Notes
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[*]
Aude de Kerros est notamment l’auteur de L’Art caché. Les dissidents de l’art contemporain (Paris, Eyrolles, 2007).
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[1]
Acronyme employé par Christine Sourgins dans Les Mirages de l’art contemporain, Paris, La Table ronde, 2005 pour signaler le contenu dogmatique de l’expression « Art contemporain » qui ne signi?e pas l’art d’aujourd’hui, mais un genre parmi d’autres.
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[2]
Les critiques : Marc Fumaroli, L’État culturel : essai sur une religion moderne, Paris, De Fallois, 1991 ; Jean Clair, Considérations sur l’état des beaux-arts. Critique de la modernité, Paris, Gallimard, 1983 ; Michel Schneider, La Comédie de la culture, Paris, Éd. du Seuil, 1991 ; Benoît Duteurtre, Requiem pour une avant-garde, Paris, Robert Laffont, 1995 ; Jean-Philippe Domecq, dans Esprit, 1988, 1991, 1992, 1994, 1995 ; Jean-Louis Harouel, Culture et contre-culture, Paris, PUF, 1994 ; Jean Clair, « La ?n d’un monde », La Revue des Deux Mondes, octobre 1992 ; « La crise de l’art contemporain quels critères d’appréciation esthétique aujourd’hui » (II), Esprit, février 1992 ; « L’art contemporain contre l’art moderne » (III), Esprit, octobre 1992. Interviennent dans ces articles : Jean-Philippe Domecq mais aussi Marc Le Bot, Olivier Mongin, Jean Molino, Daniel Bougnoux, etc.
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[3]
Les théoriciens : Yves Michaud, L’Artiste et les commissaires, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1991 ; Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, t. I et II, Paris, Éd. du Seuil, 1994, 1997 ; Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, Paris, Gallimard, 1994 ; Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Paris, Gallimard, 1996 ; Yves Michaud, La Crise de l’art contemporain, Paris, PUF, 1997.
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[4]
Les scienti?ques : Nathalie Heinich, « Légitimation et culpabilisation : critique d’un usage critique d’un concept », in L’art c’est l’art, Neufchâtel, musée d’Ethnographie, 1999 ; Raymonde Moulin, L’Artiste, l’Institution, le Marché, Paris, Flammarion, 1992.
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[5]
Les théoriciens du dernier art contemporain : Nicolas Bourriaud, interview Le Monde, 25 juin 2004 ; L’Esthétique relationnelle, Paris, Presses du Réel, 2003 ; Post-production, Paris, Presses du Réel, 2003 ; Yves Michaud, Critères esthétiques et jugement du goût, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999 ; Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2004 ; Daniel Sibony, La Création. Essai sur l’art contemporain, Paris, Éd. du Seuil, 2005.
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[6]
L’Association de la Maison des artistes gère le régime de « Sécurité sociale des artistes auteurs d’œuvres graphiques et plastiques ».
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[7]
NS-TV, émission Focus du 12 avril 2007 sur le site Internet du candidat UMP Nicolas Sarkozy.
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[8]
Le Monde, 28 avril 2007 : « Les plasticiens tous derrière Sarko ? », par Nathaniel Herzberg.
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[9]
« Tout arrive », France Culture, Arnaud Laporte, 20 avril 2007.
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[10]
Roxane Azima, dans Le Journal des arts, 27 avril 2007.
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[11]
Les Inrockuptibles, 4 mai 2007.
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[12]
Soit les prix pratiqués par 99 % des artistes, ceux précisément qui n’intéressent pas le ministère et la spéculation.
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[13]
Signatures envoyées à jmmeurice@wanadoo.fr. Blog : l’artcestlavie.blogspot.com.
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[14]
Chroniques culturelles : www.face-art-paris.org, Mda2008, la peau de l’ours, debat-art-contemporain.
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[15]
Régime de Sécurité sociale des artistes plasticiens doublé d’une association qui anime une ré?exion et un débat autour des problèmes concrets de la vie quotidienne des artistes. L’information circule, l’interaction est réelle depuis qu’Internet relie les artistes.
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[16]
Ce même jour paraissait dans Time Magazine un article intitulé « La mort de l’art en France » soulignant que sur le marché international on pouvait citer des Chinois, Coréens, Indiens, Anglo-Saxons, mais pas un nom français. Voir aussi le rapport Quémin publié en 2005.
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[17]
« Mettre les pendules à l’art » : 22 mars 2008, halle Saint-Pierre.
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[18]
Cette bibliographie et son commentaire peuvent se consulter dans le livre de Laurent Danchin, Pour un art postcontemporain, paru en mars 2008 aux éditions « lelivredart » (Paris, www.lelivredart.com).
1Faute de partager un langage commun pour parler d’art, à partir de 1960, toute controverse est devenue progressivement impossible entre les artistes « modernes » et les artistes « contemporains ». En effet, leurs pratiques n’avaient plus rien de commun. Un schisme a eu lieu dans le milieu de l’art, ses membres ne partagent plus ni les moyens ni les finalités de leur activité. Pour les uns, s’inscrivant dans la suite de l’art, priment l’accomplissement de la forme, la transformation de la matière, l’autonomie de l’art ; pour les seconds, le concept est à la fois le moyen et la finalité de l’œuvre dont la légitimation passe par la consécration financière organisée par un réseau de professionnels.
2En France, on pensa au début que l’extrémisme des suiveurs de Duchamp, qui condamnaient à jamais la peinture, passerait. On était accoutumé, sur le Vieux Continent, aux extrêmes fascinants de l’art : les Incohérents d’Alphonse Allais en 1880, Duchamp, Picabia, Dada et les surréalistes. Ils faisaient partie intégrante de l’histoire de l’art sans l’empêcher de suivre son cours. Les jeux phonétiques et conceptuels mêlés d’images parodiques et de bruits, les mises en scène du monde à l’envers appartenaient à la littérature, au théâtre et à la musique, où ils faisaient des incursions attendues : tour à tour farces du Moyen Âge, jeux conceptuels rabelaisiens, commedia dell’arte, arts dits incohérents, dadaïsme… La liste est longue et aucune époque n’en est dépourvue.
3Cependant, le temps concédé « au monde à l’envers », au carnaval et à la fête des fous était à la fois limité et récurrent. Il jouait son rôle de libération et d’exutoire avant de s’effacer pour un temps. Mais on n’a jamais encore connu dans l’histoire du monde un « non-art » tel que se dé?nit l’« ac [1] », se déclarant le seul « art » de référence, cinquante ans durant, sans que sa ?n s’annonce prochaine.
4La nouveauté de ce fait ne fut pas perçue tout de suite tant l’intelligence et la sensibilité répugnaient à admettre cette inversion. Il fallut beaucoup de temps pour que le milieu de l’art au sens originel du terme, c’est-à-dire les artistes et leurs amateurs, pût concevoir qu’il existât désormais deux dé?nitions du mot art, l’une « moderne » et l’autre « contemporaine ».
En France, on a considéré pendant plusieurs décennies l’art conceptuel comme une avant-garde de plus qui ne manquerait pas d’être relayée par une autre. À Paris, dans les années 1960, les avant-gardes étaient nombreuses. À part les conceptuels du « nouveau réalisme » consacrés à New York, il y avait les artistes exclus de ce type de consécration tels que ceux de la « ?guration critique » et ceux de la « ?guration libre ». Certains sont expressionnistes, d’autres font du « pop » à la française, voyant dans cette expression une dimension populaire, antibourgeoise et engagée politiquement, alors même qu’aux États-Unis le « pop » magni?e l’imagerie mercantiliste et la consommation de masse. Même les artistes « singuliers », ?guratifs ou abstraits, non liés à un groupe, sont considérés et admis. Jusqu’au seuil des années 1980, Paris bruissait de multiples idées sur l’art. L’art conceptuel au sens large, dont l’appellation « art contemporain » ne s’impose que vers 1975, est une possibilité parmi d’autres sur un terreau artistique extrêmement divers.
Duchamp détourné par Jack Lang
5Il n’est pas exagéré de dire que l’arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture en 1981 va profondément changer cette réalité artistique complexe et diverse, qui attirait encore le monde entier. Jack Lang avait réussi à métamorphoser François Mitterrand, à l’allure plutôt bourgeoise et provinciale, en un candidat de toute la gauche, y compris révolutionnaire. Il avait opéré un transfert d’image en l’entourant d’intellectuels et d’artistes d’« avant-garde ». Devenu ministre, Jack Lang réussit une autre métamorphose : celle de transformer l’art conceptuel de Duchamp, revu et corrigé par Restany et Warhol, consacré à New York, en art of?ciel de la gauche française !
