Le Débat 2008/3 n° 150

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Article de revue

L'avenir de l'islam européen

Entretien avec Abdelwahab Meddeb

Pages 4 à 15

Notes

  • [*]
    Écrivain et poète franco-tunisien, Abdelwahab Meddeb enseigne la littérature comparée à l’université Paris-X. Auteur de nombreux ouvrages sur l’islam, notamment La Maladie de l’islam, Contre-prêches et Sortir de la malédiction : l’islam entre civilisation et barbarie (Paris, Éd. du Seuil, 2005, 2006 et 2008), il anime l’émission hebdomadaire « Cultures d’islam » sur France Culture.
  • [1]
    Moses Mendelssohn, Jérusalem, ou Pouvoir religieux et judaïsme, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2007.
  • [2]
    Gilles Kepel, Le Prophète et le Pharaon. Aux sources des mouvements islamistes [1984], Paris, Éd. du Seuil, édition révisée, 1993.
  • [3]
    Clifford Geertz, Observer l’islam [1972], trad. fr., Paris, La Découverte, 1992.
  • [4]
    Krzysztof Pomian, Ibn Khaldûn au prisme de l’Occident, Paris, Gallimard, 2006 ; Abdesselam Cheddadi, Ibn Khaldûn. L’homme et le théoricien de la civilisation, Paris, Gallimard, 2006.
  • [5]
    Joseph Schacht, Introduction au droit musulman, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999.
  • [6]
    Mohammad Ali Amir-Moezzi (sous la dir. de), Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007.
  • [7]
    Jacques Le Goff, La Naissance du purgatoire, Paris, Gallimard [1981] ; rééd. coll. « Folio », 1991.
  • [8]
    Selon la « dimension politique » que dégage Jean Bollack du poème du Parménide (Frgt 8, 42-49) : « L’adversaire […] éliminé, tant qu’il est seulement différent, intégré comme partenaire dans l’identité » (Parménide, De l’étang au monde, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 194).
English version

1Le Débat. – Avant d’aborder votre « diagnostic » sur ce que vous appelez la « maladie de l’islam » actuel, nous aimerions vous interroger sur l’héritage de l’islam sous l’angle du rapport du religieux et du politique. C’est là sans doute le foyer d’incompréhension majeure de l’Occident et un point sur lequel il se dit probablement le plus de sottises et de stéréotypes.

2Abdelwahab Meddeb. – Je crois avoir été tout le temps clair sur cette question, et c’est ce qui me sépare d’un islamologue comme Bernard Lewis, que j’admire, mais qui perçoit une particularité de l’islam dans l’indéfectible solidarité du politique et du juridique avec le religieux. Ce qui constitue un stéréotype que partagent l’expert et le vulgaire et qui réconforte le prédicateur ou le militant islamiste. Certes, on ne peut nier que cette solidarité soit présente sur la scène originelle, elle a même été très active à travers l’histoire et elle est aujourd’hui idéologiquement instrumentée à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Islam. Mais elle ne constitue pas une fatalité. Il est possible d’engager un processus qui procéderait à son dénouement. Dans cette perspective, je reviens à la démarche et à la position de Moses Mendelssohn, qui, dans Jérusalem[1], met à égalité l’Église, la Synagogue et la Mosquée dans leur rapport avec l’État, qui a désormais la charge du politique et du juridique. Il faut lire de près la deuxième partie de Jérusalem, qui réfléchit sur la légitimité de la loi religieuse dans la tradition juive et sur les conditions de son cantonnement et peut-être de sa neutralisation, sinon de sa conversion en « coutume ». In fine, son abolition est même furtivement envisagée par Mendelssohn. La lecture de ce texte des Lumières juives est précieuse en raison de l’analogie avec la situation islamique.

3Le Débat. – Que désignez-vous précisément par les termes « maladie de l’islam » ?

