Le Débat 2008/3 n° 150

Couverture de DEBA_150

Article de revue

Le mystère du développement

Pages 64 à 71

Notes

  • [*]
    Diplomate britannique, Robert Cooper est directeur du secrétariat du haut représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère, M. Javier Solana. Il est notamment l’auteur de La Fracture des nations. Ordre et chaos au xxie siècle (Paris, Denoël, 2004).
    Le présent article a paru initialement dans Prospect Magazine, février 2006.
  • [1]
    L’ouvrage, paru à Lima en 2000, a été traduit en français en 2005, chez Flammarion.
  • [2]
    Voir l’excellent livre de Matthew Lockwood, The State They’re In, Londres, ITDG Publishing, 2005.
  • [3]
    L’histoire de ces théories et de leurs échecs a été brillamment mise au jour par William Easterly dans The Elusive Quest for Growth, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2002.
English version

1Si les gouvernements se tiennent à leurs engagements, l’aide globale devrait atteindre quelque 125 milliards de dollars par an d’ici à 2010, soit une augmentation de 50 milliards de dollars par rapport à 2004 et un montant deux fois supérieur à celui alloué en 2000. L’Union européenne devrait livrer la moitié de cette augmentation à l’Afrique. Nous ne pouvons que nous en réjouir. Mais puisque nous allons consacrer tant d’argent supplémentaire à l’aide au développement, le moment est bien choisi pour nous interroger sur la nature exacte du développement et la façon d’utiliser au mieux tout cet argent.

2La première chose à comprendre est que l’argent ne crée pas le développement et ne rend peut-être même pas riche. Si l’argent créait le développement, l’Arabie saoudite et l’Angola seraient des pays développés. Si l’argent créait des sociétés riches, et non pas seulement quelques individus, le Nigeria serait riche. Les immenses quantités d’or extraites par l’Espagne des sols du Mexique et du Pérou, aux xvie et xviie siècles, semblent avoir marqué le début de son déclin plutôt que de sa modernisation. À cette époque d’apparente opulence, elle a été vaincue par la Hollande, un pays pauvre, dont la principale richesse était son peuple déterminé et enclin au commerce. Les Hollandais sont ainsi devenus l’un des tout premiers pays modernes et l’une des grandes puissances de cette période.

3Il s’ensuit que l’aide au développement à elle seule ne permet pas de se développer. Est-il au moins un pays dans lequel l’aide ait joué un rôle déterminant dans son développement ? La croissance explosive de la Chine ne doit rien au quelque 0,1 % de son pnb issu de l’aide étrangère. De même, la manne déversée sur le Mozambique et la Sierra Leone jusqu’à dépasser 50 % de leur pnb n’a en rien contribué à les développer.

4Le développement est un processus politique. Sans être tout à fait un oxymoron, l’expression « développement économique » est trompeuse. Elle concerne les résultats du développement, pas sa nature ni ses causes.

5Le développement implique de vastes transformations dans la société et dans la répartition des pouvoirs. Il s’agit là de bouleversements politiques. Les caciques tribaux, chefs de clans, leaders religieux et propriétaires terriens perdent le pouvoir au pro?t des entrepreneurs, des partis politiques, des représentants élus et, par-dessus tout, des individus. L’organisation d’un tel processus exige de l’habileté politique : s’il est trop rapide, il faut s’attendre à un retour de bâton de la part de ceux dont la position est menacée ; s’il est trop lent, l’élan qui porte les gens à croire en l’avenir et à prendre des risques est perdu.

6Le développement est aussi politique en un sens plus profond. En son cœur se tient la création de l’État. Il existe bien des différences entre les pays développés et ceux qui le sont moins, mais la plus palpable d’entre elles dépend toujours de la qualité de l’État. La plupart des programmes de développement se concentrent sur les infrastructures, les projets sociaux, la santé ou l’éducation. Il est certes souhaitable d’améliorer tous ces secteurs dans les pays en développement, mais les infrastructures ou le système de soins sont autant le résultat du développement que sa cause. Pour être pleinement pro?tables, ils doivent être fournis par un État ef?cace, payés par un système ?scal sain et gérés par des fonctionnaires honnêtes. Une économie moderne, dotée de bons services publics, est la preuve de l’existence d’un État moderne. Dépenser de l’argent dans les services publics a?n de promouvoir le développement revient à soigner le malade en ignorant les symptômes. Cela peut faire du bien, mais on ne pénètre pas le cœur du problème.

