Le Débat 2008/3 n° 150

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Article de revue

La fin du moment démocratique ?

Pages 52 à 63

Notes

  • [*]
    Zaki Laïdi est directeur de recherches au Centre d’études européennes (Sciences-Po). Il a récemment publié La Norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne (Paris, Presses de Sciences Po, 2005) et, avec Gérard Grunberg, Sortir du pessimisme social. Essai sur l’identité de la gauche (Paris, Hachette-Littérature/Telos, 2007).
  • [1]
    Adam Przeworski, « Minimalist Concept of Democracy : A Defense », in Democracy’s Values, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
  • [2]
    Cf. sur ce point Jean-Noël Ferrié, « The Uncertainties of Democratic Promotion in Afghanistan », in Zaki Laïdi (éd.), EU Foreign Policy in a Globalized World, Londres, Routledge, 2008.
  • [3]
    Cité dans Mark Danner, « Iraq : The War of Imagination », New York Review of Books, 21 décembre 2006.
  • [4]
    Par référence à Carl Schmitt pour qui l’essence du politique repose sur une distinction fondamentale entre l’ami et l’ennemi. La politique américaine a toujours été construite autour de cette polarité, à la différence de l’Europe qui l’a toujours évacuée. Cf. Zaki Laïdi, La Norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.
  • [5]
    Le réalisme renvoie à une interprétation des relations internationales qui ne pense les rapports mondiaux qu’au travers des rapports entre États qui seraient mus par des intérêts stables et toujours conflictuels avec ceux des autres. Il juge les arrangements institutionnels entre États peu utiles à la régulation de leurs rapports.
  • [6]
    Ce point est bien développé par Bob Woodward, State of Denial. Bush at War. Part III, New York, Simon and Schuster, 2006.
  • [7]
    Il faut néanmoins dire et répéter, à l’adresse de nos élites qui se targuent de « bien comprendre » le monde musulman, que les différences entre « laïcs » et islamistes sont bien plus faibles qu’on ne le croit. Voir dans les régimes laïcs des héritiers du Petit Père Combes alors qu’en fait, dans tous ces pays, l’islamisation de la société a été le plus souvent tolérée, voire encouragée par des gouvernements dits laïcs, est pour le moins cocasse. Cela pouvait à la rigueur avoir un sens quand, à Bagdad, les militaires prenaient le pouvoir en 1958, un 14 Juillet, en brûlant le Coran. Mais cette laïcité dure a totalement disparu dans le monde arabe et musulman. Si, par ailleurs, la légitimité divine était le facteur discriminant, les régimes jordanien et marocain seraient islamistes. À l’inverse, le Hamas serait laïc puisque intronisé par les élections. Mieux vaut donc se déprendre de ces classifications qui obscurcissent la réalité plutôt qu’ils ne la clarifient.
  • [8]
    Cf. Henry Laurens, Les Origines intellectuelles de l’expédition d’Égypte. L’orientalisme islamisant en France (1698-1798), Istanbul, Éd. Isis, et Paris, Association pour le développement des études turques, 1987.
  • [9]
    Il faut lire l’ouvrage passionnant de John Dower consacré à l’occupation américaine au Japon et à l’implantation consécutive de la démocratie. Embracing Defeat. Japan in the Wake of WWII, Norton Press, New York, 1999.
  • [10]
    Juan Linz et Alfred Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1996, p. 19.
  • [11]
    Arend Lijphart, « Consociational Democracy », World Politics, janvier 1969.
  • [12]
    Adam Przeworski, Democracy and the Market : Political and Economic Reforms in East Europe and Latin America, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
  • [13]
    Le premier parce qu’il a coupé un certain cordon ombilical avec l’Islam ; le second parce qu’il a eu l’intelligence de laisser la minorité chinoise créer la richesse, quitte à la redistribuer à une majorité malaise et musulmane parfaitement rentière.
  • [14]
    Ce biais a été accentué sous Jacques Chirac par la gestion des rapports franco-arabes sur une base interpersonnelle prononcée, comparable à celle tissée avec les États africains. Il semble toutefois peu probable que son successeur rompe avec cette pratique. On ne peut même pas exclure qu’elle s’aggrave pour qui observe sa gestion interpersonnelle de la politique intérieure.
  • [15]
    Par référence à la conférence euro-méditerranéenne de Barcelone de 1995.
  • [16]
    Le retour explicite au « réalisme » a été reconnu par le nouveau secrétaire américain à la Défense : International Herald Tribune, 12 février 2007.
  • [17]
    Roland Paris, « Bringing the Leviathan Back in : Classical Versus Contemporary Studies of the Liberal Peace », International Studies Review, 2006, pp. 425-440.
  • [18]
    Chetan Kumar, « Sustainable Peace as Sustainable Democracy : The Experience of Haïti », IPC, n° 4, 1999, p. 382.
  • [19]
    Robert Hayden, « Democracy Without Demos ? The Bosnian Constitutional Experiment and the International Construction of Non Functioning States », East European Politics and Societies ; www.sagepublciations.com.
  • [20]
    Inaugural Speech, cité ibid.
  • [21]
    David Chandler, « Back to the Future ? The Limits of Neo-Wilsonian Ideals of Exporting Democracy », International Studies Review, 2006, p. 480.
  • [22]
    Cf. Roland Paris, « Peacebuilding and the Limits of Liberal Internationalism », International Security, vol. 22, automne 1997, pp. 54-89.
  • [23]
    David Chandler, « The Problems of Nation-Building. Imposing Democratic Rule from Above », Cambridge Review of International Affairs, octobre 2004.
  • [24]
    Michael Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? », World Politics, avril 2001.
  • [25]
    Hazem Beblawi et Giacomo Luciani (éd.), The Rentier State, Londres, Croom Helm, 1987.
  • [26]
    Les travaux de Luis Martinez sur l’Algérie ont montré combien la guerre civile a permis au pouvoir militaire de maquiller des destructions de réalisations économiques en opérations terroristes alors que, le plus souvent, ces opérations devaient permettre de détruire la production locale pour favoriser les produits importés. Voir La Guerre civile en Algérie, Paris, Karthala, 1998.
English version

1Depuis la chute du mur de Berlin, le monde a pu vivre dans l’idée ou l’illusion que la vague démocratique lancée par l’effondrement de l’Union soviétique était si puissante qu’elle en deviendrait irréversible. Penser la politique se réduisait ainsi à penser la démocratie.

