Notes
-
[*]
Louis Van Delft est professeur émérite de langue et littérature française à l’université Paris-X. Il vient de publier Les Moralistes : une apologie (Paris, Gallimard, « Folio essais », 2008).
-
[1]
Voir René Jasinski, Molière et « Le Misanthrope », Paris, Armand Colin, 1951; Harald Weinrich, Das Ingenium Don Quijotes, Münster, Aschendorffsche Verlagsbuchhandlung, 1956.
-
[2]
Voir Pierre Hadot, Éloge de Socrate [1974], Paris, Allia, 1998.
-
[3]
« Dans les choses, tout est affaires mêlées ; dans les hommes, tout est pièces de rapport. Au moral et au physique, tout est mixte. Rien n’est un, rien n’est pur » (Chamfort, Maximes et pensées, caractères et anecdotes, éd. Jean Dagen, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 77).
-
[4]
Voir Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art [1964], trad. fr., Paris, Gallimard, 1990.
-
[5]
Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, Paris, José Corti, 2000, t. I, « Démocrite junior au lecteur », pp. 20, 23, 24, 25-26.
-
[6]
Voir nos études Les Spectateurs de la vie, Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l’Université Laval, 2005 ; Les Moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, 2008.
-
[7]
Nietzsche, Le Gai Savoir, livre I, 1, in Œuvres, éd. Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Robert Laffont, t. II, 2001, p. 50.
1Chacun a vu, à la corniche d’une baraque foraine, d’un cinéma, au cirque ou au carnaval, ou même sous forme de bijou, deux masques pour ainsi dire enlacés, l’un hilare, l’autre éploré. Il n’y a pas si longtemps, ces figures très fortement stéréotypées ornaient aussi les frontons de maint théâtre : elles signalaient que se donnaient à voir là et la comédie et la tragédie. En franchissant sous leur regard le seuil de l’édifice, le spectateur lettré pouvait avoir une pensée pour Thalie, pour Melpomène qui, sur le mont Parnasse, présidaient au noble art du théâtre, sous ses deux versants, ludique et clair, sombre et accablant. Comme les sept autres Muses leurs sœurs, filles de Zeus et de Mémoire, leur voix claire et argentine faisait « scintiller de rire les demeures des dieux ». Cela se passait en des temps très anciens, quelque sept siècles avant notre ère. Croyons-en Hésiode, qui l’affirme dans sa Théogonie.
2En bas, dans le monde « sublunaire », chez les pauvres « mangeurs de pain » (comme nous appelle Homère) qui, eux, ne jouissaient ni du loisir ni seulement de l’occasion de rire – à l’instar des dieux – d’un rire « inextinguible », même opposition, cependant, et même stylisation, mais « humanisées », dans une perspective non plus théocentrique, mais anthropocentrique. C’est que, comme le dira Cicéron, et après lui, de la façon la plus percutante et même provocante, Montaigne, Socrate avait ramené « du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme, où est sa plus juste et laborieuse besogne, et plus utile » (Essais, III, 12). Aussi bien, avec le temps, sur la planète Terre, les deux masques jumeaux et antagonistes de Thalie et de Melpomène empruntèrent leur nom et leurs traits, non plus à la mythologie et aux dieux, mais à la philosophie et aux pauvres humains aux prises avec la dure (més)aventure de la vie.
3Démocrite d’Abdère et Héraclite d’Éphèse prirent la relève des Muses, des déesses tutélaires. Ils sont loin d’être toujours en mesure de soutenir fermement le poète comique ni le poète tragique. Mais ils leur tiennent lieu d’emblèmes, car l’un, devant la vie, devant le monde, devant autrui et jusque devant lui-même, ne cesse de rire, pendant que l’autre se désole et pleure sur toute chose, sans ?nir jamais.
Le texte de la nature humaine
4Une organique unité rend Démocrite et Héraclite parfaitement solidaires. Ce « couple » possède la prégnance et le statut des grandes ?gures mythiques, des grands personnages littéraires. On dira que Mars et Vénus, Héloïse et Abélard, Laure et Pétrarque, Roméo et Juliette… constituent des « couples » plus légitimes au regard du droit traditionnel. Cependant, Héraclite et Démocrite, de même sexe, sans doute, mais pour ainsi dire « pacsés » bien avant l’heure, sont bel et bien liés, et de la façon la plus étroite, dans l’imaginaire collectif. Davantage : tout individu tient à la fois de Démocrite et d’Héraclite. Ce n’est pas sans référence à l’ancienne médecine que je quali?ais leur solidarité d’organique.
5De fait, depuis deux mille ans et plus que la philosophie, la littérature, la médecine, l’anthropologie font état de ces deux personnages, ils sont infailliblement et en droite ligne rapportés au corps. Plus précisément, à la théorie des humeurs et des tempéraments, pierre angulaire de l’ancienne ars medica. Or, jamais, depuis la plus haute Antiquité, ceux qui ont traité de cette théorie avec quelque sagacité n’ont prétendu que les individus ne portent en eux qu’une unique humeur, et que le caractère, les comportements (censés, suivant l’antique aphorisme, « suivre le tempérament ») s’expliquent par une seule des quatre humeurs du corps (le sang, la bile noire, la bile jaune, le ?egme ou lymphe, ou encore pituite). Toujours il s’agit d’un mélange, d’un équilibre et de ce qu’en termes médicaux on nomme, suivant le dosage plus ou moins harmonieux, la qualité plus ou moins tempérée de cette composition, eucrasie ou dyscrasie.