7La machine qui produit toutes ces bonnes choses est l’économie capitaliste. Nous pourrions admirer les Soviétiques d’avoir réussi à bâtir un système industriel de haut niveau en se passant du système capitaliste. Le prix qu’ils ont payé pour une entreprise aussi improbable a cependant été la ruine de presque tout le reste dans la société. C’est que l’économie capitaliste n’est pas seulement affaire d’économie. L’économie peut décrire comment fonctionne le système et guider les banques centrales et autres institutions à le réguler, mais l’essence de l’économie capitaliste réside dans le droit.

8Quand je me rends dans une banque et que je donne de l’argent à un parfait inconnu, je sais que je peux lui faire con?ance parce que j’ai des droits et que la banque a des devoirs. Chaque transaction que j’effectue est garantie par le droit contractuel, la protection du consommateur et la juridiction bancaire. Le fait de disposer d’un système juridique ?able, de juges intègres et d’une force publique qui protège le citoyen est essentiel dans presque tout ce que nous entreprenons. Nous sommes rarement conscients de ce que fait l’État pour que le système fonctionne, tant le pouvoir du droit imprègne nos codes de conduite quotidiens. Mais derrière chaque transaction se tiennent des tribunaux, la police et l’État. C’est ainsi que le commerce devient ?orissant et que les gens sont portés à investir.

9Dans son livre, Le Mystère du capital[1], Hernando de Soto montre comment les habitants des bidonvilles ont toutes les peines du monde à emprunter et à créer des entreprises par le simple fait qu’ils ne disposent pas de titres de propriété of?ciels. Ne pas avoir de titres revient à ne pas avoir de biens. La résolution du mystère du capital se trouve dans la loi. C’est l’État et son système juridique qui créent le capital et permettent au capitalisme de fonctionner.

10Imaginons un pays pauvre, doté d’un système juridique ef?cace, mais sans guère d’autres ressources. Quelqu’un ?nira bien par trouver le moyen de faire de l’argent. Au ?nal, ce pays a de grandes chances de devenir riche. Les exemples de ce type sont rares, mais Hong Kong n’en est pas très éloigné.

11Imaginons maintenant un pays généreusement pourvu de richesses naturelles, mais dont l’État et le système juridique sont défaillants. Inutile de préciser ce qui va se produire. Les exemples de ce type sont plus faciles à trouver, pour ne citer que le Nigeria, la Birmanie ou la République démocratique du Congo.

12Le développement est affaire de droit. C’est le droit qui nous permet de faire des affaires avec des inconnus et qui, en retour, engendre la division du travail accrue qui nous enrichit. C’est aussi la possibilité de faire des affaires avec des inconnus qui permet à l’individu de se libérer des cercles étroits de la famille, du village et de la tribu. Un tel affranchissement ne va pas sans ressentiments à l’égard de la civilisation, sans solitude ou dépression, mais qui sont le prix à payer pour la modernisation. Le développement concerne l’individu mais aussi l’État, puisque c’est lui qui établit le droit et édicte les lois qui rendent les hommes libres et permettent à l’économie de fonctionner.

13L’un des clichés les plus éculés concernant le développement est le suivant : « Donnez à un homme un poisson et vous le nourrirez pendant un jour ; apprenez-lui à pêcher et vous le nourrirez pour le restant de ses jours. » Il n’est pas suf?sant de savoir pêcher ; il faut aussi avoir le droit de le faire. Sans un quelconque système de droits de pêche, notre homme peut être évincé de son lac du jour au lendemain ou d’autres peuvent le rejoindre et épuiser la ressource.

