1Comme c’est souvent le cas, deux de mes trois critiques ont en commun de me reprocher de n’avoir point écrit le livre qu’ils auraient aimé lire. Sur tout le reste, ils divergent fortement : Rémi Brague se place sur le terrain de l’exégèse textuelle, celui-là même que j’estime peu pertinent pour mon sujet. Antoine Sfeir, lui, fait de la politique, mais il n’aime pas la mienne : il défend l’honneur des musulmans, des Arabes plutôt, qu’il estime bafoué, tout en cherchant à m’enfermer dans un camp où je ne me reconnais pas.
2*
3Brague commence par régler leur compte à deux « concepts-valises » : celui de « Lumières », qui visiblement l’agace, et celui de « laïcité », qu’il n’aime pas davantage. Franchement, je ne vois pas qu’on puisse s’en passer ; il faut bien se raccrocher à quelque chose et parler le langage de son temps. Dans les Lumières, ce que je retiens est ce qui me semble essentiel : le legs de la raison et des droits de l’homme, autrement dit, précisément, ce que rejettent leurs ennemis. Dans « laïcité », « à la française » ou non, c’est cette conception de la vie dans la cité qui y distingue la part de Dieu de celle des hommes et permet ainsi aux croyances d’y cohabiter sans se sauter à la gorge. J’y vois effectivement « le bonheur de l’Occident ». Brague préférerait une autre formule : « le bonheur de l’Occident », af?rme-t-il, « ce fut le christianisme ». Je n’aurais pour ma part aucun mal à y souscrire : ni ma qualité de juif, Brague a raison de le souligner, ni le risque de faire « grincer quelques dents » ne m’en empêcheraient. Le problème est qu’elle est fausse : la laïcité ne provient pas d’une « séparation chrétienne entre Dieu et César », mais d’une séparation entre Dieu et César imposée aux chrétiens par les circonstances de leur venue au monde. Ce n’est pas exactement la même chose.
4Cependant, je l’ai dit, l’essentiel de son argumentation – et de nos divergences – tourne autour de l’interprétation des Écritures. Or, nulle part je n’ai écrit que la violence, puisque c’est de cela qu’il s’agit, « se trouverait à part égale dans tous les Livres sacrés ». À l’évidence, les Évangiles contiennent moins de violence que la Bible ou le Coran. Mais c’est précisément l’écart entre la prescription du texte et le comportement des ?dèles qui m’intéresse. L’irénisme de principe du Nouveau Testament n’a pas empêché les chrétiens d’y trouver des justi?cations aux pires exactions, pas plus que l’extrême violence de la Bible et du Coran d’autoriser des lectures iréniques du judaïsme et de l’islam. Voilà pourquoi j’ai af?rmé, et je maintiens, que la traduction politique des textes sacrés est une affaire de choix, lui-même dicté par les aléas de l’époque. Que Rémi Brague me pardonne, la théorie de l’« abrogation » censée avoir assuré l’harmonisation des contradictions du Coran est une affaire d’érudits, dont les sociétés vivantes se moquent comme d’une guigne.
5Il en va de même des types de violence qu’il distingue dans les Livres sacrés. Si, comme il dit, constater qu’« il y a » de la violence est « vague », il me semble qu’une typologie fondée sur ces trois « facultés de l’âme » que seraient la perception, le désir et l’action n’est pas non plus un modèle de précision scienti?que. Aussi bien, je perçois mal la différence entre violence racontée et violence désirée, pas mieux qu’entre violence souhaitée, invoquée ou rappelée. Le moment venu, si les circonstances s’y prêtent, toutes ces catégories sont susceptibles de se muer en violence tout court. Je vois bien la différence, en revanche, entre ces types de violence fantasmée et ce que Brague nomme la violence commandée, soit règle permanente, soit ordre ponctuel. Mais, là encore, l’application de la loi est laissée à l’appréciation des générations, autrement dit à la politique : je ne sache pas que dans les cercles les plus fanatiques de l’ultra-orthodoxie juive on veuille renouer avec les saines pratiques de la mise à mort de la magicienne ou de la lapidation de la femme adultère, règles données pour permanentes pourtant.
