Le Débat 2008/3 n° 150

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Article de revue

« Thibaudet chargé de reliques »

Pages 77 à 85

Notes

  • [*]
    Antoine Compagnon est professeur au Collège de France où il enseigne la littérature française moderne et contemporaine. Il a récemment publié Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes (Paris, Gallimard, 2005). Il a été le maître d’œuvre de l’édition des Ré?exions sur la politique et des Ré?exions sur la littérature d’Albert Thibaudet, respectivement dans « Bouquins » (Paris, Robert Laffont) et dans « Quarto » (Paris, Gallimard), en 2007.
  • [1]
    Les Princes lorrains, in Ré?exions sur la politique, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 17.
  • [2]
    « Barrès à Sion-Vaudémont », NRF, 1er octobre 1928, in Ré?exions sur la littérature, Paris, Gallimard, 2007, p. 1252.
  • [3]
    Préface de l’édition de 1904 d’Un homme libre, in Romans et voyages, Paris, Robert Laffont, 1994, t. I, p. 90.
  • [4]
    « Les Cahiers de Barrès », NRF, 1er janvier 1930, in Ré?exions sur la littérature, op. cit., p. 1334.
  • [5]
    Les Idées de Charles Maurras, Paris, Gallimard, 1919, p. 5.
  • [6]
    « Sur le beylisme », NRF, 1er mars 1931, in Ré?exions sur la littérature, op. cit., p. 1384.
  • [7]
    Épigraphe de La Politique religieuse de Maurras (Paris, Nouvelle librairie nationale, 1914) ; cité par Thibaudet dans Les Idées politiques de la France, in Ré?exions sur la politique, op. cit., p. 222.
  • [8]
    « Les Quatre », NRF, 1er janvier 1935, in Ré?exions sur la littérature, op. cit., p. 565.
  • [9]
    La République des professeurs, in Ré?exions sur la politique, op. cit., p. 151.
  • [10]
    « Les Quatre », art. cité, p. 566.
  • [11]
    Ibid., p. 568.
  • [12]
    Ibid., p. 569.
  • [13]
    Au service de la France. Neuf années de souvenirs, Paris, Plon, 1926-1933, 10 vol.
  • [14]
    « Les Quatre », art. cité, p. 569.
  • [15]
    « À propos d’Albert Thomas », NRF, 1er juillet 1932, in Ré?exions sur la politique, op. cit., p. 491.
  • [16]
    Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1992, p. 293.
  • [17]
    Id., « Thibaudet critique et philosophe », NRF, 1er juillet 1936, p. 8.
  • [18]
    « À propos d’Albert Thomas », art. cité, p. 492.
  • [19]
    Ibid., p. 493.
  • [20]
    Ibid., p. 494.
  • [21]
    « Henri Bremond », NRF, 1er octobre 1933, p. 555.
  • [22]
    Ibid., pp. 568 et 569.
  • [23]
    Mistral ou la République du soleil, Paris, Hachette, 1930.
  • [24]
    « Un idéaliste de province », NRF, 1er janvier 1932, p. 66.
  • [25]
    Ibid., p. 67.
  • [26]
    Lamartine avait été élu député en 1833, comme il devait le rappeler en 1861 : « Où allez-vous vous asseoir dans cette chambre ? me demandèrent mes amis à mon arrivée à Paris. – Au plafond, répondis-je, car je ne vois pas de place politique pour moi dans aucun de ces partis. […] Je m’assis en effet au sommet de la droite, sur un banc entièrement isolé, regardant d’en haut les luttes », raconte-t-il dans la « Critique de l’Histoire des Girondins », Cours familier de littérature, Chez l’auteur, t. XII, 1861, LXXe entretien, p. 260.
  • [27]
    « Un idéaliste de province », art. cité, p. 70.
  • [28]
    Ibid., p. 77.
  • [29]
    Ibid., p. 82.
  • [30]
    Voir « Lamartine et Mistral », NRF, 1er mai 1930, in Ré?exions sur la littérature, op. cit., pp. 1351-1361.
  • [31]
    Voir « Conversions et conclusions », NRF, 1er juin 1934, in Ré?exions sur la politique, op. cit., pp. 533-538.
English version

1C’est Albert Thibaudet lui-même qui joue avec son patronyme dans sa nécrologie de Maurice Barrès publiée dans La NRF du 1er janvier 1924, puis reprise dans Les Princes lorrains en mars 1924 sous le titre « Le tombeau d’un prince ». Il raconte une visite à Charmes, deux ans plus tôt, où il fit la connaissance de l’écrivain. Il avait évité jusque-là de lui rendre visite, comme Barrès l’y invitait, tant qu’il travaillait sur son œuvre, et il le rencontra seulement après la publication de sa Vie de Maurice Barrès (1921), deuxième tome de ses Trente ans de vie française (1920-1923), consacrés à Maurras, Barrès et Bergson.