2Certes, la définition même de la démocratie n’a jamais été clarifiée. Mais cette imprécision a plutôt servi que gêné sa légitimité dans la mesure où elle autorisait tous les usages et toutes les interprétations. Le plus souvent, d’ailleurs, c’est à l’idée très procédurale d’élections libres ou concurrentielles que la définition minimale de la démocratie s’en est tenue. Adam Przeworski la définissait comme le droit ouvert aux citoyens de changer les dirigeants par la voie des urnes sans contrainte [1]. Et, de fait, lorsqu’on observe, même de façon superficielle, la vie politique mondiale, force est de constater que jamais les élections concurrentielles n’ont été si nombreuses à travers le monde, même s’il y a beaucoup à dire sur leur régularité ou leur exercice sans contrainte. Jamais les partis n’ont été si nombreux. Au point que l’on pourrait établir une corrélation négative presque parfaite entre la maturité démocratique des États et le nombre de partis politiques qui y fleurissent. Autrement dit, moins la tradition démocratique est assurée, plus la pléthore de partis est garantie. Les États-Unis ne comptent que deux grands partis, le Nigeria une bonne centaine.

3Aujourd’hui, près de vingt ans après la chute du mur de Berlin, que reste-t-il de tout cela ? Plusieurs réponses sont possibles.

4La première consisterait à voir dans cette « effervescence démocratique » une pure et simple illusion de l’Occident. Victime de son incorrigible universalisme, il assisterait au développement de situations complexes où la « démocratie », devenue la novlangue du système international, serait habilement parlée par les élites locales préférant donner le change à l’Occident qu’encourir ses foudres. Ces « démocraties » n’auraient de démocratie que le nom et ne feraient que prolonger, voire aggraver, inégalités sociales et prédation économique.

5La seconde, qui n’est pas totalement contradictoire avec la première, inviterait à prendre cette réalité plus au sérieux. Naturellement, les manipulations politiques de la démocratie sont légion et non l’exception. Mais, en même temps, il est inexact d’en conclure que le message démocratique ne fait aucun sens localement. Bien au contraire, l’universalisation du message démocratique s’accompagne d’encodages locaux qui n’ont, bien entendu, pas grand-chose à voir avec ce que l’Occident en attend, mais qui, simultanément, expriment une réalité locale. Il est par exemple difficile de voir dans les débats du Parlement afghan un modèle de démocratie jeffersonienne. Mais il est simultanément très difficile d’affirmer que les débats au sein de ce parlement n’ont rien à voir avec la démocratie [2]. En réalité, l’illusion de l’Occident n’est pas la croyance en une possible universalisation de la démocratie, mais l’espoir que la démocratie rende ses adeptes plus proches de lui ou de ses intérêts. Or les exemples du Hamas palestinien ou du Hezbollah libanais montrent que des partis élus démocratiquement ne sont pas forcément pro-Occidentaux. Et c’est cette découverte bien tardive et bien naïve qui incite ce même Occident à se montrer prudent.
Quoi qu’il en soit, notre propos est différent. Parce qu’il refuse aussi bien la « téléologie démocratique » prétendument anti-ethnocentrique des États-Unis que le culturalisme éculé des élites politiques françaises (« on n’a pas à exporter nos valeurs »), il cherche à saisir ce que nous appelons ici la « rétraction » démocratique. Par rétraction démocratique, il faut entendre non pas le recul de la démocratie en tant que telle, mais son essoufflement en tant que Zeitgeist du système international. La démocratie n’est plus forcément au cœur du temps mondial et cela pour quatre séries de facteurs concomitants :

  • l’échec américain en Irak ;
  • la difficulté à trouver en terre d’islam des démocrates au milieu de tant d’autocrates et de théocrates ;
  • l’incapacité des Occidentaux à implanter la démocratie dans des sociétés au dèmos faible ou inexistant ;
  • la position de force des pays pétroliers qui sont, dans leur quasi-totalité, des régimes rentiers et qui n’ont pas d’intérêt à ouvrir le jeu politique ou à céder aux pressions internationales.

L’effet irakien

6On ne reviendra pas en détail sur les causes et les conséquences de cette guerre qui n’est pas encore finie. Mais on peut dire qu’elle exerce d’ores et déjà une influence décisive sur les perspectives de la démocratie en raison de l’importance de son « effet de démonstration ».

7L’idée d’envahir un pays de taille significative pour y établir un régime politique conforme aux attentes de l’envahisseur n’a jamais été mise en œuvre. La démocratisation de l’Allemagne et du Japon fut la conséquence d’une guerre où les États-Unis avaient été agressés. La guerre du Vietnam ne fut pas à proprement parler une invasion, mais une entreprise d’endiguement du communisme en Asie, destinée à montrer à l’urss et à la Chine, après l’affaire des missiles de Cuba, que les États-Unis étaient décidés à maintenir leur politique de containment définie par George Kennan après la Seconde Guerre mondiale.

8En Europe, le containment allait de pair avec la restauration de la démocratie. Ailleurs, il s’en passa bien volontiers. Qui plus est, en Iran, au Guatemala, au Chili, les États-Unis n’ont jamais hésité à renverser des régimes démocratiquement élus dès que ceux-ci menaçaient leurs intérêts ou l’idée qu’ils s’en faisaient.

