Le Débat 2008/3 n° 150

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Article de revue

L'Europe et l'Islam

Pages 16 à 29

English version

1Le contenu de l’Histoire, ce dont les historiens font commerce, il arrive parfois qu’on l’oublie, c’est le passé, pas le futur. Je me souviens qu’au cours d’un congrès international d’historiens qui se tenait à Rome un petit nombre d’entre nous en vint à bâtons rompus à discuter la question de savoir si les historiens devaient se risquer à prédire le futur. À l’époque, l’Union soviétique existait encore. Nous retournions la question dans tous les sens jusqu’à ce qu’un de nos collègues soviétiques finisse par lâcher : « Chez nous, le plus difficile est de prédire le passé. »

2Loin de moi la prétention de formuler quelque prédiction que ce soit sur l’avenir de l’Europe ou celui de l’Islam, mais on peut légitimement attendre de l’historien qu’il identi?e des tendances et des processus – qu’il dégage les tendances à l’œuvre dans le passé, qu’il discerne celles encore observables dans le présent et qu’à partir de cela il distingue les possibilités et les choix qui s’offriront à nous dans le futur.

3Lorsque l’on aborde le monde islamique, il y a une raison particulière de faire toute sa place à l’histoire : la société musulmane nourrit une conscience exceptionnellement aiguë de l’histoire. À la différence de ce qui advient en Amérique du Nord et, de la même manière, de plus en plus en Europe, les pays musulmans, particulièrement au Proche-Orient, ont une culture historique qui remonte à l’avènement de l’islam au viie siècle. Cette culture est active, répandue, entretenue et, si elle n’est pas toujours véri?ée, elle entre dans les détails. Au cours de la guerre qui opposa de 1980 à 1988 les deux pays musulmans que sont l’Irak et l’Iran, la propagande qui se développa des deux côtés à l’intention de l’ennemi comme de leur population respective puisa force allusions à l’histoire – non pas des anecdotes, mais des allusions, rapides, comme en passant, parfois même il ne s’agissait que du nom d’un personnage, d’une ville ou d’un événement. Ces allusions étaient maniées avec l’assurance qu’elles seraient entendues et comprises, à commencer par une partie signi?cative du public visé et qui était illettrée. Nombre d’entre elles renvoyaient au viie siècle de notre ère commune, des événements dont le souvenir est toujours vivace et la signi?cation profonde. Une connaissance de l’histoire se révèle essentielle à qui veut comprendre le discours public des dirigeants musulmans aujourd’hui, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, chez eux ou en exil.

4Un thème de prédilection des historiens est la périodisation, la division de l’histoire en périodes. La périodisation est, pour l’essentiel, une convention adoptée par l’historien à des ?ns de pédagogie et d’écriture. Il n’en demeure pas moins que dans le temps long de l’histoire de l’humanité s’observent des points d’in?exion, des changements réels et majeurs, c’est-à-dire la ?n d’une ère, le commencement d’une autre. Je suis chaque jour plus convaincu que c’est actuellement le cas, qu’en ce moment nous assistons à un changement dans l’histoire dont l’ampleur égale celle de la chute de Rome, l’avènement de l’islam ou la découverte des Amériques.

5Par convention, l’histoire dite « moderne » (« contemporaine » pour les Français) du Proche-Orient s’ouvre à la ?n du xviiie siècle, quand un petit corps expéditionnaire commandé par le jeune général Bonaparte se montre capable de conquérir toute l’Égypte et de la gouverner en toute impunité. Le choc est terrible : cette invasion et occupation d’un des pays au cœur de l’Islam se réalise sans aucune résistance. Ce premier choc fut suivi d’un second, quelques années plus tard, lorsque les Français furent chassés, non pas par les Égyptiens, moins encore par leurs maîtres d’alors, les Turcs ottomans, mais par une petite escadre de la Marine royale britannique commandée par le jeune amiral Horatio Nelson, qui contraint l’occupant à reprendre la mer et faire route vers la France.

6Ces deux événements eurent une importance symbolique profonde. Depuis le début du xixe siècle, les pays historiquement au cœur de l’Islam ne furent plus sous le seul contrôle de dirigeants musulmans. S’exerçaient une in?uence directe ou indirecte de pays extérieurs, européens, et le plus souvent leur contrôle – européens, c’est-à-dire, pour reprendre les termes dans lesquels ils étaient perçus, chrétiens. Ce fut seulement alors que le terme d’« Europe », ignoré jusqu’à cette époque, commença à être utilisé au Proche-Orient musulman. Ce changement se cantonna à la terminologie, sans affecter les connotations.

7Les forces qui dominaient les pays musulmans étaient désormais des forces extérieures. Ce qui modelait la vie de ces pays était des décisions et des actions venues de l’étranger. Ce qui leur offrait une marge de manœuvre, c’étaient les rivalités entre pays étrangers. La seule partie que ces pays pouvait jouer, la seule autorisée, était d’essayer de tirer quelque pro?t de ces rivalités entre puissances extérieures a?n de les utiliser l’une contre l’autre. La donne n’a pas changé, observe l’historien, du xixe siècle jusqu’en ces débuts du xxie. Ainsi voit-on les dirigeants du Proche-Orient jouer cette partie avec des succès divers au cours de la Première Guerre mondiale, puis de la Seconde, de la guerre froide en?n.

8Longtemps, les puissances rivales pour la domination furent celles, européennes, qui l’étaient par ailleurs pour la domination impériale : la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, la Russie et l’Italie. Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, ces rivalités se lestèrent d’un contenu idéologique – les Alliés contre l’Axe entre 1939 et 1945, l’Ouest contre l’Est au cours de la guerre froide. Sur la base du principe qui voudrait que « les ennemis de mon ennemi sont mes amis », il parut naturel aux peuples sous domination ou gouvernement étrangers de se tourner vers les rivaux impériaux d’abord, idéologiques ensuite, de leurs maîtres.