2« À Charmes était le lieu où il durait, où il s’éprouvait dans la durée [1]. » Ainsi s’ouvre une méditation – ou une suite de digressions – au cours de laquelle dé?leront Bergson (le philosophe de la durée), Valéry (l’auteur en 1922 d’un recueil de poèmes justement intitulé Charmes) et Henri Bremond (le dédicataire du Voyage de Sparte de Barrès en 1906), méditation qui semble subrepticement aimantée par l’Académie française, ou dont le quai Conti paraît le lieu commun vers lequel les méandres d’un propos très libre se rejoignent. Car Barrès, élu de 1906, et Bergson, élu de 1914, s’y fréquentaient. Bremond venait d’y être élu en avril 1923, et Valéry devait l’être bientôt, en novembre 1925 – au fauteuil d’Anatole France, contre les deux Bérard, Léon et Victor, sans relation de parenté –, tandis que Maurras, après un récent échec contre Charles Jonnart en avril 1923, n’y sera élu qu’en 1938, après la mort de Thibaudet.

3À Charmes, lieu de l’enracinement barrésien, poursuit Thibaudet, « un passant courtoisement accueilli pouvait se recharger de durée. Surtout quand ce passant avait été formé par une discipline philosophique qui a intégré la durée dans l’être du monde ». Thibaudet – car ce passant, c’est lui, lecteur précoce du « prince de la jeunesse » du temps qu’il était interne à Louis-le-Grand, puis le meilleur élève de Bergson à Henri-IV – leur sert de truchement, d’agent de liaison, les rapproche, les met en contact, comme dans ses Trente ans de vie française : « Un Barrès et un Bergson s’ignorent d’ailleurs, ne se lisent pas l’un l’autre, ne se rencontrent que sur le plan spatial et utile des relations académiques. » Seul le quai Conti les voit réunis, où Thibaudet ne les rejoindra pas malgré les vœux de Bergson et de Bremond. Et il le sait, car s’y oppose, entre autres, Henry Bordeaux, dont il a raillé plusieurs fois dans La NRF le roman « henricobordelais ». Il semble donc anticiper, dès 1924, l’insuccès de ce projet fait pour lui par ses amis : « Il n’est ni nécessaire, ni souhaitable, ni possible que le passant, le critique, qui va ainsi de l’un à l’autre soit de l’Académie. »

4En vérité, dans ce qui a tout l’air d’une ?n de non-recevoir, il n’y a pourtant nulle modestie de sa part. Au contraire, puisque sa profession de renoncement à l’Académie semble dictée par une exigence supérieure, à moins qu’il ne faille prendre tout cela, comme souvent chez lui, cum grano salis. « Il lui faut une ambition plus haute. Il doit être une Académie, une Académie de personnes subjectives, au sens de Comte. Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où il est. » Comme passant – passant de Barrès à Bergson et de Bergson à Maurras –, ou comme passeur, le critique ne saurait être de l’Académie, puisqu’il lui faut être lui-même, réaliser en lui-même une académie. Les allusions suggèrent sans doute l’ironie du propos : le critique, « Académie de personnes subjectives », est tout bonnement assimilé au Grand Être d’Auguste Comte, à l’humanité comme être subjectif, c’est-à-dire comme l’ensemble des hommes passés, présents et futurs qui ont su vivre en dignes représentants de l’humanité, ou qui sauront le faire. Suivant la religion positiviste, tout homme a ses morts préférés et son culte intime, et chacun assure ainsi à ceux qu’il a aimés une existence subjective. Thibaudet – mais tout critique – s’entoure de ses morts les plus chers, les commémore, les perpétue, les fait vivre, les transmet ; il devient quelque chose comme le Grand Être de Comte, c’est-à-dire la mémoire de la littérature. Le vers détourné de Corneille – « Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis » (Sertorius, III, I) – atténue la grandiloquence et la prétention – là encore à la manière habituelle de Thibaudet –, ou s’en amuse. Autour du critique, voilà rassemblée non celle du quai Conti, mais la « vraie Académie […] où des af?nités établissent des groupes composés à la façon d’un Tintoret ou d’un Raphaël ». Les Trente ans de vie française, les Ré?exions de Thibaudet, ce seraient donc, en quelque sorte, des fresques monumentales du Tintoret, ou bien une nouvelle École d’Athènes imitant celle de Raphaël au Vatican.

