Notes
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[*]
Alain-Gérard Slama est professeur d’histoire des idées politiques à Sciences-Po Paris. Il vient de publier Cinq ans de purgatoire. Chroniques de France Culture (Paris, Perrin, 2008).
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[1]
René Rémond, Les Droites aujourd’hui, Paris, L. Audibert, 2005, p. 246.
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[2]
Albert Thibaudet, La République des professeurs, éd. établie par Antoine Compagnon, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007, p. 215.
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[3]
Id., Les Princes lorrains, Préface, éd. citée, pp. 5-6.
1Thibaudet triomphant au sein de l’Institut d’études politiques de l’après-guerre. Thibaudet disparu et Thibaudet, peut-être, retrouvé depuis peu : bien que l’univers de l’Albertine disparue et retrouvée de Marcel Proust ait été totalement étranger à celui qui fut peut-être le plus éminent critique littéraire et l’analyste politique le plus aigu des années 1920 et 1930, tel est le parcours singulier sur lequel on voudrait, ici, s’interroger.
2Car ce triomphe, puis cet oubli et ce retour, au moins éditorial, d’une œuvre à la fois originale et exemplaire ne sont pas sans signi?cation pour aider à comprendre l’histoire intellectuelle de la France au cours des dernières décennies.
De l’antithèse à l’antidote
3Résumons. Homme de gauche éclectique, bon vivant natif de Tournus, où il avait reconstitué l’atmosphère de la tour de Montaigne, homme de bonne compagnie et de conversation, Albert Thibaudet était parfaitement représentatif de cette République radicale des comités apaisée, souvent éclectique, et sûre de sa pérennité. Il fut, entre les deux guerres, avec Benda et Suarès, un des collaborateurs incontournables de La NRF. À la fois philosophe et historien, il est l’auteur d’une Histoire de la littérature, publiée après sa mort en 1936, et que tous les khâgneux lisaient encore il y a trente ans, mais aussi d’ouvrages fondamentaux consacrés entre autres à Bergson, Barrès, Maurras, et d’essais politiques comparables en importance à ceux d’Alain, et dont seuls les titres parlent peut-être encore aujourd’hui : La République des professeurs, consacré à l’échec du Cartel des gauches de 1924 à 1926, et Les Idées politiques de la France publié en 1932. Les noms de Benda et Suarès sont restés. Alain, l’auteur des Propos, demeure parce qu’il eut des disciples. Thibaudet s’est effacé. Or il est d’une lecture aussi riche et prenante. Il a été, en son temps, un moderne, faisant connaître Mallarmé et Valéry. Sa prose imagée mêle les fortes saveurs du terroir et les subtilités des essences philosophiques, et surtout il est, avec Giraudoux, celui qui a décrit la vie politique sous la IIIe République avec le plus d’empathie.
4Comment comprendre cette quasi-disparition ? Et comment comprendre le regain d’intérêt que cette œuvre connaît aujourd’hui, au point de justi?er d’importantes rééditions ? Ce long purgatoire et ce retour en grâce peuvent s’éclairer par une hypothèse : Thibaudet, dont la pensée a été marquée par l’expérience de ses années de jeunesse avant 1914 – avec l’affaire Dreyfus et surtout la séparation de l’Église et de l’État –, a été totalement étranger aux totalitarismes qui ont dominé les dernières années de son existence. Son éclectisme libéral, peu enclin à penser le pire, a pu trouver un second souf?e sous la IVe République, et aussi longtemps que de Gaulle a dissimulé l’impact de la Seconde Guerre mondiale sur la culture politique française. À partir de la ?n des années 1970, la réévaluation progressive du passé national sous Vichy et pendant la période coloniale a engendré un sentiment de culpabilité et favorisé une irruption de la morale en politique, dominée par la crainte d’un retour des vieux démons, qui se situaient aux antipodes de son œuvre, et qui ont conduit à minorer son témoignage, si ce n’est à le mettre en accusation.