6Rappelons pour mémoire, parce que la chose ne manque pas de piquant, que la science moderne déclare depuis longtemps comme nulle et sans le moindre fondement cette millénaire lecture de la nature et du caractère humains au moyen du « schéma quaternaire ». Cela ne suf?t pourtant pas pour déclarer irrémédiablement caduque l’antique manière d’« expliquer la nature humaine » (Saint-Évremond). C’est assurément un passage obligé, un « lieu commun » de l’expérience existentielle de tout individu, que de constater qu’il tient à la fois de Démocrite et d’Héraclite ; que l’une de ces af?nités peut bien l’emporter, et même primer nettement sur l’autre, mais que pourtant les deux tendances que ces deux ?gures exemplaires incarnent, l’une au rire, l’autre au pleurer, coexistent en chaque exemplaire humain, vivent en lui en étroite symbiose ; qu’il arrive à tout homme de passer de la gaieté à la mélancolie (et vice versa) et de s’éprouver comme le siège, le foyer – voire le jouet – de propensions antagoniques, dont le mécanisme et les processus, pour l’essentiel, nous échappent. Sans doute la théorie des tempéraments, la grille du « schéma quaternaire » ont-elles autrefois simpli?é à l’excès toute donnée physiologique et caractérologique.
7Il n’en demeure pas moins que l’intuition fondamentale de l’ancienne médecine rencontre et recoupe en bien des points ce que la science moderne enseigne, en parlant non plus d’humeurs, mais d’hormones et de gènes. Tout « nouveau venu dans le monde » (comme dit si bien La Fontaine) ne tarde pas à détecter, à pressentir au plus intime de sa psyché, au plus profond de sa « machine », la concurrence, le jeu, le complexe rapport de forces très dif?ciles à cerner, localiser, identi?er au juste, agissant en sens contraire. Tout comme la génétique moderne assimile le génome à un texte codé profondément inscrit dans le noyau de chacune de nos cellules, ces forces, ces tendances élémentaires, profondément enfouies dans le noyau de notre être physiologique et « moral », les Anciens les ont seulement stylisées et déjà rendues, autant qu’il était en leur pouvoir, reconnaissables, lisibles, en leur prêtant des ?gures simples, très caractéristiques, d’autant mieux identi?ables et déchiffrables qu’elles sont parfaitement antithétiques : celle de l’homme qui rit et se moque de toute chose, celle de l’homme que tout af?ige et fait continûment pleurer.
En somme, on a affaire à des personnages emblématiques, des types et même des archétypes humains. Le couple Héraclite / Démocrite a été éprouvé comme une vérité absolument première de l’expérience existentielle. Au reste, la théorie des humeurs annonce, des siècles à l’avance, les vues de Bachelard, en renvoyant d’une autre manière encore à ce qui est premier, élémentaire. Le mélancolique Montaigne (« il faut un peu légèrement et super?ciellement couler ce monde. Il le faut glisser, non pas s’y enfoncer ») est en quelque sorte « assigné », comme par une signature de la nature – on sait la fortune de la « doctrine des signatures » à la Renaissance et même au-delà –, à l’élément terre, auquel il se réfère à mainte reprise. De même le rieur, léger, futile, paraît être dans une secrète « correspondance » avec l’air (alors que son physique, comme celui du neveu de Rameau, tel que le peint Diderot, n’est en rien aérien). Déjà nombre de personnages de Lucien – tel Icaroménippe – étaient irrésistiblement attirés vers l’azur et l’éther. Aussi bien, dès l’Antiquité, le schéma quaternaire rapporte les quatre humeurs notamment aux quatre éléments.
S’accommoder du monde
8Emblématiques de l’expérience existentielle, qu’ils semblent en quelque sorte condenser et styliser, Démocrite et Héraclite ne laissent pas d’être, dans le même temps, énigmatiques. Se contentent-ils de dire, de montrer ce qu’est, ce que sera nécessairement, toute traversée du monde ? Ou bien convient-ils à « prendre » le monde, à se conduire dans le monde, à s’accommoder de lui d’une certaine manière ? Autrement dit, se contentent-ils d’annoncer, de dévoiler ce que sera l’« humain voyage » (Montaigne), dont ils se font les descripteurs ? Ou bien jouent-ils un rôle plus actif, de « conseillers de sagesse », de modèles, en adressant au lecteur (ou au spectateur de tableau) une invite à traverser le théâtre du monde suivant leur exemple ? Sans doute, Démocrite surtout, ?dèle en cela à la millénaire conception qui instaure le moraliste en guide, en instituteur d’existence (en « pédagogue du genre humain », dit Sénèque), engage le lecteur, le spectateur, à lui emboîter le pas : son rire est à lui seul programme de vie. Héraclite, son pendant, paraît du même coup indiquer la voie la plus sûre pour rater sa vie et en faire le plus morose voyage qui soit. Au-delà de cette fonction à la fois initiatique et programmatique, les deux personnages, du fait du contraste qu’ils forment, ont bien entendu pour vocation de plaire et de divertir. Cependant, investis d’une doctrine médicale, ils semblent en même temps proclamer que tout vrai choix est exclu, fallacieux, en raison de la toute-puissante détermination humorale.
9Ce qui unit encore Démocrite et Héraclite, c’est aussi ce qui en même temps les sépare. Au milieu des deux compères se trouve le monde. La peinture se prive rarement du plaisir de le représenter, souvent au centre même de la toile. C’est sur le monde que roulent tous leurs débats, c’est lui qui engendre et nourrit l’antithèse constitutive du couple. Le moi est dans le monde, l’« humain voyage » entraîne l’incontournable obligation de traverser le « théâtre du monde ». Mais derechef : au principe du moi – l’expérience du « nouveau venu » ne tarde pas à le lui apprendre – il y a le corps, qui réagit au monde suivant des régulations ou des dérèglements de nature toute humorale, qui à tous coups détermine les comportements et façonne toute conception du monde même, d’autrui, de la vie. Qu’on songe seulement à Alceste : c’est un atrabilaire et il est amoureux. Le tout de sa relation à autrui, de sa « vision du monde », de sa philosophie de la vie, de sa sagesse et de sa folie – le tout du personnage –, suivant l’anthropologie du temps, suit le tempérament du corps. De la même façon, la mélancolie procure (à s’en tenir toujours à l’ancienne explication de l’homme) comme la « formule » de don Quichotte [1].
