1Aucune étude systématique ne semble avoir été consacrée à l’influence exercée par les pratiques éditoriales sur l’idée que nous nous faisons d’un auteur. Certes, nous savons tous que cette idée dépend, entre autres, des textes dont nous disposons, et nous avons tous remarqué que la silhouette de Rimbaud ou celle d’Apollinaire a passablement changé au gré de la mise au jour de nombreux inédits, sans parler des correspondances. Nous avons également observé que le Chateaubriand de nos parents et grands-parents n’est plus le nôtre et que Atala et René ont cédé la place à la Vie de Rancé.
2Toutefois, un des exemples les plus frappants de ces « monuments » qui ont été totalement remodelés au cours des générations reste celui de Flaubert. Il y a un abîme entre ce que les contemporains de Flaubert connaissaient de l’œuvre de celui-ci et ce que connaissait un lecteur de la Belle Époque, un abîme, de même, entre ce dernier et un lecteur de la génération de Thibaudet, dont le Flaubert date de 1922. Et la différence n’est pas moins grande entre le rayon « Flaubert » de la bibliothèque de Thibaudet et le nôtre.
3De son vivant, Flaubert était l’auteur de trois romans : Madame Bovary (1857), Salammbô (1862), L’Éducation sentimentale (1869). S’y ajoutaient une pièce de théâtre, Le Candidat (1874), retirée de l’af?che après la quatrième représentation, La Tentation de saint Antoine, dont des fragments avaient paru dans la Revue de Paris, en 1856, avant la publication du volume, en 1874, et les Trois contes.
4Dans les années qui suivirent la mort de Flaubert, les dimensions de cette œuvre s’élargirent considérablement. L’édition dite « dé?nitive » de Quantin ne comprit pas seulement Bouvard et Pécuchet (dont des fragments avaient paru de décembre 1880 à mars 1881 dans La Nouvelle Revue, avant d’être repris en volume par Lemerre). Le tome VI ?t suivre les Trois contes d’une section de Mélanges inédits comportant un premier roman de jeunesse, Novembre. Mais l’événement fut évidemment la publication, par la nièce de Flaubert, de quatre volumes de Correspondance (Charpentier, 1889-1893, puis Fasquelle, 1900-1905).
5La génération de Thibaudet, à laquelle appartenait aussi le grand ?aubertien René Dumesnil, auteur, en collaboration avec D. L. Demorest, de la première Bibliographie de Gustave Flaubert (1937), disposait de matériaux encore accrus. En premier lieu, de la grande édition des Œuvres complètes en quatorze volumes, ainsi que de huit volumes de Correspondance, publiés de 1910 à 1930. Publiée chez Louis Conard, cette édition ?t autorité jusque dans les années 1960. Elle s’ouvre sur une section d’Œuvres de jeunesse inédites comportant, outre Novembre, deux autres romans, Mémoire d’un fou et la première Éducation sentimentale. Toutefois, malgré les quatre volumes de Premières œuvres de la « Bibliothèque Charpentier », parus entre 1913 et 1918 et qui attestent l’intérêt que l’époque témoignait à cette partie de la création de Flaubert, Thibaudet était loin de soupçonner l’ampleur de cette production juvénile et adolescente qui remplit aujourd’hui, à elle seule, un volume de la nouvelle édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » (2001). Il ignorait notamment certains contes fantastiques du jeune Flaubert, ses nombreux essais de théâtre, ses pensées philosophiques. Il ignorait également l’étendue de la Correspondance, ainsi que sa verdeur toute rabelaisienne, puisque les volumes de l’édition Conard présentaient un texte expurgé et que, dès 1954, ils durent être complétés par quatre volumes de supplément, l’ensemble étant à son tour rendu caduc par l’édition de Jean Bruneau (« Bibliothèque de la Pléiade », 5 volumes entre 1973 et 2007). Thibaudet ignorait en?n les innombrables brouillons, plans, notes, esquisses, scénarios rejetés par Flaubert en cours de travail. Pour lui, Flaubert était encore un auteur de l’achèvement alors que la critique génétique – qui s’est d’ailleurs formée au contact des papiers de Flaubert – met l’accent sur le caractère mouvant d’une œuvre en perpétuelle transformation.