6Que dire, aussi, des deux « particularités » que contiendrait le Coran, le caractère « ouvert » de certains de ses commandements, qui les rendrait intemporels, et l’immutabilité d’un texte non inspiré par Dieu, à l’instar de la Bible, mais dicté par lui, et donc ininterprétable ? Les deux sont vraies, bien sûr, mais ce n’est qu’en théorie que les deux autres monothéismes y échappent. Voici un exemple éclairant. Une tradition rabbinique bien établie veut que l’ordre d’« effacer la mémoire d’Amalek » – en clair, d’exterminer les membres de cette race – soit désormais caduc, Dieu ayant depuis mélangé les nations (goyim en hébreu) de manière à rendre Amalek inidenti?able. Cela n’a point empêché le rabbin d’un campus religieux en Israël de publier un article gentiment intitulé « La mitsva [commandement] du génocide dans la Torah ». Pour ce sympathique personnage, qui identi?ait les Arabes à Amalek, le commandement biblique restait parfaitement « ouvert ». Affaire de choix, disais-je. Car, inspiré ou dicté, le Livre saint n’est jamais à l’abri de la tentation littéraliste, c’est-à-dire d’une lecture politique indé?niment réactualisée.
7En?n, ce qui est vrai du Coran l’est aussi des faits et gestes du Prophète : on y trouve ce qu’on y cherche. L’histoire édi?ante du jeune ‘Umayr b. al-Humâm est sans doute du « pain bénit pour les islamistes » ; mais guère plus que l’exploit de Judith, de Jaël (Yaël) ou d’« Aod » (le juge Éhud) pour les adeptes du tyrannicide au temps de la Ligue ou pour les rabbins qui ont armé le bras d’Ygal Amir, l’assassin de Rabin.
8En fait, Rémi Brague le dit lui-même, la tradition « sélectionne » toujours. J’ajoute : en fonction des besoins du temps et des options idéologiques du camp où l’on se range. Partisan de « La paix maintenant », je citerai plutôt les prophètes ; adepte du Grand Israël, je ferai un usage massif de Josué. Le prince Hassan de Jordanie m’a offert naguère un petit livre où il exposait sa vision de l’islam – un islam ouvert, humaniste et tolérant à l’image de l’auteur. Que cet islam ne soit pas tout l’islam, c’est l’évidence ; mais c’est l’islam de son choix, et il est non seulement légitime, mais aussi « vrai » que n’importe quelle autre de ses nombreuses versions. Pourquoi n’est-il pas celui de tous les musulmans ou, du moins, de la plupart d’entre eux, voilà la question à laquelle j’ai tenté de répondre dans Les Religions meurtrières.
9*
10Avec Antoine Sfeir on est dans un tout autre registre, fortement polémique, au point que je me suis demandé par moments s’il a lu le même texte que celui qui a été soumis à sa critique. Passe encore qu’il fasse de moi une sorte de Bush qui saurait lire et écrire. Mais la lecture de mes neuf thèses est aux antipodes de leur intention et, à moins de considérer que j’ai été incapable de traduire celle-ci dans les mots, de leur formulation.
11Commençons, là encore, par les mots. Je n’ai effectivement pas ressenti le besoin de m’étendre sur les termes d’« Occident » et d’« Occidentaux », en pensant, peut-être à tort, que tout le monde comprendrait d’instinct ce que ces concepts, aussi vagues qu’utiles, recouvraient. Écrire, c’est supposer un ensemble de concepts assumés par le lecteur comme des évidences qui se passent de dé?nition. Je constate que Rémi Brague a accepté cette règle du jeu. Est-ce parce qu’Antoine Sfeir, tout arabe qu’il soit, est aussi occidental que lui, qu’il fait mine de s’en inquiéter ?
12J’ai, en revanche, tenté d’expliciter les mots qui me paraissaient devoir l’être pour la pertinence de mon propos. « Wahhabisme » est l’un d’entre eux. Ici, Sfeir me reproche de n’avoir pas montré son fondateur dans toute sa complexité d’homme et de penseur. Drôle de procès. Je n’ai point écrit un traité sur le wahhabisme, qui excéderait d’ailleurs mes compétences, et l’homme Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhab ne m’intéresse pas davantage dans ce contexte que l’homme Jean Cauvin dans le contexte de l’apartheid sud-africain.