9Entre le Vietnam et l’Irak, il y a toutefois un point commun : la volonté de prouver, à travers une action militaire spectaculaire et de grande ampleur, que les États-Unis restent bel et bien les maîtres du monde, après avoir subi une blessure : celle des missiles de Cuba en 1962, puis celle du 11 Septembre. C’est le 11 Septembre et lui seul qui a permis la guerre en Irak. Comme l’explique Henry Kissinger, dont on sait qu’en tant que réaliste il n’a jamais beaucoup prisé l’exportation de la démocratie, l’intervention en Irak était destinée à démontrer à ceux qui avaient humilié les États-Unis que ceux-ci pouvaient humilier leurs ennemis encore davantage [3]. On pourra certes rétorquer que le 11 Septembre n’est pas né en Irak et que l’intervention américaine en Afghanistan avait précisément pour but de laver l’affront qu’il représentait. Sauf que, comme l’explique le même Kissinger, l’Afghanistan ne suffisait pas. Ce n’était pas un cas assez spectaculaire pour manifester la détermination de l’Amérique blessée. Le rapport de force était trop asymétrique. Or, l’Amérique avait besoin de se repenser en termes radicalement schmittiens pour se régénérer [4]. Et pour cela, il lui fallait un ennemi à sa mesure. Un ennemi étatique d’abord. Un ennemi qui puisse servir d’exemple, mais dont la « mise à mort » ne devait présenter aucun risque majeur. La dangerosité de l’ennemi devait apparaître suffisamment grande pour crédibiliser la puissance américaine, mais il devait être suffisamment vulnérable pour garantir un succès sans risque.

10Il serait pour autant trop simple de ne voir la démocratie que comme un habillage grossier destiné à masquer une intentionnalité plus maligne. L’idéal jeffersonien fait partie de l’adn politique des États-Unis. Que celui-ci ait été souvent sacrifié, perverti et massivement instrumentalisé ne fait aucun doute. Mais nier qu’il participe de la vision américaine du monde serait une profonde erreur. C’est une des raisons pour lesquelles les interprétations purement réalistes du monde n’ont jamais été totalement convaincantes [5].

11Pourquoi donc « l’exportation de la démocratie » en Irak a-t-elle échoué à ce point ? D’abord, parce que l’impératif de rétablir la crédibilité des États-Unis dans le monde primait sur toute autre considération. Tout devait tendre vers cet objectif. Au demeurant, le principal architecte de la guerre, Donald Rumsfeld, avait publiquement annoncé, avant même le début des hostilités, que les États-Unis ne chercheraient en aucune façon à s’éterniser en Irak pour faire du nation building[6]. Il fallait frapper et partir. Mais au sein même du département de la Défense, son adjoint, M. Wolfowitz, se fit le théoricien de la démocratie par la force. Pour lui, l’effet de démonstration devait jouer de deux façons : rétablir la crédibilité stratégique des États-Unis et créer un effet de démonstration en direction du monde arabe et musulman. Il fallait faire peur aux adversaires politiques des États-Unis au Proche-Orient, et inquiéter aussi les régimes arabes suspectés de nourrir le terrorisme moins par volonté politique que par incurie. Le fait que les terroristes étaient originaires de deux pays arabes alliés de Washington (Égypte, Arabie saoudite) constitua un trouble considérable pour les États-Unis car cette réalité n’était pas schmittienne. L’Égypte, l’Arabie saoudite et le Pakistan étaient des « amis » qui abritaient des « ennemis ». En intervenant en Irak, l’Amérique espérait ainsi détruire ses ennemis, intimider ses faux amis et mettre en selle ses vrais amis (les démocrates). En accédant à la démocratie, l’Irak était censé non seulement surmonter toutes ses difficultés, mais aussi contribuer à la solution d’autres problèmes, comme le problème israélo-palestinien. Puisque les pays arabes ne sont pas démocratiques et que tous les pays arabes sont opposés à Israël, démocratisons les pays arabes pour régler le conflit israélo-palestinien. Comme tout syllogisme, celui-ci avait sa cohérence. Sauf qu’il prêtait à la démocratie une capacité qu’elle n’a précisément pas : celle de pouvoir régler un problème national. De surcroît, l’Amérique n’a, dans cette région, que bien peu d’amis. Or, pour reconstruire un monde schmittien, il faut non seulement avoir des ennemis (la région en regorge), mais aussi des amis.

12Faute, donc, de les trouver, l’Amérique se décida à les fabriquer. Cette invention prit alors deux formes. Une forme bureaucratique et une forme idéologique. La forme bureaucratique consista, de manière très classique, à préparer l’arrivée au pouvoir de petits noyaux présentant une triple caractéristique : être chiites – condition indispensable à toute légitimation d’un nouveau pouvoir – et être laïcs, non pas au sens français mais musulman du terme : des dirigeants considérant l’islam comme religion d’État mais ne tirant pas leur légitimité officielle de Dieu [7]. Et, en plus, être tributaires du soutien américain.