14La fonction essentielle de l’État est de pourvoir à la res publica, autrement dit aux biens publics. Cela peut inclure les infrastructures, l’éducation ou les soins médicaux, mais aussi bien être apporté par un secteur privé convenablement régulé. Les biens publics indispensables, que seul l’État peut délivrer, sont les règles qui rendent possibles toutes les autres activités, à savoir le droit, et la sécurité physique qui le soutient, qui permet aux gens de vaquer à leurs affaires en toute tranquillité et d’être con?ants dans leurs concitoyens. La con?ance et la sécurité sont des produits de l’État. Les insurgés irakiens en savent quelque chose, qui prennent pour cible de leurs attaques les recrues de la police.

15Les guerres civiles qui ont ruiné tant de pays en développement ont pour objet l’établissement de l’État : qui va en prendre le contrôle et quel en sera le caractère ? En un sens, elles participent au processus de développement. Plus exactement, les accords qui permettent d’y mettre ?n sont le prélude au développement. Un accord durable, engendrant un État stable, est un préalable. Tant que de telles conditions ne sont pas remplies, il est impossible d’envisager le moindre développement. Personne n’investira à long terme dans un pays soumis au risque de guerre civile. Bien que souhaitable en soi, mettre un terme à la guerre n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est de créer les conditions d’une paix réelle et durable, et cela passe par la création d’une vraie nation.

16Sécurité et développement sont liés de façon inextricable. Il doit être clairement af?rmé que la construction d’une nation implique celle d’une armée nationale. C’est pourquoi il est si étrange que l’aide au développement soit strictement cantonnée au secteur civil. L’assistance militaire ne peut être incluse dans les statistiques de l’aide de l’ocde, par exemple, et la Banque mondiale n’a pas le droit de proposer des prêts qui contribuent à développer les moyens militaires. Cela conduit à des situations pour le moins ridicules, dans lesquelles les donateurs fournissent les camions qui transportent les troupes ou les tentes qui les abritent, mais ne peuvent aider à leur entraînement ou à leur équipement.

17Si la fonction essentielle des États est de pourvoir aux biens publics, il s’ensuit que la corruption est un enjeu crucial. La corruption désigne l’exploitation de la puissance de l’État à des ?ns privées. Tous les États connaissent un certain degré de corruption, mais cela n’empêche pas la plupart d’entre eux de fonctionner. En revanche, dès lors que l’activité première des fonctionnaires ou de leurs maîtres politiques concerne leur bien-être privé plutôt que le bien public, on ne peut plus parler d’État. Certains États africains ont été décrits comme « néo-patrimoniaux [2] », c’est-à-dire mis au service des amis et de la famille. De telles organisations, dans lesquelles le monopole de la violence est utilisé pour exploiter le peuple, ne sauraient être quali?ées d’États modernes. Avant l’apparition de la modernité, cela s’est produit fréquemment. Dans les États modernes, cette situation caractérise le crime organisé. Chaque fois, les États exploiteurs incarnent le contraire du développement.

18L’une des choses qui donnent au développement son caractère politique tient à ce qu’il s’agit d’un processus collectif. La modernisation implique la création de communautés, laquelle implique à son tour le sens du bien commun. Même si la modernisation a pour effet premier de libérer l’individu des entraves familiales, religieuses et communautaires, elle procède en établissant une nouvelle société et une communauté plus large, fondée sur le droit.

19Dans la plupart des pays développés, cet esprit collectif a pris la forme du nationalisme. À un moment donné du processus de développement, l’individu a été appelé à sacri?er son intérêt privé au bien commun. Les entrepreneurs japonais du xixe siècle auraient pu investir pro?tablement leur argent à Wall Street plutôt que dans l’économie japonaise, mais cette idée ne les a pas ef?eurés. Leur priorité était de laver le Japon de l’humiliation de se trouver aux mains de l’Occident. Ce sentiment national a rassemblé les Japonais d’alors en un groupe soudé, dans lequel chaque individu s’identi?ait à cet engagement, qu’il ressentait au plus profond de lui-même.