5Le critique ou la critique comme académie incarnée ou académie vivante transforme la galerie des écrivains – Barrès et Bergson, mais aussi Maurras, ou encore Stendhal et Flaubert, Mallarmé et Valéry – en une « humanité héroïsée et nue sous la lumière élyséenne ». On songe, cette fois, à un tableau d’Édouard Detaille sous une lumière diaphane, mais Thibaudet doit encore faire profession d’humilité en face de ce haut idéal : quant à moi, qui suis-je au regard de ce rêve d’académie subjective ? « Bien entendu il s’agit là d’une critique et d’un critique eux-mêmes héroïsés, et à l’imitation desquels les camarades et moi formons quelque chose de grisâtre et de fragmentaire. L’auteur de ces livres divers sur de grands esprits, étonnés parfois de se rencontrer sur les mêmes épaules, pourquoi ne l’appellerais-je pas Thibaudet chargé de reliques ? » Maurras, Barrès, Bergson et les autres ont été pris en charge par le même portefaix médiocre, « grisâtre et fragmentaire » succédané du Grand Être. « Un baudet, chargé de reliques » : Thibaudet joue sur son nom de famille – preuve de la dérision du propos – dans un clin d’œil au premier vers de « L’âne portant des reliques », fable de La Fontaine (livre V, fable xiv).

6

Un baudet, chargé de reliques,
S’imagina qu’on l’adorait.
Dans ce penser il se carrait,
Recevant comme siens l’encens et les cantiques.
Quelqu’un vit l’erreur et lui dit :
« Maître Baudet, ôtez-vous de l’esprit
Une vanité si folle.
Ce n’est pas vous, c’est l’idole
À qui cet honneur se rend,
Et que la gloire en est due. »

7Du Grand Être de Comte au Baudet de La Fontaine, basculant entre le haut et le bas, que le critique comme porteur d’idoles – passant, grison – ne se confonde surtout pas avec les écrivains dignes de l’Académie.

8Thibaudet est familier de cette comparaison, inscrite dans l’imaginaire de son nom : « Boulanger avait été pour les vingt-cinq ans de Barrès un porte-drapeau (j’allais dire un porteur de reliques) », écrit-il dans un article de 1928 sur l’inauguration du monument de Sion-Vaudémont [2], jouant encore avec un mot cher à Barrès – « drapeau » et « porte-drapeau » – et le dévaluant en « porteur de reliques » tel l’âne de la fable. Du porte-drapeau au porteur de reliques, il y a toute la distance de Thibaudet à l’égard de ses auteurs.

9Ce passage du « Tombeau d’un prince » est, à plus d’un titre, exemplaire de la manière de Thibaudet : pétri d’allusions, de rythme libre et désinvolte, son affectation est minée par l’ironie sur soi. « Si je ne faisais pas le mot, on le ferait peut-être, et j’en pro?terais comme d’une leçon de goût. Qu’il y ait en nous, comme disait Barrès, un moqueur qui surveille nos expériences : elles en vaudront mieux. » Bref, si je ne me moquais pas moi-même de moi, d’autres le feraient à ma place. « Thibaudet chargé de reliques », comme dans une blague de potache ou des brocards de khâgneux. Et même Barrès, souvent emphatique, possédait un démon moqueur, c’est-à-dire ne manquait pas de cette distance par rapport à son propos et de cette faculté d’autodérision que Thibaudet recommande au critique : « […] il y a dans ma conscience un moqueur, con?ait-il dans la préface de 1904 à Un homme libre, qui surveille mes expériences les plus sincères et qui rit quand je patauge. Mes premiers livres ne dissimulent pas suf?samment ce rire [3]. »
Au passage, je viens d’ailleurs d’ajouter deux notes absentes de l’édition « Bouquins » des Princes lorrains, l’une, évidente, renvoyant à Sertorius de Corneille, l’autre, moins commune, précisant la référence à la préface d’Un homme libre, ce qui con?rme qu’on n’en a jamais ?ni avec les allusions de Thibaudet, avec sa mémoire extravagante de la littérature, avec toutes les reliques que ce passant charrie.