6C’est ainsi que l’ac, qui avait servi de machine de guerre au libéralisme américain, devint en France, par privilège régalien, une avant-garde institutionnelle. Un dogme s’installe : à gauche, il y a les pratiquants de l’ac, allant dans le sens du progrès et de l’histoire ; à droite, il y a les artistes de la main, des peintres réactionnaires et anachroniques, voire « nazis ». Cette proposition absurde s’est enracinée profondément. Au point que la majorité des artistes serait surprise aujourd’hui d’apprendre que Marcel Duchamp avait la phobie de tout engagement politique et que Pierre Restany était tout aussi indifférent, tout en ayant été adhérent du rpf, partisan de l’Algérie française et membre d’un cabinet ministériel gaulliste.
7Il faut se rendre à l’évidence, l’ac comme « art révolutionnaire » est une création de Jack Lang, une œuvre d’art, un happening qui a duré plus d’un quart de siècle. Il fait du ministre un artiste ! Il a eu le génie de donner ainsi à la gauche non communiste française, qui paraissait à l’époque très vieillotte, une allure branchée et moderne.
8Mais à quel prix ? Pour y parvenir, il lui fallut monter une machine bureaucratique d’un type nouveau : le Département des arts plastiques. C’est une administration qui fonctionne à l’intérieur du ministère en circuit fermé. Cette autonomie lui permit peu à peu de ne plus obéir aux lois de la fonction publique. Recrutement des fonctionnaires et achats relevèrent de l’exception, le but étant de créer arti?ciellement et à l’abri des regards le « réseau » qui fabrique artistes et cotes. Il fallait parer au manque de collectionneurs d’art contemporain en France, le milieu des entrepreneurs étant l’objet de persécutions ?scales et judiciaires.
9Personne n’a vraiment vu le tour de prestidigitation. Alors qu’il montrait exclusivement l’ac comme art of?ciel, il occultait la peinture qui comprenait pourtant divers mouvements très engagés à gauche. Cette fermeture fut notée et contestée. Pour citer un cas parmi tant d’autres : le groupe ddp (Derivery, Dupré, Perrot) très engagé à gauche, très actif et novateur sur la scène française, dès 1971, tant sur le plan de la création que des écrits théoriques, a été radicalement ignoré.
10Citons aussi le premier épisode d’une résistance à l’art of?ciel venant d’artistes subissant les conséquences d’un accaparement des moyens de la création par l’État : la création, en septembre 1983, du festival de France à Fontevraud et d’une agence gérée par des artistes pour faire circuler spectacles, concerts et expositions. Jack Lang perçut leur dissidence esthétique et leur indépendance logistique comme une dangereuse contestation de sa politique. Il mit au point alors la méthode, encore en vigueur aujourd’hui, pour museler toute dissidence : le « lynchage » médiatique. Simultanément, plusieurs journaux, Le Monde en tête, collent l’étiquette d’« extrême droite » à des intellectuels ou des artistes, les mettant ainsi au ban de la vie artistique. C’est ainsi que la peur s’installa dans ces milieux, les contestataires étaient manifestement sous surveillance.
11Les années 1980 connurent cependant un marché de l’art exceptionnel. Conceptuel ou non, tout l’art se vendait. Les artistes « contemporains » ou ne béné?ciant pas de ce label jouaient chacun dans leur catégorie et ne s’occupaient pas du voisin ; ils n’avaient pas de temps à perdre en discours théoriques, il leur fallait produire très vite beaucoup de marchandises. Les galeries prospéraient et personne ne se préoccupait de l’art of?ciel.
12Au milieu de cette euphorie, quelques esprits cependant jetèrent ces années-là les premières bases d’une critique de l’ac. On se souvient de la consternation, chez les intellectuels médiatiques, provoquée par un article de Claude Lévi-Strauss en 1981 dans Le Débat sur « le métier perdu », où il faisait remarquer que, plus les peuples sont civilisés, plus leurs arts et métiers sont savants et élaborés ; de leur indignation quand Jean-Paul Aron, dans Les Modernes, ose écrire en 1984 : « Dans la solennité d’une exposition of?cielle, les illusions se déploient d’une modernité répondant à la demande, et d’une provocation légitimée par le négoce », et du scandale provoqué par la sortie du livre de Jean Clair, Considérations sur l’état des beaux-arts, en 1983.
Le questionnement ne deviendra lancinant en France qu’après la chute du mur de Berlin, en 1989, et l’effondrement du marché de l’art pendant la guerre du Golfe en 1991. Le premier événement met par terre les utopies politiques du progrès et de la révolution qui avaient légitimé l’ac en France. Le second oblige ses praticiens, privés de marché, à trouver refuge dans les institutions pour survivre. Ils se proclament plus que jamais les tenants du seul art légitime, alors que les artistes sans label « contemporain » sont livrés à eux-mêmes, la mévente leur donnant le temps de ré?échir.
1990 : la crise de l’« art contemporain »
13Lorsque s’effondre l’utopie communiste, la vision manichéenne du monde de l’art en France perd de sa réalité avec beaucoup de ses arguments théoriques et pratiques. Ce ne fut pas sans ébranler le milieu de l’art of?ciel en France, car l’« art contemporain » et ses transgressions avaient pour mission, c’était leur légitimité, de subvertir la société a?n de hâter la révolution inscrite au programme de l’Union de la gauche au pouvoir.
14Au même moment, les écrits de théoriciens de l’art américain, tels Arthur Danto, George Dickie, etc., sont en?n traduits en français et diffusés. Le commun des artistes se met à lire et à comprendre, avec stupéfaction, que l’« art contemporain » est un art du libéralisme mercantile plutôt que de la révolution. Le positivisme pragmatique de la philosophie analytique américaine n’est décidément pas le mode naturel de pensée des Français, de quelque bord qu’ils soient. Quand Arthur Danto af?rme : « L’art, c’est ce que les institutions disent être de l’art », en France on appelle cela de l’arbitraire, et ça ne passe pas ! Qu’on le veuille ou non, on se fait une idée plus sublime de l’art, on lui donne un pouvoir et une ?nalité supérieurs, une légitimité morale. Car les « institutions », le « milieu de l’art », ce n’est pas, comme en Amérique, une oligarchie faite de représentants de grandes fortunes, qui achète et impose ses choix par le biais de fondations nombreuses et diverses. En France, c’est l’État seul et ses fonctionnaires, donc l’argent du contribuable.
15À ce stade, le fond du débat devient dif?cile à discerner. Comment l’art de l’État peut-il être en même temps un art révolutionnaire, tout en étant identique à celui consacré à New York dans le sanctuaire du système capitaliste et libéral ? La crise qui s’ouvre en 1990 révèle un grand désarroi. La sociologue Nathalie Heinich décrit bien cette confusion sous le nom de « paradoxe permissif » : l’État, en légitimant un art fondé sur la transgression, avant même que les critiques et le public n’aient le temps de se scandaliser, l’empêche de jouer son rôle subversif. Dès lors, tous les acteurs du jeu sans exception sont entraînés par une culpabilisation, une perte d’identité et une errance labyrinthique. Yves Michaud, dans La Crise de l’art contemporain, tente de décrire cette époque : « La crise est loin d’être celle des pratiques mais plutôt celle de nos représentations de l’art et de sa place dans la culture. »
16Les critiques prennent conscience qu’ils sont réduits à décrire, et le public qu’il est hors jeu. Seuls les monteurs de coups semblent être les maîtres du réseau. On s’aperçoit progressivement en Europe de l’existence de ces capitalistes-collectionneurs et de leurs méthodes, tels Charles Saatchi, Peter Ludwig, François Pinault, qui trustent à la façon américaine revues d’art, maisons de vente, fondations, musées, chaînes de télévision et, par ces moyens, tiennent le marché. Tout cela ne va pas dans le sens de cet art de gauche, pur et désintéressé.