13On commença donc par fabriquer des amis. Mais il fallut aussi en inventer. C’est là que l’idéologie jeffersonienne exerce son plein effet. L’ami inventé est au fond celui qui surgit spontanément à la chute du tyran. Puisque Saddam Hussein était un tyran et que, dans son immense majorité, le peuple irakien souhaitait le renverser, celui qui libérerait le pays deviendrait mécaniquement l’ami du libéré. Qui peut refuser la liberté ? Qui pourrait ne pas rendre grâce à celui qui le libère de la tyrannie ? « Nous apportons à un peuple une liberté qu’il ne peut refuser tant est forte l’oppression qui pèse sur lui. » Cette phrase, qui aurait pu être prononcée par George W. Bush, le fut en fait par Bonaparte pendant la campagne d’Égypte, qui présente avec l’affaire irakienne de fascinantes similarités [8]. Une fois libérés de la tyrannie, les Irakiens choisiraient la démocratie. Furent alors convoqués, à l’appui de ce simplisme déroutant, les exemples de l’Allemagne et surtout du Japon, voire du Portugal, de l’Espagne et de la Grèce.
Le fameux décret Bremmer sur la « débathification » construite sur le modèle de la dénazification, dont on dit qu’il marqua le début de la guerre civile en Irak, est de ce point de vue révélateur de cette vision simplifiée du monde qui ne croit guère à l’épaisseur des situations locales et qui pense que ce qui fut fait à Berlin et à Tokyo dans les années 1940 pouvait l’être à Bagdad dans les années 2000. Certes, les États-Unis pouvaient à bon droit estimer que la majorité des Irakiens était probablement favorable à l’intervention américaine. Mais la volonté de se débarrasser d’un tyran n’impliquait nullement celle de construire une démocratie. L’idée d’une démocratie en gestation prête à émerger une fois le couvercle autoritaire soulevé est pour le moins simpliste. Saddam Hussein était certes un tyran abject, mais penser que son régime flottait au-dessus d’une société avec laquelle il n’avait rien à voir relève du conte pour enfants. À cet égard, l’anti-ethnocentrisme ingénu d’un Wolfowitz (« pourquoi les Arabes n’accéderaient-ils pas à la démocratie ? ») est d’une désarmante naïveté.
Pourquoi donc ce qui réussit au Japon ne saurait réussir en Irak ? Il existe une infinité de différences entre ces deux expériences [9]. Mais il y en a une qui est fondamentale et qui est peut-être le seul pré-requis universel de la démocratie : l’existence d’un dèmos qui fait l’objet d’un consensus préalable sur sa nature, son avenir et ses frontières. Les travaux de Linz et Stepan sont sur ce point catégoriques [10]. Si, dans une société politique donnée, il n’existe pas – au moins chez les élites – de consensus préalable sur le dèmos, ses frontières et son identité, la démocratie ne fait tout simplement pas sens. Elle fait encore moins sens si, au lieu de stabiliser le dèmos, elle le fragilise ou le détruit. Or, c’est très précisément ce qui se passe en Irak. Il y avait une majorité qui, sur des bases essentiellement sectaires, voulait la chute du régime baasiste devenu, surtout depuis 1991, un régime à base sunnite. Mais une fois cet objectif atteint, il n’y avait consensus sur à peu près rien. On s’en rendit compte au moment des débats constitutionnels sur la démocratie de l’Irak. Devait-elle être arabe, islamique ? Arabe non, car cela aurait signifié la discrimination des Kurdes qui ne sont pas arabes. Islamique non plus, car même si 98 % de la population irakienne sont musulmans, la référence à une « république islamique » renvoyait à une république de type iranien dominée par les chiites. Certes, le pluralisme ethnique n’est pas forcément contradictoire avec l’idée démocratique. Le modèle de Lijphart est précisément destiné à réguler des sociétés multiethniques [11]. Et l’on aurait pu très bien imaginer, suivant le modèle libanais, que les déséquilibres confessionnels soient garantis par une tutelle étrangère, ce qui était probablement l’espoir des Américains. Mais pour en arriver là, un consensus minimal est indispensable. Or la majorité chiite se sent probablement en position de force pour ne pas rechercher un compromis avec les sunnites, soutenue dans cette intransigeance par un voisin iranien qui travaille méthodiquement à l’échec américain.
Przeworski a sur ce point raison : les pactes démocratiques ne réussissent que quand les concurrents ne sont pas sûrs de leurs forces respectives. Ne les connaissant pas, chacun recherche les plus grandes garanties dans l’hypothèse où il serait perdant [12]. Linz et Stepan expliquent le succès des transitions vers la démocratie non seulement par un consensus des élites sur le dèmos, mais par la conviction que la démocratie est, selon l’expression américaine, « the only game in town ». Or, là encore, l’Irak est très loin de ce schéma. Le projet chiite est alimenté par une volonté de revanche historique inouïe attendue depuis des siècles et dont le débouché politique ne peut être qu’une république islamique. Les sunnites ne se résignent pas à devenir des citoyens de seconde zone et les Kurdes ne rêvent que d’indépendance. En attendant, il n’existe pratiquement plus d’État en Irak, sinon sous forme d’un État de milices. Les appels lancés par les États-Unis au gouvernement de Bagdad pour combattre les milices et restaurer l’autorité de l’État tournent à vide, car les représentants des milices sont au cœur de l’État et de son gouvernement et leur infiltration dans les forces armées semble désormais constituer une menace plus forte que l’insurrection elle-même. C’est pourquoi on a du mal à imaginer que cette impasse puisse être tranchée autrement que par un retrait des troupes américaines ou par un putsch autoritaire soutenu par Washington. En Irak, la démocratie non seulement n’est pas le « seul jeu en ville » ; elle est probablement le dernier dans un pays en pleine déréliction.

Les démocrates introuvables

14Au-delà, d’ailleurs, de l’exemple paroxystique de l’Irak, il faut admettre que la démocratie libérale ne dispose plus d’aucune base sociale dans le monde arabe et musulman. Celle-ci a pu exister dans les années 1950. Mais les porte-parole de la démocratie furent, d’une façon ou d’une autre, identifiés à l’Occident, ce qui les a privés de leurs appuis sous la pression des nationalistes et des militaires. Une fois au pouvoir, ceux-ci ont tout entrepris pour qu’aucune force socio-économique politique ou culturelle ne puisse se penser de manière autonome. Aujourd’hui, il existe une forte demande de justice et de participation née de l’échec général de tous les régimes musulmans à l’exception, peut-être, de la Turquie et de la Malaisie [13]. Il y a également un rejet puissant de régimes identifiés à la pratique de l’arbitraire et du favoritisme de nature clanique et clientéliste. Mais cette contestation profonde est préemptée et canalisée par des forces islamistes pour lesquelles la démocratie doit avant tout servir à renverser les autocrates et non à instaurer un régime représentatif où ils accepteraient de céder leur place en cas d’échec électoral.

