Le Débat 2008/3 n° 150

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Article de revue

De Sainte-Beuve à Thibaudet

Pages 85 à 88

English version

1Sainte-Beuve meurt en 1869, à la veille d’un grand cycle historique qui va de la défaite de Sedan à l’ouverture de la Grande Guerre de 14-18 ; Thibaudet, né en 1874, meurt en 1936, année charnière avant que l’Europe tout entière ne bascule dans l’enfer totalitaire. Ni l’un ni l’autre n’avait la moindre idée de ce qui les attendait s’ils eussent vécu assez longtemps : imagine-t-on un instant Sainte-Beuve dans l’affaire Dreyfus ? Dreyfusard, Sainte-Beuve ? Antidreyfusard ? Absurdité de cette conjecture. Rien dans son œuvre ne permet d’isoler le moindre pressentiment d’un tel avenir. Un abîme sépare le coup d’État du 2 Septembre dont Sainte-Beuve a été le témoin (et partisan) de la faille ouverte par l’Affaire, tout comme un autre abîme distingue l’épreuve des tranchées de 1914 des camps nazis et du goulag. Sainte-Beuve et Thibaudet viennent de loin tous les deux, et ils s’arrêtent tous les deux au bord d’inconnus historiques majeurs.

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3Du point de vue qui est le nôtre, une première chose frappe à la lecture de leurs ouvrages respectifs, c’est une fonction qu’on pourrait dire sismographique de la littérature française. Échelle de Richter valant non seulement pour la bibliothèque (celle-ci est un corps vivant, un espace où l’on vit et meurt, un organisme avec ses réseaux et qui a aussi ses mystères, ses zones encore non défrichées, etc.), mais aussi bien pour la nation tout entière. Quand Sainte-Beuve écrit que « Mme de Sévigné, comme La Fontaine, comme Montaigne, est un de ces sujets qui sont perpétuellement à l’ordre du jour en France », il faut comprendre que ce fameux « ordre du jour » vaut comme un carnet de santé : savoir, en 1849 (tome I des Causeries, Lundi du 29 octobre consacré aux Mémoires touchant la vie et les écrits de Mme de Sévigné par M. le baron Walckenaer), « où l’on en est » avec la Marquise est l’établissement d’un diagnostic, une réponse à la question de savoir comment va la France. Et c’est à la littérature que l’on demande un examen. C’est elle qui dispose de l’instrument de mesure le plus précis. La raison en est que c’est elle qui dispose de la plus grande mémoire : non pas tant la mémoire des illustres, des classiques immortels, mais celle des veines secondaires, des petits illustres qui n’auront pas atteint le régime de l’immortalité, mais qui n’en sont pas moins toujours là, pour peu qu’un lecteur soit là, lui aussi. Ainsi le baron Walckenaer a-t-il, avant de s’occuper de la Marquise, fondé une branche de l’histoire naturelle en étudiant les Aranéides ou araignées : Sainte-Beuve assure qu’il a dit « là-dessus le premier et le dernier mot » et que ses écrits « en ce genre sont classiques : le baron Walckenaer est le Latreille des araignées ».

4Il y a donc un lien, une veine invisible, dans le grand corps français, qui va des araignées du baron aux lettres de la Marquise : l’établissement du diagnostic passe par ce rappel qui permet, plus loin que le simple diagnostic (il ne s’agit pas seulement d’obtenir une photo du moral-des-Français), l’approfondissement d’une connaissance de la France par ses propres livres. Il s’agit de constituer une tradition. Par exemple, Thibaudet, lecteur de Proust et de Saint-Simon, leur cherche une place « dans l’ensemble des styles français depuis les Provinciales » et il conclut qu’il faudrait créer « une catégorie à part où l’on ne voit pas qui d’autre pourrait être placé ». Et Thibaudet poursuit : « Il est probable que ce style, descendant de celui du xvie siècle, n’allait pas dans le sens où son génie portait la prose française. Il reste singulier. Mais il nous suf?t de l’existence de Saint-Simon pour que nous puissions amorcer Proust à un point de notre riche diversité littéraire et le constituer dans sa tradition. »