10Pas plus pour Héraclite que pour Démocrite il ne s’agit d’un choix opéré en pleine liberté, d’une direction suivie tout à fait librement ; il s’agit d’un déterminisme ou, même, d’une fatalité biologique. L’iconographie du sujet le donne à voir de la manière la plus claire : il ne nous est pas loisible, grâce au libre arbitre, d’opérer un choix entre le rire de Démocrite et les larmes d’Héraclite. Il n’y a pas deux chemins qui s’ouvrent. Le monde est là, généralement représenté comme énorme, il bloque toute issue, on ne saurait le contourner, il faut l’affronter. Les deux ?gures du rieur et du geignard ne s’offrent pas comme une alternative à un esprit libre d’opter pour l’une ou l’autre attitude, mais comme une sorte de commandement, d’impératif, de fatum psychosomatique tout aussi incontournable que le monde lui-même, que l’aventure (ou la mésaventure) existentielle, dans lesquels le moi se trouve jeté nolens volens. En d’autres termes, avec Héraclite et Démocrite, on n’a pas affaire à la « topique du choix de vie », à celle d’Hercule à la croisée des chemins (Hercules ad bivium), mais à ce qu’on pourrait appeler la topique et, surtout, la logique de la prédestination humorale.
On montrerait sans trop de dif?cultés que la ré?exion des moralistes eux-mêmes est très généralement tributaire d’une certaine disposition ou économie des humeurs, sous l’in?uence de Saturne, et que leurs recueils eux-mêmes, la qualité de leur rire même sont à rapporter de près à cet « inné » que constitue, quels que soient leurs efforts pour l’occulter ou l’estomper, leur « donné » psycho-physiologique.
Sous l’ascendant de Saturne
11Mon propos n’est aucunement de retracer le parcours de nos deux compères dans l’histoire et la mémoire culturelles : les études qui leur ont été consacrées abondent. Je rappellerai seulement quelques contributions majeures : l’article de Jean Jehasse sur la redécouverte de Démocrite à la Renaissance ; l’étude trop négligée en France d’August Buck ; le numéro du Débat sur la « tradition de la mélancolie » ; la somme sur la médecine et la maladie dans le théâtre de Molière procurée par Patrick Dandrey ; l’article de Werner Weisbach, donnant une mine d’informations sur l’iconographie du couple ; le petit livre stimulant de Jean Salem sur la « légende » de Démocrite ; l’important ouvrage de Thomas Rütten sur la tradition pseudo-hippocratique ; la traduction – après plus de trois siècles ! – de l’Anatomy of Melancholy de Democritus Junior, alias Robert Burton ; le livre trop oublié (en dépit de sa traduction récente) de Helmuth Plessner sur le rire et le pleurer.
12Mon propos est tout autre. Je relève que sur la longue durée de l’histoire des idées, de celle des mentalités, de celle de la sensibilité, dans la mesure (grande, assurément) où celles-ci s’inscrivent et se re?ètent dans les écrits des moralistes, Démocrite est progressivement défait par Héraclite. Je tiens que l’aptitude à rire du monde, de la vie et de soi-même recule nettement devant la propension à se désoler.
13Au cours des âges, le rire des moralistes s’étrangle par degrés. Le mot paraît trop fort ? À tout le moins, le rire s’intériorise. Mais aussi, en s’intériorisant, il devient moins sonore, vigoureux et tonique. Souvent, ce n’est plus qu’un rire passablement frelaté, voire un peu malingre. Sa santé, au cours du « temps long » des historiens, se dégrade ; il s’amenuise, se crispe, s’amuït. Bien entendu, l’évolution que je crois détecter sur la longue durée n’a strictement rien de régulier, de linéaire. Là comme dans tout ce qui touche à l’histoire de la ré?exion morale, tout est affaire de mouvement souterrain, avec sans cesse des avancées et des reculs, souvent imperceptibles. Il n’empêche : une courbe descendante se dessine au ?l des siècles, et les gémissements d’Héraclite se font entendre toujours plus nettement que les éclats de rire de Démocrite. C’est de cette évolution que je voudrais indiquer du moins les linéaments.
14Sans conférer si peu que ce soit à la perspective cavalière que voici la rigueur d’un schéma, convenons que le rire entier des dieux sur l’Olympe se penchant sur le théâtre des hommes, le rire sarcastique de Momus, celui du facit indignatio versus (« c’est l’indignation qui fait le poète ») de Juvénal, celui des Philosophes à vendre de Lucien ont retenti tout au long de l’Antiquité, sans jamais se laisser entamer, encore moins étouffer, par les plaintes des moralistes « nés sous le signe de Saturne » (Rudolf Wittkower). Un parallèle s’impose ici comme de lui-même. Le fameux sourire de Socrate est bien entendu tout autre chose que le rire à gorge déployée de Démocrite. Sa « fortune » est pourtant du même ordre. S’il a suscité tant d’admiration tout au long des siècles, c’est qu’il n’a jamais, par la suite, connu d’équivalent [2] : tout comme le rire des moralistes, l’ironie des philosophes se dégrade, à tout le moins se complexi?e (Chamfort dirait qu’ils deviennent plus « mêlés [3] »). Ce n’est évidemment pas que la mélancolie n’ait pas largement droit de cité dans l’anthropologie, dès les siècles les plus reculés [4]. Mais les moralistes, tout comme les satiriques, choisissent de la refouler. Il se pourrait bien que, dans la suite du temps, personne, aucun moraliste en tout cas, n’ait réussi aussi bien qu’eux cette entreprise d’estompage, de recouvrement (pour ainsi dire) du versant sombre par le clair, de dépassement du tragique existentiel par le rire.