4A. M. – C’est d’abord, tout simplement, l’islamisme. L’islamisme n’est pas une vue de l’esprit. Si un prétendant veut devenir islamiste, il peut trouver des arguments à l’intérieur du Coran. J’en citerai deux, qui sont parmi les plus célèbres et qui ont la prédilection des islamistes, au point de devenir des mots d’ordre. Le verset 5 de la ixe sourate, que la deuxième vague d’exégètes, aux xie-xiiie siècles – ce qui apparaît tardif pour l’islam –, a appelé le « verset de l’épée » ou « du sabre » (âyat as-sayf), dit sans fard : « Tuez les païens. » De cette même sourate, le verset 29 dit en substance : « Combattez à mort les juifs et les chrétiens jusqu’à ce qu’ils entrent dans la religion du vrai ou qu’ils payent la capitation » (la fameuse jizya), c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ils appellent « protection dans l’humiliation ». Ce sont des versets fétiches pour les islamistes.

5Selon l’interprétation islamiste, la sourate ix, qui a donné lieu à un vaste débat dans la tradition exégétique, serait historiquement la dernière. Cette hypothèse leur permet d’opter pour la célèbre procédure exégétique dite « de l’abrogeant et de l’abrogé ». Quand il y a contradiction entre versets opposés, le verset qui a été révélé postérieurement annule ce qui est antérieur. Ainsi, ces deux versets, considérés comme ultimes, iraient jusqu’à abolir plus de cent autres plus doux, plus ouverts, plus tolérants. Comme le verset 256 de la sourate ii, qui dit « pas de contrainte en religion », ou encore le verset 99 de la sourate x, qui proclame : « Si Dieu l’avait voulu, tous ceux qui peuplent la Terre auraient cru. Et toi, vas-tu contraindre les gens à croire ? » Or cette interprétation intégriste est inacceptable. Nous ne retrouvons aucune formulation aussi maximaliste, aussi exorbitante dans la tradition exégétique, même la plus extrême ou la plus « exclusiviste », dont cette interprétation s’inspire.

6Il y a, en outre, une tradition exégétique beaucoup plus ouverte aux écritures antérieures, celle qu’on appelle les isra’iliyyât, qui explicite les allusions et les ellipses coraniques en se référant aux Cinq Rouleaux et à la littérature rabbinique para-biblique. Mais ce retour aux Écritures antérieures a été presque interrompu par l’infléchissement de la tradition exégétique au tournant du xIVe siècle dans le sillage d’Ibn Taymiyya (1263-1328), auteur radical, exclusiviste, vénéré par les intégristes actuels. Un de ses disciples, Ibn al-Kathîr (vers 1300-1373), a écrit un tafsîr (commentaire coranique) extrêmement simplifié, strictement philologique et élémentaire en trois volumes – on est loin des traditions dans lesquelles seule une vie entière de travail permettait de circuler dans vingt-cinq à trente volumes. C’est cette tradition simpliste qui est privilégiée aujourd’hui dans l’enseignement destiné à former les imams et les docteurs, et ce jusqu’à el-Azhâr, la grande mosquée-université du Caire.

7Cette conception « exclusiviste » du Coran élimine toute forme de comparatisme, ou plutôt de prémisses de comparatisme, toute perspective d’ouverture qui ont véritablement existé chez les exégètes traditionnistes, c’est-à-dire fondateurs d’une tradition, et dont le plus important est le fameux Muhammad ibn Jarir al-Tabari (839-923). Celui-ci a écrit par ailleurs La Chronique universelle, ainsi que la première grande exégèse (ta’wîl) qui a synthétisé trois siècles de commentaires plutôt oraux. Nous avons là presque un système de fiches moderne. Pour chaque verset, quelques dizaines de fiches livrent des points de vue qui concordent ou qui discordent. Cette diversité réelle correspond au rapport même que l’on a avec le langage, puisque tout langage est ouvert à de multiples interprétations. Pour autant, ces interprétations sont traditionnelles. Elles font appel à une technique propre à la tradition islamique, qui donne à la chaîne des garants, laquelle est censée remonter jusqu’à l’époque prophétique, de Médine ou de La Mecque, sur les diverses interprétations et le contexte de la révélation des versets. Cet aspect technique ouvre une « région » de l’exégèse féconde pour nous si nous voulons la moderniser. Cette « région » s’incarne dans ce que l’on appelle « les raisons de la descente », traduction littérale de l’expression arabe Asbâl an-Nuzûl, c’est-à-dire le « contexte de la Révélation ». Il me semble pertinent de rapporter certains versets à leur contexte historique afin d’en neutraliser l’utilisation explosive. Cela permet de lire le Coran tout autrement.