13Mais venons-en à l’essentiel. Les Religions meurtrières n’a rien d’une « charge contre l’islam et les musulmans en général », c’est un reproche mal venu à l’encontre d’un homme qui s’af?rme plus proche d’un musulman éclairé que d’un juif fanatique, et qui l’a prouvé toute sa vie. Bien au contraire, j’ai essayé, aussi honnêtement que j’ai pu, de faire la part des choses et de comprendre comment et pourquoi est née d’une modernité mal vécue cette lecture particulière de l’islam qu’est l’islamisme. Il n’est pas non plus une défense et illustration d’Israël, dont j’ai longuement dit ailleurs, et Sfeir le sait très bien, ce que je pense de sa politique palestinienne. Simplement, ce qu’il appelle le « terrorisme sioniste » n’a rien à voir avec l’objet de mon livre, pas plus, d’ailleurs, que le terrorisme palestinien d’inspiration nationaliste. Il s’agit de la part meurtrière des religions, pas de la part meurtrière de toute organisation sociale. Ce qui m’intéresse, en l’occurrence, c’est de comprendre pourquoi les « frustrations accumulées » qu’il évoque ont provoqué l’« instrumentalisation du religieux » plutôt que d’autres formes de réaction. On peut à la rigueur me reprocher d’avoir choisi cet angle (au nom de quoi, au juste ?), mais pas de m’y tenir.
14Dans la même veine, constater que le fondamentalisme révolutionnaire juif a globalement échoué en Israël ne signi?e pas qu’il a été totalement éradiqué, pas plus qu’il ne prouve le succès de la politique unilatérale de « désengagement », dont par ailleurs je ne pense rien de bon. C’est simplement enregistrer une évidence : les fous de Dieu juifs sont restés une secte coupée des masses, sinon toujours sevrée des tétines du pouvoir, et qui, à un moment jugé crucial par ses propres membres, s’est effondrée sans résistance face à un État en?n prêt à se manifester. C’est à un moment comme celui-ci qu’on véri?e ce que j’ai appelé la « légitimité de l’État », aux yeux de ses propres ressortissants s’entend, et qui se résume à cette question, vieille comme la science politique occidentale moderne : qui, en dé?nitive, est habilité à dire le droit ?
15Le cas israélien est également intéressant pour l’étude des relations complexes entre la violence religieuse et les facteurs socio-économiques censés en rendre compte. Bien entendu, il serait stupide de « négliger » ces derniers, comme Sfeir m’en fait le reproche. J’ai simplement tenté de montrer que le réductionnisme socio-économique n’expliquait rien par lui-même, et que le religieux jouissait d’une autonomie certaine, plus ou moins large selon le lieu et le moment. En Israël, il est parfaitement autonome, en ce sens qu’il a ses propres causes et ses propres effets : la colonisation des Territoires palestiniens répond à une injonction divine, contenue dans le Livre. De même, les cadres djihadistes sont mus par des mobiles exclusivement religieux ; internationalistes, ils sont indifférents aux aspirations nationales locales comme au malheur des masses pauvres et incultes et, en Occident, mal intégrées. Mais cela ne signi?e pas que le sort fait aux masses musulmanes ne leur sert pas de terrain de manœuvre commode pour la dissémination de leurs mots d’ordre et le recrutement de leurs soldats. Est-ce faire preuve de mépris pour l’islam et les musulmans que de constater cela ou, pis, insinuer qu’« il n’est pas possible d’être à la fois européen et musulman » ? Voilà qui s’apparente au procès d’intention. Il n’est pas le seul, hélas !