9On en voudra pour preuve ces fractions d’abord favorables aux nazis, puis aux Soviétiques, parfois sans même que changent les dirigeants, apparues dans les pays sous domination impériale britannique et française. On notera cependant qu’il ne semble pas qu’il y ait eu l’équivalent pro-occidental dans les pays musulmans sous domination soviétique. Le système soviétique, même à la veille de son effondrement, montra des capacités d’endoctrinement et de répression que n’avaient pas, de manière équivalente, les empires occidentaux et leurs sociétés plus ouvertes.
La partie est aujourd’hui ?nie. Reagan et Gorbatchev ont mis le point ?nal à l’ère inaugurée par Bonaparte et Nelson. Le Proche-Orient n’est plus dominé par des puissances extérieures. Les peuples y ont quelque dif?culté à s’adapter à cette nouvelle situation, à assumer l’entière responsabilité de leurs actions et de leurs conséquences. Il me revient le souvenir de cette Iranienne, fort critique à l’égard de son gouvernement, qui me demandait pourquoi « les puissances impérialistes avaient décidé d’imposer une théocratie islamiste en Iran ». Mais d’autres commencent à prendre désormais leurs responsabilités, et nul n’a exprimé ce changement aussi clairement et éloquemment, comme à son habitude, qu’Oussama ben Laden.

Le choc des universalismes

10Avec la ?n de l’ère de la domination extérieure, on peut observer la réémergence de certaines tendances et de courants profonds du Proche-Orient historique d’autrefois, que la domination occidentale avait, au cours des derniers siècles, refoulés ou, du moins, masqués. Ils reviennent sur le devant de la scène. Une de ces tendances est le con?it interne entre les différentes forces du Proche-Orient, con?it ethnique, sectaire, régional. Ce type de con?it, s’il n’a jamais cessé, avait toutefois diminué en intensité à l’ère des impérialismes. De nos jours, non seulement ils refont surface, mais avec une intensité renouvelée, comme en témoigne l’affrontement entre l’islam sunnite et le chiite à une échelle sans précédent dans les siècles récents.

11Il est un autre changement qui entre directement dans notre sujet – le retour parmi les musulmans de ce qui est perçu comme la lutte cosmique entre les deux fois principales que sont l’islam et le christianisme. Il y a nombre de religions dans le monde, mais à ma connaissance celles-là non seulement proclament l’universalité de leur message, comme toutes les autres, mais également son exclusivité : chrétiens et musulmans, chacun pour leur part, se disent les récipiendaires privilégiés du message ?nal de Dieu à l’humanité et professent que leur devoir n’est pas de garder égoïstement par-devers eux ce message, comme le font les sectateurs de cultes ethniques ou régionaux, mais au contraire de le propager parmi tous les hommes et cela, quels que soient les obstacles rencontrés dans cette mission. Cette perception de soi, tant chez les chrétiens que chez les musulmans, a conduit à cette guerre longue qui dure depuis plus de quatorze siècles et qui connaît désormais une phase nouvelle. Du côté du christianisme, qui entre dans son xxie siècle, le triomphalisme n’est plus de mise, à l’exception de quelques petits groupes minoritaires. Dans la demeure de l’islam, qui entre dans son xve siècle, le triomphalisme demeure une force signi?cative qui trouve une expression nouvelle dans des mouvements militants.

12On notera qu’aux commencements aucune de ces deux religions ne voulut pendant longtemps reconnaître l’existence de l’affrontement, de peur de concéder que l’autre était une religion universelle. Chacune prétendait que le combat qui les opposait était entre la religion vraie, c’est-à-dire ses croyances propres, et les incroyants ou les in?dèles (ka?r, en arabe). Chacun préféra pendant longtemps nommer l’autre par des termes ne relevant pas du vocabulaire religieux. Les chrétiens parlaient des musulmans comme des Maures, des Sarrasins, des Tatares ou des Turcomans. D’un converti il était dit qu’il « s’était fait turc ». Les musulmans, pour leur part, appelaient les chrétiens Roumis, Francs, Slaves, voire autrement. Ce ne fut pas sans traîner ni rechigner que les uns et les autres ?nirent pas désigner l’adversaire en termes religieux, lesquels étaient le plus souvent inexacts et non dénués de malignité. En Occident, les musulmans étaient habituellement appelés mahométans, terme qu’ils n’utilisèrent jamais pour se désigner. Le quali?catif leur fut attribué du fait de la croyance totalement infondée que les musulmans prononçaient le nom de Mahomet à la manière des chrétiens celui du Christ. Le terme habituellement utilisé par les musulmans pour désigner les chrétiens était celui de nazaréen (nasrani), comme s’il s’agissait d’un culte local à Nazareth.

13La déclaration de guerre intervint presque au tout début de l’islam. Une tradition très ancienne veut qu’en l’an six de l’hégire, soit en 628 après Jésus-Christ, le Prophète ait envoyé six messagers porteurs de lettres à destination des empereurs de Byzance et de Perse, du Négus d’Éthiopie et d’autres princes et gouvernants, a?n de leur annoncer l’avènement de l’islam et de leur ordonner d’embrasser la foi ou de souffrir les conséquences de leur éventuel refus. L’authenticité de ces lettres est douteuse, mais pas leur message, qui re?ète une vision des choses dominante chez les musulmans depuis les tout premiers temps.

14Un peu plus tardivement dans le siècle, des inscriptions témoignent de la violence du con?it, violence au sens le plus littéral du terme. Le fameux dôme du Rocher, une des merveilles de Jérusalem, est une remarquable construction à plus d’un titre. Édi?é sur le mont du Temple, lieu sacré pour la tradition juive et la chrétienne, son style architectural est celui des premières églises chrétiennes. Plus vieux monument musulman en dehors de la Péninsule arabique, il date de la ?n du viie siècle et il est dû à l’un des premiers califes, Abd al-Malek. On ne peut que noter la signi?cation particulière du message coranique inscrit dans la pierre : « Il n’y a de Dieu que lui ! Gloire à lui ! Il n’engendre pas ; il n’est pas engendré ; nul n’est égal à lui ! » (Coran, ix, 31-33 ; cxii, 1-3). Il s’agit ici d’une proclamation qui est un dé? ouvert à certains des principes centraux de la foi chrétienne.