6Flaubert est sans doute l’auteur dont la stature s’est le plus modi?ée depuis sa mort. Ayant écrit – et gardé par-devers lui – trois fois plus de textes qu’il n’en a publié, le « Flaubert » de Baudelaire et des Goncourt n’a pas grand-chose à voir avec celui de Gide et de Proust, et celui de Thibaudet est assez différent du nôtre.
7Que les éditeurs transforment ainsi, au ?l des générations, l’image d’un auteur ayant laissé des masses considérables de textes inédits n’a en soi rien d’étonnant. D’autres exemples pourraient être cités, à peine moins spectaculaires. Ainsi l’édition du Journal des Goncourt, dont disposait Thibaudet, ne proposait, à travers les choix d’Edmond de Goncourt, qu’une moitié seulement du texte que nous connaissons aujourd’hui. Il en va de même des chantiers de Victor Hugo qui, en un siècle de travail éditorial, n’ont pas encore été complètement mis à jour.
8Il est des manières moins spectaculaires d’in?échir dans un sens ou un autre l’image d’un auteur. Et ce ne sont pas seulement les éditeurs qui sont en cause : la conception d’une édition étant protégée au même titre que n’importe quelle création intellectuelle, elle peut, rien que pour des raisons juridiques, s’imposer dans la durée. Ainsi, Asselineau et Banville ont réuni, l’année suivant la mort de Baudelaire, les Œuvres complètes de celui-ci en sept volumes. Ils disposaient pour ce faire d’indications du poète lui-même, mais trop vagues pour leur épargner certaines décisions lourdes de conséquences. Croyant suivre les intentions de Baudelaire, ils ont réparti les articles de critique littéraire et de critique artistique en deux volumes, L’Art romantique et Curiosités esthétiques, qui ont été réimprimés bien au-delà de la date – 1917 – à laquelle les œuvres de Baudelaire sont tombées dans le domaine public, imposant ainsi des titres dont le premier n’était guère voulu par le poète, sans parler du caractère arbitraire des regroupements de certains textes. Mais il y eut plus grave : Les Fleurs du Mal étaient données dans une version qui ne correspondait en rien à l’architecture voulue par Baudelaire, puisque les éditeurs avaient inséré une série de pièces que le poète avait glissées entre deux pages d’une édition de travail. En tête de cette « troisième » édition des Fleurs du Mal – tous les éditeurs modernes retiennent la deuxième, de 1861, la dernière voulue par Baudelaire – une importante introduction de Théophile Gautier ?xant pour deux générations, au moins, l’image du poète « décadent ». Jusqu’en 1917, seule cette édition des Fleurs du Mal était disponible ; c’est elle qui faisait autorité. C’est dans cette édition qu’Apollinaire, Gide, Valéry, Proust ont lu Baudelaire ; c’est cette édition que Nietzsche a annotée, que Stefan George et Walter Benjamin ont traduite.
9Quand il s’agit d’éditer ou de rééditer l’œuvre d’un critique, les décisions à prendre paraissent peut-être moins lourdes de conséquences. Dans le cas de Thibaudet, néanmoins, elles engagent la nature même de sa démarche. Critique, de 1911 à sa mort en 1936, non seulement à La Nouvelle Revue française, mais aussi à la Revue de Genève, à L’Europe nouvelle, aux Nouvelles littéraires, à La Dépêche de Toulouse, Thibaudet a, tour à tour, abordé des sujets littéraires, historiques, politiques, le plus souvent à propos d’une publication récente, d’un événement marquant, d’un fait divers signi?catif. Dans La NRF, ses articles ont paru sous le titre générique de « Chronique de la littérature » ou « La Littérature », puis de « Ré?exions sur la littérature » et, à partir de 1928, de « Ré?exions » tout court, la politique prenant peu à peu autant de place que la littérature.