« J’ai rencontré dans ma vie au moins quatre grands hommes »

10La critique – revenons à cette idée ou image – est comme une académie subjective au sens de Comte ; en toute modestie, elle élève un monument au Grand Être et honore l’humanité héroïque ; elle se veut une exaltation des reliques, ou une armoire aux reliques, ce qui n’est pas tout à fait pareil, mais un coffre à linge sale au lieu d’un ostensoir. C’est dans sa nécrologie en hommage à Barrès, « Le tombeau d’un prince », que Thibaudet joue sur son nom et sur sa profession. Le critique est un porteur de reliques, non pas un porte-drapeau, comme Barrès les admire. Thibaudet désamorce, raille ainsi sa ?délité à Barrès à l’occasion de la mort du « prince de la jeunesse » devenu « prince lorrain ». C’est la disparition de Barrès qui suscite la comparaison de la critique au culte des idoles, à la terre et aux morts. Thibaudet a composé quelques autres nécrologies héroïques dans La NRF : pour Anatole France (novembre 1924), Victor Bérard (janvier 1932) et Henri Bremond (octobre 1933), ou pour Arthur Fontaine (octobre 1931) et Albert Thomas (juillet 1932), le président et le directeur du Bureau international du travail (bit) à Genève, tous deux disparus en quelques mois, ou encore pour les « Quatre » (janvier 1935), la petit bande des « progressistes » des années 1890, Paul Deschanel, Charles Jonnart, Louis Barthou et Raymond Poincaré, à l’occasion de la disparition des deux derniers, Barthou et Poincaré, coup sur coup en octobre 1934, le premier dans des circonstances tragiques. Ces hommes-là composent-ils sa propre académie subjective, à la fois politique et littéraire ?

11Lors de la première publication des Cahiers de Barrès en 1929, après avoir rappelé que le philosophe Alain disait que Jules Lagneau – modèle, avec Auguste Burdeau, du Bouteiller des Déracinés – était le seul grand homme qu’il eût rencontré, Thibaudet ajoutait quant à lui ceci : « […] j’ai rencontré dans ma vie au moins quatre grands hommes, et je tiens Barrès, incontestablement, pour l’un d’eux [4]. » Voici donc la question que je me pose : qui furent les trois autres ? Sûrement Bergson, vraisemblablement Maurras, probablement Valéry : les quatre idoles que Thibaudet porta comme un baudet durant toute la guerre et qu’il célébra dans les trois tomes des Trente ans de vie française et, aussitôt après, dans le Valéry des « Cahiers verts » (1923), même si Thibaudet signalait dans l’avertissement des Trente ans de vie française que ces volumes traitaient « des trois in?uences capitales, des trois idées les plus vivantes qui aient agi sur ces trente années », mais non pas nécessairement « des trois plus grands écrivains d’aujourd’hui » ni de ceux que la postérité consacrerait [5]. Maurras, Bergson et Valéry lui survivront. Il n’aura pas l’occasion d’écrire leur nécrologie, et ce sont Bergson et Valéry qui collaboreront au numéro d’hommage de La NRF à Thibaudet en juillet 1936, tandis que Maurras l’aurait fait – il s’y était engagé auprès de Paulhan – s’il n’avait été occupé ce printemps-là par les procès qui suivirent les menaces de mort qu’il avait proférées contre Léon Blum après la victoire du Front populaire et qui le conduisirent en prison d’octobre 1936 à juillet 1937.

12À ces quatre maîtres – puisque Thibaudet dit avoir rencontré dans sa vie « au moins » quatre grands hommes –, j’aurais envie d’ajouter, parmi ses contemporains, Albert Thomas, mais ni Édouard Herriot, son condisciple de Louis-le-Grand, ni Paul Painlevé, ni Blum, les trois normaliens du Cartel des gauches qui parvinrent au pouvoir en 1924 et dont La République des professeurs (1927) narre les mécomptes, même si Thibaudet reconnaît à Blum une supériorité sur Barrès : il a réussi le passage de la littérature à la politique où « le prince lorrain » a échoué. Blum, juge Thibaudet en 1931 à propos d’une réimpression de son livre de 1914 sur Stendhal et le beylisme, « est aujourd’hui ce que Barrès rêva vainement d’être : une des grosses têtes du Parlement, un de nos grands chefs politiques, journaliste et orateur [6] », mais cela ne suf?t pas à l’égaler à Barrès.