15On relèvera avec intérêt que ce même calife proclama le même message sur des pièces d’or qu’il ?t frapper. Jusqu’alors, la frappe et l’émission de pièces d’or avaient été le privilège du pouvoir romain, puis byzantin ; les autres États, donc le califat islamique, se contentaient d’importer la quantité de monnaie nécessaire. Le califat islamique battait monnaie pour la première fois, taillait sa brèche dans un privilège immémorial de Rome et mettait en circulation la même inscription. L’empereur de Byzance comprit le message et déclara la guerre – en vain.

16L’attaque de l’Islam contre la Chrétienté et le con?it qui en résulta, motivé par les ressemblances entre les deux religions plutôt que par leurs différences, a connu jusqu’à aujourd’hui trois phases. La première date des tout premiers commencements de l’islam, quand la nouvelle foi se propagea hors de son berceau, la Péninsule arabique, vers le Proche-Orient et au-delà. C’est alors que les armées musulmanes conquirent la Syrie, la Palestine, l’Égypte et le nord de l’Afrique, autant de contrées qui relevaient à cette époque de la Chrétienté, et entreprirent l’islamisation et l’arabisation. De là, elles prirent pied en Europe, par la conquête de l’Espagne, du Portugal et de la Sicile, auxquels elles ajoutèrent des territoires conquis sur le sud de l’Italie. Ces régions furent intégrées au monde islamique comme le fut quelque temps une petite portion de la France au-delà des Pyrénées que franchirent aussi les armées musulmanes.

17Il s’ensuivit un con?it violent et long, au terme duquel les chrétiens cherchèrent à reprendre une partie des possessions musulmanes. Ils réussirent en Europe au point que celle-ci se confondit avec les frontières de ses reconquêtes, mais ils échouèrent en Afrique du Nord et au Proche-Orient, qui furent perdus pour le christianisme, à commencer par la Terre sainte où échoua cette série de campagnes militaires appelées croisades.

18Pour autant, ce n’était pas la ?n de l’histoire. Entre-temps, le monde islamique, après avoir échoué une première fois dans sa tentative de conquérir l’Europe, lança un deuxième assaut, conduit cette fois non plus par les Arabes et les Maures, mais par les Turcs et les Tatars. Au milieu du xiiie siècle, les conquérants mongols de la Russie se convertirent à l’islam ; les Turcs, pour leur part, après avoir conquis l’Asie Mineure chrétienne, mirent le siège devant l’antique ville chrétienne, Constantinople, en Europe, qui tomba en 1453. Puis ce fut au tour des Balkans et ils gouvernèrent un moment la moitié de la Hongrie. Par deux fois, les Turcs cherchèrent à s’emparer de Vienne, en 1529 et en 1683. Les pirates barbaresques des côtes de l’Afrique du Nord, bien connus des historiens des États-Unis, lançaient des raids sur l’Europe. Ils poussèrent jusqu’en Islande, la limite ultime de leur expansion, en 1627, et vers divers autres endroits d’Europe de l’Ouest, notamment à Baltimore, la première Baltimore, en Irlande, en 1631. Des archives de l’époque parlent de cent sept captifs chrétiens emmenés à Alger, parmi lesquels un certain Cheney.

19Une fois encore, l’Europe réagit par une contre-attaque, mais avec plus de succès et de rapidité. Les chrétiens reconquirent la Russie et la Péninsule balkanique, pénétrant plus avant dans les territoires islamiques et renvoyant les occupants dans leurs foyers. Cette phase de contre-attaque européenne reçut une appellation nouvelle : l’impérialisme. Quand les peuples d’Asie et d’Afrique envahirent l’Europe, ce n’était pas de l’impérialisme ; lorsque l’Europe attaqua l’Asie et l’Afrique, ce fut de l’impérialisme. Cette notion nouvelle eut un double usage – pour nourrir le ressentiment d’un côté, la culpabilité de l’autre. L’Occident, certainement à cause de son héritage judéo-chrétien, a une longue tradition de culpabilité et d’auto?agellation. Impérialisme, sexisme, racisme sont autant de termes forgés par l’Occident, non pas du fait que l’Occident aurait inventé ce que nous avons en commun d’héritage humain, et peut-être animal, mais parce que, le premier, il les a identi?és, nommés, condamnés et combattus avec un succès relatif.

20Cette contre-attaque européenne ouvrit une nouvelle phase, qui vit s’instaurer le gouvernement du cœur du Proche-Orient par l’Europe. Commencé au lendemain de la Première Guerre mondiale, le règne européen prit ?n au lendemain de la Seconde. Nous autres, contemporains, avons assisté à la ?n de toute domination européenne, notamment russe, en terre d’islam.

21Dans quelques proclamations et déclarations très intéressantes, Oussama ben Laden développe sa vision de la guerre en Afghanistan entre 1978 et 1988 – con?it, rappelons-le, qui vit la défaite de l’Armée Rouge puis sa retraite et eut pour conséquence l’effondrement de l’Union soviétique. Nous y voyons habituellement une victoire de l’Occident, plus spécialement des États-Unis, dans la guerre froide menée contre la puissance soviétique. Rien de tel pour Oussama, qui veut y voir la victoire musulmane du djihad mené contre les in?dèles. Pour qui veut bien se souvenir de ce qui advint ensuite en Afghanistan et ce qui s’ensuivit, cette interprétation n’est pas improbable.
Dans la longue guerre contre les chrétiens, Oussama place l’acmé de l’humiliation de l’islam dans la période ouverte au lendemain de la Première Guerre mondiale, lorsque le dernier des grands empires musulmans, l’ottoman, fut emporté et ses territoires répartis entre les vainqueurs alliés, le califat supprimé, puis abrogé, et le dernier calife exilé par des Turcs occidentalisés et laïcs. Alors l’histoire musulmane parut être à son point le plus bas.
Dans la vision que Ben Laden se fait du combat millénaire entre les vrais croyants et les in?dèles, des phases se suivent, les premières dominées par les différentes dynasties de califes, les suivantes par les diverses puissances chrétiennes impériales qui succédèrent aux Romains dans le gouvernement du monde des in?dèles – l’Empire byzantin, le Saint Empire romain, les Empires britannique, français et russe. Dans la dernière phase, dit-il, le monde des in?dèles fut partagé entre deux superpuissances qui s’en disputèrent la direction, les États-Unis et l’Union soviétique. Les musulmans ont affronté, défait puis détruit la plus dangereuse des deux. Quant à venir à bout des Américains, enfants gâtés et efféminés, l’affaire devait être facile.
La chose parut con?rmée dans la décennie 1990, quand le monde vit se multiplier, l’une après l’autre, les attaques contre les bases et les installations américaines, sans qu’aucune réponse à la mesure ne vienne, sinon des mots de colère et le tir de coûteux missiles sur des régions isolées et inhabitées. Les leçons du Vietnam et de Beyrouth (1983) furent con?rmées à Mogadiscio (en 1993). Dans ces deux dernières villes, une attaque meurtrière contre des Américains membres de missions de l’ONU conduisit au retrait presque immédiat, et total, des troupes. Le message reçu fut de croire qu’il suf?sait de frapper les Américains pour que ceux-ci prennent leurs jambes à leur cou. Tel fut le cours des événements qui conduisit au 11 Septembre. L’attaque visait clairement à mettre le point ?nal à la première séquence et à en ouvrir une autre, qui verrait la guerre portée au cœur du camp ennemi.