17Nous sommes donc en plein effondrement d’une forme de légitimité. Le vide est péniblement ressenti. Or l’« art contemporain », fondé sur le nominalisme, croyant en la transgression comme source de la création, a besoin d’une légitimité morale ou politique s’il ne veut pas sombrer dans l’arbitraire ou le vandalisme. Trouver une nouvelle légitimité est donc crucial pour sa survie. Cette situation va engendrer un débat dans le milieu de l’art, qui se traduira par des livres et de nombreux articles dans des revues savantes, mais n’apparaîtra quasiment pas dans la presse quotidienne, tenant ainsi le public à l’écart.
Théoriciens, critiques et sociologues
18En France, la crise suscite trois types d’attitudes : celle des « critiques », celle des « théoriciens » et celle des « sociologues ». La différence entre les uns et les autres met du temps à apparaître car les personnalités engagées dans la querelle font partie des mêmes cercles administratifs ou universitaires, et partagent les mêmes orientations politiques – souvent à gauche et parfois à droite. On observera que les artistes, dans le courant des années 1990, ne participent pas de façon visible à la querelle.
19Les « critiques » mettent sérieusement en doute l’ac de diverses manières [2] :
- Certains font l’état des lieux car ils sont membres de la fonction publique et connaissent la réalité de l’intérieur ; ils s’alarment de l’existence d’une bureaucratie de l’art. C’est le cas notamment de Marc Fumaroli, de Michel Schneider, de Benoît Duteurtre ;
- D’autres ont passé quelques années aux États-Unis et décryptent, comme Jean-Louis Harouel, le phénomène de la contre-culture. Il constate l’ampleur du malentendu entre la France et l’Amérique ;
- D’autres, encore, ont un point de vue historique. Or regarder l’ac dans la perspective du temps long, ou remettre en question sa mythologie fondatrice, lui est fatal. Jean Clair, dont le champ d’investigation est l’histoire de l’art du xxe siècle, joue un rôle perturbateur car toute démarche historique sérieuse est soupçonnée de révisionnisme ;
- D’autres en?n, sans se réclamer d’une légitimité spéciale, comme Jean-Philippe Domecq, soulignent l’arbitraire, l’absence de critères, mais aussi l’obligation stérile du nouveau qui étouffe l’« art contemporain ».
20Mais ce « tout est possible » peut devenir « n’importe quoi », et l’esprit français ne s’y résout pas. Le problème des critères pour décider ce qui est « art contemporain » ou pas, ?nançable ou non par les institutions, taraude nos théoriciens-fonctionnaires. Tout leur effort sera tendu vers la création de nouveaux paradigmes esthétiques, en revisitant ce mot banni jusque-là par l’ac, lui attribuant des critères pluralistes, subjectifs et relatifs. Ils essaient aussi, paradoxalement, d’introduire une part d’objectivité dans une démarche nominaliste, ce qui relève de la quadrature du cercle.
21Yves Michaud rêve de « mettre le relativisme sous contrainte de rigueur ». Chaque artiste énoncera désormais ses propres lois ! Même la peinture sera admise, sous condition que l’on ne la fasse pas en cherchant beauté et harmonie par le moyen d’un savoir et d’un métier. Plus exactement, beauté et harmonie ne seront plus des formes accomplies, mais des concepts que chacun pourra dé?nir à son gré.
22Rainer Rochlitz, quant à lui, énonce de nouveaux critères pour distinguer le bon art contemporain du mauvais, sans passer par l’esthétique traditionnelle : les maîtres mots sont cohérence, pertinence, originalité. Les critiques d’art, qui ne se résignaient pas tout à fait à devenir de simples hagiographes, s’en emparèrent aussitôt pour émettre un semblant de jugement.
23Les « sociologues » se targuent d’un point de vue distancié et objectif sur l’ac [4]. Ils jouent un rôle important dans le débat en révélant les métamorphoses du milieu de l’art et sa profonde crise d’identité. Ils tendent un miroir qui obligera au constat d’une réalité jusque-là cachée par l’idéologie.
Pierre Bourdieu, dans les années 1970, avait étudié les pratiques de l’art et contribué à bâtir toute une idéologie de l’art sous le couvert de son observation « scienti?que ». En ce début des années 1990, Raymonde Moulin et Nathalie Heinich s’attellent à décrire le « milieu de l’art » : artistes, collectionneurs, public, marchands. Leur démarche scienti?que n’est pas aisée car elles travaillent à partir des commandes du ministère de la Culture, dont les attentes bien spéci?ques risquent d’être déçues par les résultats.
1996-1997 : l’apparition publique de la crise
24Dans ce climat d’incertitude intervient un incident qui met le feu aux poudres. Le 20 mai 1996, Jean Baudrillard livre dans le quotidien Libération ses ré?exions de sociologue sur l’« art contemporain ». Il se produisit alors un malentendu sur le sens du texte qui fut perçu comme une critique radicale de l’ac. La violence du propos provoqua un choc : « Toute la duplicité de l’art contemporain est de revendiquer la nullité, l’insigni?ant alors qu’il est déjà nul. Viser le non-sens alors qu’on est déjà insigni?ant. Prétendre à la super?cialité en termes super?ciels […] Or la nullité est une qualité secrète qui ne saurait être revendiquée par n’importe qui. L’insigni?ance, la vraie, le dé? victorieux du sens, le dénuement du sens, l’art de la disparition du sens, est une qualité exceptionnelle de quelques œuvres rares, et qui n’y prétendent jamais. Il y a une forme initiatique du Rien ou une forme initiatique du Mal. Et puis, il y a un délit d’initiés, de faussaire de la nullité, le snobisme de la nullité de tous ceux qui prostituent le Rien à la valeur, le Mal à des ?ns utiles. Quand le rien af?eure dans les signes, quand le néant émerge au cœur même du système des signes, ça, c’est l’événement fondamental de l’art. »
25Il n’en fallut pas davantage pour que le jour même tout le milieu soit au courant. Il avait osé dire tout haut, dans un quotidien à grand tirage, ce qui se pensait tout bas. Ce propos a été pris à tort comme une critique radicale de l’« art contemporain ». Mal interprété, sans la perspective « post-moderne » encore peu familière au plus grand nombre, il a réjoui les uns et scandalisé les autres ! La plupart des lecteurs y virent une condamnation là où Jean Baudrillard ne faisait que trouver un critère inédit de discernement ! Il n’accusait pas l’« art contemporain », mais la médiocrité de ceux qui le pratiquent ; il soulignait la dimension métaphysique, l’ef?cacité et la puissance de cet acte luciférien qui n’est pas à la portée de tout le monde. Il dénonçait aussi, et cela aura un grand écho dans le public, la stratégie fondée sur la culpabilisation. « L’art contemporain joue de l’impossibilité d’un jugement de valeur esthétique fondé et spécule sur la culpabilité de ceux qui ne comprennent rien ou qui n’ont pas compris qu’il n’y a rien à comprendre. » Comme toujours dans ces cas-là, un sentiment de libération plane dans l’air. Contrairement à toute attente, le public est vivement intéressé, et le courrier des lecteurs assailli. Tout le monde voudrait comprendre les clefs du mystère de la valeur de l’art of?ciel. Trente ans de refoulement se débonde.
26En novembre, la revue Krisis dirigée par Alain de Benoist, anticonformiste et considérée comme extrémiste de droite, mais accueillant habituellement dans ses colonnes les intellectuels de gauche ou de droite qui comptent pour l’originalité de leurs idées, consacre un numéro entier à la querelle de l’« art contemporain » et réunit des analyses très diverses : Jean Baudrillard, Jean-Philippe Domecq, Kostas Mavrakis, Jean Clair, Jean-Joseph Goux, Ben, Louis Védrines, Remo Guidieri, Léon Krier… Peu de gens réputés à droite en somme ! Le numéro passe presque inaperçu.
27En janvier 1997, Le Figaro publie une double page où conversent à bâtons rompus, de manière fort cultivée et courtoise, Marc Fumaroli et Jean Clair à propos de l’« art contemporain ». Le Monde, croyant à un complot, se mobilise avec Philippe Dagen. Celui-ci ne répond pas à l’analyse du Figaro en fournissant des arguments contraires, mais évoque la participation de Jean Clair à Krisis et dresse un réquisitoire, l’accusant de collaboration avec l’ennemi, de révisionnisme historique, de sympathies fascistes, etc. Dagen exécute également Jean-Philippe Domecq et la polémique en?e. La télévision organise des émissions qui ressemblent à des procès. Art Press intitule un numéro « L’extrême droite attaque l’art contemporain », où Catherine Millet vitupère. Les articles se multiplient et le courrier des lecteurs est loin de soutenir les censeurs. Le public prend parti, et la possibilité de son arbitrage va vite être perçue comme un grave danger. L’arrière-plan politique est à la crise. Le Front national a connu quelques victoires aux élections municipales et gagné des villes importantes. Dans son programme, il est question de rendre la culture au peuple et de dépenser autrement l’argent culturel. Aussi, un vent de panique souf?e et, malgré le désir profond d’y voir clair, la conception d’un art dominé par l’idéologie politique revient au-devant de la scène et trouble le débat. Ceux qui exprimeront des doutes sur l’« art contemporain » seront des traîtres et des lepénistes de fait.