15Le rire franc des Anciens parvient à se maintenir plutôt bien à la Renaissance. Sans doute, à cette époque, la palette du rire est d’une subtile richesse. Mais si le rire d’Érasme est moins « énorme » que celui de Rabelais, si l’on perçoit fort bien, en sourdine, dans l’Éloge de la folie notamment, la basse continue des lamentations d’Héraclite, le rire « renaissant » n’en est pas moins en consonance avec le rire gorgé de santé des Démocrites de l’Antiquité. À ce rire-là Érasme est au demeurant parfaitement accordé, sinon par tempérament, du moins par ses lectures, par toute sa culture. Avançons à grandes enjambées dans le xvie siècle. À qui lit un tant soit peu attentivement les Essais, il devient vite évident que la mort rôde peu s’en faut dans chaque page. Certes, Montaigne compense et combat de son mieux la mélancolie qui l’habite par sa stratégie déceptive, consistant en in?nies ruses rhétoriques, par l’ironie et la Selbstironie (ironie tournée contre soi), surtout par la pratique constante, à vertu pour une bonne part curative, de l’écriture. Pourtant son livre « consubstantiel à son auteur » marque une sorte de tournant – déjà ! Tout comme le torrentiel discours rabelaisien se canalise, tout comme les lettres françaises sont appelées à devenir (sauf exception) de plus en plus tempérées, sages, policées, le rire est apprivoisé, domestiqué. Il y gagnera de la tenue, sans doute, mais aussi il offrira par là une bien meilleure prise à tout cela que La Mothe Le Vayer désignera bientôt de « prose chagrine », prose conçue, on s’en doute, sous l’ascendant de Saturne.
16L’âge classique marque assez nettement un point tournant. Il est, assurément, bien des Démocrites tombés dans l’oubli, tel ce Démocrite de la cour, satire de « l’éloquence à la mode ». Toutefois, à observer notre « couple » en perspective cavalière, l’on note que la « tradition de la mélancolie » gagne en force. Fait signi?catif : lorsque, dans son autoportrait, La Rochefoucauld aborde, en suivant l’ordre consacré de la rhétorique du characterismus, après la peinture de son aspect physique, la peinture morale, sa toute première notation porte : « Premièrement, pour parler de mon humeur, je suis mélancolique. » Af?rmation pleinement représentative. La très grande majorité des moralistes du Siècle d’Or espagnol, de l’âge d’or du Theophrastan character anglais, du Grand Siècle français, tout en ne s’exprimant pas de façon aussi directe (ne dirait-on pas un « sec rapport » ?) ni en un style aussi « soldat », souscrivent à cette conception attribuant l’ensemble des « traits » de leur être moral, de leur essence – pour tout dire de leur caractère – à l’atrabile.
17Auteur non moins révélateur du rapport de forces, du précaire équilibre, à cette époque, entre nos deux compères (ils n’ont pas le statut de « héros ») emblématiques : Robert Burton. À l’évidence, il ne suf?t aucunement de se proclamer le successeur en droite ligne, de signer l’œuvre de toute sa vie du pseudonyme de Democritus Junior, pour hériter du même coup du caractère facile, tolérant, accommodant, de l’heureuse disposition à spontanément rire de toute chose, traditionnellement attribués à l’Abdéritain. Du reste, dans le très long (et délectable) discours préliminaire de Democritus Junior « Au lecteur », le procédé rhétorique faisant fonction de pierre angulaire, soutenant le texte de la première à la dernière ligne, c’est l’antiphrase. Jamais l’art de prendre ironiquement la mesure de sa propre misère, de se donner à connaître tout en se fardant, tout en se protégeant d’un masque dont on ne souhaite pourtant pas qu’il donne le change pour de bon ou jusqu’au bout, n’a été porté à un tel degré de dextérité (virtuosité laisserait entendre trop de rouerie dans l’écriture ou, comme dit Diderot, de « tours du bâton »).
Là où Montaigne, par ses ruses rhétoriques, cherche à donner le change et à lui-même et au lecteur, Burton montre bien plus de candeur, d’ouverture de cœur. Il n’est jamais plus mal dissimulé que dans tant de parades par lesquelles il espère faire illusion et passer pour l’invétéré rieur que son pseudonyme annonce. Le plus bref de ses moments d’hilarité, la moindre de tant de notations qu’il croit toutes propres à faire s’épanouir la rate sont marqués du sceau indélébile de Melancolia. Mais jamais sa vaillance à remonter sa pente en riant – dénotée, au plan de la forme, par sa ténacité à opposer au mal toutes les ressources du comique et du wit – n’est mêlée d’arti?ce et de feinte. Tout le discours « Au lecteur », qui se veut plein d’entrain, de verve, qui est de fait enlevé avec brio, est émaillé d’aveux sans le moindre détour, de con?dences d’homme à homme sur un mal-être premier et permanent : celui d’être condamné à vivre sous l’empire (au sens le plus propre), à demeurer sous l’« in?uence » implacable de l’astre malé?que qui donne l’impression de déposséder et le corps et l’âme d’eux-mêmes : « Saturne fut seigneur de ma nativité […] Il [Démocrite] voulait parvenir à se guérir lui-même et, par ses écrits et observations, à enseigner aux autres comment s’en préserver [de l’atra bilis, ou mélancolie] et l’éviter […]. Je prétends faire revivre Démocrite, poursuivre et achever son traité. […] J’écris sur la mélancolie en m’évertuant à éviter la mélancolie. […] J’étais fort gêné par cette maladie, mais peut-être devrais-je dire par ma maîtresse la Mélancolie, mon Égérie ou mon mauvais génie. Et c’est pour cette raison que, comme quelqu’un qui aurait été piqué par un scorpion, il me fallait faire sortir clavum clavo, pousser un clou avec un autre, soulager un chagrin par un autre, une oisiveté par une autre, extraire un antidote de la vipère, transformer en contrepoison la cause première de ma maladie […]. En ce qui me concerne, je peux certainement af?rmer, comme Marius chez Salluste : ce que d’autres ont ouï dire ou lu, je l’ai moi-même ressenti et expérimenté. Ils parviennent, eux, à la connaissance en lisant, moi à la mienne en mélancolisant, Experto crede roberto, croyez-en Robert, qui parle d’expérience [5]. »
Naturellement, il se rencontrera par la suite des « natures » comme plus heureusement nées, celle, par exemple, d’un Voltaire, à qui le don de « glisser » la vie sans s’y « enfoncer », comme le souhaitait déjà tant Montaigne, n’a pas été refusé. Mais, étroitement apparentés à Burton, en bien plus grand nombre sont les moralistes qu’on est tenté de quali?er de Démocrites, de spectateurs empêchés. Ainsi La Bruyère, si représentatif de la famille entière de ce type d’auteurs, quali?és par Dilthey de « philosophes de la vie » (Lebensphilosophen). Les Caractères attestent que, dans la rude partie avec la vie dans laquelle tout existant est engagé à son corps défendant, les moralistes sont loin d’être les plus doués des « joueurs ». En ?n de compte, ils n’ont pas contribué pour de bon à forger l’attitude du spectateur de belle humeur défendue – incarnée – par Démocrite. Leur leçon n’est pas pleinement une leçon de théâtre. Montaigne a raison de quali?er de « spectateurs de la vie » la famille d’esprits proches parents de Socrate : « spectateurs de la vie » dé?nit mieux encore que « philosophes de la vie » ces auteurs que l’usage a ?ni par désigner (de façon bien plus terne !) de moralistes [6]. Mais le rire de ces spectateurs – quand ils parviennent à se dérider – est grinçant. Ce sont bel et bien des spectateurs entravés, empêchés.