La troisième vague

22Aux yeux d’une minorité fanatique et résolue de musulmans, la troisième vague d’assaut contre l’Europe a commencé, sans doute aucun. Ne nous cachons pas ce que cela implique. Cette fois-ci, les formes qu’elle revêt sont différentes, deux en particulier : la terreur et l’immigration.

23La terreur est un élément d’un problème plus large, à savoir la violence en général et son usage au pro?t de la religion. L’islam, contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, n’a pas en partage les aspirations paci?stes du christianisme des commencements. La théologie et la loi islamiques, comme la pratique, sinon la théorie chrétienne, reconnaissent la guerre comme un fait de la vie et commande, voire requiert qu’il y soit fait recours dans certaines situations. La vision traditionnelle veut que le monde se divise en deux – la demeure de l’islam, où prévalent la loi et le gouvernement selon l’islam, et le reste du monde regroupé sous la dénomination de « Dar al-Harb », la maison de la guerre. Plus tardivement, et pour un temps, des catégories intermédiaires furent distinguées pour désigner les régimes dotés d’une autonomie limitée sous la souveraineté musulmane.

24La guerre ne signi?e pas la terreur. L’islam, dans ses enseignements et tout particulièrement dans sa loi, régule la pratique de la guerre, imposant le respect des lois de la guerre et un traitement humain des femmes, des enfants et de ceux qui ne combattent pas. Il n’approuve pas des actions du type de celles que nous appelons terroristes. Tant le dogme que la loi de l’islam interdisent le suicide, tenu pour un péché capital qui conduit à la damnation éternelle. Celui qui se suicide, aurait-il même mené une vie dont nul ne saurait contester la vertu, n’entrera jamais au paradis, enseigne l’islam, mais ira droit en enfer où il sera condamné à répéter éternellement le geste par lequel il s’est suicidé.

25Ces règles et croyances furent en général respectées à l’âge de l’islam classique. Puis, de nos jours, elles ont été érodées, réinterprétées et écartées par des justi?cations venant des diverses écoles de l’islam radical. Femmes ou hommes, les jeunes qui perpètrent les actes de terreur mériteraient une meilleure information sur les doctrines et traditions de leur confession. Ce n’est malencontreusement pas le cas, puisque au contraire les suicidés par explosif et autres terroristes sont devenus des modèles à suivre pour un nombre croissant de jeunes poussés par la colère et la frustration.

26L’émigration, quant à elle, concerne plus immédiatement l’Europe. Dans les premiers temps, il était inconcevable qu’un musulman parte volontairement s’installer dans un pays non musulman. Les juristes se sont demandé quel doit être le mode de vie d’un musulman sous gouvernement non musulman. Des traités et recueils de la charia, de la loi musulmane, abordent la question de diverses manières : est-il permis à un musulman de vivre ou même simplement de se rendre dans un pays non musulman ? S’il se met dans cette situation, que doit-il faire ? En général, ces questions sont traitées dans des chapitres de casuistique spéci?ques.

27Le premier cas est celui d’un captif ou d’un prisonnier de guerre. À l’évidence, aucun des deux n’a le choix, mais le musulman se doit de préserver sa foi et de revenir en son pays le plus vite possible. Le deuxième cas est celui d’un incroyant en terre d’incroyance qui trouve soudain la lumière et épouse la vraie foi – en d’autres termes il devient musulman. Il doit quitter aussi vite qu’il peut la terre d’incroyance et se rendre en terre d’islam. Le troisième cas est celui d’un visiteur. Longtemps, le seul but de visite tenu pour légitime était de faire des prises de guerre. Ce but s’élargit plus tard à des missions d’ordre diplomatique et commercial. La contre-attaque menée par l’Europe enrichit ce débat sans ?n d’un nouveau thème : que doit faire un musulman si son pays tombe entre les mains des in?dèles ? Peut-il rester ? Doit-il fuir ?

28Il nous est parvenu d’intéressants débats sur ces trois points au lendemain de la conquête par les Normands de la Sicile musulmane au xie siècle et plus particulièrement à la ?n du xve siècle, avec l’achèvement de la reconquête de l’Espagne. Les docteurs de la loi marocains en discutèrent. Les musulmans doivent-ils rester en Espagne ? se demandèrent-ils. La plupart répondirent non, ils ne pouvaient pas. La question fut posée de savoir s’ils pouvaient rester dans le cas d’un gouvernement chrétien qui ferait montre de tolérance. Question, on le devine, purement théorique. La réponse fut la même : non. Dans ce cas aussi, ils ne sauraient rester, de peur de céder à une plus grande tentation, l’apostasie. Ils doivent partir et nourrir l’espoir qu’en des temps meilleurs décidés par Dieu ils pourront reconquérir leur contrée et y rétablir le règne de la vraie foi.