10C’est non pas lui-même, mais Jean Paulhan qui a réuni en quatre volumes, publiés de 1938 à 1941, la moitié, environ, des articles que Thibaudet avait donnés à La NRF, en les regroupant par genre : Ré?exions sur le roman (1938), Ré?exions sur la littérature (1938), Ré?exions sur la critique (1939), Ré?exions sur la littérature II (1941). Un cinquième volume, Ré?exions sur la politique, est resté à l’état d’intention.
11Or, Antoine Compagnon a repris et complété le travail de Paulhan en réunissant, dans un volume de la collection « Quarto » (Gallimard, 2007), la presque totalité des articles sur la littérature (201 sur 221) et, à la suite des Princes lorrains, de La République des professeurs et des Idées politiques de la France, un large choix des articles politiques (collection « Bouquins », Robert Laffont, 2007). L’ordre adopté, pour les articles sur la littérature, suit la chronologie ; les ré?exions sur la politique sont regroupées, également en suivant l’ordre chronologique, selon les périodiques qui les ont publiées. À première vue, les deux volumes forment un parfait diptyque, chacun étant consacré à l’un des deux centres d’intérêt de Thibaudet. Ce parti pris a le mérite de la simplicité et de la clarté. Peut-être fallait-il mettre un peu d’ordre dans la production foisonnante de Thibaudet. Peut-être la complexité et la richesse de sa pensée ont-elles, de ce fait, été passées au second plan. Quand il s’agit de faire redécouvrir un auteur, quand il s’agit de le faire apprécier par un public dépassant le cercle des spécialistes de la vie intellectuelle du premier tiers du xxe siècle, il faut savoir faire des sacri?ces. Cela n’empêche pas de ré?échir à d’autres solutions éditoriales possibles. Par exemple, à une édition chronologique des articles de Thibaudet, tous genres confondus.
12En effet, pour Thibaudet, politique et littérature ne sont pas seulement indissociables, elles s’interpénètrent et forment une seule et même façon de penser et de s’exprimer. Antoine Compagnon est le premier à le savoir et il l’a souligné au début du chapitre consacré à Thibaudet dans Les Antimodernes (Gallimard, 2005) : « En ce temps-là [dans l’entre-deux-guerres], on croyait encore que la condition humaine ne pouvait être comprise sans la littérature, qu’on vivait mieux avec la littérature, et la critique littéraire faisait ?gure de discipline souveraine, rendait légitime de parler de tout sans être spécialiste de rien » (p. 253). La littérature comme accomplissement de la vie humaine : il n’y a qu’en France que cette conception a cours. Un humanisme qui, sous cette forme, n’existe pas ailleurs et dont les origines remontent à la Renaissance, si ce n’est au-delà. La littérature française a ceci de particulier – et d’unique – d’entretenir tout au long de son histoire des rapports très étroits, d’attirance et de répulsion, avec le monde politique. Tantôt au service du pouvoir, tantôt dressée contre lui, elle n’est jamais indifférente à la chose publique, et son prestige moral et intellectuel n’est dans aucun autre pays comparable à celui dont elle jouit en France. D’où, sans doute, l’ambition de beaucoup d’acteurs de la sphère publique d’être auteur non seulement de livres d’actualité, mais d’essais philosophiques, de biographies, de romans, de poèmes. Au-dessus de l’ambition d’être président de la République, il y a celle d’être Maupassant !
13Si les hommes politiques, individuellement, n’ont, en ?n de compte, d’existence qu’en littérature, faut-il s’étonner de cette autre particularité française : une politique culturelle que la monarchie a transmise à la République et qui reste l’apanage de l’État au plus haut niveau ?