Du rire empêché
18Voici un des textes à coup sûr les plus denses d’histoire culturelle, parmi tous ceux de La Bruyère : « Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier. Ce sera le même théâtre et les mêmes décorations. Ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s’attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il s’avance déjà sur le théâtre d’autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles. Ils s’évanouiront à leur tour. Et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus. De nouveaux acteurs ont pris leur place ? Quel fond à faire sur un personnage de comédie ! » (Les Caractères, « De la cour », 99).
19Concluant (ou presque) le chapitre « De la cour », tout entier bâti sur des anaphores, des oppositions et un rythme ternaire, ce fragment est coulé dans le moule du style de la prédication. Il prouve, par là, que l’auteur des Caractères, comme la grande majorité des moralistes dans les dernières années du xviie siècle, bien plutôt qu’un authentique Démocrite nouveau, est une sorte de prédicateur laïque œuvrant à l’ombre de la Croix. La conclusion du discours en apparence tout « mondain » sur la vie aulique, tenu au long d’un chapitre, tient de fort près de la péroraison d’un sermon.
20« Quel fond à faire sur un personnage de comédie ! » De toute la force de ses fricatives, de son occlusive, de ses gutturales, la phrase fustige et fait claquer son mépris. Elle fait écho à cette autre, du même chapitre, renvoyant tout aussi droit les courtisans à leur néant : « Si vous les enfoncez, vous rencontrez le tuf » (« De la cour », 83). La foule innombrable – « les mêmes… les mêmes… tout… tous… les mêmes… » – est ?nalement réduite à un protagoniste aussi exemplaire que solitaire. La collectivité humaine tout entière est ramenée au singulier, à un seul modèle, à un unique « caractère » : l’acteur. Le fragment tout entier est une « Vanité » littéraire.
21Pas plus dans ce fragment que dans tant d’autres, La Bruyère ne trouve en lui assez de ressources pour réagir en authentique spectateur, assez de force pour se divertir du spectacle du monde, que Démocrite regarderait comme une comédie. Jusqu’à l’exécution sommaire qui tient lieu de péroraison, La Bruyère, lui, se révèle proche parent du sermonnaire. Jusqu’au bout la « remarque » est le foyer d’une tension, re?et, assurément, de celle dont le moi du moraliste a dû être le siège au cours de l’expérience existentielle : entre la tentation, l’ardent souhait de pouvoir s’élever à la hauteur, au détachement, à l’impassibilité amusée de Démocrite, et la pente, la « fatale » attraction, par l’humeur saturnienne, vers le bas et la contemplation chagrine. De l’intérieur, le rire est miné par la plus foncière inclination de cette sorte d’écrivains. Et même, le fragment « De la cour », 99, le con?rme avec éclat : la pente naturelle du moraliste, spectateur empêché, le conduit à entrer en concurrence avec Dieu, à s’ériger en Juge. Toujours sa vocation de spectateur démocritéen se trouve traversée par ce que Diderot encore appellera son « tic de moraliser ».
22Il est vrai que ce « tic » constitue aussi une sorte de compensation, une morale, un bonheur faute de mieux, favorisant un modus vivendi, l’accommodement ou, plus exactement : le raccommodement avec le monde. Somme toute, le protocole d’accord tient en deux points : je ne parviens pas à accepter le monde, à le « prendre » par où je souhaiterais et par où il faudrait – par le rire ; je prendrai du moins ma revanche de toute l’af?iction et de l’indignation qu’il me cause, en donnant à le connaître pour ce qu’il est en vérité, en fustigeant la moindre imperfection, tout abus. Héraclite lui-même vient de la sorte au secours du moraliste à qui la nature a refusé la faveur de s’accorder au train du monde et le don de s’entendre avec la vie.
23Autre indice de la symbiose, de la véritable complicité qui s’instaure entre les deux bonshommes : pendant tout le temps que le moraliste tente, dans ses recueils, au prix de rudes travaux d’écrivain (chez les meilleurs), de régler ses comptes avec ce monde qui le meurtrit, de guérir des blessures in?igées, toujours par ce monde « qui ne mérite point qu’on s’en occupe », à son « mérite personnel » (La Bruyère), Démocrite lui vient en aide, subtilement, de son côté. La pierre de touche du style le prouve de reste. Pour me référer une dernière fois au cas paradigmatique de La Bruyère, il n’est pas malaisé de se rendre compte que le prodigieux travail d’écriture, la ténacité et la méticulosité d’« artisan » par lesquels il in?ige au monde la « correction » méritée sont source – en?n ! – de délectation. Pendant tout le temps que le moraliste affûte ses sentences, agence ses « remarques » comme l’horloger ses pendules, peint et polit ses caractères, il interpose entre le monde frustrant et lui-même un écran, il connaît la grâce de jouir d’une trêve, il est soustrait à l’in?uence maligne. Ses marionnettes et ses fantoches ludiques, comiques jusqu’au burlesque, lui apportent mieux qu’une consolation : ils parviennent à le détendre, à le faire rire du désolant spectacle du monde réel, en?n. Dans l’effort de l’écriture, Démocrite tend une main secourable à Héraclite, il y a libération, lévitation, dépassement par le rire, le plomb vil est changé en or. Le tragique est transcendé par le plaisir : celui que procure un style « cruel » (Julien Benda), fait de sentences et de « pointes » tranchantes autant que couperets, ef?cace autant qu’exécutions à bout portant ; doublé de celui d’évacuer, d’annihiler le monde et jusqu’à « l’inconvénient d’être né » (Cioran) par d’autres prestiges, non moins étonnants, de l’écriture.