5Qu’est-ce qu’une tradition ? La compréhension des enchaînements, la forme même de la suite, sa mise en scène. Là-dessus, Sainte-Beuve et Thibaudet auront été les derniers maîtres. Et surtout les derniers à investir la critique littéraire, le commentaire sans cesse renouvelé des œuvres, de cette mission centrale. Après eux commence un autre destin de la critique, toujours talentueuse, mais perdant peu à peu son rôle de sismographe : un Haedens, un Henriot, jusqu’au Rinaldi de L’Express des années 1970 assurent un rôle, ils n’assurent plus la fonction. On croit rêver quand on lit sous la plume de Sainte-Beuve (cf. tome I des Causeries, Lundi du 25 février 1830 : M. de Feletz et de la critique littéraire sous l’Empire) que « pour la critique moderne des journaux, il y a deux ?liations, deux lignées distinctes : l’une honnête, scrupuleuse, impartiale, née de Bayle ; l’autre, née de Fréron (entendons plus joueuse, plus injuste) ». À supposer, miracle encore possible, que les noms de Bayle et de Fréron aient quelque sens à l’oreille actuelle, chacun voit bien la dénivellation, ou même seulement la dérive (après tout, il y a aussi un éloignement naturel, dans le seul ordre de la chronologie, qui peut se comprendre). On imagine l’enquête, à la une d’un quelconque « supplément » littéraire : « Êtes-vous bayliste ou fréronien ? » Pardon ? Étrange et symptomatique désacralisation de la critique, devenue, au plan de l’histoire littéraire, un canton marginal. Pas d’édition disponible des Lundis, à la place de vagues anthologies qui perdent de vue le plus précieux (la nuance, la veine invisible, les ?gures capitales du second rang). Raison de plus pour se réjouir de ce retour inattendu de Thibaudet, comme du retour d’un familier qui avait disparu, balayé par les durs vents d’une modernité plus contradictoire qu’elle n’en a l’air. (On verra mieux un jour, pas si éloigné peut-être, combien Barthes a pu être sainte-beuvien, le Barthes des Fragments du discours amoureux travaillant avec des « bouts » et cherchant lui aussi à constituer quelque chose, sans rien laisser « en rade », comme si Barthes retrouvait dans la structure certains enjeux propres à la démarche historienne de Sainte-Beuve, mais cela est justement une autre histoire.)

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7Une deuxième chose frappe à la lecture de Sainte-Beuve et de Thibaudet, qui touche, cette fois, à leurs sensibilités propres. Elle tient précisément à la manière qu’ils ont, l’un et l’autre, d’orienter leurs sismographes. Quitte à simpli?er, on pourrait dire que Sainte-Beuve s’oriente le plus souvent en amont quand Thibaudet s’oriente en aval. Sainte-Beuve est plus préoccupé de savoir d’où l’on vient alors que Thibaudet s’occupe de savoir où l’on va. Il cherche une place à Proust à la fois pour le ranger (souci d’ordre, il n’est pas normal qu’un aussi grand écrivain reste dans son coin à l’écart de la famille), mais surtout parce qu’il a conscience du caractère novateur de la Recherche. Et si la place manque, eh bien on en créera une supplémentaire : non pas absorber Proust dans un grand Tout de Bibliothèque nationale, mais modi?er la con?guration de ce même grand Tout à cause de Proust. Autre exemple, quand Thibaudet, toujours lui, note au passage que Jaurès « ne voulait pas séparer Marx de Plutarque » il est sainte-beuvien, mais pour des raisons qui vont plutôt à l’encontre : le déchiffrement du nouveau est supérieur chez lui au déchiffrement de l’ancien. Il a besoin de rappeler Plutarque, mais pour éclairer un présent politique. Il s’agit bien de savoir ce que Jaurès a inventé plutôt que d’évaluer sa dépendance à l’égard de modèles antérieurs.