De cette panique fantasmagorique naît l’idée d’un colloque ayant pour partenaires et organisateurs le ministère de la Culture, le journal Le Monde et France Culture. Le but de cette manifestation, dira Jean-François de Canchy, délégué général aux Arts plastiques, « est de se retrouver entre professionnels : artistes et spécialistes, pour discuter entre soi et vider l’abcès ». L’événement attire à l’École des beaux-arts, lieu de la réunion, plus de mille personnes : artistes, fonctionnaires, critiques, représentants de la presse nationale et internationale. Arthur Danto, d’autres théoriciens et observateurs sont venus exprès de New York. Tous accourent dans l’espoir d’un débat… Les questions allaient être en?n posées : comment dé?nir le concept d’« art contemporain » ? Est-ce un art of?ciel ? Les réticences du public posent-elles problème ? Quels sont les critères qui font de tout ce que l’on veut une œuvre d’art ? Quels sont les fondements de sa valeur ?
Mai 1997 : l’apex
28Nous sommes donc en mai 1997. Sur le podium, qui va vite ressembler à un tribunal, on voit les responsables du scandale : les « critiques », Jean Clair et Jean-Philippe Domecq, et leurs juges, les « théoriciens » partisans de l’autocritique salvatrice, Alain Cueff qui dirige le débat, Thierry de Duve, Jean-Philippe Antoine, Jöchen Gerz, Philippe Dagen, Catherine Millet. Baudrillard est absent, Ben également, ils sont pourtant eux aussi coupables d’avoir participé comme Clair et Domecq à la revue Krisis.
29Alain Cueff annonce le contenu du débat en soulignant un paradoxe : « L’art contemporain est à la fois un terme sans contenu qui a pour seule vertu, vertu négative, de désigner un objet global. De ce point de vue, il me semble qu’aussi bien les détracteurs que les défenseurs de l’art contemporain ont trop abusé de cette catégorie malheureusement indé?nissable. La première question que je voudrais poser est que, si l’art contemporain n’est pas justi?able d’une dé?nition, je souhaiterais que nous envisagions les conséquences de cette in-dé?nition. »
30Au lieu du débat théorique tant attendu, on voit dès les premières minutes des accusations étranges pleuvoir sur les coupables désignés. La stratégie était préparée… Thierry de Duve commence par une attaque personnelle contre Jean Clair. Ce n’est pas sa pensée et ses arguments qui sont analysés, c’est lui qui est mis en accusation : son passéisme, sa mélancolie, sa nostalgie, son goût réel mais très conservateur pour l’art, sa crainte des femmes ( ?). Puis il est mis en examen pour son engagement d’arrière-garde : modernité viennoise contre avant-garde parisienne, moscovite ou new-yorkaise. En?n le chef d’accusation tombe : sa coupable collaboration à la revue Krisis. Il lui est reproché, en intervenant dans cette revue, « de prendre la gauche en otage et le peuple à témoin, ce qui est depuis longtemps la stratégie du Front national ». Pour conclure après une longue diatribe essentiellement politique : « Tu ne mérites pas l’accusation de voter Le Pen, d’être un fasciste et un négationniste ou de prôner un art totalitaire. J’ai fait ce que je pouvais mais ne te plains pas si d’aucuns traduisent, dans tes diatribes, tas de charbon par art dégénéré, grande peinture par peinture grandiloquente, métier par académisme, ou art français par préférence nationale ; ne viens pas te plaindre si mes amis ont recours aux amalgames grossiers d’une propagande à la Goebbels. »
31Puis vient le tour de Jean-Philippe Domecq. C’est Catherine Millet qui s’en charge. Elle répond à son plaidoyer d’innocence en l’attaquant personnellement et non pour ses idées : « J’ai un petit regret car j’ai dans mes archives une photographie que j’aurais pu vous brandir comme Jean-Philippe Domecq vient de vous brandir une image d’Alain Séchas, c’est une photographie d’un tableau de Jean-Philippe Domecq. Vraiment ce tableau est tellement mal ?chu, tellement moche que vous comprendriez très bien une certaine forme d’art qui se fait aujourd’hui. […] La pensée de Domecq s’appuie en partie sur la peinture qu’il a essayé de faire et qu’il n’a peut-être pas faite, aussi sur la littérature qu’il a essayé de faire et qu’il n’a peut-être pas faite. »
32Ces attaques personnelles, malgré leur apparente irrationalité, ont un fondement théorique qui fait partie d’un dogme établi : la pratique « non contemporaine » de l’art est considérée comme une névrose, une délinquance grave de la pensée, un délit contre l’humanité, une forme moderne du mal.
33Le débat revient de façon récurrente sur le danger que représentent pour l’art le métier, l’enracinement et l’identité. Ainsi Philippe Dagen somme Jean Clair de s’expliquer sur ce texte extrait de ses Considérations… (1983) qu’il cite : « Or il existe un génie de l’art d’un peuple, comme il existe un art de la langue. Il existe une palette française basée sur un accord de bleu et de rouge qui commence à Jean Fouquet et qui continue jusqu’à Matisse. » Devant le silence de Jean Clair, sa sentence tombe : « Je ne crois pas que les notions comme l’enracinement et le terroir aient été seulement contaminées, mais qu’elles font partie prenante d’une certaine idéologie qui peut devenir une certaine esthétique. »
34Catherine Millet brandit alors la couverture de Krisis, le corps du délit ! Elle désigne la reproduction en couverture d’une gravure d’un artiste des années 1930, inspirée de Dürer, historiée de lettres gothiques. C’est une preuve du nazisme des accusés !
35Un immense brouhaha s’élève de la salle, mêlé de rires de plus en plus puissants. Surprise, l’oratrice s’interrompt… Elle comprend que quelque chose va mal. Des auditeurs compatissants lèvent le bras dans sa direction, pointant le doigt vers un espace au-dessus d’elle et de tout le podium. Là ?otte un immense calicot reproduisant en lettres géantes le titre du journal Le Monde… en gothique ! Les cris de la salle sont entrecoupés de sif?ements. Un vaste haussement d’épaules saisit le public. La tentative de lynchage a échoué, la salle ne suit pas, les attaquants sont déconsidérés. Le délégué aux Arts plastiques Jean-François de Canchy, voyant cette débâcle, se met à l’écart et appelle sur-le-champ avec son portable son ministre pour lui conseiller de ne pas venir clore le colloque comme il était prévu.
36C’est le peintre Cremonini qui conclut exprimant la déception générale : « Ce débat a été malsain, il s’est concentré sur des idéologies alors même qu’elles ne représentent plus rien ! C’est là qu’est la crise… »
37S’il n’a pas été possible tout le long du colloque de donner une dé?nition et des critères à l’« art contemporain », celui-ci a été néanmoins dé?ni « en creux » par opposition à l’art, incarnation du mal, et cela par le truchement inattendu d’un procès et d’une condamnation.
Le lendemain, la presse française ?t peu de commentaires ; la presse étrangère rendit compte plus longuement de l’étrange phénomène. Arthur Danto, venu de New York en observateur, n’en croyait pas ses oreilles : les Français pensent encore que l’« art contemporain » est une affaire politique entre la droite et la gauche ! Ce jour-là fut enterré le « débat » qui faisait rage depuis huit mois, d’un accord tacite des comités de rédaction, et il en est encore ainsi aujourd’hui dix ans après. Un accord tacite s’est fait dans la presse quotidienne et hebdomadaire pour ne plus aborder le problème. Un mois plus tard, les élections ont eu lieu, le ministère de la Culture retourna à un ministre de gauche. Les subventions furent à l’abri, et Mme Trautmann essaya de redonner une unité et une identité à ses artistes en faisant d’eux des « artistes citoyens », forces créatives de la nation, animateurs, « instruments de lien social ». Par ailleurs, une de ses premières interventions fut de créer un Comité de vigilance contre « le grave danger de l’extrême droite » appelant à la dénonciation. Le Pen paraît un ennemi structurant plus convaincant que Jean Clair. La justi?cation républicaine de l’ac fut ainsi trouvée, et les esprits se calmèrent, en?n !