J’ai tenté de le montrer ailleurs : à l’instar du « vouloir-vivre » (Wille zur leben) de Schopenhauer, il est un « vouloir-rire », dont les recueils des moralistes constituent souvent la pierre de touche.
De part et d’autre de la mort de Dieu
24Au vrai, l’évolution qui nous intéresse prend racine dans le terreau même de la culture occidentale, elle est à retracer jusque dans les fondations de l’édi?ce, à l’âge classique déjà millénaire, que représente cette culture. Au principe même de la santé, de la « force » morales permettant à l’âge classique de rire, on décèle une mise à distance, une relativisation, auxquelles ne convie plus ce que Barthes appelait, d’une manière si gourmande, « notre modernité ». C’est que la notion de malheur est « relative ». Elle varie selon les temps, les lieux, les cultures (le démontreraient, à elles seules, les pensées de Pascal sur la justice). Hormis les cataclysmes, il n’est guère de phénomène, d’événement, qui soit tenu pour néfaste universellement. La mort passe aux yeux de maint moderne pour catastrophe, voire « scandale » absolus. L’âge classique éprouvait bien moins de réticence, de dif?cultés, à la juger accordée à l’ordre de la nature, de la Création, de Dieu – et donc ipso facto du monde.
25Selon l’optique classique, pour la mentalité classique, l’ordre du monde, de la Cité terrestre, est celui de la Folie. Inéluctablement. C’est celui que chacun entend décrire, comme inévitable, voire comme équitable, depuis l’enfance. C’est celui que chacun entend justi?é, légitimé, du haut de la chaire, au cours de son existence tout entière rythmée par l’omniprésence, dominée par l’omnipotence du religieux. L’ordre du monde, et donc celui, funeste, de la folie, est accepté comme une condition, un état irrémédiables, comme la conséquence d’une faute, un châtiment, une expiation. Aussi bien, l’ordre du monde sublunaire, l’ordre, catastrophique, de la folie, est accepté avec plus de soumission, sinon de résignation, que de nos jours. Au reste, dans la visée chrétienne, dans la « cosmographie théologique » d’autrefois, la « tradition » de la catastrophe et du malheur est longue et riche : Déluge, Job, malédiction, expulsion du Paradis terrestre, désastres de toute nature annoncés par les prophètes, an mille, ?n du monde et, last but not least, Apocalypse, Jugement dernier.
26Pour comprendre, en tant que Modernes, cette tout autre façon de voir, il faut bien se pénétrer de l’idée qu’à la Renaissance, au xviie siècle encore, on est plus près de Dante et de sa Commedia que des philosophes des Lumières. Le lieu de la conditio humana – le monde – est un lieu de transit, un « théâtre » sur lequel l’homo viator, un « pérégrinant », un étranger, ne fait que passer (voyez Le Récit du pèlerin d’Ignace de Loyola). Qu’on compare seulement la modernité avec le Siècle d’Or où Calderón écrivit Le Grand Théâtre du monde (vers 1633), époque correspondant, en perspective très cavalière, au Grand Siècle et au siècle d’Elizabeth Ire. Dieu, alors, était omniprésent et hégémonique. La question n’est nullement de savoir si c’est là un mal ou un bien. Tentons seulement d’adopter le regard qu’il faut, celui de l’historien, « le regard de loin » (Marc Bloch).
27L’autosacramental paradigmatique que l’on vient d’évoquer, de Calderón, rend compte à la perfection de la manière dont on « lit », dont on s’expliquait l’énigme de notre passage sur terre. Il proclame que la vie n’est pas tant un songe qu’un lever de rideau, un prologue. La véritable « action » (auto), partant, la vraie vie sont ailleurs, sur une tout autre scène – la « scène de vérité », dans l’au-delà, dans l’après-vie –, sur laquelle les simples ?gurants que nous fûmes pour un in?me instant sur Terre doivent rendre compte de leur jeu (au sens purement dramaturgique) dans la pièce où l’auteur les a distribués. Or, cet auteur n’est autre que Dieu. Aussitôt la « représentation » achevée, et après les avoir regardés, en bienveillant spectateur, se tirer d’affaire comme ils peuvent, mais aussi comme, grâce au libre arbitre, ils le choisissent, l’auteur, pour ?nir se faisant juge de leur prestation, cite chacun des acteurs de sa troupe à comparaître. Ce qui est en jeu à cet instant décisif de tout l’auto, de l’unique « action », c’est le salut de leur âme. Ou sa damnation, sa mort à jamais. C’est leur tout.
28Le public est de la sorte conduit à prendre conscience que le « théâtre du monde » est en tout fallacieux, que la pièce qui s’y donne, l’« action » toute frelatée dans laquelle tout homme doit tenir vaille que vaille sa partie, n’est rien qu’un trompe-l’œil. On comprend, dans ces conditions, comment le Mal et le malheur, sur lesquels ne cesse de gémir Héraclite, ont pu être perçus comme indélébilement attachés à notre condition même. En toile de fond, toujours il y a la religion, laquelle enseigne en mille manières que ce monde n’est pas le véritable, qu’il n’est rien d’autre qu’apparence, chimère, illusion, qu’un lieu tout propre à accueillir et à faire éclore toute catastrophe. Désastre et catastrophe à rapporter en droite ligne à un péché inaugural.
29Il ne fait pas de doute que des thèmes par excellence « moralistes », tels ceux de l’homo viator, du theatrum mundi, sans cesse modulés par le moindre prédicateur du haut de la chaire, sont tout entiers imprégnés de spiritualité, reposent entièrement sur un fonds judéo-chrétien, même quand s’édi?e progressivement sur eux une tradition laïque, à la façon dont les temples, les églises nouvelles sont si souvent élevés sur les ruines de lieux de culte antérieurs.