29Telle était la position adoptée par la plupart des juristes. Quelques-uns, minoritaires d’abord, puis devenant plus tard un groupe important, prétendirent au contraire que sous certaines conditions les musulmans pouvaient rester, à commencer par la possibilité qui leur serait accordée de pratiquer leur foi. D’où la deuxième question : que recouvre l’expression « pratiquer sa foi » ? Parvenus à ce point, nous devons nous rappeler que nous avons affaire non seulement à une religion différente, mais à une conception différente de la nature d’une religion : la sainte loi islamique, la charia, traite d’une variété de sujets dont quantité d’entre eux, même à l’époque médiévale, étaient tenus par le monde chrétien comme séculiers, pour ne rien dire de l’époque que certains appellent « post-chrétienne » du monde occidental.

30Toute cette casuistique relative à un musulman qui, pour une raison ou une autre, se retrouve sous domination in?dèle, ignore un cas qui jamais ne vient à l’esprit des docteurs de la loi à l’âge classique : celui d’un musulman qui, de sa propre volonté, quitterait la demeure de l’islam pour aller vivre, de manière permanente, dans la maison de la guerre, un pays in?dèle dirigé par les in?dèles. C’est pourtant ce qui advint, et sur une échelle de plus en plus vaste, à l’époque contemporaine.

31À l’évidence, il est bien des raisons pour un musulman de rejoindre l’Europe, en particulier l’appauvrissement économique croissant de beaucoup de pays islamiques et la rapacité et la tyrannie de nombre de dirigeants qui empirent cette situation. L’Europe offre des opportunités économiques et des béné?ces, même pour les chômeurs. Les immigrants musulmans pro?tent tout autant de la liberté d’expression et d’un niveau d’éducation dont ils manquent chez eux. Il n’est jusqu’aux terroristes qui ne disposent d’une plus grande liberté pour leurs préparatifs et leurs opérations en Europe et, dans une moindre mesure, aux États-Unis que dans la plupart des pays musulmans.

32Quelques autres facteurs importants jouent dans la situation présente. D’abord, il y a le nouveau radicalisme apparu dans le monde islamique. Il est de diverses obédiences, sunnite et particulièrement wahhabite, mais aussi chiite iranien, depuis la révolution iranienne. Les deux sont devenus des facteurs d’une immense importance. La situation ne manque pas d’être paradoxale : l’islamisme radical et le terrorisme radical font peser une menace beaucoup plus grande sur l’Europe et l’Amérique que sur le Proche-Orient et l’Afrique du Nord. La raison en est que dans ces dernières régions des dirigeants ont déployé plus d’habileté et moins de retenue que les Occidentaux dans le contrôle des extrémistes. Cela n’empêche pas de plus en plus de musulmans de voir dans le radicalisme islamique un plus grand danger pour l’islam que pour l’Occident.

33Le radicalisme sunnite est pour l’essentiel d’origine wahhabite, version radicale de l’islam apparue d’abord dans la région reculée de Nadjd en Arabie, au xviiie siècle. Parmi ceux qui s’y convertirent, il y avait les chefs des tribus locales, la maison des Saoud (1725). La conquête du Hedjaz par les Saoud dans les années 1920 et la formation du royaume d’Arabie saoudite ?t de la frange extrémiste d’autrefois dans une région alors marginale une force majeure en terre d’islam et au-delà. Le wahhabisme a tiré un grand pro?t du prestige et de l’in?uence de la dynastie des Saoud qui contrôlent les lieux saints de l’islam, le pèlerinage annuel et l’énorme richesse dégagée du pétrole.

34La révolution iranienne est d’un autre ordre. Le terme de révolution est très utilisé au Proche-Orient. C’est presque le seul titre accepté pour fonder une légitimité. Sauf que la révolution iranienne fut un événement d’une nature comparable à ce que l’on entend par révolution dans le cas de la France ou de la Russie. À l’instar de ces deux révolutions à leur époque respective, la révolution iranienne eut un impact immense sur toute la région – c’est-à-dire le monde islamique, chiite et sunnite, au Proche-Orient et au-delà.
L’autre question débattue de nos jours est celle de l’assimilation. Dans quelle mesure est-il possible à des immigrés musulmans qui se sont installés en Europe ou en Amérique du Nord de devenir membres à part entière des pays où ils se sont installés, comme l’avaient fait tant d’autres immigrants venus par vagues ?
Plusieurs points demandent examen. L’un d’entre eux relève des différences élémentaires de conception que l’on se fait précisément des buts et contenus de l’assimilation. D’emblée s’impose un évident contraste entre les conceptions européennes et américaines. Devenir américain pour un immigré, c’est faire acte d’une nouvelle allégeance politique. Devenir français ou allemand pour un immigré, c’est changer d’identité ethnique. Troquer une allégeance politique pour une autre est assurément plus aisé et pratique que de renoncer à une identité ethnique pour une autre, tant au regard des sentiments de chacun que de ce qui paraît acceptable par tous. Longtemps la Grande-Bretagne usa des deux acceptions. Un immigrant naturalisé devenait citoyen britannique sans pour autant devenir anglais.
Revenons à cette différence importante que je signalais plus haut, dans ce que l’on entend par religion. Pour un musulman, la religion embrasse un ensemble de choses différentes, habituellement rangées sous l’empire des lois de statut personnel : le mariage, le divorce, l’héritage, entre autres exemples. Depuis l’Antiquité, l’Occident les a tenues pour des matières séculières. La distinction entre l’Église et l’État, le pouvoir spirituel et le temporel, l’ecclésial et le laïque, ce concept occidental n’a ni place ni équivalent dans l’histoire de l’islam. On comprend de là les dif?cultés rencontrées à l’expliquer aux musulmans, aujourd’hui encore. Jusqu’à l’époque contemporaine, les musulmans n’avaient pas de mots pour le dire. C’est désormais fait.

Un dialogue constructif ?

35Comment réagit l’Europe à cette situation ? Le plus fréquemment, l’Europe et les États-Unis répondent par ce qu’il est convenu d’appeler le multiculturalisme et la correction politique. Nulle place pour de telles inhibitions en terre d’islam. Les musulmans ont une forte conscience de leur identité, ils savent qui ils sont, ce qu’ils veulent, une qualité que beaucoup semblent avoir largement perdue en Occident. Source de force dans un cas, de faiblesse dans l’autre.

