciation où le refus, si motivé qu’il puisse être, devient une ?n en soi et à ce titre un obstacle à l’intelligence.
19Nous sommes en présence d’une nouvelle con?guration idéologique d’ensemble, centrée sur les droits individuels et la maximisation des libertés personnelles ; elle détermine un nouvel agenda de la méconnaissance et de l’illusion. Elle n’est porteuse d’aucun despotisme terroriste du genre de ceux qui ont ensanglanté le xxe siècle. Elle est fort susceptible, en revanche, d’inspirer une tyrannie douce. En tout cas, sans qu’il soit besoin de la moindre coercition, elle pèse lourdement sur les esprits. Elle impose une appréhension subtilement brouillée de la réalité sociale et humaine.
20Elle ne passe pas par de vastes constructions futuristes. Elle campe dans le présent. L’originalité de cette idéologie des droits de l’homme, pour l’appeler par son nom, est de s’enraciner dans ce qui constitue effectivement la pierre de touche du légitime et de l’illégitime au sein de notre monde, a?n d’en tirer à la fois une grille de lecture et un programme pour l’action collective. Si cet ancrage l’assure d’une prise ef?cace sur la vie sociale, il la pousse d’autre part à une vision dangereusement sélective de la réalité. L’idéologie des droits de l’homme déchiffre la réalité sociale existante à la lumière de ce qu’elle devrait être (et qu’elle devient peu à peu, du reste, au moins pour partie). Le seul inconvénient de cet impérialisme du devoir-être est qu’il ne pousse pas à l’intelligence des obstacles qu’il trouve sur sa route, quand bien même ils répondent manifestement à de fortes nécessités, du point de vue de l’existence en commun. La seule chose qu’il ait à en dire est qu’ils ne devraient pas exister. À quoi bon chercher leur raison d’être ? L’écart à la norme est rejeté dans les ténèbres extérieures comme un mal dont la condamnation en tant que mal est supposée épuiser la compréhension.
L’idéologie des droits de l’homme se traduit, en d’autres termes, par une invasion de moralisme, un moralisme d’autant plus imparable qu’il mobilise les ressorts intimes de l’affectivité. Contre un fondamentalisme passionnel du droit, fanatiquement décidé à ignorer tout ce qui n’est pas l’égale liberté des individus, la raison est de peu de poids. Elle a d’autant plus de peine à se faire entendre qu’elle n’avoue pas d’autres valeurs et d’autres idéaux ; elle ne se distingue que par la préoccupation des moyens et l’exigence de comprendre, deux priorités qui la rendent inaudible pour le plus grand nombre et suspecte de compromission aux yeux des zélotes les plus en?ammés de la nouvelle foi. Il est à craindre que seule l’épreuve du réel sera en mesure de réveiller les démocraties de la désintellectualisation satisfaite où elles s’enfoncent et de l’impuissance dont elles s’étonnent. Jamais, peut-être, le désir de se penser et de se gouverner n’a été aussi faible que dans cette société qui se présente en principe comme l’incarnation de l’idéal d’autonomie.
Repenser le programme des Lumières
21Reconnaissons du moins à cette con?guration inédite la vertu d’apporter sa touche ?nale à la complication du tableau. L’extrême confusion qu’elle nous promet pour longtemps n’autorise aucune illusion sur la dif?culté de la tâche. L’adversité est partout ; elle se niche jusque dans l’intimité des démarches qui se voudraient les plus libératrices ; elle accompagne les principes les mieux établis en raison comme leur ombre inexorable ; de ce fait même, il n’existe pas et il ne saurait exister de remède souverain contre elle.
22Mais cela, nous le savons, et c’est beaucoup. Nous nous sommes sérieusement instruits en route, et ces rudes enseignements, pour peu que nous sachions les exploiter, ne nous offrent pas moins que le moyen de repenser de fond en comble le programme des Lumières. Il faut s’y résoudre, aucun des instruments qui lui sont consubstantiels ne constitue une garantie par lui-même ; tous sont susceptibles d’un emploi dévoyé ; de l’aveuglement critique au fanatisme de la raison, nous aurons parcouru le spectre complet des possibles en la matière. Admettons-le sans barguigner, de la même manière, il n’y aura pas d’état adulte de l’humanité ; la sortie de l’état de minorité est un effort sans terme assignable, où chaque avancée peut se solder par un recul imprévu.
23Si cinglantes qu’elles soient, ces leçons n’enlèvent rien au bien-fondé de l’entreprise. Elles regardent l’exécution, sans aucunement invalider le projet. Celui-ci constitue plus que jamais, au contraire, le seul point d’appui sur lequel nous puissions compter. Car s’il y a un programme qui a failli, il faut le souligner, c’est celui des anti-Lumières. Il en reste une rumeur confuse et de lointains éclats de voix, auxquels les pierres d’achoppement qui parsèment le chemin des Lumières prêtent, de temps à autre, un semblant d’audience. Mais il ne possède plus la moindre consistance intellectuelle. Les croyants continuent de croire, mais ils sont de moins en moins nombreux à penser que la foi leur donne les moyens de battre la raison sur son propre terrain. Et qui fait encore sérieusement fond sur les ressources de l’intuition ou du sentiment pour accéder à des réalités autrement dérobées ? La vérité est que les Lumières restent l’unique champion dans la lice. À elles de se relancer, en repartant du bilan systématique de leurs errements et de leurs échecs.