5Or, nous commençons à nous apercevoir que la culpabilisation de la mémoire a entraîné une réécriture de l’histoire par les victimes, et qu’elle a induit, sous la pression de ces dernières, et de leur récupération médiatique, la tentation pour la société politique de prendre en charge une contre-histoire of?cielle, largement manichéenne, dans le but, a priori louable, de réparer les dommages imputés à l’histoire académique. Nous voyons aussi que la confusion de la politique et de la morale a conduit, selon le même processus, à une autre tentation, celle d’une morale d’État, qui fait de moins en moins con?ance à l’éducation, à la conscience du citoyen et au débat démocratique, et qui repose de plus en plus sur la normalisation par le droit des rapports de civilité et des libertés fondamentales d’expression, voire de pensée. Ainsi, par une ruse classique de l’histoire, l’obsession d’éviter les dérives du totalitarisme a-t-elle renoué avec quelques-uns des facteurs clés de la logique totalitaire : le mythe de la transparence, le nominalisme, l’amalgame et le renversement, au détriment de l’individu, de la charge de prouver son innocence.
Il se trouve que la méthode de Thibaudet, aussi bien comme critique littéraire que comme historien, se situe aux antipodes de ce nouveau mal du siècle. Au nominalisme et à l’amalgame, celui-ci a opposé la séparation des ordres, dans le dialogue méthodique qu’il a poursuivi entre la littérature et la politique ; au mythe de la transparence, qui généralise le soupçon, il a opposé la vision humaniste, qui court de Montaigne à Bergson, d’un individu pluriel, « ondoyant et divers ». Cette vision du monde fortement incarnée a imprégné une école non négligeable d’historiens et de politologues, avec une vigueur qu’on a du mal à se représenter en une époque qui reconnaît plus volontiers d’autres maîtres à coup sûr plus puissants, de Raymond Aron et Claude Lévi-Strauss à Michel Foucault. Cette école, qui s’est développée à Sciences-Po, a inscrit Thibaudet dans son panthéon au côté d’André Siegfried, et a transmis ses leçons et sa méthode aux générations d’élites dirigeantes qu’elle a contribué à former. Il était inévitable que le message de Thibaudet, si longtemps répandu dans l’air que les étudiants de l’institut de la rue Saint-Guillaume et de l’ena avaient respiré, ait souffert dans les mêmes proportions d’être en contradiction quasi totale avec les pensées ?n de siècle. Il se pourrait à présent que, après avoir été leur antithèse, il réapparaisse comme leur antidote.
Deux témoignages
6Si l’on doute de l’importance qu’il convient d’accorder à l’in?uence de cet illustre inconnu dans la formation des élites – hauts fonctionnaires, élus et journalistes – des années d’après guerre, deux témoignages au moins doivent être invoqués. À l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort du critique, la Société des amis des arts et des sciences de Tournus, sa ville natale, avait organisé en 1986 des rencontres auxquelles participèrent les deux présidents successifs de la Fondation nationale des sciences politiques, François Goguel et René Rémond. L’un et l’autre ?rent part de la même surprise : ils découvrirent qu’ils avaient tiré de ces lectures l’essentiel de leur méthode et de leur enseignement. En relisant La République des professeurs, déclara Goguel, « je me suis aperçu que j’avais un peu oublié combien je lui suis redevable » – notamment en ce qui concerne l’inexistence d’un centre, que Thibaudet montre partagé de façon constante, au moins au second tour des élections législatives, entre un centre droit conservateur – que l’on retrouvera en partie à Vichy – et un centre gauche de « mouvement », solidaire de la « défense républicaine ». Et Rémond, de même, à propos des Idées politiques de la France : « J’ai pris conscience de l’étendue de ma dette et mesuré à quel point je m’en étais nourri. » Con?rmons que les lecteurs de Goguel et de Rémond, considérés comme des fondateurs d’écoles, le premier de la politologie moderne, le second de l’histoire du présent, sont également frappés par le phénomène d’« innutrition » que trahit la multiplicité de leurs emprunts.