16Il est curieux que Sfeir, qui a souvent été mieux inspiré, se fasse ici l’apologiste d’une conception à la fois glori?ante et lacrymale de l’histoire de l’Orient arabe (pas un mot dans son texte de l’islamisme qui sévit ailleurs). Que pèse la litanie des noms censés avoir levé la bannière des Lumières de l’islam face au décalage de quatre siècles entre l’invention de l’imprimerie et la fondation des premières presses à Istanbul ? Face à la misère des universités, à l’absence tragique de traductions scienti?ques et littéraires, à la censure qui obère tout débat intellectuel digne de ce nom, bref, à tout ce que dénoncent, année après année, les rapports accablants du Programme des Nations unies pour le développement ? Quel sens cela a-t-il encore de charger l’« Occident conquérant » (du coup, l’« Occident » se passe fort bien de dé?nition) de l’échec colossal, et effectivement tragique, du panarabisme nassérien, qui a creusé lui-même sa propre tombe ? Sfeir pense-t-il vraiment qu’en nationalisant unilatéralement le canal de Suez, en bandant toutes les forces de son pays contre Israël, en envoyant sa chasse arroser le Yémen de napalm, en munissant ses cadets des Protocoles des Sages de Sion et en pendant les Frères musulmans le raïs égyptien travaillait à la « sécularisation des sociétés arabes » ? Et comment ledit « Occident conquérant » aurait-il dû s’y prendre pour protéger « ces minorités ethniques et religieuses » qui, en effet, font la richesse du Proche-Orient, sans encourir le reproche de s’immiscer dans les affaires intérieures des États de la région, de colonialisme en somme ? On ne sait pas trop, puisque Sfeir ne nous le dit pas. Nous sommes priés d’accepter tout cela comme des faits. Ah ! si seulement les sionistes avaient accepté de remiser leur projet colonial, comme les Arabes les y invitaient lors de la Conférence du Caire, un beau jour de mars 1922… Mais, voilà, « l’esprit des Lumières » souf?ait à l’époque « du côté arabe », celui des ténèbres colonialistes du côté juif. Et il faudrait accepter cette fable comme vérité d’Histoire.
17Dans toute guerre, il est essentiel de ne pas se tromper d’adversaire. Antoine Sfeir se trompe d’adversaire. Lui et moi nous nous trouvons du même côté de la barricade. Nous souhaitons tous deux la défaite des fanatiques et la réconciliation de l’islam avec la modernité. Cela pourrait bien être le combat de notre siècle : dans un monde débarrassé de toute « tentation totalitaire », rendre à l’islam la place que doivent lui réserver le nombre de ses adeptes et l’éclat incomparable d’un passé prestigieux : celle de l’une des civilisations majeures de notre temps. Vaste programme, je sais.
18*
19Marcel Gauchet, grâces lui en soient rendues, accepte de se situer d’emblée sur le terrain où j’ai choisi, à tort ou à raison, de provoquer le débat. Aussi bien, avec lui, les quelques divergences qui nous opposent touchent au fond de mon argumentation – encore qu’elles soient moins nombreuses et profondes que ce qu’exige de croire l’exercice auquel il a bien voulu se prêter.
20Deux remarques liminaires, qui ont leur importance. Marcel Gauchet me reproche une vision « extérieure » du fondamentalisme révolutionnaire islamiste, pas assez sensible, à ses yeux, à la « logique spéci?quement religieuse du phénomène ». Or, je croyais avoir fait précisément cela, aussi bien dans le cas de l’islam que du judaïsme : « identi?er les ressorts internes de l’attitude fondamentaliste ». C’est d’ailleurs ce que me reproche Antoine Sfeir… Depuis que j’essaye de comprendre la religion politique radicale, et cela fait trois bonnes décennies, je pense que la guerre de Religion a beau n’être jamais chimiquement pure, elle n’en a pas moins sa logique interne, qui est d’essence religieuse, et ses protagonistes obéissent surtout à des mobiles religieux.
21Par ailleurs, Gauchet élimine du débat deux des trois monothéismes, pour ne se concentrer que sur l’islam. C’est de bonne guerre, si j’ose dire, puisque, comme il le rappelle, j’en ai fait moi-même l’objet principal de mon livre. Mais, ce faisant, toute la perspective de l’ouvrage s’en trouve faussée. Dans mon esprit, en effet, judaïsme et christianisme ne sont pas là pour servir de prétextes commodes à un règlement de comptes avec l’islam ; ils sont essentiels à ma démonstration. Car je le pense comme lui, et je l’ai écrit, le fondamentalisme révolutionnaire islamiste ne relève pas d’une quelconque « essence » de la religion musulmane, mais bien d’une « situation historique » particulière. J’y reviendrai.