13Quant aux « Quatre » qui occupèrent la scène politique des années 1890 aux années 1930, Deschanel, Jonnart, Barthou et Poincaré, ce furent des bourgeois, des héritiers, non de boursiers, néanmoins des laïcs – « De vous à moi, il n’y a pas tant de différence… », lui disait Charles Benoist, et Poincaré répliquait : « Il y a toute la question religieuse [7] ! » –, et des représentants éminents de la République athénienne ainsi que de l’Académie française : « De l’Académie ils furent en effet tous les quatre : et c’est le sens que prit pour eux la République athénienne du tribun », observe Thibaudet, suggérant une af?nité entre les deux institutions qui justi?e peut-être son infortune dans la seconde [8]. Ces quatre-là avaient trente ans lors du scandale du Panama et ils « coururent s’abstenir » durant l’affaire Dreyfus – expression que Thibaudet associe à Poincaré, qui se dé?la de la présidence du Conseil en juin 1899 et céda la place à Waldeck-Rousseau [9] –, mais « ces quatre héritiers fortunés de la République, ces quatre de l’Académie, ont donné à la République plus ou moins athénienne son équipe la plus remarquable d’honnêtes gens [10] ». Des « honnêtes gens », ce n’est pas pareil que des « grands hommes », même si Thibaudet concède à la toute ?n de son éloge que « [d]e ces quatre consulaires éminents, il y eut tout de même un grand homme », à savoir Poincaré, le second « prince lorrain » [11]. Il lui manquait toutefois une « conception du monde » à la Gambetta, Jaurès ou Clemenceau, et c’est ce qui nous a fait perdre la paix après avoir gagné la guerre. Les « Quatre », ?ne ?eur de la République athénienne, furent dépourvus de passion spirituelle, et « aucun d’eux n’est même francmaçon », signale narquoisement Thibaudet. Pourtant, encore lui, « Poincaré seul laisse une œuvre dans la littérature française [12] », ses Mémoires [13]. Aussi peut-être faut-il quand même, malgré l’occupation de la Ruhr, le ranger dans l’académie subjective de Thibaudet, mais en marge, dans les limbes.
Or la génération suivante n’a pas même été à la hauteur de ces « honnêtes gens » : « On avait cru en 1924 à une équipe analogue de normaliens Painlevé-Herriot-Blum-Albert Thomas. Elle n’a pas tenu [14]. » Dès 1924, Herriot et Painlevé avaient déçu Thibaudet comme hommes d’État, et il mourra en avril 1936 sans avoir pu juger Blum au pouvoir, mais c’est surtout la disparition d’Albert Thomas qui l’affecta, car celui-ci, normalien et agrégé d’histoire qu’il avait connu aux Universités populaires d’Abbeville en 1903, journaliste à L’Humanité et député socialiste, ministre de l’Armement durant la Grande Guerre, était indiscutablement à ses yeux un grand homme en puissance. Sa mort en mai 1932, après celles d’Arthur Fontaine en septembre 1931 et de Briand en mars 1932, a marqué pour Thibaudet un tournant, la ?n du projet européen et de l’après-guerre, ce qu’il nomme « La retraite des mystiques », titre de l’un de ses articles les plus remarqués de La NRF, en novembre 1930.
Albert Thomas une fois disparu, l’Europe souffre de ce que Thibaudet, facétieux malgré tout, nomme une « oligocéphalie », c’est-à-dire une « disette de têtes », un dé?cit de grands hommes politiques. Et d’ajouter : « M. Bergson remarquait dans son dernier livre que les grands hommes politiques ont toujours été beaucoup plus rares que les grands auteurs et les grands artistes. La complexité du monde moderne, qui devient de plus en plus impensable, n’en éteindra-t-elle pas la race [15] ? » Bergson af?rmait en effet dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932) : « L’extrême rareté des hommes politiques de quelque envergure tient à ce qu’ils doivent résoudre à tout moment, dans le détail, un problème que l’extension prise par les sociétés a peut-être rendu insoluble. Étudiez l’histoire des grandes nations modernes : vous y trouverez nombre de grands savants, de grands artistes, de grands soldats, de grands spécialistes en toute matière, – mais combien de grands hommes d’État [16] ? » Dans l’hommage qu’il rendit à Thibaudet en 1936 dans La NRF, Bergson devait rappeler la conversation qu’ils avaient eue à ce sujet : « J’ai gardé le souvenir d’un long entretien que nous eûmes ensemble sur les hommes d’État de la seconde moitié du xixe siècle. […] Et nous trouvâmes, comme toujours, que notre entretien s’acheminait de lui-même vers un problème philosophique : à quel signe se reconnaît la grandeur d’un homme d’État ? […] dans le cas de l’homme d’État, c’est la durée de son œuvre qui lui confère rétroactivement sa grandeur [17]. » Mais Thibaudet se sépare ici de son maître du lycée, car il ne reprend pas à son compte la thèse de l’impossibilité des grands hommes d’État dans le monde moderne. Pour lui, si « les hommes manquent » aujourd’hui, la raison en est conjoncturelle, non structurelle : « Ils faisaient partie des équipes qui auraient quarante ans aujourd’hui, et que la guerre a fauchées [18]. » Dans la mort d’Albert Thomas, « le dernier des grands cerveaux de tradition saint-simonienne [19] », « un des chefs désignés de demain, un très prochain président du Conseil [20] », mort qui a coïncidé avec l’assassinat de Paul Doumer, président « sorti du rang » et « resté dans le rang », Thibaudet voit donc un événement malheureux, mais non pas une loi ni une époque. Après Gambetta, Jaurès et Clemenceau, indéniablement de grands hommes politiques, après Poincaré quand même, après Albert Thomas, disparu avant d’avoir exercé le pouvoir, et alors que Blum n’y parviendra qu’après la mort de Thibaudet, celui-ci ne voit pas de génies politiques à hisser dans son académie subjective. Parmi les « au moins quatre grands hommes » qu’il a connus, qui donc élever auprès de Barrès, Bergson, Maurras et Valéry ?