36Une autre réponse répandue en Occident est ce qu’il est parfois convenu d’appeler le dialogue constructif – « Parlons avec eux, faisons un bout de chemin ensemble, et voyons ce qu’il adviendra. » Une telle approche a ses lettres de noblesse : lorsqu’il conquit Jérusalem et d’autres lieux de la Terre sainte, Saladin permit aux marchands chrétiens de demeurer dans les villes portuaires où ils étaient venus d’Europe à l’occasion des croisades. Il semble qu’il ait ressenti le besoin de justi?er sa proposition dans une lettre adressée au calife de Bagdad. Ces marchands, écrivait-il, étaient de quelque utilité puisqu’« il n’y en a pas un seul parmi eux qui n’apporte et ne nous vende des armes de guerre, à leur détriment et à notre avantage ». La chose dura tout au long des croisades et, plus tard encore, lorsque les armées ottomanes pénétrèrent au cœur de l’Europe, elles rencontrèrent toujours des commerçants européens désireux de leur vendre des armes et des banquiers empressés de ?nancer leurs achats. Les pourvoyeurs de Saddam Hussein en armement moderne hier et les dirigeants d’aujourd’hui en Iran poursuivent cette tradition. Le dialogue constructif a une longue histoire.

37Les tentatives de dialogue contemporaines prennent aussi d’autres formes. Pas plus tard qu’hier, un pape nous offrit le spectacle extraordinaire des excuses qu’il présenta aux musulmans pour les croisades. Loin de moi l’idée de justi?er le comportement des croisés, qui fut, à bien des égards, atroce. Mais gardons le sens des proportions. Voilà qu’on attend de nous de faire des croisades une agression injusti?ée contre une demeure de l’islam paci?que. On est loin du compte : le premier appel ponti?cal à se croiser fut lancé en 846, au lendemain d’une expédition navale partie de Sicile, alors sous domination arabe, et qui remonta le Tibre pour venir attaquer la ville de Rome. Les contemporains parlent de soixante-treize navires et de dix mille hommes qui occupèrent brièvement Ostie, pillèrent la basilique Saint-Pierre à Rome et Saint-Paul sur la rive droite du Tibre. En réaction, un synode en France lança un appel aux souverains chrétiens de combattre « les ennemis du Christ ». Le pape Léon iv promit une récompense céleste à tous ceux qui trouveraient la mort dans le combat contre les musulmans – on peut y voir le re?et de la promesse que les musulmans faisaient à leurs guerriers. Il est de bonne guerre dans un con?it d’apprendre de l’ennemi et, si la chose est possible, de lui emprunter ses moyens les plus ef?caces.

38Deux siècles et demi plus tard, et après de nombreuses batailles, en 1096, les croisés arrivèrent de fait au Proche-Orient. Les croisades étaient une imitation du djihad, tardive, limitée et sans succès, une tentative de récupérer par la guerre sainte ce qui avait été perdu au cours d’une guerre sainte. La tentative échoua et demeura sans suite.

39Une illustration frappante de l’approche contemporaine de cette guerre de quatorze siècles a été donnée le 8 octobre 2002, par le Premier ministre français de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, dans son discours sur l’Irak à l’Assemblée nationale. Évoquant devant les députés la ?gure de Saddam Hussein, il releva qu’un des personnages historiques favoris de Saddam Hussein était son compatriote Saladin, lui aussi originaire de la même ville de Tikrit. Au cas où les députés auraient ignoré qui était Saladin, Jean-Pierre Raffarin tint à préciser qu’il fut celui « qui dé?t les croisés et libéra Jérusalem ». Qu’un Premier ministre catholique présente la prise de Jérusalem par Saladin comme une libération de la domination de croisés, français de surcroît pour la plupart, témoigne d’un cas extrême de nouvel alignement, sinon des loyautés, du moins des perceptions des choses. Selon les minutes de la séance, lorsque le Premier ministre prononça le mot de « libération », un député s’étonna que M. Raffarin puisse parler de libération ; en vain, car l’orateur poursuivit son discours, ignorant l’interpellation du député. Nulle autre interruption n’advint et, pour autant que je sache, nul ne commenta la chose dans les jours qui suivirent.

40Les islamistes radicaux ont même réussi à trouver en Europe des alliés. Pour parler de ces derniers, j’utiliserai les termes de « gauche » et de « droite », bien qu’ils soient facteurs d’une incompréhension de plus en plus grande. À l’origine, la disposition des députés de la première Assemblée nationale qui prirent place à droite ou à gauche selon qu’ils votaient pour ou contre les pouvoirs du roi n’avait pas valeur de lois naturelles ; il n’empêche que nous avons pris l’habitude d’utiliser ces deux termes, quand bien même cet usage est souvent source de confusion en Occident aujourd’hui, voire conduit à des absurdités dans le cas des différents courants de l’islam radical. Mais c’est ainsi qu’il en va pourtant, et puisque l’usage en est à ce point répandu, nous nous y plions.

41Les islamistes radicaux exercent un attrait d’extrême gauche sur les anti-Américains en Europe, aux yeux desquels ils se sont substitués aux anciens Soviétiques. Mais leur attrait est de droite extrême sur les éléments antisémites européens, aux yeux desquels ils se sont substitués aux nazis. Sur ces deux terrains, les islamistes ont gagné, souvent auprès des mêmes éléments. Car en Europe il arrive apparemment que les haines l’emportent sur les loyautés.

42On notera une variante en Allemagne, où les musulmans sont essentiellement turcs. Ces derniers se sont souvent comparés aux juifs, pour se dire les victimes du racisme et de la persécution par les Allemands. Au cours d’un colloque qui se tenait à Berlin et qui était consacré aux nouvelles minorités musulmanes en Europe, des musulmans turcs m’invitèrent à me joindre à leur groupe pour discuter du sujet, ce qui ne manqua pas d’intérêt. Une des formulations qui m’a le plus frappé était comprise dans la question suivante : « Durant mille ans, les Allemands ont accepté 400 000 juifs ; y a-t-il un espoir qu’ils acceptent deux millions de Turcs ? » Il arrive que pour faire avancer leurs intérêts les Turcs jouent sur cette corde, en espérant que résonne le sentiment de culpabilité allemand.