22L’essentiel de l’argumentation de Marcel Gauchet s’articule autour de deux points principaux : le premier, d’ordre général, touche à la nature du fondamentalisme ; le second intéresse plus particulièrement l’islam. Pour une part, c’est une querelle de mots. Je persiste à croire que le fondamentalisme est une vieille histoire, du moins si l’on prend ce mot dans son acception générale de « retour » à des « fondamentaux » de la foi, prétendument ensevelis sous la glose des siècles. En revanche, ce que j’appelle « fondamentalisme révolutionnaire » est, en effet, un phénomène de la modernité, né en réaction à la montée en force de l’État moderne, qui, lui, est « laïque » par dé?nition. Bien entendu, j’entends « laïque » non pas comme évoquant une séparation radicale des ordres, mais dans son acception première, chrétienne si l’on veut : la délimitation d’un domaine réservé à l’action des hommes et donc distinct du domaine de Dieu. Aussi n’est-ce pas un hasard si c’est au xvie siècle, le siècle de Machiavel et de Bodin, que les guerres de Religion ont ensanglanté l’Occident. Et ce n’est pas un hasard, Gauchet le souligne à juste titre, si le fondamentalisme révolutionnaire musulman fait son apparition au moment où l’État moderne met à mal l’Oumma, la communauté islamique.
Il en va de même du projet totalitaire de ce fondamentalisme-là. Que les totalitarismes séculiers du xxe siècle aient été à leur manière des « religions » ne veut pas dire que l’inverse n’est pas vrai, et que la religion ne puisse pas présenter des caractéristiques totalitaires. D’après Gauchet, selon que la promesse d’un monde parfait est projetée dans un futur débarrassé de Dieu, ou, au contraire, dans un passé idéalisé sous la forme d’un paradis perdu à retrouver, le projet politique et les conditions de sa mise en application sont de nature radicalement différente. Je ne le pense pas. L’exemple de la Ligue radicale en France ou, dans le monde protestant, celui des différents « chevaliers de l’Apocalypse » décrits par Norman Cohn montrent à mon sens qu’un projet d’essence religieuse peut parfaitement déboucher sur une société totale qui répond assez bien aux critères identi?és par Hannah Arendt dans Origines du totalitarisme. Le contre-exemple iranien ne prouve rien, sinon la décision du Shah de ne pas écraser dans l’œuf la révolution et les contradictions à l’œuvre au sein de la société iranienne comme du camp révolutionnaire lui-même. Contrairement à une idée répandue en Occident, la révolution iranienne n’a pas été d’emblée religieuse. Elle a été populaire, et a entraîné un vaste front où se sont côtoyés communistes, socialistes, libéraux et religieux. Ces derniers ont ?ni par l’emporter un peu comme les bolcheviks l’avaient fait en leur temps, grâce à leur organisation supérieure et à la cohésion de leurs rangs. Aussi bien, l’existence d’un clergé chiite n’a nullement été une condition sine qua non au succès de la révolution, mais à l’accaparement de la révolution par les mollahs. Il n’existe d’ailleurs pas de clergé chiite, au sens où l’on comprend ce vocable dans le monde chrétien, fût-il « sorti de religion ». S’il y a une hiérarchie de savoir sanctionnée par des diplômes, il n’existe aucune hiérarchie de sainteté, aucun « ordre » sacré censé servir d’intercesseur entre Dieu et ses ?dèles. Il suf?t de remarquer que le « guide suprême » actuel, Khamenei, installé là par Rafsandjani pour lui servir d’outil politique, n’est pas le plus prestigieux des docteurs de la Loi, loin s’en faut. On admettra mieux ainsi que le monde chiite n’a nullement le monopole de l’islamisme de pouvoir. D’ailleurs, le Soudan sunnite n’a pas échappé à la révolution islamiste – un coup d’État militaire, en fait, mais dont l’idéologie prenait sa source dans l’islamisme –, et, si l’Algérie ou l’Égypte y ont échappé, c’est parce que l’État y a mis bon ordre, avec la brutalité que l’on sait.