15Les raisons pour lesquelles la démocratie n’apparaît pas clairement comme l’antidote à l’autocratie sont très nombreuses. Nous ne pouvons en citer que quelques-unes. La première est que l’imaginaire musulman reste travaillé par l’idée d’une « solution islamique » qui aurait été historiquement contrariée par le colonialisme, puis par les régimes post-coloniaux alliés de l’Occident. L’alternative à l’autocratie ne serait pas la démocratie mais l’islam, un islam idéalisé et surtout figé, réputé apporter une solution globale et endogène à l’impasse actuelle. Si les partis islamistes ont réussi une chose, c’est bien à populariser cette idée par ailleurs fortement encouragée par les régimes autocratiques qui ont toujours eu intérêt à radicaliser les termes de l’équation politique, soit pour attirer les démocrates dans leur camp et les asphyxier, soit pour prévenir un éventuel recul du soutien occidental. Il n’existe aucun pays musulman où la pression islamiste a incité les régimes en place à ouvrir durablement le jeu démocratique en faveur des non-islamistes. C’est cette réalité aveuglante que la diplomatie française refuse de voir, en considérant les autocrates préférables aux théocrates [14]. De ce point de vue, l’élection de Nicolas Sarkozy n’a rigoureusement rien changé. Le plus souvent, en fait, sauf quand les islamistes veulent prendre le pouvoir par les urnes ou par la force, ces régimes autocratiques parviennent à des modus vivendi plus ou moins fragiles avec eux : ils leur refusent les portes du pouvoir – et des ressources –, mais ils leur concèdent un contrôle sur la société qui va en augmentant. Comme l’islamisation par le bas finit toujours par s’exercer vers le haut, il ne reste aux régimes en place que la force pour juguler cette pression.
Le paradoxe est que depuis le 11 Septembre l’Occident non seulement accepte cette polarisation mais, loin de la réduire, il l’a renforcée. En effet, face au danger islamiste, Européens et Américains n’ont eu de cesse de renforcer leur coopération policière et politique avec les autocraties, y compris ce qu’il y a de plus répressif dans ces régimes : leurs appareils sécuritaires. Les Européens ont été les premiers à faire ce pari en faveur des autocrates, et cela avec un cynisme consommé. Le processus de Barcelone en est l’illustration la plus forte [15]. Il insistait sur la question démocratique, un peu sur le modèle de la troisième corbeille d’Helsinki, mais rien n’a été entrepris pour mettre en œuvre cette dimension. Les États-Unis ont adopté une politique similaire malgré un discours qui se voulait déstabilisateur pour les autocrates. Car, dans les faits, ces derniers ont réussi à se rendre indispensables à la diplomatie américaine contrainte par son échec en Irak et ses difficultés face à l’Iran de réviser ses ambitions démocratiques pour s’en tenir à une équation réaliste : soutenir les régimes qui lui sont le moins hostiles [16]. L’exemple le plus spectaculaire est celui de la Libye réhabilitée par Washington pour avoir renoncé à fabriquer des armes de destruction massive et qui, en échange, se trouve désormais protégée par les États-Unis et les Européens avides de s’adjuger les contrats pharaoniques de ce pays pétrolier. Pour l’Europe comme pour les États-Unis, la sécurité énergétique, le contrôle des flux migratoires et la coopération policière antiterroriste ont pris le pas en Méditerranée sur toute autre considération. Et il n’est pas sûr que le projet de M. Sarkozy d’Union méditerranéenne ne soit autre chose que l’avatar français d’un tel projet.

Les démocraties Potemkine

16Le troisième facteur qui tend à clore le moment démocratique tient à la transformation profonde des enjeux de la construction démocratique. En Amérique latine, dans la péninsule Ibérique ou dans les anciens pays de l’Est européen, on s’est trouvé en présence d’États ayant une tradition nationale forte, une indéniable effectivité, des expériences démocratiques antérieures remontant au xixe siècle et une base sociale favorable à la démocratie. Dans le cas des pays d’Europe centrale et orientale, le retour à la démocratie offrait de surcroît l’avantage de s’identifier au retour à la souveraineté après cinquante années de domination soviétique. Ce qui nous ramène à notre précédente réflexion sur l’impérieuse adéquation du projet démocratique au projet national. Si les deux ne vont pas de pair en se renforçant mutuellement, les chances d’implantation de la démocratie deviennent beaucoup plus difficiles. Or, du Timor à Haïti en passant par l’Irak ou les Balkans, c’est précisément à l’absence d’adéquation entre le fait national et le fait démocratique que tous les exportateurs sont confrontés. Sur les vingt-deux opérations engagées par la communauté internationale depuis la fin de la guerre froide, vingt sont intervenues dans des pays décimés par une guerre civile. Les deux autres cas, ceux de l’Afghanistan et de l’Irak, présentent un caractère particulier, mais n’en demeurent pas moins soumis à l’épreuve redoutable de la construction étatique [17].

17Dans tous ces « pays faillis », détruits par les guerres civiles, contrôlés par les mafias et régulés par la corruption, l’enjeu est de tout autre nature. Il ne s’agit plus de restaurer la démocratie, mais de faire naître ou renaître des États et de créer ou de recréer des nations en leur inoculant le vaccin de la démocratie.

18De Haïti au Cambodge en passant par le Congo, le Timor ou le Liberia, le fardeau de la communauté internationale – qui reste pour l’essentiel celui de l’Occident – n’a jamais été aussi lourd. Il faut simultanément répondre à l’urgence humanitaire, qu’elle soit alimentaire ou sécuritaire, réconcilier ensuite les populations, construire des institutions, amorcer un semblant de développement, le tout grâce à la démocratie censée être le moyen de ce projet. Si l’on ajoute à cela l’incomparable multiplication des acteurs impliqués dans ce jeu (États, ong, organisations internationales, personnalités privées) et la mise en cohérence qu’elle implique, on mesure l’ampleur de la tâche.

19Or, face à cette nouvelle donne, trois attitudes sont possibles dont aucune ne s’est révélée convaincante.