43Voilà posée plus largement la question de la tolérance. Sitôt la reconquête de l’Espagne et du Portugal parachevée, les musulmans, qui étaient très nombreux alors dans les territoires reconquis, se virent offrir le choix entre le baptême, l’exil ou la mort. Les vainqueurs de ce que l’on pourrait appeler la deuxième reconquête, celle des territoires sous le joug ottoman dans l’Europe du Sud-Est, ?rent montre de quelques onces de tolérance, mais sans plus. Des populations de confession musulmane demeurent dans les Balkans, ce qui entraîna jusqu’à aujourd’hui les troubles que l’on sait au Kosovo et en Bosnie.

44La question de la tolérance religieuse débouche sur de nombreux enjeux nouveaux. Dans le passé, au cours des longues guerres qui opposèrent musulmans et chrétiens en Europe tant orientale qu’occidentale, il ne fait aucun doute que les musulmans se montrèrent beaucoup plus tolérants que les chrétiens à l’égard des autres religions comme à l’égard des courants internes à l’islam. Dans le christianisme médiéval, massacres et expulsions, inquisition et mort sur le bûcher furent monnaie courante, alors qu’ils sont aussi rares qu’exceptionnels dans l’islam. Les mouvements de réfugiés à cette époque étaient pour l’essentiel de l’Ouest vers l’Est, l’inverse, donc, de ce qui se déroule aujourd’hui. Assurément, les sujets non musulmans en terre d’islam étaient victimes de discriminations, mais sans commune mesure avec la situation faite en terre de chrétienté aux incroyants ou aux membres des sectes.

45Ces discriminations, acceptables autrefois, ?nirent par être de plus en plus en contradiction ouverte avec les notions démocratiques de la coexistence civilisée. Dès 1689, John Locke remarque dans ses Lettres sur la tolérance que « l’on ne doit exclure des droits de la société civile ni les païens, ni les mahométans, ni les juifs à cause de la religion qu’ils professent ». En 1790, George Washington franchit un autre pas dans la lettre qu’il adresse à un dirigeant de la communauté juive de New Port, à Rhode Island ; il rejette l’idée même de tolérance comme proprement intolérante, « comme si c’était par indulgence à l’égard d’une classe d’hommes qu’une autre pouvait jouir de l’exercice de ses droits naturels inhérents ».

46À la ?n du xviie siècle, la situation dans les faits était nettement meilleure en Europe occidentale que dans les contrées musulmanes. Et depuis lors, la première est allée s’améliorant, tandis que la seconde n’a cessé d’empirer. Discrimination et persécution ne disparurent pas en Occident, mais, à l’exception sans égale de l’épisode nazi en Europe continentale, la situation des minorités religieuses était meilleure en Occident, con?ant et entreprenant, plutôt qu’en Orient qui, se sentant menacé, se repliait sur soi.

47Les musulmans comme nombre de leurs compatriotes non musulmans ne voyaient pas les choses ainsi et donnaient à la tolérance une acception autre. Quand les immigrés musulmans vinrent vivre en Europe, ils nourrissaient certaines attentes, le sentiment d’être au moins en droit de béné?cier d’un degré de tolérance égal à celui dont avaient béné?cié eux-mêmes les non-musulmans dans les empires musulmans d’autrefois. Tant leurs espoirs que leurs expériences furent très différents.

48Ils eurent en Europe à la fois plus et moins. Plus parce qu’en théorie et souvent en pratique ils eurent l’égalité des droits politiques, l’égal accès aux professions, au bien-être, à la liberté d’expression et d’autres béné?ces encore ; mais ils reçurent également moins, et de manière signi?cative, que ce qu’ils avaient accordé dans les États musulmans traditionnels. Dans l’Empire ottoman, le plus récent des empires musulmans, mais aussi dans ceux qui le précédèrent, les communautés non musulmanes s’organisaient séparément et avaient la gestion de leurs affaires.

49Elles percevaient leurs propres impôts et appliquaient leurs propres lois. Il y avait plusieurs communautés chrétiennes reconnues par l’État musulman, et qui vivaient sous la direction de leurs propres dirigeants : elles avaient leurs écoles ; elles s’administraient selon leurs propres lois dans des domaines tels que le mariage, le divorce, l’héritage ou l’observance religieuse. Les juifs béné?ciaient du même régime.

50Imaginez trois voisins dans une même rue, qui viennent à mourir. Voilà leurs biens distribués selon trois modalités différentes, puisque le premier est musulman, le deuxième juif et le troisième chrétien. Un juif pouvait être poursuivi et puni par le tribunal rabbinique pour avoir violé le shabbat ou n’avoir pas jeûné le jour de Kippour. Un chrétien déjà marié pouvait être arrêté pour avoir pris femme une deuxième fois. La bigamie est une offense à la religion chrétienne, pas à la religion musulmane. Le même raisonnement conduisit à exempter juifs et chrétiens des obligations musulmanes distinctives. Ainsi pouvaient-ils manger, même en public, pendant le jeûne, obligatoire pour un musulman, du mois de ramadan ; ils pouvaient également fabriquer, vendre, servir et boire du vin, pour autant qu’ils ne le fassent qu’entre eux. On trouve dans les archives ottomanes des documents attestant de discussions autour d’un problème pertinent apparemment aux yeux des autorités juridiques : comment empêcher un musulman de boire du vin au cours des cérémonies de mariage juives et chrétiennes ? La solution la plus simple et la plus évidente – proscrire l’alcool à tout le monde – ne fut semble-t-il pas considérée.