14Prestige des lettres, mais aussi responsabilité. La littérature n’est-elle pas, depuis les Lumières, soupçonnée d’in?uer sur le cours de l’histoire même ? « La France est dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau, la France est à terre, c’est la faute à Voltaire. » Cette chanson, à l’origine contre-révolutionnaire et que chante Gavroche dans Les Misérables, résume, de façon caricaturale, la prétendue emprise des lettres sur l’évolution historique.
C’est cette imbrication qui, en partie, explique que Thibaudet conçoit la littérature et la politique comme une unité. S’y ajoute la tradition spéci?quement française de la formation des élites telle qu’elle est pratiquée par la IIIe République et qui privilégie les langues anciennes et les lettres au détriment des langues modernes et des sciences. Ce sont les lettres classiques qui fournissent la grille de lecture pour le monde contemporain.
Ainsi, pour essayer de comprendre la Grande Guerre et d’en mesurer les conséquences pour l’histoire de l’Europe, Thibaudet s’adresse tout naturellement à Thucydide : c’est le parallèle avec la guerre du Péloponnèse qui lui permet de conceptualiser l’événement. Par ailleurs, pour comprendre la France du tournant du siècle, Thibaudet choisit des ?gures qui appartiennent à la fois à la littérature et à la politique, qui passent constamment de l’une à l’autre : Barrès, Maurras. Trente ans de vie française est un portrait intellectuel et moral de la France, qui relève de l’histoire culturelle.
Quelles conséquences éditoriales pourrions-nous être tentés de tirer de ce type de ré?exion ? De donner les articles de Thibaudet dans l’ordre strictement chronologique, tous genres confondus. Ainsi s’ajouterait aux articles « littéraires » de l’année 1925, par exemple, celui qui concerne le livre de lord Bryce sur Les Démocraties modernes et où il est souvent question non seulement de Montesquieu et de Tocqueville mais aussi de Montaigne, de Pascal, de Sainte-Beuve, sans parler de Barrès, de Maurras ou de Péguy ; et celui, intitulé « L’Européen », que Thibaudet a consacré à Jacques Rivière dans le numéro d’hommage que La NRF avait dédié cette année-là à son directeur ; et encore celui qui reprend L’Éloge du bourgeois français de René Johannet en se référant à Molière, à Flaubert, à Drieu La Rochelle. Ces textes auraient parfaitement pu voisiner avec ceux où il est question de Maritain, de Bergson, voire des surréalistes. Qu’on les lise dans l’ordre de leur publication : on ne sera pas gêné ni par un changement de ton ni par le passage d’un sujet à l’autre. La variété est dictée à Thibaudet par l’actualité. C’est d’elle qu’il rend compte dans sa diversité, ainsi dans cette « Ré?exion » de juin 1928 où il est question de La Trahison des clercs de Benda et du retour d’Ubu de Jarry. « Pour des raisons de cohérence thématique », nous dit Antoine Compagnon, le contenu de cette chronique a été réparti sur les deux volumes. La décision a le mérite de la cohérence, le but est de faciliter au lecteur l’approche des textes de Thibaudet. Mais puisque nous disposons de deux volumes complémentaires, ne nous interdisons pas la lecture croisée des chroniques de La NRF. C’est elle qui restitue l’idée que se faisaient Thibaudet et beaucoup de ses contemporains de la vie intellectuelle française. Ne faudrait-il pas aller plus loin encore dans le respect de la pure chronologie ? Nous ne le pensons pas. Thibaudet était aussi journaliste et il savait d’instinct que le support dicte le ton d’un article. Ainsi, il ne s’adresse pas aux lecteurs de La Dépêche de Toulouse de la même manière qu’aux lecteurs de La NRF ou de La Revue de Genève. C’est presque une question de courtoisie. Car Thibaudet est avant tout honnête homme.