Les années 2000
38L’atmosphère change beaucoup… Dix ans après la chute du mur de Berlin, sur les ruines de l’utopie, la conception américaine de l’art, expression du libéralisme, vecteur de la communication, subventionnée par les marques, intégrée au mouvement de la mode, s’impose partout et ne scandalise plus les intellectuels français. Auraient-ils fait le deuil de la révolution ?
39Pas tout à fait sans doute ! Les théoriciens s’inquiètent du vide théorique que ces nouvelles orientations provoquent et tentent d’y remédier en produisant de la théorie a?n de prévenir les critiques qui pourraient remettre complètement en question l’ac subventionné par l’État français. Yves Michaud, Nicolas Bourriaud et quelques autres s’y emploient. Ils prétendent faire à la fois le discours sur l’ac et la critique. Ils sont tout « le débat » à eux tous seuls. C’est ce qu’on appelait jadis l’« autocritique ». Toute autre contestation que la leur est jugée illégitime, forcément d’« extrême droite », donc condamnable [5].
40Un des piliers de leur théorie est la « dédé?nition ». Tout peut devenir de l’ac. Seules trois choses, considérées comme des hypostases du mal, lui sont contraires : la beauté, la valeur et l’identité.
Les hypostases du mal
41Dans son livre La Crise de l’art contemporain, Yves Michaud désigne clairement le mal : l’idéal, le positif, le beau. Il considère ces notions comme des outils des pouvoirs totalitaires, utiles à la propagande. Comme beaucoup, il voit le beau au mieux comme une convention, au pis comme une démarche nazie : « L’idée d’une grande esthétique pour un grand art est la machine ?ctive et terroriste destinée à nier cette réalité plurielle des comportements artistiques et esthétiques. Elle est corrélative des entreprises pour nier la diversité des groupes au sein de l’espace social. »
42Il faut accepter la réalité : l’art ne permet pas la communion entre les hommes, n’est pas un ciment social, ne l’a jamais été. L’art est faux lorsqu’il recherche l’harmonie, car celle-ci n’existe pas dans la société. L’idéalisme en art et l’utopie du progrès appartiennent à un sombre passé, et Yves Michaud ne désigne pas seulement l’art du IIIe Reich, mais tout l’art non contemporain et néanmoins d’aujourd’hui.
43Est rejeté aussi comme un mal le désir, propre à l’art, de dépassement et de perfection. Cette activité subvertirait l’égalité démocratique : « On ne peut aller contre la démocratisation, le grand mouvement de la diversité culturelle, malgré le risque de ghettoïsation ou d’atomisation de la société. » Il faut aller dans le sens inéluctable de l’histoire ! Yves Michaud conclut son livre La Crise de l’art contemporain par ces mots : « La tâche de ceux qui aiment l’art pour lui-même et non comme religion est de dénoncer la comédie du grand art. La tâche de ceux qui aiment la démocratie pour elle-même, et non comme dernier avatar de la totalité, est de penser et de mettre en pratique les conditions d’entente minimales et imparfaites entre hommes égaux et libres. » Il demande aux Français de faire le deuil de l’illusion de l’excellence, de l’exception de leur culture. Nicolas Bourriaud lui fait écho en prônant, quant à lui, « le mixage du haut et du bas ».
44La virtuosité, le charisme unique, le talent, l’accomplissement d’un chef-d’œuvre sont pures illusions. La valeur en soi n’existe pas. Daniel Sibony, dans La Création. Essai sur l’art contemporain, écrit : « Une œuvre vaut, parce que des gens qui valent en parlent », c’est ce qu’il nomme le « partage narcissique » et que Nicolas Bourriaud appelle l’« esthétique relationnelle ». L’œuvre, c’est la relation entre le créateur et le « regardeur ». L’artiste n’est plus maître par son talent de la valeur.
45La dernière hypostase du mal est toute forme d’identité. Daniel Sibony, psychanalyste et théoricien de l’ac, explique cette conception négative de l’« identité ». Il décrit les ressorts créateurs de l’art, au sens « non contemporain » du terme, comme faux et mauvais car ils subliment les désirs non réalisés et sont une fuite dans l’idéal. En revanche, la vraie création, l’essence même de l’« art contemporain », est la remise en question permanente de l’identité. Daniel Sibony écrit : « L’art actuel travaille la cassure identitaire comme une ouverture d’un entre-deux sans lequel cette cassure semble une déréliction. C’est par l’entre-deux que le narcissisme est sauvé de son piège : le nihilisme et le fétichisme. »
46L’identité est donc un mal, une position défensive, une sclérose, une peur de l’inconnu, et l’ac a pour ?nalité supérieure de « déjouer l’identité et de la prendre comme processus. Il n’y a pas de ?n au processus identitaire, il n’y a pas de vraie identité, ni de vraie différence. Il n’y a pas d’œuvre meilleure que toutes les autres, pas de chef-d’œuvre. Ces œuvres sont néanmoins ef?caces parce que l’espace de la jouissance narcissique est plus vaste que celle du plaisir ».
47L’autre facette du mal absolu est donc un « art » enraciné, la suite naturelle d’un art millénaire, qui procéderait d’un lieu. Ce mal a pour nom « repli identitaire ».
48L’idée de la nocivité de l’art et de la nécessité de le combattre était déjà présente dans le Mode d’emploi du détournement de Guy Debord et chez les situationnistes des années 1950. Soixante ans après, elle est un des postulats de la dernière théorie de l’« art contemporain ».
L’art post-moderne n’en demande pas tant ! Nicolas Bourriaud, dans Post-production, sait comment désamorcer le danger que représente l’art : « Au lieu de se prosterner devant les œuvres du passé, s’en servir ! » Il suf?t donc de le parasiter, de le squatter, de le détourner, de le mettre à distance, de le parodier. C’est ce qui est mis en œuvre par le ministère de la Culture grâce à un important budget prévu à cet effet. Les conservateurs de tous les musées de France sont tenus de se plier à ce procédé en mettant, en vis-à-vis des chefs-d’œuvre, des installations « qui dialoguent » avec elles.
Réponses
49Les critiques de Jean Clair et de Jean-Philippe Domecq ont porté néanmoins, et tout l’effort des théoriciens sera, en ce début de siècle, de leur répondre. Face à celle de Jean-Philippe Domecq sur la stérilisante « obligation du nouveau », les nouveaux théoriciens veulent se dégager de l’utopie du progrès qui a fait le lit des idéologies totalitaires du xxe siècle. Ils s’en déclarent exempts par l’af?rmation d’un pluralisme total. Dans une interview au Figaro du 25 juin 2004, Nicolas Bourriaud, alors directeur du palais de Tokyo, avoue qu’« aucun artiste aujourd’hui ne revendique la notion de nouveau », que « l’avant-garde est une notion dépassée de la modernité », car « cette notion s’éteint avec la perspective de la révolution ».
50Yves Michaud, pour contrer Jean Clair, jugé « élitiste », écrit dans La Crise de l’art contemporain : « Tout est source de création, il faut refuser toute idée de haute ou basse culture. Il faut tout prendre. » Rejoint par Bourriaud, qui af?rme : « L’art est une activité qui consiste à produire des rapports au monde. » Cela exclut peu de chose…
51À la critique générale soulignant l’absence de sens et de ?nalités de l’ac, Nicolas Bourriaud va trouver quelques ?nalités nouvelles. Dans Postproduction, il revendique une culture de l’usage. La valeur et le sens de l’œuvre procèdent uniquement d’une « collaboration », d’une « négociation » entre l’artiste et le spectateur. C’est le « communisme formel ».
52Ainsi, il a fallu que le mur de Berlin tombe pour que l’utopie communiste se réalise en?n, de façon symbolique et « spirituelle », au cœur du monde capitaliste ! Dans l’« esthétique relationnelle », Bourriaud trouve une utilité à l’art pour compenser la ?nalité révolutionnaire disparue : « L’art est le dispositif formel qui génère des relations entre personnes. Il n’y a pas d’œuvre sans le regardeur. » Certes, la formule remonte à Duchamp, mais elle trouve dans la pensée bourriadienne son plein épanouissement et une utilité dans le nouvel ordre social. Yves Michaud préfère dire qu’il n’y a pas de ?n à l’art et que seul le mouvement est essentiel. Le but n’est rien, le mouvement est tout, les choses doivent être « autrement », mais sans être dé?nies d’avance.