20La première consiste à parachuter la démocratie au sens propre du mot : la déposer par en haut et rapidement, quitte, ensuite, à se retirer une fois les élections organisées. Dans des pays divisés, déchirés ou exsangues, l’idée est de faire émerger le plus rapidement possible un pouvoir légitime issu des urnes. Fort de cette légitimité, le nouveau pouvoir pourrait alors s’atteler à la reconstruction, à la réconciliation et au développement. En soi l’hypothèse n’est pas insensée. Encore faut-il qu’il y ait – au moins – un État capable d’exercer un pouvoir effectif sur le territoire et un consensus minimal des élites sur un certain projet national. Or, ce sont précisément ces conditions qui font le plus défaut et que la démocratie ne peut pas prendre en charge, et encore moins régler. Le cas de Haïti est de ce point de vue emblématique. Ce pays profondément divisé sur le plan social et racial n’a jamais réussi à surmonter son traumatisme colonial qui date pourtant de la période achevée officiellement en 1804. Malgré une indépendance très ancienne, il n’est jamais parvenu à se doter d’un État [18]. Le pouvoir a été longtemps détenu par des élites parasitaires vivant du commerce et pour qui la force était le seul moyen de contenir une population paupérisée à l’extrême et privée de toute perspective, la faiblesse de l’État allant jusqu’à faire des milices les véritables sources de la sécurité du pouvoir. Ce n’est donc que sous la pression internationale, notamment des Américains, qui ont toujours voulu éviter un afflux trop grand des réfugiés haïtiens chez eux, que les changements politiques ont été imposés. Une élection présidentielle a eu lieu en 1990. Mais un an plus tard, son chef d’État a été renversé par l’armée. S’ensuivit un jeu interminable de négociations et de sanctions qui a débouché, en 1994, sur le retour d’exil du président Aristide. La communauté internationale décide alors de se retirer progressivement, estimant naïvement que la transition est engagée sur une bonne voie. Mais celle-ci se révèle illusoire. Aristide finira par s’appuyer sur la vieille tradition des Tontons Macoutes rebaptisés « Chimères » et se verra à son tour contraint à l’exil en 2004 sous la pression internationale. Ce processus sans fin d’engagement et de retrait de la communauté internationale tient au fait que les actions extérieures ne peuvent que très difficilement se substituer à un État totalement défaillant depuis plus d’un siècle et où les élites ne sont d’accord entre elles sur aucun projet, ni dotées de la moindre perspective. De surcroît, l’absence d’État et la très longue tradition de violence, elle-même adossée à une histoire coloniale traumatique, font que les demandes sociales des catégories exclues sont naturellement plus imprégnées de violence réparatrice que de démocratie salvatrice.

21À l’autre bout du monde, l’exemple du Timor présente des faiblesses comparables. Dans ce territoire, que l’Indonésie se décide à évacuer après l’avoir occupé pendant près de trente ans, les Nations unies organisent en 1999 des élections constituantes avant même l’indépendance, comme pour mieux s’y préparer. Mais le processus va très vite échouer malgré, là encore, les illusions de la communauté internationale qui se retire trop rapidement. On retrouve les mêmes difficultés qu’en Haïti : l’absence totale d’État et de consensus minimal des élites. L’introduction très rapide d’élections se révèle illusoire, car au lieu de permettre la construction d’un consensus, elle légitime l’exclusion de tous ceux qui ne sont pas dans la majorité. Cette fragilité se traduit au plan étatique par des affrontements entre la police et l’armée, réduites à devenir des instruments armés entre les mains de factions rivales. La démocratie dans son acception électorale n’a naturellement pas disparu car les élites timoraises savent que sans cet affichage elles perdent tout soutien extérieur. Mais elle fonctionne plus comme une ressource politique destinée à ne pas perdre l’appui international que comme une valeur intériorisée et socialement partagée. Or, avec le temps, ces deux dimensions peuvent aussi bien converger que diverger.

22À l’opposé du parachutage démocratique, on trouve une autre modalité : celle du « protectorat démocratique ». Mais là, les prémisses sont différentes. L’exportateur de la démocratie part de l’hypothèse que sa présence sera durable car les acteurs locaux ne sont ni prêts ni disposés à s’engager dans une logique de pacification des conflits.

23Le cas le plus emblématique est celui de la Bosnie où la nouvelle Constitution consécutive aux accords de Dayton fut purement et simplement rédigée puis décrétée par la communauté internationale. L’idée était que Serbes, musulmans et Croates étant dans l’incapacité de s’entendre a minima sur l’idée même de dèmos bosniaque, il fallait tout simplement la leur imposer [19]. À partir de là, tous les actes de la vie publique de la république de Bosnie vont être du ressort quasi exclusif du haut représentant qui devient le garant de l’intérêt général bosniaque, compte tenu de l’incapacité des trois communautés à s’entendre. « Je ne vais pas, dira en 2002 le haut représentant en Bosnie, Paddy Ashdown, mesurer avec précision les positions équidistantes des trois différentes parties […]. Quand j’agirai, je le ferai en défendant tous les intérêts de tous les peuples de Bosnie-Herzégovine en plaçant leur intérêt en premier [20]. » Il est hors de doute qu’en la matière l’Europe n’a aucune volonté hégémonique sur la Bosnie et que, s’il y a protectorat, il relève plus de la bienveillance que de l’impérialisme. Mais le fait est là. Dix ans après l’échéance initialement fixée au retrait de la communauté internationale de Bosnie, c’est celle-ci qui gouverne ce territoire jusque dans les moindres détails. En dix ans, aucun texte législatif significatif n’a pu être ainsi rédigé par des Bosniaques. Et les différentes consultations électorales qui ont eu lieu confirment le renforcement du vote ethnique. Ce faisant, les élections se trouvent largement vidées de leur contenu. Elles n’ont guère vocation à juger les gouvernements, elles ne servent qu’à soumettre la Bosnie au jugement de la communauté internationale en montrant qu’on respecte la démocratie [21]. Elles sont là pour sauver la façade, masquer la réalité, à l’image des palissades russes censées protéger le regard du tsar de la misère du peuple.
Du coup, certains en viennent assez naturellement à proposer une nouvelle démarche : non plus organiser le plus rapidement des élections en pensant que le vote majoritaire accompagné d’une libéralisation des marchés fera des démocrates solides, mais favoriser avant tout l’intériorisation de la règle de droit sans laquelle toute démocratie serait illusoire [22].
Cette approche a naturellement le mérite d’éviter les simplismes attachés à la « Démocratie Nescafé ». Mais elle ne garantit pas pour autant un meilleur résultat. Car dès lors qu’on accorde la priorité à la règle de droit sur toute autre considération – y compris la démocratie –, on s’expose au risque d’expulser les enjeux politiques par le biais du droit [23]. C’est précisément ce processus qui s’est produit en Bosnie où l’on voit bien que le problème ne vient pas de la rapidité avec laquelle on avait organisé des élections, mais de la résistance des communautés de Bosnie à se réapproprier les règles de vivre ensemble, qui leur semblent imposées de l’extérieur. S’ensuit un cercle vicieux où le droit s’oppose de plus en plus au politique, le premier étant identifié aux puissances étrangères et le second aux acteurs locaux.