7Il manquait à la rencontre de Tournus un troisième homme, Jean Touchard, ancien secrétaire général de la Fondation nationale des sciences politiques, mort prématurément en 1971, et qui eût apporté vraisemblablement le même témoignage : Touchard, au début des années 1960, ouvrait son cours sur le mouvement des idées politiques dans la France contemporaine en évoquant l’unique exemplaire des Idées politiques conservé à la bibliothèque de la rue Saint-Guillaume, déchiré et zébré des jugements de trente promotions d’étudiants « généralement lapidaires et critiques à l’égard du style de Thibaudet ». Suivait un rappel de la typologie fameuse distinguant six familles de pensée : le traditionalisme, le libéralisme, l’industrialisme, le catholicisme social, le jacobinisme et le socialisme.
8On se doute que le principal apport de Thibaudet n’était pas cette typologie en elle-même, d’où le communisme et l’extrême droite étaient absents. Mais cette double absence valait symptôme. Car elle était indissociable d’une méthode, reposant sur le postulat selon lequel « la politique, ce sont des idées ». René Rémond y insistait en 1986. Il y est revenu en 2005 dans Les Droites aujourd’hui, qui actualisait, un demi-siècle plus tard, son essai classique sur Les Droites en France. L’intérêt de cette sentence un peu magique, sur laquelle s’ouvrait Les Idées politiques de la France, était – en réaction contre la thèse marxiste de l’idéologie superstructure des rapports de force économiques et sociaux – de réhabiliter la spéci?cité et l’autonomie du politique. Le manifeste Pour une histoire politique publié au Seuil en 1988 sous la direction de René Rémond s’inscrivait directement dans cette ligne. En montrant que les idées ont leur vie propre, leur manière spéci?que de s’organiser, de se combiner et de se métamorphoser au ?l du temps, Thibaudet permettait à des intelligences traumatisées par l’affrontement de deux totalitarismes pendant la guerre de s’affranchir du poids des déterminismes qu’ils avaient subi et de renouer avec la liberté de l’esprit.
9Ainsi se comprend le colloque sur Vichy de 1970, dirigé par Rémond, auquel il fut tant reproché de faire l’impasse sur les lois antisémites, de la même façon que l’on est fondé à s’étonner que Thibaudet, qui n’était pas suspect du moindre racisme, ait sous-estimé l’antijudaïsme de Maurras et la violence des ligues, qu’il considérait, au pire comme des dérives, au mieux comme des épiphénomènes. Rémond s’en expliquait, au soir de sa vie, dans Les Droites aujourd’hui : « Mon attention se distribuait entre les familles politiques à proportion de la richesse et de la densité de leur apport sur le plan des idées. Or la comparaison n’était pas à l’avantage de l’extrême droite [1]. » Bien entendu, la réalité historique du phénomène ne pouvait être ignorée. Mais elle relevait plutôt de la sociologie politique que de l’histoire des idées. Réciproquement, le parti communiste issu du Congrès de Tours n’a jamais été, aux yeux d’une majorité des héritiers de Blum, qu’un « greffon » – pour reprendre l’expression d’Annie Kriegel – arti?ciellement plaqué sur la culture politique française à la suite de la révolution bolchevique, et qui ne pourrait manquer de susciter un rejet.
10Dire que « la politique, ce sont des idées », c’était aussi limiter le champ de compétence du politique et contenir celui-ci dans son ordre. Ce critère, qui interdit à la politique de transgresser ses frontières pour faire intrusion dans les sphères de la culture et de la vie privée, a été la clef d’or du libéralisme républicain. Aussi bien le libéralisme français selon le subtil Bourguignon ne se dé?nit-il pas comme une école économique – pour lui, l’utilitarisme à l’anglo-saxonne, qui donne la prime à l’ef?cacité et vise à maximiser la production, est représenté, en France, par l’industrialisme saint-simonien. Le libéralisme selon Thibaudet, c’est d’abord le mode de pensée qui a conduit à la séparation de l’Église et de l’État, de façon à éviter l’emprise de Dieu sur César et la domination de César sur Dieu. En d’autres termes, c’est la tolérance.
