1Le titre tout autant que l’auteur nous interpellent... Élie Barnavi, ambassadeur d’Israël en France de 2000 à 2002, est d’abord un historien. Son expérience politique enrichit donc son parcours universitaire et promet au lecteur une analyse experte sur une question ô combien d’actualité. L’ambition est grande puisque l’auteur s’attaque à la question du radicalisme religieux.
2Destiné au grand public, le livre est agréable à lire : tout en proposant des détours historiques plus qu’utiles pour éclairer le présent, Élie Barnavi interpelle directement le lecteur. Il écrit à l’attention de l’Occidental, s’adresse à lui explicitement, lui parle presque. Ce style direct est particulier, mais c’est le choix de l’auteur. Néanmoins, un premier problème se pose : ce choix impose d’être d’accord avec les catégories d’Élie Barnavi d’emblée. Ainsi, il faut se sentir comme un « Occidental » sans même savoir ce que cela signi?e exactement. Qui est en effet l’Occidental ? Qu’est-ce que l’Occident ? À l’heure de la mondialisation omniprésente, envahissante, il n’est pas évident que tous les individus considérés a priori par l’auteur comme appartenant à ce groupe aussi vaste que vague qu’est l’Occident se perçoivent eux-mêmes comme tels. Or, qu’est-ce qu’une identité sinon un choix d’adhésion à une culture ? À moins d’être réduit à une ?liation, un simple lien de sang…
3D’autres questions se posent à la suite de celle-ci et vont dans le même sens. Il faut dire que le livre est court ; c’est un pamphlet qui ne se prête donc pas aux longs développements. Les explications, pourtant nécessaires sur un tel sujet, manquent quelquefois. « Juif », par exemple, est écrit tantôt avec, tantôt sans majuscule. L’ancien ambassadeur considère-t-il qu’il s’agit d’un peuple parfois et d’une communauté de croyants à d’autres moments ? Sans doute, mais l’ouvrage aurait gagné à préciser les termes de la question, venant d’un homme qui a sans aucun doute une analyse intéressante à nous faire partager. De même, il considère que l’Occident a fait preuve de « relativisme culturel », sans l’expliquer : « Dans le confort intellectuel et moral dans lequel vous étiez installé, il vous suf?sait de savoir que les hommes cultivaient des manières différentes d’adorer leurs divinités et de considérer ces différences avec la bienveillance tolérante que vous ont fabriquée des siècles de relativisme culturel. Vieille affaire occidentale que ce relativisme culturel, souvent pimenté d’exotisme. » Puis il cite Montaigne avant de reprendre : « [Le relativisme culturel] a permis de voir l’homme derrière l’étranger, plutôt que l’étranger derrière l’homme, autrement dit de concevoir l’humanité. Mais là où il a parfois conduit au relativisme moral, il a été destructeur des systèmes de défense immunitaires. » L’expression est pourtant souvent péjorative, des illustrations auraient été, là encore, fort utiles.
4*
5Par ailleurs, le livre contient ce qui, en l’absence de plus d’explications, apparaît comme autant de préjugés. Élie Barnavi af?rme ainsi : « On est en droit de penser que la proportion de ?dèles est encore plus importante dans le monde musulman, aussi bien dans les pays du Dar el-islam qu’au sein des communautés de la diaspora musulmane en Occident […]. » Une autre illustration se trouve dans le passage sur le wahhabisme. Il aurait été en effet appréciable de ne pas se contenter de répéter les simpli?cations courantes et de rappeler que l’homme (Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhab) n’était pas le radical que la doctrine telle qu’elle est appliquée aujourd’hui le laisse penser. Mais l’auteur indique seulement : « Puritaine et rigoriste, la réforme wahhabite prétendait restaurer un islam originel, ?dèle à la lettre du Coran et véritablement orthodoxe. »
6Désireux d’éclairer le lecteur sur les limites des religions, Élie Barnavi passe en revue les fondamentalismes des trois grandes religions monothéistes. Il n’hésite pas à appliquer son esprit critique au fondamentalisme juif. Malgré cela, une partialité demeure. Le livre reste très favorable à Israël, ce qui ne nous choque pas outre mesure de la part d’un ancien ambassadeur. Mais ce qui pose bien davantage problème se révèle plus loin. Au ?l des pages, Les Religions meurtrières s’avère être un texte à charge contre l’islam et les musulmans en général. Ainsi, le terrorisme en Palestine est présenté comme n’étant que le fait des Palestiniens. Quid du terrorisme sioniste du début du siècle dernier contre les Britanniques et certains villages arabes (Ikrit et Biram, reconnus par la Cour suprême israélienne) ? Ensuite, la guerre de 1967 n’est présentée que du côté du ressenti israélien, non sans dramatisation (« Ce fut d’abord, en mai, l’indicible angoisse née de l’hystérie de mort créée par Nasser, entretenue par la propagande arabe et rendue crédible par les coups de force du raïs égyptien et le réseau d’alliances militaires qu’il avait nouées avec les pays de la région. Il est facile après coup de prophétiser à l’envers le verdict des armes ; avant, dans les longues semaines que les Israéliens ont baptisées la hamtana, “l’attente”, le spectre d’un deuxième Holocauste hantait les survivants du premier »). Là encore, l’auteur présente comme des faits une vision très personnelle de l’histoire. Cette vision aurait gagné en force de conviction si elle était revenue plus longuement sur le ressenti des populations arabes après la guerre de juin 1967, sur les frustrations accumulées, la perception de la fatalité de l’échec, qui ne sont sans doute pas étrangers à l’instrumentalisation de la religion à la fois comme refuge et comme vecteur de restructuration identitaire.