51Les musulmans n’ont pas ce degré d’indépendance dans leur propre vie légale et sociale au sein de l’État moderne et laïque. Il ne fait aucun doute qu’il est de leur part irréaliste, au regard de la nature de l’État moderne, d’en attendre cette indépendance. Il n’empêche : ils ont le sentiment d’être en droit de béné?cier en retour aujourd’hui de ce qu’ils avaient accordé autrefois. On prête à un musulman vivant en Europe le propos, certainement sur le mode de la plaisanterie : « Nous vous avons laissé pratiquer et imposer la monogamie, pourquoi nous refuser de pratiquer la polygamie ? »
Cette question de la polygamie, mais d’autres aussi, a des enjeux éminemment pratiques. Un immigré venant en France ou en Allemagne a le droit d’y regrouper sa famille, mais que faut-il entendre exactement par famille ? Ils sont de plus en plus nombreux à demander l’autorisation de faire venir plusieurs femmes, voire à l’obtenir. La chose concerne également les prestations sociales et autres.
Le contraste entre la position des femmes au sein de ces deux sociétés religieusement dé?nies n’a cessé d’être une question sensible, particulièrement à l’époque de la défaite et du repli musulmans. La défaite militaire ?t prendre conscience au musulman qu’il n’exerçait plus sa suprématie dans le monde. Le développement de l’in?uence européenne, à commencer par l’émancipation de ses sujets non musulmans, lui ?t prendre conscience qu’il n’avait plus de suprématie dans son propre pays. L’émancipation de la femme, inspirée par les idées occidentales, lui ?t prendre conscience du danger de perdre sa suprématie, y compris dans son foyer.
Le rejet comme l’acceptation de la loi islamique, la charia, par les musulmans vivant en Europe posent la question de la juridiction. Pour les écoles juridiques de l’islam traditionnel, la charia était un élément de la juridiction et de la souveraineté musulmanes, ce qui s’entendait comme ne s’appliquant qu’en terre d’islam, dans les pays régis par les préceptes de la religion. Mais une minorité sunnite acquiesça aux vues des chiites qui, dans leur majorité, tiennent que la charia s’applique à tout musulman, même en dehors de la terre d’islam, et que cette application devrait être effective dès que cela est possible.
Mais jamais, jusqu’à tout récemment, une seule autorité musulmane prétendit que la force de la charia devait s’appliquer aux non-musulmans dans les pays non musulmans. La première expression publique de cette vision des choses est due à l’ayatollah Khomeyni. Le jour où, depuis l’Iran, il prononça une condamnation à mort pour blasphème contre le Prophète, non seulement de l’écrivain de confession musulmane Salman Rushdie, qui vivait alors à Londres, mais également à l’égard de quiconque avait prêté son concours à la préparation, fabrication et distribution du livre, la condamnation visait en l’occurrence les éditeurs, imprimeurs, distributeurs et libraires britanniques, tous des non-musulmans pouvait-on supposer. De cette fatwa s’ensuivit un nombre sans cesse croissant d’autres tentatives d’appliquer la charia en Europe et, plus récemment, dans les autres contrées où des musulmans se sont installés. On se souvient de la réaction des musulmans aux caricatures parues au Danemark, fameuses ou infamantes. Les réactions européennes à la colère musulmane et aux demandes de poursuites judiciaires allèrent de la réprobation retenue au franc acquiescement.

Une troisième chance ?

52Où en est l’Europe ? Aura-t-elle de la chance une troisième fois ? Les musulmans ont en apparence des avantages : ferveur, conviction, ce qui, dans la plupart des pays occidentaux, soit manque, soit est de faible intensité. Ils sont assurés de la certitude de leur cause, là où les Occidentaux, la plupart du temps, se dénigrent ou s’abaissent. Les musulmans déploient loyauté et discipline, mais l’élément qui joue le plus en leur faveur est la démographie. L’accroissement naturel et les mouvements migratoires entraînent de profondes modi?cations des populations : il se pourrait que dans un avenir envisageable des musulmans soient majoritaires dans quelques villes européennes du moins, sinon dans des pays. Sadiq al-Azm, philosophe syrien, fait remarquer que la question pendante est celle de savoir si c’est l’Europe qui sera islamisée ou l’islam qui s’européanisera. La formulation est pertinente, et grandes sont les conséquences de la réponse qui sera apportée.

53L’Occident toutefois a, lui aussi, des avantages, dont la connaissance et la liberté ne sont pas les moindres. L’attrait qu’exerce le savoir véritablement moderne dans une société qui possède, depuis le plus lointain passé, un long palmarès de succès dans le domaine de la connaissance et celui de la science est une évidence. Les musulmans d’aujourd’hui ont la conscience douloureuse mais aiguë de leur retard relatif en comparaison de leur propre passé et de leurs rivaux contemporains. Nombreux sont ceux qui souhaitent pouvoir modi?er ce déséquilibre si l’occasion s’en présentait.

54Moins évident, mais d’une égale force : l’attrait de la liberté. En terre d’islam, dans le passé, liberté était un mot dont l’acception n’était pas politique, mais légale. Le concept juridique voulait que quiconque n’était pas esclave était libre. Liberté et esclavage ne furent pas de ces métaphores que les musulmans auraient utilisées comme elles le furent longtemps en Occident pour distinguer les bons et mauvais gouvernements ; le bon ou le mauvais gouvernement, ils le distinguaient en parlant de justice ou d’injustice. Un bon gouvernement est un gouvernement juste, sous lequel on observe strictement la sainte loi, jusque dans les restrictions de la souveraineté qu’elle implique. La tradition islamique, en théorie et, jusqu’à l’assaut de la modernité, largement en pratique, rejette avec insistance le gouvernement dès lors qu’il est arbitraire et despotique. Le type contemporain de dictature qui ?eurit dans de nombreux pays musulmans est une innovation, dans une large mesure importée d’Europe – d’abord ce fut, sans mauvaise intention, le processus de modernisation qui renforça l’autorité centrale aux dépens des éléments de la société qui jusqu’alors l’en avaient empêchée ; puis ce fut notamment à travers les phases successives de l’in?uence et l’exemple nazis et soviétiques.

55Vivre sous le régime de la justice, selon l’échelle traditionnelle des valeurs, est ce qui se rapproche le plus de ce qu’en Occident on appelle liberté. Mais dès lors que s’est répandue la dictature de style européen, l’idée de liberté au sens où l’Occident l’entend a fait son chemin en terre d’islam. Elle a progressivement été mieux comprise, plus largement appréciée, plus ardemment souhaitée. Peut-être est-ce là, à long terme, notre meilleur espoir, peut-être même est-ce là notre seul espoir de survivre à cette dernière phase, la plus dangereuse de toutes par maints aspects, de cette guerre de quatorze siècles ?
Traduit de l’anglais par Camille Noël.


Date de mise en ligne : 01/11/2010

https://doi.org/10.3917/deba.150.0016

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