Cela dit, aux yeux d’un libéral cohérent comme l’était Thibaudet, la frontière entre les catégories est inévitablement poreuse, aucune famille de pensée n’est chimiquement pure – il existe par exemple, note-t-il, depuis Clemenceau, un radicalisme autoritaire, de « proconsulat » – et la séparation des ordres ne saurait être un dogme infrangible, sous peine de devenir aussi liberticide que leur confusion. La séparation des ordres est une grille de lecture, précieuse pour saisir les points de passage, les lignes de ?exibilité autour desquels s’organisent les af?nités et les familles politiques que Jean Touchard comparait à des champs d’infusoires. Témoin ces lignes du chapitre intitulé « Autonomie de politique », dans La République des professeurs, qui méritent d’être intégralement citées : « Ni la religion, ni l’économique, ni la presse ne donnent donc leurs cadres au politique, qui les tire de lui-même, étant bien entendu d’ailleurs que chacun de ces systèmes de cadres agit sur tous les autres et que le fait que je suis catholique, juif ou libre penseur, capitaliste, fonctionnaire ou salarié, lecteur du Temps, du Petit Parisien ou de l’Action française, in?ue tout de même sur mon bulletin de vote, à moins que ce ne soit la couleur de mon vote qui n’in?ue sur le choix de mon journal [2]. »
L’histoire littéraire des idées
11Non seulement, donc, les cloisons qui séparent les ordres ne sont pas parfaitement étanches, mais la séparation entre les ordres n’exclut pas leur dialectique. Toute la méthode de Thibaudet se déduit de la dialectique entre les catégories kantiennes, qui fondent les bases rationnelles de la liberté démocratique, et les ?uctuations bergsoniennes, qui varient selon les lieux, les circonstances et les tempéraments : l’auteur de Trente ans de vie française s’en est clairement expliqué dans les deux tomes consacrés au bergsonisme. Les questions impressionnistes que notre critique-philosophe a été ainsi amené à poser sur les spéci?cités de chaque génération, sur les continuités et les ruptures, ou encore sur l’unité et la diversité des milieux et des sensibilités ont connu, chez les politologues et les historiens, un avenir beaucoup plus grand que les critères positivistes, légués par Taine, de la race, du milieu et du moment.
12De même, la distinction entre la politique et la littérature ne va pas sans éclairages réciproques de l’une par l’autre. À bien des égards, Thibaudet, qui était étranger à la psychanalyse, a ouvert la voie à certaines des approches fécondes de la nouvelle critique, avec la notion de « paysage », extérieur ou intérieur. Il a recouru à cette notion, qui devait être utilisée après lui notamment par Jean-Pierre Richard dans son Paysage de Chateaubriand, pour rendre compte de la géographie mentale d’un Jaurès, tourné vers « le futur et le possible, dans le milieu ?uide qui n’offre qu’une résistance atténuée », ou d’un Maurras, orienté vers un « positivisme substantiel », dans « le paysage sec et lumineux de la Provence rhodanienne ». Le paysage propre à un auteur est également dé?ni par ses métaphores familières. On doit à Thibaudet d’avoir découvert chez Barrès – dans son Histoire de la littérature française – l’importance du thème de l’arbre comme marqueur de la vision du monde traditionaliste. Cette Weltanschauung de droite, organiciste et identitaire, nostalgique d’une fusion idéale de l’homme et de la nature, est attachée aux métaphores des saisons et des racines, comme dans la scène célèbre de l’arbre de M. Taine décrit par Barrès ; elle est symétrique de la vision de gauche, illustrée par Gide dans un éloge du repiquage directement adressé à l’auteur des Déracinés : « Né de père uzétien et de mère havraise, où voulez-vous, M. Barrès, que je m’enracine ? »
13En?n, le paysage lui-même, tel que Thibaudet le conçoit, se situe dans une relation dialectique avec d’autres paysages, et l’on retrouve ici la thématique du pluralisme de l’être, qui amène ce Bourguignon authentique, par ailleurs si intimement attaché à son terroir, à devenir intellectuellement rétif à la notion d’identité, dès lors que cette dernière revient à enfermer l’individu dans un déterminisme extérieur à lui-même. C’est ainsi que, dans Les Princes lorrains, il juge suicidaire la volonté de Maurice Barrès d’assécher la diversité de ses paysages, alors que « l’éternel dialogue de la matière et de la forme, de la prairie et de la chapelle, était incorporé aux bases mêmes de sa pensée. Il rêvait d’un dialogue entre les bastions de l’Est et le Massif central. Il s’était cherché une unité intérieure et, à défaut de celle-là, il s’était du moins trouvé une unité extérieure, faite d’écrit et de vie publique [3]. »