Le conseil des lettres françaises

14Henri Bremond et Victor Bérard ne furent sans doute pas de cette étoffe, plus des pairs que des maîtres pour Thibaudet, mais l’af?nité qu’il ressentait avec eux lui ?t exalter leurs reliques au même titre que celles de ses grands hommes. Bremond, jésuite et moderniste, fut l’auteur – faut-il le rappeler ? – d’une monumentale Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la ?n des guerres de Religion jusqu’à nos jours (1916-1936) et le meneur de la querelle de la poésie pure (La Poésie pure, 1926 ; Prière et poésie, 1927) qui servit à lancer la candidature de Valéry à l’Académie française. C’était aussi un ancien condisciple de Maurras au collège d’Aix-en-Provence, pour qui Maurras n’éprouvait plus que du dédain, et un familier de Barrès, depuis leur rencontre à Athènes au printemps de 1900. Filant l’analogie – essentielle pour lui – des lettres et de la politique, Thibaudet observe que « Barrès, qui a été une manière de président du conseil des lettres françaises, a donné dans son cabinet, des portefeuilles à trois Provençaux [21] » : Frédéric Mistral à l’agriculture et aux racines (« Mistral était d’ailleurs classé par Barrès dans la catégorie des hommes-drapeaux, comme Boulanger ou Déroulède », où l’on retrouve le « porte-drapeau » ou l’« homme-drapeau » de Barrès, expression avec laquelle Thibaudet prenait ses distances en se contentant du rôle du porteur de reliques) ; Maurras à la politique générale ; et Bremond aux affaires religieuses : « Lui n’avait rien, absolument rien, d’un homme-drapeau », ce que Maurras lui reprochait en effet et ce qui le rapprochait de Thibaudet. Barrès, suivi de Mistral, Maurras et Bremond, nouvelle et remarquable bande des quatre de la politique des lettres, mais – voyez comme c’est étrange : on retombe sans cesse sur les quelques mêmes noms – Thibaudet place aussitôt Bremond dans une autre trilogie concurrente, celle des trois formes contemporaines du dialogue du rationnel et de l’intuitif, de l’intellectuel et du mystique, de l’impur et du pur, autrement dit Valéry, Bergson et Bremond : « Valéry, Bergson, Bremond, voilà des esprits bien différents », note-t-il, mais « en sympathie, en échange », un « groupe d’esprits » [22]. Thibaudet, esprit classi?cateur, cherche la juste place de Bremond dans son académie subjective où, comme il l’avançait, « des af?nités établissent des groupes composés à la façon d’un Tintoret ou d’un Raphaël », et il la trouve à l’intersection de deux ensembles politico-littéraires, auprès de Valéry et de Bergson d’un côté, de Barrès, de Maurras et de Mistral de l’autre, derechef les quatre grands hommes qu’il aurait connus, plus le poète de Maillane à qui il consacra aussi un essai [23].

15Quant à Victor Bérard, normalien, agrégé d’histoire et docteur ès lettres, dreyfusiste et spécialiste d’Homère, directeur d’études à l’École pratique des hautes études pour la géographie ancienne, mais aussi professeur de géographie politique et économique à l’École supérieure de la Marine, secrétaire général de la Revue de Paris de 1904 à 1911, après Lucien Herr, et chroniqueur de politique étrangère, en?n sénateur radical du Jura de 1920 à sa mort, anticolonial et anticlérical, cet homme orchestre fut essentiellement, suivant le portrait publié par Thibaudet à sa mort, un « idéaliste de province », un « vieux radical », et le véritable héritier de Lamartine, par excellence l’idole littéraire et politique de Thibaudet.