24Sur le fond, l’objectif prioritaire n’est pas dif?cile à dé?nir. Il est de comprendre en raison ce qui s’est révélé résister à la raison. Il ne peut être que de faire rentrer dans le cercle de l’intelligence ces points aveugles des Lumières, dont un rationalisme à la fois intempérant et candide avait cru venir à bout sans peine, faute d’en avoir pris la mesure et saisi le sens. Ils se ramènent à deux pour le principal : la religion et la politique, auxquels on peut ajouter un troisième, si l’on veut isoler le facteur commun qui court d’un point à l’autre : la croyance.
25On est en droit de s’étonner, rétrospectivement, de l’insigne super?cialité de l’image du religieux dont s’est si longtemps contentée l’ambition émancipatrice. Comme si l’ignorance et la crédulité pouvaient suf?re à rendre compte d’un phénomène aussi prégnant dans l’histoire humaine et aussi enraciné. Il n’est que temps de s’apercevoir qu’il engage ce qu’il y a de plus profond dans ce cœur de l’exception humaine qu’est la capacité de se dé?nir soi-même.
26Et que dire, dans la même ligne, d’une idée de la politique sans place aucune pour les sortilèges du pouvoir et les mirages de l’idéologie ?
27Comme si la bonne volonté républicaine n’avait pas à composer avec les contraintes de l’être-en-société et les propensions à la méconnaissance qui leur sont attachées. Car nous sommes voués à croire, religion ou pas, de par la nature de notre esprit et les termes de notre condition, notre inscription collective n’allant pas, de surcroît, sans un péril structurel d’illusion. Hors d’une élucidation réaliste du fonctionnement humain-social, il n’est pas de progrès possible vers une vie civile authentiquement éclairée. La tolérance vraie est à ce prix, comme l’exercice lucide de la démocratie.
28Par ailleurs, c’est d’un nouveau discours de la méthode dont nous avons besoin. Nous en connaissons les maîtres mots : autoré?exion et autocritique. Il ne suf?t pas de se vouloir éclairé ; il faut se demander à tout moment si on l’est autant qu’on le croit [1]. Il ne suf?t pas non plus de mettre en œuvre le programme des Lumières ; il est nécessaire, en outre, de soumettre la démarche au même tamis que l’antagoniste contre lequel on se dresse, dans la claire conscience que l’opposition peut être aussi obtuse, à sa façon, que ce qu’elle ambitionne de surmonter. Ce redoublement ré?exif est notre croix et notre chance. Il est aussi épuisant à manier que sa puissance est inépuisable. C’est au second degré que l’accomplissement des Lumières est appelé à se jouer.
Nous sommes des enfants, mais des enfants qui savent qu’ils le sont et qu’ils sont destinés à le demeurer, des enfants qui savent, par conséquent, qu’ils ont à s’élever au-dessus de leur état d’enfance, sans pouvoir espérer s’en guérir jamais. Voilà tout le secret de la création humaine. Nous avons fait un immense progrès, à cet égard, en nous déprenant de l’outrecuidance puérile qui embuait l’idéal des Lumières dans ses formulations initiales. C’est assis sur une plus juste conscience de ses limites qu’il donnera la pleine mesure de sa fécondité.
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Une première version de cet article est parue dans Lumières ! Un héritage pour demain, catalogue de l’exposition (Paris, Bibliothèque nationale de France, 2006).
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[1]
Un exemple pratique, d’autant plus probant qu’il est de sens contraire : il ne suf?t pas d’objecter aux Lumières pour échapper à leur orbite ; car encore faut-il se demander ce qui vous permet de le faire et au nom de quoi vos objections s’avancent. L’excellent Régis Debray, dans un livre brillantissime, au titre on ne peut plus explicite, Aveuglantes Lumières (Paris, Gallimard, 2006), déroule un accablant catalogue des sottises auxquelles conduit trop aisément la candeur éclairée. Bravo ! On applaudit des deux mains. Mais une fois refermée cette charge salutaire, force est bien de se demander ce qui porte l’entreprise et ce à quoi elle tend. La vérité est que Debray ne s’oppose pas tant aux Lumières qu’il ne les invite à devenir réellement ce qu’elles prétendent être, en apprenant ce qu’elles ignorent. Car il ne doute pas une seconde que cette « autre moitié du programme humain », dont il déplore, à juste titre, l’oubli, soit accessible à l’investigation rationnelle. Il ne manque, en somme, à cette anthologie de l’aveuglement éclairé qu’une théorie éclairée de l’aveuglement. Soyons certains qu’elle viendra.