20Cet élément collectif du développement est une réalité aussi bien économique que politique. Il n’y a rien de bon à ce qu’un individu devienne moderne par lui-même. Vous ne pouvez être moderne que dans une société moderne. Si vous vous préparez à devenir comptable ou avocat – deux professions clés d’une société développée –, vous ne pourrez exercer votre métier que dans un contexte de lois et de règles comptables qui donneront tout leur sens à votre talent et à votre moralité. Le développement s’adresse non aux individus mais aux sociétés, et ces dernières doivent le vouloir collectivement. Ce qui se produit lorsque cette volonté est individuelle au lieu d’être collective est trop visible autour de nous.

21La revue Prospect indiquait récemment qu’il y avait plus de docteurs éthiopiens exerçant à Chicago qu’en Éthiopie. En Sierra Leone, un hôpital entier est dirigé par Médecins sans frontières, tandis que quantité d’excellents médecins originaires de ce pays travaillent en Grande-Bretagne. Un rapport du pnud (Programme des Nations unies pour le développement) sur le monde arabe pointe le fait que la principale ambition des jeunes hommes des pays arabes est de vivre à l’étranger s’ils le peuvent.

22Les hommes et femmes qui ont bâti le Japon moderne n’auraient jamais pensé de la sorte ni fait passer des buts personnels avant ceux de la nation. Le développement entraîne des sacri?ces personnels pour le plus grand nombre et exige en conséquence d’avoir le sens de l’intérêt supérieur de la communauté. Cela vaut pour les docteurs, qui décident de rester au pays en acceptant des salaires très inférieurs, comme pour les fonctionnaires de l’État, dont la loyauté envers le projet national implique de refuser les pots-devin. Si ce genre de personnes est en nombre suf?sant, de tels engagements envers la nation peuvent devenir la valeur phare de la société.

23Historiquement, le développement et la modernisation ont toujours été inséparables du nationalisme. La modernisation de l’Europe, aux xixe et xxe siècles, a surgi au sein du processus de création des nouveaux États et de la poussée du sentiment national dans les anciens. L’Allemagne, les Pays-Bas et le Japon racontent tous cette histoire chacun à sa manière, de même que la Chine aujourd’hui. Le nationalisme peut se révéler une force positive comme négative. La faiblesse du sentiment national – pour ne rien dire de l’absence d’enracinement de l’idée même de nation – peut être considérée comme un des facteurs qui empêchent aussi bien l’Afrique que le monde arabe de progresser.

24Peut-être est-il plus dif?cile d’être nationaliste aujourd’hui qu’autrefois. Non seulement le nationalisme est passé de mode, mais les séductions de l’individualisme sont beaucoup plus importantes. Nos sociétés post-nationales et post-modernes sont plus ouvertes aux médecins éthiopiens et aux intellectuels japonais qu’elles ne l’étaient il y a cent ans. Nous offrons des opportunités aux individus dynamiques. Dans le passé, du fait de l’ostracisme dont ils étaient l’objet à l’étranger, ces mêmes individus pouvaient se sentir poussés à rentrer dans leur pays pour y promouvoir la modernisation. Si la mondialisation constitue un frein au développement, cela n’est pas tant dû à la puissance des compagnies commerciales qu’à l’existence de sociétés de plus en plus ouvertes, qui offrent des perspectives attractives à ceux qui, sans cela, pourraient contribuer à moderniser leur pays.

25La nature politique du développement explique aussi pourquoi l’aide n’y contribue en rien. Il est dif?cile à des étrangers d’intervenir dans la vie politique d’autres sociétés. À l’image de la poésie, la politique est intraduisible. Les ingérences extérieures échouent non parce qu’elles sont mal conçues – bien que cela se produise aussi –, mais parce qu’elles émanent de l’extérieur. Les cadres dirigeants qui conduisent le changement dans la société ne peuvent provenir de l’étranger. Les compromis constitutionnels nécessaires à la création d’un État viable ne peuvent non plus être conclus ni négociés par des étrangers. Ces derniers ne peuvent davantage mobiliser la volonté nationale collective, qui permet seule de surmonter ensemble les dif?cultés. Toutes ces questions sont éminemment politiques, et le sens même de la politique est que les réponses viennent de l’intérieur.