16Et Thibaudet d’esquisser encore une fois son académie subjective : « Lamartine a introduit en France une politique des poètes et une poésie de la politique. Et le sel de la politique, ou son âme, ce sont les poètes. Barrès et Maurras sont les poètes de la politique de droite [24]. » Or personne à gauche ne semble plus incarner en 1931 la poésie de la politique, en dépit du bon mot de Painlevé sur Anna de Noailles passant au bras d’Herriot : « Deux poètes ! » Sauf Bérard : depuis la mort de Barrès, il n’y avait pas, poursuit Thibaudet, « dans le monde parlementaire une voix mieux accordée à ce cœur poétique de la politique que celle de Victor Bérard [25] ». Il y occupait « une certaine place lamartinienne », bien sûr celle du « plafond », le fameux « plafond » lamartinien [26]. Lamartine et Bérard, voilà bien « deux idéalistes de la politique », ou encore « deux Homérides », rapprochement qui nous ramène aussitôt à la même constellation, aux mêmes champs élyséens de Thibaudet. Auprès de Lamartine et de Bérard : « On songe à l’autre Homéride, au politique du soleil, à Mistral. Et nos trois Homérides, le Mâconnais, le Comtois, le Provençal », forment un nouveau groupe dans son école d’Athènes. Bérard y représente « le poète géographe » et, quand il « paraissait quelque part, il faisait ce que l’on pourrait appeler l’entrée de la vie » [27], ce qui le relie aussi à Bergson : « Certains en étaient émerveillés, et d’abord, naturellement, le philosophe de la vie, Bergson, qui, pour l’amour moins du grec que de la vie, se fût fait porter à l’Académie a?n de voter pour Bérard. »

17Ainsi, en quelques lignes de la nécrologie de Bérard, pour le situer sur la carte des lettres françaises du premier xxe siècle, tant des mêmes noms ont-il été invoqués : Barrès et Maurras, Mistral et Bergson. Si Valéry, de ses quatre grands hommes présomptifs, n’a pas été cité, Thibaudet vient de l’alléguer – et à bon entendeur, salut –, car il a été élu en 1925 à l’Académie, non la vraie, la subjective, mais l’autre, la française, contre Bérard précisément, et même contre les deux Bérard, Victor, l’homéride, et Léon, l’homme des décrets de 1923 rendant le latin obligatoire, qui sera élu au quai Conti en 1934 et qui représentera Vichy au Vatican de 1940 à 1944. Tous, Barrès, Maurras, Mistral, Bergson et Bérard se retrouvent aux pieds de Lamartine, de Lamartine « au plafond ».

18Thibaudet aime assurément ces portraits de groupe, et il en ajoute ici un de plus. Bérard, rappelle-t-il, avait exprimé le vœu qu’on érigeât un buste de Pasteur à la frontière française, face à la Suisse. Surenchérissant, Thibaudet souhaite que sur les quatre faces du monument ?gurent en outre les médaillons de Fourier, Proudhon, Courbet et Bérard, autres natifs du Jura : « Les cinq noms, dit-il, formeraient une parfaite synthèse du génie franc-comtois [28]. » Et pourquoi ne pas leur adjoindre Lamartine, que Bérard assimilait au Jura car il était comtois par sa grand-mère, cette « grand-mère homéride du poète qui a fait la République puissante et salubre [29] ».
Ainsi, dans le panthéon intime de Thibaudet, une place suréminente est occupée par Lamartine, ?gure tutélaire de la poésie et de la politique, homéride de la République, patron de l’idéalisme de province et du vieux radicalisme. Derrière les trois, les quatre ou les cinq grands hommes que Thibaudet a connus, au-dessus d’eux, il y a Lamartine, mâconnais, mais aussi comtois, et provençal d’honneur depuis qu’il a lancé Mistral par son article de 1859 sur Mireille[30]. Voilà ce que fut l’académie subjective de Thibaudet, et si nous n’y avons pas croisé Stendhal, Flaubert et Mallarmé aujourd’hui, mais Lamartine, et si Valéry y reste en marge, c’est que les cercles que nous avons évoqués se trouvent au carrefour de la littérature et de la politique, lieu que Thibaudet n’a jamais cessé de hanter. Et si Gide est le grand absent, celui que Thibaudet ne mentionne jamais dans le contexte de son académie subjective et de ses reliques, c’est qu’il admire l’écrivain mais qu’il désapprouve sa politique, notamment sa conversion au communisme [31]. Ré?exions sur la littérature et Ré?exions sur la politique, nous les avons séparées pour la commodité du lecteur, mais elles sont évidemment inséparables à ses yeux, sous l’égide, le plafond de Lamartine.
Faire vivre ou revivre le groupe des trois, quatre ou cinq grands hommes qu’on a connus, mais ne pas se prendre soi-même pour une idole ; être une académie à soi seul, mais non pas un académicien : telle fut la vocation du critique selon Thibaudet, et rien ne la résume mieux, dans l’autodérision, que l’image du « Thibaudet porteur de reliques », le contraire même de l’« homme-drapeau ».