À cet égard, il est faux, je crois, que « ne s’improvise pas interprète de la volonté divine qui veut ». La Toile fourmille d’interprètes autoproclamés de la volonté divine, qui peuvent se prévaloir de cohortes de partisans. Rien de meilleur marché que la fatwa en terre sunnite. Et, comme chez les anabaptistes jadis ou les juifs ultra-radicaux aujourd’hui, l’absence d’une autorité religieuse centrale reconnue ne rend le projet révolutionnaire que plus dangereux. Mais, inversement, l’existence d’une telle autorité dans l’Église catholique n’a pas empêché « mes » ligueurs jusqu’au-boutistes de mettre en accusation le pape, voire la Vierge de Chartres elle-même lorsqu’ils les ont jugés rétifs à leur projet politico-religieux.
Alors, « pourquoi l’islam ? » Gauchet le dit mieux que je ne l’ai fait, et en usant des mêmes arguments. Mais reste-t-il moins « à l’extérieur » du phénomène que moi lorsqu’il mentionne, par exemple, « l’échec ?agrant du développement » du monde musulman sans s’interroger sur ses causes ? Comment croire que le seul « voisinage » avec l’Occident en soit la principale raison ? N’y aurait-il pas également des causes endogènes à la société islamique, à son rapport particulier à l’État, à l’incapacité de concevoir une distinction des ordres ? Questions lourdes, auxquelles je n’ai apporté, j’en suis bien conscient, que des éléments de réponse.
Reste un différend d’importance. Marcel Gauchet pense que les Frères musulmans et al-Qaida relèvent de « deux orientations rivales » au sein de la mouvance fondamentaliste, ceux-là ayant accepté de jouer le jeu national, celle-ci le refusant et se voyant ainsi condamnée à la fuite en avant dans le terrorisme international. Selon lui, quand bien même on serait débarrassé de Ben Laden et de ses séides, la confrérie serait toujours là, ce que je lui concède volontiers. L’inverse est tout aussi vrai, hélas ! Mais Gauchet a raison, cette différence d’approche est, en effet, signi?cative. En décidant de travailler les masses par l’éducation et l’assistance sociale, en acceptant de participer aux élections professionnelles, voire nationales, et en cantonnant leur combat à l’intérieur des frontières de leurs pays respectifs, bref, en cherchant à instaurer « l’islam dans un seul pays », les Frères ont opté pour une stratégie à long terme qui les différencie de la mouvance internationaliste représentée par al-Qaida. Celle-ci, au contraire, a estimé d’emblée illégitime toute acceptation, même tactique et conditionnelle, des règles du jeu démocratiques jugées incompatibles avec l’islam – participer, c‘est faire le jeu de Pharaon –, et a cherché à porter le fer dans le monde entier. Certes, l’objectif global reste rigoureusement le même : l’établissement de la charia, l’islamisation du monde musulman, à terme l’instauration du califat mondial. Après tout, Ben Laden lui-même, dont un des maîtres à l’université Abdel-Aziz de Djedda a été le propre frère de Sayyid Qotb, le principal idéologue de la Confrérie, s’est abreuvé aux mêmes sources et cultive les mêmes idéaux que cette dernière. La différence entre les stratégies du combat n’en est pas moins réelle, peut-être même essentielle.
Reste en?n une question angoissante : que faire ? Non, je ne pense pas qu’il suf?se de « galvaniser les énergies », encore que cela me semble tout de même la condition nécessaire de tout le reste. Nécessaire, mais pas suf?sante, je crois l’avoir montré. Mais quand bien même on aura tout compris des motivations profondes des uns et des autres, quand bien même on se livrera à l’indispensable « interrogation sur le regard des autres », il faudra tracer d’une main ferme la frontière entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, entre ce que nous sommes prêts à accepter et ce que nous refusons au nom de nos propres valeurs. Comprendre est un impératif intellectuel et moral ; en politique, il doit nécessairement déboucher sur l’action.