26La théorie du développement a connu toute une série d’évolutions depuis ses premières formulations. Dans les années 1950, l’Angleterre et la France estimaient que leurs possessions en Afrique leur serviraient d’atouts. Le Groundnut Scheme, un plan de développement grandiose de la culture mécanisée de l’arachide au Tanganyika, dans le centre de la Tanzanie, était censé combiner les miracles du management moderne et de la margarine. Au cours des années 1960, à mesure que les empires s’évanouissaient, des théories furent échafaudées pour expliquer comment les pays nouvellement indépendants pourraient réaliser le « décollage » prophétisé par W. W. Rostow dans Les Étapes de la croissance économique. À différentes époques, les modes se sont succédé, prétendant régler le problème des prix des marchandises, encourager l’investissement, réduire la croissance de la population, restructurer les économies, éliminer le poids de la dette, encourager le développement rural, etc. Le « Grand Bond en avant » de Mao en était l’équivalent communiste. Toutes se présentaient comme des potions magiques, mais aucune n’a conduit au « décollage » [3].

27L’idée de décollage n’en reste pas moins attirante, même si cela ne se passera sans doute pas de la même façon partout. Le processus a été très lent pour des pays tels que la Grande-Bretagne, qui étaient en train d’inventer l’industrialisation, mais on constate bel et bien des explosions d’énergie dans l’histoire de certains pays lorsqu’une nation parvient à se rassembler dans un élan collectif vers le changement. Cela s’est produit en Allemagne et au Japon il y a un siècle, et c’est encore le cas de la Chine et de l’Inde aujourd’hui. Le défaut des théories économiques vient de ce qu’elles tentent de trouver un moyen mécanique d’induire cette naissance alors que la clé du problème réside dans les mystères de la politique et du leadership.

28De nos jours, la vogue est à la « gouvernance » et à l’« appropriation » (ownership). La gouvernance renvoie à l’idée que le développement exige une administration décente et pas trop corrompue. Pour sa part, la notion d’appropriation, ou prise en charge locale, part du principe que rien ne peut marcher si le peuple concerné n’y croit pas ou ne le veut pas. Ces deux mots à la mode reconnaissent à demi la nature politique du développement, mais omettent l’ingrédient vital de la responsabilité politique. De ce fait, l’appropriation semble souvent signi?er que les destinataires de l’aide devraient vouloir, ou prétendre vouloir, ce que les donateurs veulent qu’ils veuillent… Il s’agit là d’une reconnaissance implicite du fait que la conditionnalité n’a pas vraiment marché.

29Il est toujours dif?cile de forcer les gens à faire des choses contre leur gré, même avec des incitations ?nancières à la clé. Dans bien des cas, ils prennent l’argent et oublient les conditions. Près de la moitié des programmes du fmi et de la Banque mondiale ?nissent ainsi par être renégociés. Dans le cas singulier de l’Argentine, non seulement le pays a oublié les conditions, mais il s’en est plutôt bien sorti. L’appropriation n’est rien d’autre qu’une assomption anémique de ce que les peuples doivent décider ce qu’ils veulent pour eux-mêmes, et la gouvernance une version anémique de la politique. Ni l’une ni l’autre ne se révélera une panacée. Ce qu’il faut, c’est un processus politique impliquant les pauvres, pas les donateurs. Les peuples se développent eux-mêmes ; le monde extérieur ne peut le faire à leur place.