8Au fond c’est très simple, il y a chez Thibaudet une gourmandise incontestable pour le contemporain. Il est tout de même assez stupé?ant que ce natif de Tournus, radical, « libéral de gauche » de bonne chère, frotté de Barrès et de Maurras, éclectique paisible, se mette à Rimbaud en faisant l’effort de comprendre les Illuminations, allant même jusqu’à citer le nom de Lautréamont. On l’imagine volontiers jouant le jeu avec un Claude Simon, un Sollers. Un « pourquoi pas ? » éclaire ce travailleur de longue haleine d’une lueur bienveillante. Comparée à cette générosité, la myopie sourcilleuse de Sainte-Beuve fait assez souvent l’objet des mêmes railleries pour qu’on en rajoute une couche. Encore faudrait-il s’entendre sur cette myopie qui lui aurait fait rater Stendhal, Balzac et Flaubert. La vérité textuelle est plus ?ne : encore une fois, elle tient à une obsession de la nuance chez Sainte-Beuve qui a sa vertu propre et même, dans le contexte qui est le nôtre aujourd’hui, un caractère de subversion. Sainte-Beuve n’a nullement raté ni Balzac, ni Flaubert, ni Stendhal, il les a seulement lus de trop près. Mais ce trop près est devenu entre-temps très précieux. La myopie est mobile, elle peut changer de camp. La myopie sainte-beuvienne nous apprend en réalité beaucoup de choses (par exemple, son analyse du premier Chateaubriand, celui des Martyrs, l’échec kitsch de cette épopée avant le bond vers les Mémoires, etc.).
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Troisième constatation : un effet de rétrécissement. Sainte-Beuve parle, écrit, lit dans la grande mémoire des anciens et la France qui apparaît au travers de ses pages n’est pas circonscrite comme elle l’est chez Thibaudet, départementale. Chez ce dernier, la division Paris littéraire, Province politique relève d’une sorte de cadastre totalement absent de l’univers sainte-beuvien. Sainte-Beuve, en réalité, appartient au xviiie siècle, ou plutôt à ce que le xixe siècle contient encore du xviiie : son café du commerce, c’est l’Abbaye-aux-Bois, le salon de Mme Récamier, voire celui de la princesse Mathilde. « Un jour qu’on faisait cercle… » : voilà la temporalité merveilleuse de la conversation d’autrefois, du vieux temps qui est mort avec la guerre de 1870. Au demeurant, Sainte-Beuve est peu nostalgique : son autrefois ne renvoie à aucun Éden particulier, il mémorise seulement un temps propre à la bibliothèque qui fait parler les hommes entre eux. Thibaudet a encore ce goût dans la bouche, mais en plus vulgaire. Il n’est jamais ?n comme peut l’être Sainte-Beuve. Il n’a plus dans son composé ce gris subtil que Sainte-Beuve a capté durant son séjour à Port-Royal et qui colore si profondément sa manière. Les « messieurs » de Port-Royal et leurs bonnes amies, une Mme de Sablé, une Mme de Longueville, sans cesse occupés de se « décarêmer » ou de se retirer encore plus fort du monde, sous l’œil amusé de l’auteur de Volupté (admirable roman qui attend encore sa « place »), ont disparu de la palette française de Thibaudet : du moins, ils ne l’imprègnent plus, ils ne font plus partie de l’essence, mais seulement du décor. Tout est plus rude, plus réglementé, en même temps plus « claque dans le dos ». Il y a du M. Hulot chez Thibaudet. Sainte-Beuve contient encore l’in?ni de la bibliothèque, les jardins de Port-Royal y donnent directement sur ceux d’Horace et plus loin encore. Avec Thibaudet, on voit le fond et l’horizon ressemble à une façade de mairie un jour de 14 Juillet. Son Port-Royal, ce sont les week-ends de Pontigny, auberge de jeunesse pour hommes de lettres qui savent ce que Verdun veut dire. Mais Pontigny dure trois jours, quand l’Abbaye-aux-Bois vogue dans l’éternel. En somme, et pour le dire autrement, on peut se perdre dans les mille et un lundis de l’oncle Beuve, on ne le peut plus dans un café du commerce, le patron fût-il de la meilleure compagnie. Cela s’appelle le xxe siècle.


Date de mise en ligne : 01/11/2010

https://doi.org/10.3917/deba.150.0085

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