7En parallèle, le fondamentalisme juif est présenté comme une menace limitée car contenue par la société ouverte qu’est Israël. C’est aller un peu vite… et oublier que l’État hébreu ne fait pas que lutter contre ce fondamentalisme, il l’aide aussi par ailleurs, soutenant activement la colonisation et se refusant de juger comme il se doit les extrémistes racistes en son sein. De même, le retrait des colons de Gaza est traité selon la version of?cielle. Aucune allusion n’est faite à l’omniprésence militaire israélienne depuis, à la guerre qui s’y déroule, ni au fait que cette pseudo-décolonisation se faisait à grand renfort de projecteurs tandis que dans le même temps la colonisation s’intensi?ait par ailleurs (« Mais l’État a montré ses dents, et le “désengagement” de la bande de Gaza s’est fort bien passé »). J’aurais aimé qu’Élie Barnavi s’arrête comme moi à un court reportage d’alors de Charles Enderlin, correspondant de France 2 en Israël, au cours duquel le journaliste interrogeait un ancien colon de Gaza ainsi qu’un habitant de Haïfa. Les deux portaient la kippa car l’interview se déroulait non loin du mur des Lamentations. Le citoyen de Haïfa laissait entendre qu’« après tout si la paix pouvait résulter de la restitution des territoires, cela vaudrait le coup ! ». Le colon de Gaza, dans un geste brusque, retire la kippa de l’autre et lui dit en direct : « Tu ne peux pas porter cette kippa ; tu n’es pas juif car un juif ne peut parler comme ça. » Cet incident banal m’oblige à me poser la question : « L’État d’Israël a-t-il réellement su enrayer et contenir l’extrémisme religieux ? » Je lui pose d’autant plus la question simplement parce que, me trouvant à Jérusalem en novembre 2006, je racontais cela à un professeur de Talmud à l’Université hébraïque, qui se reconnaîtra, puisqu’il m’a répondu : « Ce n’est pas la kippa qu’il fallait lui enlever, c’est la tête !… » J’avoue et je demande à Élie Barnavi de me croire : j’ai eu peur car il me semblait précisément que ce coin du Proche-Orient était sans doute le lieu où la raison pouvait plus qu’ailleurs se faire entendre.
8*
9La gloire de la civilisation arabe est, quant à elle, réduite à un espace-temps court et présenté comme une exception sinon un miracle… : « Mais cette formidable effervescence, d’autant plus remarquable que les conditions politiques de son épanouissement étaient peu propices, ne devait pas avoir d’avenir » et Barnavi d’ajouter à la suite : « Comme l’État musulman lui-même, elle manquait de légitimité. » Comment ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui l’a amené à décréter que l’État musulman était illégitime ? Est-ce l’historien qui écrit, le militant sioniste ou le juif agnostique ?