8Cette dimension complexe, passionnante, dont peut se saisir un esprit moderne à partir des éléments de la tradition exégétique, est annihilée par la lecture intégriste, qui en revient à l’exégèse élémentaire d’Ibn al-Kathîr et de ses suiveurs. Je vais vous en donner un exemple simple. Le fameux verset coranique (xxxvii, 102) concernant le sacrifice d’Abraham dit : « Ô mon fils, j’ai vu en rêve que je t’égorge » ; le fils n’est donc pas nommé. Tabari opte pour Isaac, dans la continuité biblique. Tandis que l’identification d’Isaac est polémiquement rejetée dans le commentaire d’Ibn al-Kathîr, lequel reconnaît Ismaël à travers le fils innommé : « Les Juifs, par mensonge, ont opté pour leur père, jaloux qu’ils étaient de l’aîné qui est le père des Arabes » ; et c’est évidemment cette identification qui a triomphé dans le sens commun islamique, ce qui renforce la réalisation par l’islam de la promesse faite à Ismaël dans la Genèse (« Du fils de la servante, je ferai une grande nation », xxi, 13). Cette lecture sera encore plus radicalisée par l’extrémisme, qui veut construire une idéologie de combat à partir d’une identité coranique. Aussi les propagateurs de l’islamisme ne retiennent-ils du corpus exégétique que ce qui appartient à la tradition réductionniste et exclusiviste. Pour répondre à ces manipulateurs, et c’est ce qui est en train de se produire, il faut que l’islam entre dans la « guerre des interprétations ».

9Le Débat. – Comment cette situation intellectuelle s’est-elle installée ? L’intégrisme est présent dans toutes les traditions religieuses aujourd’hui, et il n’y a pas de spécificité de l’islam à cet égard. Mais comment se fait-il que l’intégrisme, dans le cas de l’islam, ait une force, une rigueur, une sorte d’esprit de système qu’on ne trouve pas chez les autres, d’où d’ailleurs le cliché « islam égale islamisme » qui s’est installé ? À quelle situation historique, à quel contexte l’attribuez-vous ?

10A. M. – Outre l’aspect totalisant que comporte l’islam, j’analyse la présente situation à partir de trois faits. D’abord, avec les Frères musulmans, à la fin des années 1920, naît un sentiment curieusement inconnu auparavant, ou en tout cas qui n’était pas heuristique, qu’on pourrait appeler l’« anti-occidentalisme ». Il se caractérise par la volonté de se distinguer de ce qui vient de l’Occident. La génération antérieure manifestait plutôt une forme d’occidentalophilie qui se manifestait par une volonté d’adapter à l’islam l’apport occidental. Au-delà de la pluralité des civilisations, il y avait cette vision simple et élémentaire – et qui a sa part de justesse – que la civilisation était une. Pour cette génération, la civilisation avait été l’islam, mais l’islam n’était plus la civilisation ; désormais, la civilisation c’était l’Europe. Dès lors que l’islam avait raté le train de la civilisation, comment pouvait-il le rejoindre ? Telle était la question posée par le réformateur égyptien Muhammad Abduh (1849-1905) dans les années 1880-1890. Il a essayé de mettre en perspective l’islam pour l’adapter, trouver en lui des notions traditionnelles à partir desquelles il pourrait tailler des pointes nouvelles. Par exemple, dans le domaine du droit, il usait du concept d’utilitas, cette maçlaha qui appartient à la tradition malékite de l’islam occidental, fondée par le juriste de Médine Malik ibn Anas (715-795), et qui a été longtemps dominante en Andalousie et au Maghreb. Récemment encore, quelqu’un d’aussi traditionaliste que Hassan II insistait sur son appartenance à l’islam malékite. Un jurisconsulte grenadin du xive siècle avait ranimé cette notion d’utilitas afin d’adapter l’islam à une réalité historique nouvelle, du fait que les musulmans étaient devenus une minorité sous autorité chrétienne en Espagne.