53À la critique récurrente du caractère violent de l’ac, les théoriciens répondent en chœur que c’est la source même de la création. « Au gré des emprunts, recyclages, métissages et piratages, l’art contemporain ne cesse de produire de l’invention. » Nicolas Bourriaud rejoint Jean Baudrillard sur ce point. Dans une société de l’indifférencié, seul l’art peut encore fournir la négation, la violence nécessaire pour maintenir le corps social en vie !
Avril 2007 : le débat refait surface…
54Malgré tous ces contre-feux, malgré la nouvelle théorie, malgré les réponses à la critique, la contestation du système de l’ac ne disparaît pas. Internet a sorti beaucoup d’artistes de leur isolement, toute une littérature critique circule de revues en sites, de sites en blogs et en correspondances. Le procédé est plus rapide que la photocopieuse des années 1980 ! C’est un immense samizdat spontané qui s’est mis en place. La revue Artension a joué aussi un grand rôle, Pierre Souchaud s’étant attaché à découvrir et faire connaître des points de vue critiques très variés.
Le silence consciencieux des grands médias sur ce sujet n’empêche pas certains aspects du débat de faire régulièrement surface de façon furtive et inattendue par le biais de dizaines de procès, comme l’affaire Pinoncelli ou celle de « Présumés Innocents », pour disparaître aussitôt.
L’affaire Rémy Aron
55En mai 2007, la controverse resurgit sous une forme inédite. Voici les faits. Le bureau de la Maison des artistes et son président, Rémy Aron, ont voulu pro?ter des élections présidentielles pour « communiquer » et faire connaître les problèmes de survie des quarante mille artistes qui cotisent au régime de Sécurité sociale dont ils ont la charge [6], régime par ailleurs exemplaire parce que béné?ciaire. Ils ont demandé à chaque candidat aux présidentielles leur programme sur les questions intéressant les artistes plasticiens pour diffuser ces informations sur leur site Internet. Rémy Aron sollicita également à chacun un rendez-vous a?n d’exposer les souhaits de la profession.
56Deux candidats seulement ont envoyé leurs programmes : Olivier Besancenot l’a fait sous forme d’un mail reproduisant les lignes générales de son programme ; Nicolas Sarkozy a répondu, par une lettre, à toutes les questions posées.
57Rémy Aron et François de Verdière ont été invités par José Frèche et Stéphane Fradet-Mounier à exprimer les desiderata des artistes au cours d’un entretien retransmis sur ns-tv, diffusé sur le site Internet du candidat [7]. Au cours de cette entrevue furent évoquées, entre autres, quelques convergences entre les demandes de la Maison des artistes et le programme de Nicolas Sarkozy.
58Rémy Aron dit s’être réjoui d’avoir entendu Nicolas Sarkozy employer le mot « beauté » et évoqué la « hiérarchisation des valeurs » dans son discours électoral, notions auxquelles les artistes ne peuvent être que sensibles. Il exprime sa satisfaction d’avoir relevé dans le programme électoral du candidat le projet de développer l’enseignement de l’histoire de l’art et du dessin à l’école, que la Maison des artistes préconise.
59Le but de l’opération était, en accord avec ses mandataires, de donner une visibilité aux points de vue des artistes et de faire du lobbying en prévision de la suite des événements. Cette vidéo a été la plus consultée du site de Nicolas Sarkozy. Cette stratégie de communication a eu pour résultat remarquable d’avoir pu exposer pour la première fois au grand public les vrais problèmes des artistes vivant en marge de l’État. Les artistes plasticiens ont été ainsi les seuls visibles pendant cette campagne !
60Cela valut néanmoins à Rémy Aron, dix jours après, un lynchage médiatique en règle et organisé. Du 20 avril au 4 mai, il eut droit à un tir groupé… Le Monde condamne le délinquant [8] ; Annette Messager, sur France Culture [9], exprime sur un ton où l’émotion est à son comble, sa stupéfaction et sa révolte devant des propos « indécents », « obscènes » et « réactionnaires » ; le Journal des arts [10] parle de « relents populistes » et « pétainistes » ; les Inrockuptibles [11] titrent : « Un réac à la Maison des artistes », et évoquent Le Pen, comme en 1997, relayé en juin par la revue Beaux-Arts. Il est accusé d’avoir donné des consignes de vote en faveur de Nicolas Sarkozy, ce qui n’a jamais été le cas. Même si ses opinions sont connues pour être à droite (ump), Rémy Aron a exprimé là les opinions de la majorité des artistes qui l’ont élu et du bureau. Il demande la dé?scalisation des achats d’œuvres d’art jusqu’à 20 000 euros [12], la reconnaissance de la diversité des expressions au sein du ministère de la Culture, il réclame la représentation des artistes dans les conseils qui décident de leur sort. Il veut mettre l’artiste au centre de la vie artistique.
61Pour l’éliminer, l’attaque se concentre sur le fait qu’il a transgressé le dogme de l’ac. Daniel Buren et quelques autres célébrités ont déclaré : « C’est très grave ! » Il met le monde de l’art en danger : il a parlé de beauté, de hiérarchie des valeurs ! C’est « le retour à l’ordre ». On les comprend, ils ont tout à perdre. Mais c’est un petit nombre d’artistes of?ciels, béné?ciaires des largesses de l’État, qui proteste. Alors pourquoi ce tremblement d’horreur, ces réactions hystériques devant la transgression de Rémy Aron ?
62On comprend que remettre en question le dogme selon lequel toutes les œuvres sont équivalentes et que tous les artistes sont égaux puisse provoquer des angoisses chez beaucoup d’entre eux. Parler de valeur, de beauté, d’apprentissages et de savoirs, c’est menacer le privilège d’être nul, d’échapper au jugement, en vigueur dans tous les autres domaines de la vie sociale.
Les personnes désirant destituer Rémy Aron n’ont donc eu aucun mal à lancer une pétition pour qu’il démissionne. Des « noms » comme Boltanski, Sophie Calle, Annette Messager, Sarkis donnent l’exemple… Un millier d’artistes et de gens du « milieu » l’ont signée, selon Le Monde du 5 mai… Après examen, il semblerait que la plupart ne cotisent pas à la Maison des artistes ou ne sont pas des artistes proprement dits… Reste les quarante mille autres cotisants ou astreints, artistes professionnels…
Le manifeste « L’art c’est la vie »
63Au même moment et sans concertation, un manifeste circule, signé par une centaine d’artistes, souvent connus. La nouveauté absolue est qu’il s’agit d’un mélange de peintres de toutes tendances, dont deux académiciens, mais aussi des conceptuels, tout particulièrement des membres de Support-surface, grandes ?gures de l’art of?ciel, ayant évolué, pour certains, vers la peinture. Ce manifeste a pour nom : « L’art c’est la vie ». Cette formule fait sans doute écho à Dada, aux surréalistes, à Fluxus, à Beuys et à Duchamp ; elle souligne le mouvement perpétuel, le dépassement des contraires propres à l’art. Que dit ce texte ? « Nous représentons trois générations et des courants et options esthétiques différents. Il est temps d’ouvrir le débat. Peintres et sculpteurs sortent de leur réserve pour la première fois depuis 1972 [13]. »
64Le manifeste accuse le « ministère public de désorganiser le cadre naturel par ses excès ». Il dénonce « le monopole of?ciel, les manipulateurs masqués qui imposent une pensée unique soumise au marché et à la mode, l’art du spectacle ». Il condamne « la centralisation abusive du pouvoir aux mains d’un petit groupe de censeurs » ainsi que « le détournement des frac, les choix mondains de l’afaa ». Ils demandent de « libérer la création de l’encadrement of?ciel » et de « témoigner de la diversité artistique ». Ils veulent « la participation effective des artistes aux Conseils qui décident de leur sort », souhaitent « le soutien des initiatives privées par des mesures ef?caces » et en?n « l’enseignement artistique dans les écoles ».
65Le « scandale Rémy Aron » et le manifeste « L’art c’est la vie » n’avaient pas été prémédités mais se sont conjugués fortuitement. En effet, en pleine crise médiatique contre Rémy Aron, le texte du manifeste fut diffusé par Internet aux adhérents de la Maison des artistes, soulignant la coïncidence des deux combats. Dans les jours qui ont suivi, des centaines d’artistes ont adhéré au manifeste.