Date de mise en ligne : 01/11/2010

https://doi.org/10.3917/deba.150.0077

Notes

  • [*]
    Antoine Compagnon est professeur au Collège de France où il enseigne la littérature française moderne et contemporaine. Il a récemment publié Les Antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes (Paris, Gallimard, 2005). Il a été le maître d’œuvre de l’édition des Ré?exions sur la politique et des Ré?exions sur la littérature d’Albert Thibaudet, respectivement dans « Bouquins » (Paris, Robert Laffont) et dans « Quarto » (Paris, Gallimard), en 2007.
  • [1]
    Les Princes lorrains, in Ré?exions sur la politique, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 17.
  • [2]
    « Barrès à Sion-Vaudémont », NRF, 1er octobre 1928, in Ré?exions sur la littérature, Paris, Gallimard, 2007, p. 1252.
  • [3]
    Préface de l’édition de 1904 d’Un homme libre, in Romans et voyages, Paris, Robert Laffont, 1994, t. I, p. 90.
  • [4]
    « Les Cahiers de Barrès », NRF, 1er janvier 1930, in Ré?exions sur la littérature, op. cit., p. 1334.
  • [5]
    Les Idées de Charles Maurras, Paris, Gallimard, 1919, p. 5.
  • [6]
    « Sur le beylisme », NRF, 1er mars 1931, in Ré?exions sur la littérature, op. cit., p. 1384.
  • [7]
    Épigraphe de La Politique religieuse de Maurras (Paris, Nouvelle librairie nationale, 1914) ; cité par Thibaudet dans Les Idées politiques de la France, in Ré?exions sur la politique, op. cit., p. 222.
  • [8]
    « Les Quatre », NRF, 1er janvier 1935, in Ré?exions sur la littérature, op. cit., p. 565.
  • [9]
    La République des professeurs, in Ré?exions sur la politique, op. cit., p. 151.
  • [10]
    « Les Quatre », art. cité, p. 566.
  • [11]
    Ibid., p. 568.
  • [12]
    Ibid., p. 569.
  • [13]
    Au service de la France. Neuf années de souvenirs, Paris, Plon, 1926-1933, 10 vol.
  • [14]
    « Les Quatre », art. cité, p. 569.
  • [15]
    « À propos d’Albert Thomas », NRF, 1er juillet 1932, in Ré?exions sur la politique, op. cit., p. 491.
  • [16]
    Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1992, p. 293.
  • [17]
    Id., « Thibaudet critique et philosophe », NRF, 1er juillet 1936, p. 8.
  • [18]
    « À propos d’Albert Thomas », art. cité, p. 492.
  • [19]
    Ibid., p. 493.
  • [20]
    Ibid., p. 494.
  • [21]
    « Henri Bremond », NRF, 1er octobre 1933, p. 555.
  • [22]
    Ibid., pp. 568 et 569.
  • [23]
    Mistral ou la République du soleil, Paris, Hachette, 1930.
  • [24]
    « Un idéaliste de province », NRF, 1er janvier 1932, p. 66.
  • [25]
    Ibid., p. 67.
  • [26]
    Lamartine avait été élu député en 1833, comme il devait le rappeler en 1861 : « Où allez-vous vous asseoir dans cette chambre ? me demandèrent mes amis à mon arrivée à Paris. – Au plafond, répondis-je, car je ne vois pas de place politique pour moi dans aucun de ces partis. […] Je m’assis en effet au sommet de la droite, sur un banc entièrement isolé, regardant d’en haut les luttes », raconte-t-il dans la « Critique de l’Histoire des Girondins », Cours familier de littérature, Chez l’auteur, t. XII, 1861, LXXe entretien, p. 260.
  • [27]
    « Un idéaliste de province », art. cité, p. 70.
  • [28]
    Ibid., p. 77.
  • [29]
    Ibid., p. 82.
  • [30]
    Voir « Lamartine et Mistral », NRF, 1er mai 1930, in Ré?exions sur la littérature, op. cit., pp. 1351-1361.
  • [31]
    Voir « Conversions et conclusions », NRF, 1er juin 1934, in Ré?exions sur la politique, op. cit., pp. 533-538.

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