30Il est étrange de constater que nous ne nous penchons guère sur notre propre histoire quand nous considérons le développement. L’accroissement progressif des taux de croissance européens au cours des deux derniers siècles est l’exact re?et de celui de l’État. L’élimination graduelle de la pauvreté re?ète de même la montée en puissance du pouvoir politique parmi les pauvres. Pour chacun d’entre nous, l’État a commencé avec l’établissement d’une autorité unique et l’instauration progressive du droit. La santé et l’éducation ne sont venues qu’ensuite. Dans tous les cas, ces processus étaient développés localement, même si chaque pays apprenait de ses voisins. L’Angleterre a appris de la Hollande, Voltaire a raconté ce qu’il a trouvé en Angleterre, les réformateurs allemands ont admiré l’État français, etc. Plus récemment, le Japon de l’ère Meiji a copié les institutions européennes, tandis que d’autres pays asiatiques copiaient le Japon.

31Dans un contexte aussi peu engageant, à quoi devrions-nous consacrer les fonds de l’aide ? Cela ne ferait pas de mal de commencer par un peu de réalisme et de modestie. Nous ne pouvons inciter au développement avec de l’argent. Si nous voulons vraiment aider au développement, le seul moyen est de trouver un pays qui a choisi de se développer et de l’y aider en accord avec ses choix et programmes. (Ce serait là, à proprement parler, de l’« appropriation ».) Dans un tel cas, il y aurait de grandes chances que l’argent fût bien dépensé, puisqu’il existerait au moins une certaine forme d’État, dotée d’une certaine légitimité, pour organiser les programmes. Un gouvernement y serait généralement capable de trouver des projets conformes aux dispositions du prêteur. Il pourrait consacrer l’argent ainsi économisé à des tâches moins glorieuses, comme l’indemnisation des perdants du processus de développement ou les négociations avec les seigneurs de la guerre, de la terre et des Églises, s’ils venaient à se mettre en travers du chemin.

32De tels pays ont moins besoin d’aide dans la mesure où ils sont à même d’attirer l’investissement privé, mais ils ont tout de même d’immenses besoins en matière d’infrastructures et d’éducation ou pour créer une fonction publique décente. Les prêts à faible taux restent certainement utiles, pour peu que les prêteurs ne commencent pas à empoisonner le monde. Il n’en reste pas moins que le signe que l’Inde, pour ne citer qu’elle, a réellement entamé son développement est qu’elle a commencé à refuser l’aide.

33Aider des pays dans lesquels un gouvernement légitime travaille au nom du peuple n’est pas bien compliqué. Les problèmes commencent avec les pays où l’État est faible ou n’existe que pour prendre soin de ceux qui le contrôlent.

34Il est extrêmement dif?cile de dépenser l’argent à bon escient dans des pays lointains où l’on ne peut faire con?ance à l’État. Donnez de l’argent pour aider les affamés, et vous risquez de ruiner les agriculteurs locaux. Proposez des prêts bon marché, et vous risquez de conduire tout le système bancaire à la banqueroute. Donnez l’argent aux gouvernements, et vous risquez d’encourager la corruption et le corporatisme. Vous préférez vous concentrer sur la justice et la sécurité a?n de tenter de bâtir un État ? Mais comment vous assurer de la loyauté des soldats, de l’honnêteté des juges et de la légitimité des gouvernements ? Si vous travaillez dans un État défaillant, il faut vous attendre à des résultats également défaillants.