Fin juin 2007, ce qui était impensable parce qu’invisible est soudain apparu en pleine lumière : beaucoup d’artistes, quels que soient leurs choix esthétiques, n’acceptent pas l’idée d’un art of?ciel et trouvent absurde qu’il y ait un corps d’inspecteurs de la création. Sites et blogs, magazines Internet entrent en action. Ainsi, Catherine Plassart à « artpointfrance », Carla van der Rohe à « artaddiction », François Rillon dans « La peau de l’ours » et toute une nébuleuse de blogs diffusent l’information sur les péripéties du « débat » et mettent en lumière souvent avec humour la « critique cachée » du système. Marie Sallantin est un pionnier dans ce domaine, elle avait été une des rares artistes à intervenir lors de la controverse en 1997, en 2000 elle crée un des premiers sites : « Face à l’art » [14]. L’échec de 1997 l’avait décidée à résister, via Internet, à l’enfouissement médiatique du débat. En juin 2007, elle est l’auteur d’une lettre ouverte au ministre Christine Albanel au moment où elle prend ses fonctions, pour l’informer de l’existence d’une dissidence dif?cile à ignorer désormais, comme elle le fut jusqu’à ce jour. Contrairement aux intermittents du spectacle, il n’est pas demandé au ministre avantages, subventions et passe-droits, mais plutôt transparence, objectivité et abstention créatrice. De facto, la disparition de la Délégation aux arts plastiques (dap).
Confrontation
66Le 28 novembre 2007, dix ans après le colloque des Beaux-Arts, la situation s’inverse : les artistes signataires du manifeste « L’art c’est la vie », réquisitoire contre l’art of?ciel riche, à l’arrivée, de mille signatures d’artistes, ont souhaité se confronter aux fonctionnaires de la dap qu’ils considèrent comme responsables du marasme artistique français.
67Ils invitent les fonctionnaires de l’art au théâtre du Rond-Point des Champs-Élysées à leur répondre.
68Pour que la chose puisse se produire, il fallait un intermédiaire et un modérateur. Ce rôle fut joué par la revue Art absolument (en collaboration avec France Culture et Libération). Cette revue vit de la publicité et de ses relations avec le réseau des institutions, centres d’art contemporain, fiac et galeries amies. Elle concilie à la fois une réelle ambition critique, exposée par Pascal Amel, son fondateur avec Teddy Tibi, et un intérêt à ce que tout se passe sans heurt. Cette rencontre, la première de ce genre, n’est possible qu’au prix d’un sévère contrôle pour que rien ne déborde. L’assemblée réunissait quelque cent soixante personnes invitées par Art absolument. On pouvait y voir nombre de fonctionnaires de la dap, quelques artistes signataires triés sur le volet n’ayant droit que de poser une seule question par écrit, le président de la Maison des artistes, Rémy Aron, de rares journalistes n’appartenant pas aux grands médias.
69Chacune des parties a ses motivations. La dap et ses partenaires souhaitent calmer le jeu et désamorcer un manifeste gênant pour une administration menacée de l’intérieur par des réformes et contestée de l’extérieur par 40 000 artistes dont la majorité crée hors réseau of?ciel. Quant aux artistes signataires, proches des milieux of?ciels ou non, ils ont compris les grandes mutations internationales et veulent une libéralisation du marché de l’art et la cessation d’un dirigisme étatique articide.
70Le « débat » était si contrôlé que les spectateurs ont assisté à une longue apologie de la dap par ses dirigeants et créateurs plutôt qu’à un bilan de ses échecs… Cela commença par l’intervention de son délégué, Olivier Kaeppelin, qui écarta les critiques de Jean-Michel Meurice en reportant les « quelques dysfonctionnements bien naturels » – nul n’est parfait ! – sur les musées peu aimés par la dap, particulièrement Beaubourg, pro?tant habilement de l’absence d’Alfred Pacquement et d’Alain Seban « en voyage à Berlin ». Claude Mollard raconta avec ?erté et émotion sa découverte d’un « génie de l’ac » en la personne de Buren. Le rire qui s’empara d’une partie de la salle lui sembla incongru. Le public eut froid dans le dos quand Alain Reinodau, venu représenter Poivre d’Arvor de Culture France, ex-afaa, non content de décrire les rami?cations du fantastique réseau bureaucratique existant, ?t l’inventaire de toutes les connexions planétaires qu’il projetait encore d’accomplir dans son délire organisationnel…
71François Barré ?t, quant à lui, un cours sur « Comment fonctionne le réseau “État-marchands-collectionneurs-médias-mécènes” », supposant sans doute que les artistes signataires l’ignoraient. Il ?t sentir à son auditoire combien l’État était nécessaire pour protéger les pauvres artistes du cruel marché. Gilles Fuchs, collectionneur et président de l’adiaf, fondateur du prix Marcel-Duchamp, con?a combien leur symbiose était parfaite avec l’État.
72Pascale Lismonde, rejetant avec horreur les enseignements traditionnels de l’histoire de l’art et du dessin, parla avec enthousiasme du formatage des enfants à l’ac de la maternelle à la terminale, jadis ?nancé par un budget impressionnant. En?n, l’intervention ravie d’Isabelle Renaud-Chamska évoqua, en parlant d’une exposition de sa composition, l’entrée des évêques dans le merveilleux réseau de l’ac. Pour conclure, Christiane Ramonbordes, directrice de l’adagp, voulut ?nir en apothéose et éblouir les rares artistes présents par un bouquet ?nal en annonçant que Martin Bethenod, directeur de la fiac, ex-délégué de la dap (toujours le merveilleux réseau !) allait faire des merveilles pour les artistes (à condition qu’ils soient conceptuels sans doute).
73Les membres de la dap ont voulu de façon très pédagogique expliquer aux artistes attardés ayant signé le manifeste que leur intérêt était d’être « candidats à la consécration » par leur seul et unique réseau…
74Le malentendu était total… Le manifeste « L’art c’est la vie » contenait des critiques radicales de cette machine mortifère destinée à mettre fonds publics et administration au service d’un réseau international qui pratique le délit d’initiés et fabrique ses cotes principalement à New York, sans aucun effet de retour sur les artistes « vivant et travaillant en France ». Cette politique engendre, outre la mort des différents marchés de l’art en France, qu’ils soient d’ac ou non, une pensée unique, une censure et une condamnation idéologique d’« État » sans appel de toute création hors réseau, c’est-à-dire 90 % de la création en France.
75Jean-Michel Meurice, instigateur de ce manifeste, a eu à peine le temps de souligner ces faits con?rmés par Roland Lienhardt, avocat spécialisé dans le droit concernant les artistes. Celui-ci remarque que la plupart des institutions et pratiques de la dap sont en marge du droit administratif, du droit de la propriété artistique et du droit commercial concernant les marchés, sans doute en raison de la particularité du genre « art contemporain » qui fabrique la valeur de ses cotes en réseau sur le principe du délit d’initiés. Peter R. Stern, procureur à Manhattan, déclarait en 2005 à la revue Artnewspaper : « Si jamais on appliquait les règles de la Bourse à l’art contemporain, il ne survivrait pas. » Ailleurs qu’en France, collectionner de l’ac est une pratique parmi d’autres, de personnes et institutions privées, dans notre pays le réseau c’est l’État. C’est un fait qui pose des problèmes juridiques insolubles.
On citera quelques rares et courtes interventions d’artistes : Ernest Pignon Ernest a souligné le sectarisme des choix artistiques des « inspecteurs de la création ». Fred Forest est venu témoigner d’un fait : l’impossibilité de connaître le détail des achats d’art par l’État : combien ? et à qui ? En?n, Marie Sallantin revint in extremis à l’essentiel, avant la clôture de ce « demi-débat » : elle a rappelé l’existence, ignorée des fonctionnaires, d’une création libre et d’une pensée libre en France et la nécessité de donner à la suite de l’art un lieu où seraient confrontés les générations et les courants dans leur diversité, associant à ce projet des historiens d’art ayant une perspective du temps long.