10À d’autres endroits du livre ?gurent même des af?rmations choquantes. Parmi elles, citons : « On ne dira jamais assez l’importance de la curiosité dans l’essor conquérant de l’Occident. Les musulmans ne sont pas curieux. Adeptes de la vraie foi et convaincus de la supériorité de leur civilisation, ils ne se contentent pas de mépriser l’Occident, qu’ils tiennent pour irrémédiablement barbare ; ils l’ignorent. » Là, l’historien est pris en défaut. Oublie-t-il que c’est grâce à ces savants érudits arabes que toute la philosophie grecque est parvenue à l’Occident ? Les allusions de Barnavi ne suf?sent pas à rassurer le lecteur. Il fait œuvre d’occultation, d’autant que, ne lui en déplaise, l’islam des Lumières ne s’est pas arrêté d’un coup, il a laissé des enfants et, tout au long de l’Empire ottoman, notamment à partir du xviiie siècle, les auteurs arabes ont été de plus en plus nombreux à proclamer la lumière des idées qui ont construit, structuré leur identité : les Ali Abderraziq au Caire, les Boutros Boustani et, plus récemment, les Maalouf, les Rachid Daif, les Sharif Majdalani et bien d’autres… Certes, l’auteur aurait du mal à porter dans son cœur la Syrie de Bachar al-Assad, mais peut-il ignorer qu’un véritable mouvement prônant un aggiornamento de l’islam est parti de l’université de Damas depuis plusieurs années autour de Mohammed Chahrour, relayé par des gens comme Zyad Hafez ? Élie Barnavi envoie d’une phrase Nasser aux gémonies de l’enfer, aveugle sans doute comme les Occidentaux des années 1950 qui ont préféré l’alliance de cet Occident of?ciel avec l’islam le plus rétrograde, le plus archaïque, celui qui a des textes la lecture la plus littéraliste, celui de l’Arabie saoudite. Se rend-il compte que lui et ses consorts occidentaux ont sonné le glas, par cette alliance, du processus de sécularisation des sociétés arabes engagé par Nasser lui-même ? Se rend-il compte surtout que, ce faisant, après avoir diabolisé Nasser, cet Occident conquérant mais surtout colonial a sacri?é toutes les minorités ethniques et religieuses qui faisaient – et qui, je l’espère, font encore – la richesse de ce Proche-Orient ?
11Les af?rmations choquantes de Barnavi se suivent au rythme d’une mitraillette : « le monde arabo-musulman est un champ de ruines », après un très rapide survol de la situation socio-économique (en un paragraphe de moins d’une page), sans même une seule référence aux raisons de ce marasme. Ou encore : « Les musulmans ont choisi la pire [la voie] : s’accrocher à un passé idéalisé, en rejetant sur les autres la faute de sa disparition. Alors, si l’on accuse de quelque chose, c’est d’avoir été in?dèle à ce passé prestigieux. » Ou encore : « Travaillées par l’avant-garde islamiste, les masses musulmanes, pauvres, incultes et abruties par la propagande d’une presse aux ordres, sont in?ammables à volonté. » Les masses musulmanes apprécieront… Dans ce cadre, écrire ici ou là que l’islam n’est pas un bloc ne peut apparaître autrement que comme une phrase creuse, une politesse de diplomates, en somme.
12*
13C’est donc logiquement que l’auteur nous présente lui aussi la thèse très en vogue de l’Occident qui a tort de se sentir coupable de son passé colonial. Je voudrais rappeler à Élie Barnavi l’historien cette conférence du Caire des 18 et 19 mars 1922 réunissant deux délégations, l’une représentant l’Organisation sioniste et l’autre le Comité exécutif du Congrès des partis de la Confédération des pays arabes : « Tout en reconnaissant ces aspirations (sionistes), les délégués arabes demandent que la discussion n’ait pour base ni la Déclaration de Balfour ni l’accord intervenu entre les Anglais et le roi Hussein. […] Arabes et Juifs doivent discuter aujourd’hui de nation à nation, se faire mutuellement des concessions, se reconnaître réciproquement des droits. » En fait, dès 1922, les Arabes demandaient tout simplement aux futurs Israéliens de réaliser leurs objectifs en dehors de tout esprit colonial. Cette fois, l’esprit des Lumières a sans doute plus souf?é du côté arabe que du côté sioniste. Tout ce mépris pour le monde musulman – qui a été particulièrement concerné par la colonisation justement – ne peut qu’aboutir à un rejet de toute remise en question du rôle destructeur des grandes puissances européennes comme la France dans un passé récent.