Face aux malheurs existentiels de toute nature, aux catastrophes naturelles mêmes, le sage stoïcien se ?atte de tenir tête au destin, de rester maître de son « humain voyage » comme de lui-même. Dans la perspective chrétienne, cet idéal passera pour dérisoire, pour pauvre gesticulation de créature déchue qui ne se connaît point, pour pur « jeu d’esprit ». Du moment que ne la sous-tendent pas la pensée, la recherche constantes du Salut, la fameuse devise « Sustine et abstine » passera pour pur orgueil, amour de soi, pathétique démesure. Le « port dans la morale » évoqué par Pascal ne saurait être nulle part ailleurs qu’en Dieu.
L’espoir du Salut, les consolations de la religion ont puissamment contribué à préserver du moderne « sentiment tragique de la vie » (Unamuno), du catastrophisme, auquel l’âge classique, comparé au nôtre, cède fort peu. On a quelque raison de penser qu’il est une ligne de partage, et que les différences entre les deux lectures du malheur indissociable de la condition humaine tiennent au fait qu’elles se situent de part et d’autre de « la mort de Dieu » constatée par Nietzsche. Englobée dans la notion de malheur en général, cette forme particulière qu’en constituent la folie universelle et le monde à l’envers apparaît de la sorte, elle aussi, éminemment évolutive, relative et tributaire du contexte culturel. Le rire parvient à se maintenir, voire à se forti?er, à condition et aussi longtemps que la culture qui le sous-tend et le porte demeure un tant soit peu nourricière.
« In tristitia hilaris »
30Le dernier grand éclat de rire de moraliste – mais de rire combien complexe ! – est précisément celui de Nietzsche. Il ne suf?t pas de se réclamer de Dionysos pour pouvoir rire d’un rire dionysien. De fait, Nietzsche est, congénitalement, lebensmüde, terme que l’on peut bien traduire, mot à mot et très correctement, par « fatigué de la vie », mais qui demeure sans véritable équivalent dans la langue française : la lassitude qu’il désigne semble renvoyer à un donné culturel plus familier outre-Rhin. Cette disposition à l’acedia n’exclut en aucune façon des élans, des poussées, des sortes de foucades démocritéennes. Mais (et le cas de Nietzsche est tout à fait représentatif en cela encore) ce n’est pas le rire facile, détendu, équilibré, de l’individu porté à rire par sa constitution psychosomatique. C’est un rire par secousses, spasmodique, excessif, démesuré, qui peut même inquiéter. La « fatigue » existentielle de Nietzsche ramène bel et bien vers l’élément terre : si toute « humeur » est en « sympathie » avec l’un des quatre éléments, et toute âme avec un type de « paysage », la loge du spectateur, les sommets alpins représentent pour Nietzsche des lieux en surplomb auxquels il aspire, plutôt qu’un point d’attache où l’âme revient spontanément comme chez elle. La très saisissante inscription portée de la main du philosophe sur une photographie prise par Brunel en 1870, et formant avec celle-ci comme un emblème – In tristitia hilaris, in hilaritate tristis (« Gai en ma tristesse, triste en ma gaieté ») –, caractérise à la perfection ce qu’il y a de contaminé, de « mêlé » toujours, dans la ?évreuse, la très ambivalente gaieté de ce rieur à cran : « Pour rire sur soi-même – comme il conviendrait de rire – comme si la vérité partait du cœur – les meilleurs n’ont pas encore eu jusqu’à présent assez de véracité, les plus doués assez de génie ! Peut-être y a-t-il encore un avenir pour le rire ! Ce sera lorsque la maxime : “L’espèce est tout, l’individu n’est rien” se sera incorporée à l’humanité, et que chacun pourra, à chaque moment, accéder à cette délivrance dernière, à cette ultime irresponsabilité. Peut-être alors le rire se sera-t-il allié à la sagesse, peut-être ne restera-t-il plus que le “Gai Savoir”. En attendant, il en est tout autrement, la comédie de l’existence n’est pas encore “devenue consciente” à elle-même, c’est encore le temps de la tragédie, le temps des morales et des religions [7]. »
31« Morales » et « religions » qui, comme on sait, auront le don d’engendrer, chez ce philosophe, une exaspération pour ?nir intenable. Au vrai, l’inspiration « saturnienne » de Nietzsche et, autour de lui, après lui, de tant de moralistes, de Karl Kraus à Cioran, on la trouve déjà chez celui qui exerça sur Nietzsche une si décisive in?uence, ce Schopenhauer pour qui l’existence n’était, à tout prendre, qu’« une chose à faire vomir » (missliche Sache). Si l’on prend encore en compte, en amont, en aval, des auteurs tels que Jean Paul, Kierkegaard, Leopardi, Joubert, Amiel…, quand bien même on fait la part de tout ce qui les différencie, on ne réunira, dans le sillage ou le camp de Démocrite, que fort peu de noms à leur opposer.
32Au xxe siècle, les moralistes sont, à de rares exceptions près (tel Alain), fortement marqués par le « sentiment tragique de la vie », jamais mieux analysé que par Unamuno. Donnée paradoxale : si l’on met à part les « pics » tragiques des deux guerres mondiales et de la barbarie programmée, à l’échelle industrielle, l’« humain voyage » fut, dans les siècles antérieurs, pour le commun des mortels, plus « tragique » qu’aux Temps modernes. Épidémies et maladies devenues pour nous toutes bénignes, famines, arbitraire, conditions de vie et de travail, sans parler des guerres incessantes… : ceux qui nous ont précédés sur le « même théâtre » décrit par La Bruyère côtoyaient le tragique continûment. À en juger par la littérature, ils semblent toutefois avoir été comme plus doués pour le rire. Notre « époque panique » (Jean-Paul Aron) a tendance à faire mirer au soleil noir de la mélancolie à peu près tout. Révélatrice, à cet égard, l’expérience d’un Alexandre Vialatte à propos de sa traduction de Kafka : « Je croyais traduire un des princes de l’humour. Je retrouve [dans la « réception » de Kafka] un des rois des ténèbres. » C’est que l’auteur de La Métamorphose s’en remet à un humour à la fois ravageur et salvateur qui fait miroiter à ses yeux la défaite de Melancolia et la résurrection, tout en le conduisant à se mettre lui-même à mort. En fait, depuis le xixe siècle, Démocrite a tendance à prendre les traits d’humoristes (Vialatte, Vian, Dac, Tristan Bernard, Devos…). Il ne semble plus se sentir chez lui dans la philosophie morale. De même qu’il manque cruellement à notre époque, au théâtre, un Molière, il manque, chez les « spectateurs de la vie », un Érasme.