14On comprend ainsi en quel sens Thibaudet peut être considéré comme le père d’une discipline qui a été enseignée à Sciences-Po de façon éphémère, notamment par Jean Touchard, et qu’on a proposé, à sa suite, d’appeler l’histoire littéraire des idées. Dans son va-et-vient constant entre la littérature et la politique, Thibaudet a récusé à la fois la thèse marxiste de la littérature superstructure, et la thèse de l’indépendance totale entre les deux sphères. Chacune nous parle de l’autre. Un boursier, par exemple, n’est pas seulement une condition sociale, que Thibaudet opposait au rentier. C’est une référence littéraire, qui mobilise en politique tout un imaginaire. Réciproquement, la gauche est trop habitée par ses ?ns et par son désir d’unité pour être littéraire. La littérature est à droite, parce que la droite, plus proche de l’expérience et de la tradition que de la raison, saisit mieux ce qu’il y a de contradictoire et d’inabouti, voire de tragique, dans l’expérience vécue. Et comme dans la France héritière du Grand Siècle il n’est de littérature que de Paris, il ne faut pas être surpris que Paris vote à droite. La gauche en revanche exprimait, du temps de Thibaudet, la protestation de la province contre Paris. La démocratie française coïncidant avec l’ascension des périphéries vers le centre, l’auteur des Idées politiques trouvait là une explication du « sinistrisme immanent », du « mouvement sinistrogyre » continu de la vie parlementaire.
15Si donc la littérature n’est pas « explicable », si elle « représente un dé? lancé à notre compréhension parce qu’elle échappe indé?niment à toute explication et qu’elle oppose une résistance toujours insurmontable à qui voudrait la traduire en l’identité du concept », selon l’excellente formule de Gadamer, il ne s’ensuit pas pour autant qu’elle ne puisse rien expliquer, ni qu’elle ne puisse fournir des concepts commués par elle en acteurs à part entière de l’histoire, au contraire. L’ensemble de l’activité politique, telle que Thibaudet la représentait, pouvait être ainsi décrypté, à la lumière des textes littéraires, comme l’équivalent de ce que le psychologue Pierre Janet a nommé la « conduite du récit ».
En?n, là où l’histoire économique et sociale ne peut expliquer qu’une partie des motivations des acteurs, la littérature, par dé?nition, donne le tout. Même si elle se veut un instrument de propagande, à l’exemple des romans de Barrès ou, plus tard, d’Aragon, elle ne peut pas être autoréférentielle en raison du rapport qu’elle établit entre le langage et le monde. En éclairant le lecteur sur l’outillage mental d’une époque, en lui faisant découvrir son épaisseur et ses facettes, elle l’oblige à entrer dans son intelligence. Thibaudet lui doit d’avoir exploré, grâce à elle, les limites et les porosités de la séparation des ordres, d’être entré aussi loin que possible dans l’analyse des « tempéraments » de droite et de gauche de son temps, et d’en avoir décrit la complémentarité et les alternances sans tomber, notaient ses Princes lorrains, « dans l’hallucination du fou dangereux d’en face ». La typologie des Droites en France de René Rémond est née, pour l’essentiel, de la consultation de sources littéraires. À mesure que les historiens contemporains redécouvrent la nécessité de se libérer des nouveaux préjugés et des nouvelles tutelles qui cherchent à leur imposer leurs normes, le regain d’intérêt pour l’histoire littéraire des idées peut remplir une fonction libératrice. L’œuvre de Thibaudet en a donné l’exemple, et en montre le chemin.
Notes
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Alain-Gérard Slama est professeur d’histoire des idées politiques à Sciences-Po Paris. Il vient de publier Cinq ans de purgatoire. Chroniques de France Culture (Paris, Perrin, 2008).
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[1]
René Rémond, Les Droites aujourd’hui, Paris, L. Audibert, 2005, p. 246.
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[2]
Albert Thibaudet, La République des professeurs, éd. établie par Antoine Compagnon, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007, p. 215.
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[3]
Id., Les Princes lorrains, Préface, éd. citée, pp. 5-6.