Rémy Aron, président de la Maison des artistes [15], constata que la politique trentenaire de la dap fonctionnant en réseau avec l’international a eu pour conséquence l’invisibilité de tous les artistes non cooptés par une institution unique et centralisée, qu’ils soient labélisés « contemporains » ou non [16]. Cette politique a tué tous les autres marchés de l’art et a repoussé les œuvres dans l’obscurité, et les artistes dans la misère. La crise n’est pas seulement du domaine des idées. Les faits et chiffres sont là.
La rencontre du 22 mars
76L’élément nouveau en mars 2008, dix ans après le « débat » de 1997, est que le milieu des artistes se reconstitue en partie grâce à Internet, mais aussi parce que les con?its politiques et esthétiques qui avaient présidé à sa dissolution au cours des années 1970 s’estompent. C’est un des effets de la post-modernité. Aujourd’hui, la « critique cultivée de l’ac » circule. Le débat, contrarié par les grands médias, a lieu malgré tout, même s’il ne franchit pas leur seuil. Il est même devenu une « exception française » qui fait référence hors des frontières.
77C’est dans ce contexte que, le 22 mars 2008, se sont réunis à la halle Saint-Pierre auteurs, blogueurs, artistes [17], en dehors de toute organisation, mouvement, étiquette, sponsor et partenaire médiatique – chose devenue possible grâce à Internet – a?n de découvrir dans toute sa diversité la pensée sur l’art d’aujourd’hui.
78Le point de départ de cette ré?exion est la réunion par Laurent Danchin [18] d’une importante bibliographie, aussi exhaustive que possible, d’écrits publiés depuis trente ans sur ce sujet. Il ressort de ce corpus d’écrits une étonnante diversité de points de vue, des courants différents dont la scène médiatique ne rend pas compte. L’univers intellectuel des théoriciens, philosophes et critiques très visibles, contribuant à la fabrication de la valeur marchande, tranche avec celui des historiens d’art, sociologues, artistes et littéraires. C’est un fait. Quant à l’analyse chronologique de cette bibliographie, elle laisse apparaître une frappante métamorphose des idées, dif?cile à apercevoir, si ce n’est en perspective, qui ne va pas dans le sens convenu.
79*
80Cet événement peut laisser augurer qu’une fois reconnu l’éclatement sémantique entre art et ac la glaciation provoquée par l’administration cesse. Il existe, de fait, deux activités, deux dé?nitions sont donc nécessaires : l’une pour l’art et l’autre pour l’ac.
81L’art, d’une part, recherche la métamorphose positive de la matière, un accomplissement de la forme délivrant ainsi le sens. L’artiste accepte donc d’être jugé selon des critères de forme, de courir le risque de ne pas être bon, de rater des œuvres. L’ac, d’autre part, est tout, sauf l’art. La notion d’« in-dé?nition » doit être reconnue, mais dans cette limite. Le débat deviendra ainsi en?n possible !
82Il y aura des écoles, des marchés, des galeries différentes, pour chaque catégorie. L’incontournable ministère de la Culture, en attendant que les fondations se multiplient et que le marché s’améliore en France, créera un département supplémentaire pour que l’art soit aussi représenté et pas seulement l’ac, à moins qu’elle ne supprime tout simplement la dap. Les médias prévoiront deux rubriques. Les artistes, les critiques, les amateurs choisiront en pleine connaissance de cause ce qui leur correspond le mieux. Le principe de la non-confusion a l’avantage de libérer tout le monde : artistes, amateurs et critiques. L’artiste choisit librement sa catégorie et la façon dont il veut être regardé et jugé. L’amateur et le critique savent aussi comment ils doivent regarder l’œuvre, la comprendre et l’évaluer sans avoir à se con?er à des experts. Chacun retrouve ainsi son libre arbitre, ce qui, dans la création et la fréquentation des œuvres d’art, est essentiel.
Il n’y aura plus alors de « ressentiment », de frustration ou d’incompréhension. Chaque activité aura sa nécessité.
Notes
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[*]
Aude de Kerros est notamment l’auteur de L’Art caché. Les dissidents de l’art contemporain (Paris, Eyrolles, 2007).
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[1]
Acronyme employé par Christine Sourgins dans Les Mirages de l’art contemporain, Paris, La Table ronde, 2005 pour signaler le contenu dogmatique de l’expression « Art contemporain » qui ne signi?e pas l’art d’aujourd’hui, mais un genre parmi d’autres.
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[2]
Les critiques : Marc Fumaroli, L’État culturel : essai sur une religion moderne, Paris, De Fallois, 1991 ; Jean Clair, Considérations sur l’état des beaux-arts. Critique de la modernité, Paris, Gallimard, 1983 ; Michel Schneider, La Comédie de la culture, Paris, Éd. du Seuil, 1991 ; Benoît Duteurtre, Requiem pour une avant-garde, Paris, Robert Laffont, 1995 ; Jean-Philippe Domecq, dans Esprit, 1988, 1991, 1992, 1994, 1995 ; Jean-Louis Harouel, Culture et contre-culture, Paris, PUF, 1994 ; Jean Clair, « La ?n d’un monde », La Revue des Deux Mondes, octobre 1992 ; « La crise de l’art contemporain quels critères d’appréciation esthétique aujourd’hui » (II), Esprit, février 1992 ; « L’art contemporain contre l’art moderne » (III), Esprit, octobre 1992. Interviennent dans ces articles : Jean-Philippe Domecq mais aussi Marc Le Bot, Olivier Mongin, Jean Molino, Daniel Bougnoux, etc.
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[3]
Les théoriciens : Yves Michaud, L’Artiste et les commissaires, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1991 ; Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, t. I et II, Paris, Éd. du Seuil, 1994, 1997 ; Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, Paris, Gallimard, 1994 ; Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art. Pour une esthétique sans mythes, Paris, Gallimard, 1996 ; Yves Michaud, La Crise de l’art contemporain, Paris, PUF, 1997.
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[4]
Les scienti?ques : Nathalie Heinich, « Légitimation et culpabilisation : critique d’un usage critique d’un concept », in L’art c’est l’art, Neufchâtel, musée d’Ethnographie, 1999 ; Raymonde Moulin, L’Artiste, l’Institution, le Marché, Paris, Flammarion, 1992.
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[5]
Les théoriciens du dernier art contemporain : Nicolas Bourriaud, interview Le Monde, 25 juin 2004 ; L’Esthétique relationnelle, Paris, Presses du Réel, 2003 ; Post-production, Paris, Presses du Réel, 2003 ; Yves Michaud, Critères esthétiques et jugement du goût, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999 ; Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2004 ; Daniel Sibony, La Création. Essai sur l’art contemporain, Paris, Éd. du Seuil, 2005.
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[6]
L’Association de la Maison des artistes gère le régime de « Sécurité sociale des artistes auteurs d’œuvres graphiques et plastiques ».
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[7]
NS-TV, émission Focus du 12 avril 2007 sur le site Internet du candidat UMP Nicolas Sarkozy.
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[8]
Le Monde, 28 avril 2007 : « Les plasticiens tous derrière Sarko ? », par Nathaniel Herzberg.
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[9]
« Tout arrive », France Culture, Arnaud Laporte, 20 avril 2007.
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[10]
Roxane Azima, dans Le Journal des arts, 27 avril 2007.
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[11]
Les Inrockuptibles, 4 mai 2007.
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[12]
Soit les prix pratiqués par 99 % des artistes, ceux précisément qui n’intéressent pas le ministère et la spéculation.
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[13]
Signatures envoyées à jmmeurice@wanadoo.fr. Blog : l’artcestlavie.blogspot.com.
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[14]
Chroniques culturelles : www.face-art-paris.org, Mda2008, la peau de l’ours, debat-art-contemporain.
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[15]
Régime de Sécurité sociale des artistes plasticiens doublé d’une association qui anime une ré?exion et un débat autour des problèmes concrets de la vie quotidienne des artistes. L’information circule, l’interaction est réelle depuis qu’Internet relie les artistes.
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[16]
Ce même jour paraissait dans Time Magazine un article intitulé « La mort de l’art en France » soulignant que sur le marché international on pouvait citer des Chinois, Coréens, Indiens, Anglo-Saxons, mais pas un nom français. Voir aussi le rapport Quémin publié en 2005.
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[17]
« Mettre les pendules à l’art » : 22 mars 2008, halle Saint-Pierre.
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[18]
Cette bibliographie et son commentaire peuvent se consulter dans le livre de Laurent Danchin, Pour un art postcontemporain, paru en mars 2008 aux éditions « lelivredart » (Paris, www.lelivredart.com).