35L’école « humanitaire » estime que nous pouvons échapper à ce dilemme en aidant directement les institutions locales. Mais une fois que vous avez décidé d’intervenir dans un pays, il n’y a pas d’échappatoire à la politique. La question du destinataire des ressources (au demeurant peu abondantes) étant une question politique, les donateurs de l’aide ne peuvent éviter les choix politiques. « Ne pas causer de tort » est une bonne règle. Nous pouvons toujours l’essayer, mais ce n’est pas facile.
Des initiatives telles que celles du mouvement Make Poverty History ou de l’ong Millennium Development Goals sont positives en ce qu’elles élèvent la conscience et mobilisent des ressources. Mais nous ne ferons pas de la pauvreté de l’histoire ancienne par nos seuls efforts. La pauvreté ne peut être éliminée que par la création d’États qui fonctionnent, et cela, seules les nations pauvres elles-mêmes peuvent le faire. Nous devrions aider celles qui sont engagées dans cette voie et nous résoudre davantage à dépenser de l’argent pour faire marcher les solutions politiques et celles relatives à la sécurité. Nous devrions aussi admettre que, pour l’essentiel, nous donnons de l’aide non au développement, mais à seule ?n d’atténuer les conséquences du non-développement. L’objectif d’aider les pauvres à survivre, si possible avec dignité, est charitable. Il n’y a rien de mal à cela.
Il n’est pas en notre pouvoir de transformer les pays pauvres. Nous devrions en ?nir avec nos nostalgies impériales, pas tant parce qu’elles sont moralement condamnables, d’ailleurs, que parce que l’impérialisme ne marche pas. Il y a encore bien des choses à entreprendre pour rendre la vie des gens moins dure et moins violente. Il est généralement possible de trouver des individus entreprenants, doués du sens du bien public et dévoués à leur pays, et nous pouvons travailler avec eux. Il n’y a peut-être rien à tirer d’un ministre de l’Éducation, mais il reste quantité de professeurs qui veulent le meilleur pour les enfants ; des juntes militaires écœurantes peuvent parfois avoir des ministres de la Santé acceptables ; des gouvernements centraux peuvent être corrompus, mais il reste un sens de la solidarité tapi dans les villages.
Si l’aide n’apporte pas le développement, cela ne signi?e pas qu’elle ne produise pas de valeur : 60 % des Africains boivent désormais une eau propre, alors qu’ils n’étaient que 25 % en 1970. Le taux de scolarisation dans le secondaire est passé dans le même temps de 5 % à 30 %. Les campagnes de vaccination ont presque éradiqué la variole et la polio. Les routes stimulent le commerce. Les projets de microcrédit transforment la vie d’un nombre incalculable de femmes. Ici et là, nous avons aidé à arrêter la guerre et à reconstruire la société. Même dans les pays où les conditions locales, notamment un État corrompu, ne permettent pas de dépenser l’argent utilement, nous devons nous souvenir qu’il est plus rentable de dépenser l’argent, même sans réelle ef?cacité, pour les plus pauvres parmi les pauvres, plutôt que de l’ajouter à nos excédents de pays riches.
Lorsque les conditions du développement ne sont pas réunies, nous devrions privilégier l’aide directe aux gens plutôt que la transformation des États, des sociétés et des économies. La charité est comme le con?nement. Si nous ne pouvons résoudre les grands problèmes, au moins pouvons-nous tenter de protéger les gens des pires effets du non-développement. Nous sommes en outre capables de préparer un peu le terrain. Si les gens deviennent progressivement plus forts, mieux éduqués et en meilleure santé, quelque part l’étincelle de la modernité peut prendre, et il n’est pas interdit d’espérer qu’ils fassent de leur pays un pays développé.
Qu’est-ce que le développement ? La réponse à cette question n’est pas si différente de celle d’Emmanuel Kant à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? » C’est la tentative de l’homme d’échapper à la dépendance volontaire. La différence est que les lumières sont affaire personnelle et intellectuelle, alors que le développement est tout entier collectif et politique.
Traduit de l’anglais par Olivier Salvatori.


Date de mise en ligne : 01/11/2010

https://doi.org/10.3917/deba.150.0064

Notes

  • [*]
    Diplomate britannique, Robert Cooper est directeur du secrétariat du haut représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère, M. Javier Solana. Il est notamment l’auteur de La Fracture des nations. Ordre et chaos au xxie siècle (Paris, Denoël, 2004).
    Le présent article a paru initialement dans Prospect Magazine, février 2006.
  • [1]
    L’ouvrage, paru à Lima en 2000, a été traduit en français en 2005, chez Flammarion.
  • [2]
    Voir l’excellent livre de Matthew Lockwood, The State They’re In, Londres, ITDG Publishing, 2005.
  • [3]
    L’histoire de ces théories et de leurs échecs a été brillamment mise au jour par William Easterly dans The Elusive Quest for Growth, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2002.

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