33Tout comme le rire des Anciens, celui des Modernes, même du meilleur aloi, est un rire que Chamfort quali?erait encore de « mêlé ». Les plus distingués rieurs de tous les temps pourraient prendre à leur compte le mot cité de Nietzsche (qui, soit dit en passant, ne reconnaît pas sa dette envers Giordano Bruno) sur l’hilaritas et la tristitia. Observons encore qu’en dépit de sa réelle teneur en esprit, en ?nesse, en aptitude à la distanciation et à la sagesse – ainsi chez Offenbach, dont seuls les Héraclites ne retiennent que le gros sel – le rire moderne marque tout de même une déperdition. Écouté de près et rapporté à celui des Anciens, il rend un son plutôt grêle et chétif. Ce n’est pas là un rire « ontologique », du fond de l’être. Ce n’est pas le rire de Lucien, ni non plus celui d’Érasme. Chez les meilleurs, il repose certes sur l’esprit, et il mord de la belle façon. Mais quelque éclatant qu’il paraisse en jaillissant, il n’est qu’un parent éloigné du rire de Rabelais, de Shakespeare. Ce n’est pas une (re)mise en question de l’homme jusque dans ses fondations, sa constitution, son être.
34De la force comique en quelque sorte retournée qu’a représentée l’« ironie tragique », la formule s’est dégradée, sinon perdue. De même, il est rare que la Selbstironie plus haut évoquée (autre traduction, approximative aussi : “autodérision”) retrouve la vigueur et l’intensité auxquelles elle parvint encore dans La Danse de Genghis Cohn de Romain Gary, Le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, ou Le Commis de Bernard Malamud. Le ?lm à succès de Roberto Benigni, La vie est belle, n’en procure qu’un pâle décalque. Notons encore que dans le même temps un public point si restreint qu’on croit prête volontiers l’oreille à des œuvres âpres, d’où toute trace de Démocrite est absente – et pour cause ! – comme celles de Walter Benjamin, Paul Celan, Primo Levi. De fait, pour explicable qu’elle soit, la fameuse question : « Comment écrire après Auschwitz ? » ne laisse pas de déconcerter quant à sa formulation. C’est une question pour écrivains. Plus neuve et plus pertinente serait aujourd’hui celle-ci : « Comment rire après la Shoah ? »
L’une des raisons, peut-être même la principale, de cette évolution est que le politique, le social ont tout envahi, remplissent en notre temps une unique sphère où public et privé en sont venus à se conjoindre. Il n’y a plus de lieu pour le comique qu’on peut bien dire de fond, qui fouille, remue, secoue et remet en question l’être jusqu’à la moelle. Le trop rapide résumé, plus haut, d’une œuvre de Calderón à tous égards paradigmatique le con?rme, cette fois jusque par défaut : dans l’Europe de l’âge classique, il restait au rire, aléatoire et suspendu jusqu’au dénouement et au Jugement dernier, un espace de liberté où le comique de fond, se rapportant à l’« être-là », à l’être en ses fondations, pouvait comme respirer, s’épanouir. C’est ici, dans ce Freistaat, cet « État libre » de l’esprit, qu’ont pris leurs quartiers, outre les moralistes point trop rigoristes, la commedia dell’arte (emboîtant le pas à la comédie grecque, à la latine), la comédie de Shakespeare, la « grande » comédie, celle pour laquelle est mort, pour lui conférer ses lettres de noblesse, Molière. Dans la propre « maison de Molière », le public n’est plus convié, comme le recommandait expressément l’auteur de L’École des femmes, à « se laisser aller de bonne foi à ce qui [le] prend par les entrailles ». Il ne rit plus que malgré lui, bourrelé par une étrange et détestable mauvaise conscience : ainsi en ont décidé les très « corrects » metteurs en scène à la mode.
Aujourd’hui, où le politique et le social priment, occupent tout territoire, cette terre de liberté, cet espace ouvert à l’invention d’autres lectures du monde, sans avoir disparu tout à fait, ont rétréci considérablement. Paradoxalement, en un temps où l’on n’a jamais tant parlé de liberté, Démocrite ne respire plus au grand air. Il vivote. Il ne hante plus que le fantôme de la liberté, tout comme lui-même n’est plus que l’ombre du puissant modèle qu’il incarna.
Notes
-
[*]
Louis Van Delft est professeur émérite de langue et littérature française à l’université Paris-X. Il vient de publier Les Moralistes : une apologie (Paris, Gallimard, « Folio essais », 2008).
-
[1]
Voir René Jasinski, Molière et « Le Misanthrope », Paris, Armand Colin, 1951; Harald Weinrich, Das Ingenium Don Quijotes, Münster, Aschendorffsche Verlagsbuchhandlung, 1956.
-
[2]
Voir Pierre Hadot, Éloge de Socrate [1974], Paris, Allia, 1998.
-
[3]
« Dans les choses, tout est affaires mêlées ; dans les hommes, tout est pièces de rapport. Au moral et au physique, tout est mixte. Rien n’est un, rien n’est pur » (Chamfort, Maximes et pensées, caractères et anecdotes, éd. Jean Dagen, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 77).
-
[4]
Voir Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art [1964], trad. fr., Paris, Gallimard, 1990.
-
[5]
Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, Paris, José Corti, 2000, t. I, « Démocrite junior au lecteur », pp. 20, 23, 24, 25-26.
-
[6]
Voir nos études Les Spectateurs de la vie, Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l’Université Laval, 2005 ; Les Moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, 2008.
-
[7]
Nietzsche, Le Gai Savoir, livre I, 1, in Œuvres, éd. Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Robert Laffont, t. II, 2001, p. 50.