La rente contre la démocratie

24Il y a un quatrième facteur qui, dans l’équation géopolitique globale, contrarie de plus en plus le moment démocratique. Il tient à l’accroissement considérable des ressources énergétiques d’un grand nombre de pays, soit sous l’effet du renchérissement du prix des hydrocarbures, soit sous celui de la découverte de nouveaux gisements à un moment où la demande mondiale s’accroît. Entre 1998 et 2005, les revenus des pays de l’opep sont passés de 120 à 500 milliards de dollars. Le pétrole comme le gaz deviennent donc ressources rares et les pays occidentaux doivent affronter cette réalité, soit parce que, comme les États-Unis, ils se refusent à réduire leur dépendance pour ne pas modifier leur mode de vie, soit parce que, comme les Européens, ils sont confrontés à un déficit énergétique et que les contraintes environnementales obligent à faire des choix en faveur du gaz plutôt que du pétrole. Symétriquement, les pays riches en gaz et en pétrole voient leur pouvoir de négociation s’accroître considérablement : ils utilisent leur rente pour se désendetter et, par là, pour moins recourir aux prêts internationaux. En même temps, ils savent, à l’instar de la Russie ou de l’Algérie – deux pays dont les performances démocratiques sont pour le moins modestes –, que leur position de fournisseur privilégié oblige l’Europe à se montrer prudente dans la critique politique de leurs régimes.

25Délestés de la contrainte internationale, les régimes rentiers se sentent désormais les mains libres pour creuser l’écart entre richesse et démocratie et, plus grave encore, entre richesse et développement. En effet, le modèle des États rentiers est désormais bien connu [24]. Il consiste à redistribuer une partie de la richesse en échange d’une soumission politique de la population qui est, par tous les moyens, dissuadée de créer des sources autonomes de richesse. Si l’on prend des pays comme l’Algérie ou la Libye, par exemple, le taux de chômage de la population restera toujours très élevé – au-dessus de 30 % – et cela indépendamment du niveau des ressources énergétiques. À cela, une raison simple : les ressources sont soit détournées, soit utilisées à des travaux d’infrastructures, soit à des importations massives de biens et de services. Il s’agit par ce biais d’accroître encore plus les richesses de l’élite rentière, mais surtout d’empêcher qu’émerge sur place une classe de capitalistes ou même d’ouvriers qui vivraient du produit de leur travail. Pour asservir la population, il faut que celle-ci reste tributaire de l’État pour l’accès à toutes les ressources. C’est pourquoi, par exemple, plutôt que de faire construire des routes, des stades ou des aéroports par une main-d’œuvre locale pléthorique et désœuvrée, on aura recours à une main-d’œuvre étrangère – chinoise de préférence – qui présente l’avantage d’être peu chère, industrieuse et par définition peu contestataire. Mieux vaut, pour un pays rentier, offrir un logement construit par des Chinois à un chômeur sans droits ni ressources que de prendre le risque de voir se développer une main-d’œuvre qui finirait nécessairement par réclamer des droits sociaux, économiques et, in fine, politiques.

26Les États rentiers entravent structurellement toute constitution des sociétés civiles. C’est, avec la prégnance de l’islam, la cause la plus fondamentale au blocage démocratique des pays arabes. Car s’il y a bien des pays arabes non pétroliers, la quasi-totalité d’entre eux sont des États rentiers, au sens où la richesse créée, engendrée ou valorisée par l’étranger est indifférente à sa transformation locale [25]. Un pays comme l’Égypte, par exemple, vit de cinq ressources pour lesquelles le travail local de création de richesse est négligeable : le pétrole, les royalties du canal de Suez, l’aide américaine, le tourisme et les revenus des immigrés égyptiens. Et, quarante ans après son indépendance, l’Algérie n’exporte à 98 % que du pétrole et du gaz. Les régimes rentiers ne demandent donc rien à leurs citoyens, sinon de ne pas se révolter en échange d’un accès aux richesses qu’on les dissuade de créer pour mieux les persuader qu’elles leur sont gracieusement offertes [26]. Il y a naturellement, à l’intérieur des régimes rentiers, des configurations très différentes. Mais toutes convergent vers cette dépossession-déresponsabilisation qui contrarie toute intériorisation des valeurs de la démocratie. C’est pourquoi tous les débats sur l’aide internationale et tous les projets de codéveloppement qui ponctuent la vie internationale ont quelque chose d’irréaliste en ce qu’ils négligent souvent un fait essentiel : de très nombreuses élites arabes ou africaines – en fait la quasi-totalité d’entre elles – n’ont aucun intérêt politique à voir leur pays se développer, tout simplement parce que ce développement verrait l’émergence de forces sociales qui, à un moment ou à un autre, voudront accéder au pouvoir. Afin de comprendre le déficit démocratique des pays arabes ou africains, il faut donc sortir du culturalisme pour explorer une hypothèse plus sérieuse mais plus perturbante : le refus des élites de ces pays à s’engager dans la voie d’un développement qui pourrait menacer leur pouvoir. Tant que les politiques occidentales, et notamment européennes, ne partiront pas de ce postulat central, il est à parier que toutes les politiques de codéveloppement échoueront. À l’heure où l’on parle d’Union méditerranéenne, ce rappel n’est pas forcément inutile.