14Sans compter les af?rmations erronées (ou mensongères ?) : « Ben Laden est de loin l’homme le plus populaire dans le monde musulman (concurrencé, il est vrai, depuis la “victoire” du Hezbollah sur Tsahal, par Hassan Nasrallah) » ou encore « l’oubli » de certains faits comme les liens entre al-Qaida et les États-Unis contre l’urss, pourtant essentiels pour comprendre ce qui se joue dans le monde, depuis le 11 septembre 2001 en particulier. Je prends Élie Barnavi au dé? : organisons un référendum de notoriété et il serait étonné de voir à quel point Nasser habite encore plus les rêves et les aspirations d’une jeunesse arabe bafouée par ses propres dirigeants, humiliée et frustrée par une fatalité de l’échec que ces mêmes régimes choyés par les pays occidentaux veulent leur imposer. Quant à Hassan Nasrallah, c’est sans doute la résistance à l’invincible Tsahal qui a fait sa notoriété et non l’adhésion à une personnalité chiite. Mais ça, j’ose l’espérer du moins, l’historien Élie Barnavi le savait.
15Il aurait été utile, sans doute, de rappeler que les musulmans sont les premières victimes du terrorisme islamiste. Car voici un fait – et non une analyse – qui aurait pu permettre de remettre un peu d’ordre dans la pensée du lecteur emmené trop souvent ici, comme nous venons de le souligner, sur un terrain plus que glissant.
Un des points importants du livre semble résider dans la dénonciation de l’extrémisme religieux sans pour autant tomber dans le discours du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Élie Barnavi expose son opposition à cette théorie en vogue dans les milieux conservateurs occidentaux aujourd’hui selon laquelle l’avenir de l’humanité verra une confrontation entre les blocs culturels que sont l’Occident et l’Islam. Pourtant, notre auteur utilise néanmoins lui-même ces ressorts-là pour son analyse. D’abord, il considère d’emblée ses lecteurs comme des Occidentaux et les Occidentaux comme un bloc. Or, le but d’Élie Barnavi est, écrit-il, de « vous armer intellectuellement a?n que vous soyez mieux armé moralement pour la guerre qui a déjà commencé. La guerre pour quoi ? Eh bien, je vous l’ai dit, la guerre pour la sauvegarde de vos valeurs, de vos libertés, de votre mode de vie. Bref, de l’avenir de vos enfants ». Le propos est alarmiste (comme chez Huntington) et simpli?cateur (idem). Ensuite, en af?rmant que la religion est la cause de toutes ces violences et que la dimension sociale est secondaire, Barnavi rejoint là aussi la thèse de Huntington, il néglige les facteurs socio-économiques. C’est un choix af?rmé (« Je sais ce que vous allez me dire. Vous me reprocherez d’ignorer la dimension sociale du fondamentalisme révolutionnaire »). Mais il se contredit à plusieurs reprises en soulignant – mais sans creuser malheureusement –, par exemple, que l’exclusion est ce qui a mené nombre de musulmans en Europe au fondamentalisme : « Se sentant de nulle part, ils trouvent soudain un chez-soi. Ils ne seront jamais chez eux, pensent-ils, en France ou en Grande-Bretagne ; ils seront chez eux dans la révolution islamique mondiale. » En?n, les musulmans vivant en Occident sont présentés comme des étrangers, comme s’il n’était pas possible d’être à la fois européen et musulman… En d’autres termes, l’auteur aborde les problèmes d’intégration tout en participant lui-même à cette exclusion des musulmans.
Au ?nal, le livre – qui s’annonce comme une critique des religions lorsqu’elles amènent à tuer – devient vite un procès anti-islam, rempli de généralités, véritablement insultant pour les musulmans mais aussi pour le lecteur. Ainsi, lorsque l’auteur écrit : « Tout cela serait navrant pour les musulmans mais relativement indifférent aux Occidentaux, si l’islamisation des esprits et des sociétés n’avait pas ?ni par donner naissance, voici une vingtaine d’années, à une mutation terroriste, qui, elle, intéresse l’Occident de bien plus près qu’il ne l’aurait souhaité », il considère que son lecteur a besoin d’être victime pour s’intéresser aux problèmes qui existent dans le monde.
*
En bref, Élie Barnavi nous propose une analyse aux accents de théorie de Samuel Huntington, proche des conceptions de G. W. Bush, allant jusqu’à utiliser les mêmes méthodes que lui : diabolisation (ne pas nommer Ahmadinejad mais le quali?er de « petit Hitler de Téhéran » comme si l’on pouvait sérieusement comparer les deux), discours simpliste, propos insultants contre les musulmans, etc. Il propose même comme solution de favoriser l’unité de l’Occident et de faire la guerre à nos ennemis tout en leur envoyant de l’aide au développement, tout comme G. W. Bush là encore…