Date de mise en ligne : 01/11/2010

https://doi.org/10.3917/deba.150.0052

Notes

  • [*]
    Zaki Laïdi est directeur de recherches au Centre d’études européennes (Sciences-Po). Il a récemment publié La Norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne (Paris, Presses de Sciences Po, 2005) et, avec Gérard Grunberg, Sortir du pessimisme social. Essai sur l’identité de la gauche (Paris, Hachette-Littérature/Telos, 2007).
  • [1]
    Adam Przeworski, « Minimalist Concept of Democracy : A Defense », in Democracy’s Values, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
  • [2]
    Cf. sur ce point Jean-Noël Ferrié, « The Uncertainties of Democratic Promotion in Afghanistan », in Zaki Laïdi (éd.), EU Foreign Policy in a Globalized World, Londres, Routledge, 2008.
  • [3]
    Cité dans Mark Danner, « Iraq : The War of Imagination », New York Review of Books, 21 décembre 2006.
  • [4]
    Par référence à Carl Schmitt pour qui l’essence du politique repose sur une distinction fondamentale entre l’ami et l’ennemi. La politique américaine a toujours été construite autour de cette polarité, à la différence de l’Europe qui l’a toujours évacuée. Cf. Zaki Laïdi, La Norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.
  • [5]
    Le réalisme renvoie à une interprétation des relations internationales qui ne pense les rapports mondiaux qu’au travers des rapports entre États qui seraient mus par des intérêts stables et toujours conflictuels avec ceux des autres. Il juge les arrangements institutionnels entre États peu utiles à la régulation de leurs rapports.
  • [6]
    Ce point est bien développé par Bob Woodward, State of Denial. Bush at War. Part III, New York, Simon and Schuster, 2006.
  • [7]
    Il faut néanmoins dire et répéter, à l’adresse de nos élites qui se targuent de « bien comprendre » le monde musulman, que les différences entre « laïcs » et islamistes sont bien plus faibles qu’on ne le croit. Voir dans les régimes laïcs des héritiers du Petit Père Combes alors qu’en fait, dans tous ces pays, l’islamisation de la société a été le plus souvent tolérée, voire encouragée par des gouvernements dits laïcs, est pour le moins cocasse. Cela pouvait à la rigueur avoir un sens quand, à Bagdad, les militaires prenaient le pouvoir en 1958, un 14 Juillet, en brûlant le Coran. Mais cette laïcité dure a totalement disparu dans le monde arabe et musulman. Si, par ailleurs, la légitimité divine était le facteur discriminant, les régimes jordanien et marocain seraient islamistes. À l’inverse, le Hamas serait laïc puisque intronisé par les élections. Mieux vaut donc se déprendre de ces classifications qui obscurcissent la réalité plutôt qu’ils ne la clarifient.
  • [8]
    Cf. Henry Laurens, Les Origines intellectuelles de l’expédition d’Égypte. L’orientalisme islamisant en France (1698-1798), Istanbul, Éd. Isis, et Paris, Association pour le développement des études turques, 1987.
  • [9]
    Il faut lire l’ouvrage passionnant de John Dower consacré à l’occupation américaine au Japon et à l’implantation consécutive de la démocratie. Embracing Defeat. Japan in the Wake of WWII, Norton Press, New York, 1999.
  • [10]
    Juan Linz et Alfred Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1996, p. 19.
  • [11]
    Arend Lijphart, « Consociational Democracy », World Politics, janvier 1969.
  • [12]
    Adam Przeworski, Democracy and the Market : Political and Economic Reforms in East Europe and Latin America, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
  • [13]
    Le premier parce qu’il a coupé un certain cordon ombilical avec l’Islam ; le second parce qu’il a eu l’intelligence de laisser la minorité chinoise créer la richesse, quitte à la redistribuer à une majorité malaise et musulmane parfaitement rentière.
  • [14]
    Ce biais a été accentué sous Jacques Chirac par la gestion des rapports franco-arabes sur une base interpersonnelle prononcée, comparable à celle tissée avec les États africains. Il semble toutefois peu probable que son successeur rompe avec cette pratique. On ne peut même pas exclure qu’elle s’aggrave pour qui observe sa gestion interpersonnelle de la politique intérieure.
  • [15]
    Par référence à la conférence euro-méditerranéenne de Barcelone de 1995.
  • [16]
    Le retour explicite au « réalisme » a été reconnu par le nouveau secrétaire américain à la Défense : International Herald Tribune, 12 février 2007.
  • [17]
    Roland Paris, « Bringing the Leviathan Back in : Classical Versus Contemporary Studies of the Liberal Peace », International Studies Review, 2006, pp. 425-440.
  • [18]
    Chetan Kumar, « Sustainable Peace as Sustainable Democracy : The Experience of Haïti », IPC, n° 4, 1999, p. 382.
  • [19]
    Robert Hayden, « Democracy Without Demos ? The Bosnian Constitutional Experiment and the International Construction of Non Functioning States », East European Politics and Societies ; www.sagepublciations.com.
  • [20]
    Inaugural Speech, cité ibid.
  • [21]
    David Chandler, « Back to the Future ? The Limits of Neo-Wilsonian Ideals of Exporting Democracy », International Studies Review, 2006, p. 480.
  • [22]
    Cf. Roland Paris, « Peacebuilding and the Limits of Liberal Internationalism », International Security, vol. 22, automne 1997, pp. 54-89.
  • [23]
    David Chandler, « The Problems of Nation-Building. Imposing Democratic Rule from Above », Cambridge Review of International Affairs, octobre 2004.
  • [24]
    Michael Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? », World Politics, avril 2001.
  • [25]
    Hazem Beblawi et Giacomo Luciani (éd.), The Rentier State, Londres, Croom Helm, 1987.
  • [26]
    Les travaux de Luis Martinez sur l’Algérie ont montré combien la guerre civile a permis au pouvoir militaire de maquiller des destructions de réalisations économiques en opérations terroristes alors que, le plus souvent, ces opérations devaient permettre de détruire la production locale pour favoriser les produits importés. Voir La Guerre civile en Algérie, Paris, Karthala, 1998.

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