11Muhammad Abduh s’est saisi de cette notion pour essayer de la raviver dans le contexte qui était le sien. Le chercheur tunisien Mohammed Haddad a montré que le disciple et continuateur d’Abduh, Muhammad Rachid Rida (1865-1935), originaire de Tripoli-Est, comme on dit en arabe, c’est-à-dire Tripoli au Liban, s’est fait le censeur du maître en rabotant toute cette dimension d’occidentalophilie. À la troisième génération, un élève de Rachid Rida, Hassan el-Banna (1906-1949), fondateur des Frères musulmans et accessoirement grand-père de Tariq Ramadan, affirme que l’Occident est insolvable et inacceptable parce que, quand bien même ses principes seraient justes, il est traître à ces principes. L’exemple qu’il donne est que s’il défend réellement la liberté, que vient-il faire chez nous ?

12J’ai discuté de la naissance de l’anti-occidentalisme en terre d’islam avec Jean-Luc Nancy, qui a été surpris par la contemporanéité de ce courant avec l’anti-occidentalisme en Occident même, notamment chez des auteurs tels qu’Oswald Spengler ou Carl Schmitt, dont les textes contre la démocratie, et notamment le cas français, vont dans le même sens que ceux d’el-Banna : le colonialisme ruine la notion même de démocratie et les principes qui l’éclairent. À partir de là se développe l’idée qu’on n’a pas besoin de l’Occident.

13Un autre élément surprenant que je fais observer dans La Maladie de l’islam, et qui m’a personnellement interpellé dès l’âge de seize ans, est l’écart saisissant entre la densité des textes de la tradition et l’inanité des textes modernes. J’ai été amené à dire que le problème de l’islam actuel, le problème du monde et de la langue arabes particulièrement, est le même que celui pointé par Friedrich Hölderlin dans Hyperion à propos des Grecs : l’écart sidéral entre le génie de la Grèce des vie-iie siècles, disons d’Homère et des présocratiques jusqu’aux néo-platoniciens, et la misère de la production grecque contemporaine. Le passage par les trois générations que j’ai mentionnées – Abduh, Rida, el-Banna – témoigne d’une constante dégradation du texte. Ce que j’appelle la « sainteté de l’esprit », et qui, pour moi, compte le plus, n’est plus honorée. L’œuvre de quelqu’un comme Hassan el-Banna est infime. Ce n’est pas une œuvre, d’ailleurs, à proprement parler. Ce sont des tracts, des discours politiques, des exhortations, des oraisons rassemblés en un codex de cinq cents pages sous le titre pompeux de Majmû’at Rasâ’il, qui veut dire « Somme des épîtres ». Nous avons affaire là à une culture d’instituteur qui transforme une pensée traditionnelle en agitation révolutionnaire et insurrectionnelle.

14Pourquoi ces séditieux ont-ils le vent en poupe ? Là intervient mon deuxième constat : nous avons assisté à d’étonnantes défaillances de l’État, et particulièrement de l’État post-colonial. Ces échecs patents – dictature, corruption, mafia, populisme, démocratisation sans démocratie, nivellement par le bas – ont prédisposé à ce que fleurisse la désespérance dans l’incompétence. Un des imams prédicateurs qui a le plus contribué à diffuser l’obscurantisme, la superstition et le concordisme mesquin est l’imam Sha’râwî. Il avait non seulement pignon sur rue, mais il animait un programme à la télévision officielle égyptienne – un des signes de la négociation opérée entre les intégristes et l’État égyptien, lequel leur a dit : « Je vous donne la société, et vous, en contrepartie, vous combattrez le terrorisme et l’intégrisme armé, celui qui a tué Sadate ; vous aurez la tâche de contribuer à son cantonnement pour préserver l’immunité de l’État ! » Les éléments manifestes de ce compromis apparaissent à travers les prêches quasi quotidiens de Sha’râwî à la télévision officielle, qui contaminent l’opinion courante et qui sont à l’origine de la dégradation intellectuelle de la société égyptienne. C’est tragique pour la mémoire textuelle que je garde de ce pays, qui avait encore de performants écrivains dans l’entre-deux-guerres : la pensée y décline un peu plus à chaque décennie.

15Au milieu des années 1980, j’ai été surpris et même choqué par un des premiers livres publiés sur l’intégrisme, celui de Gilles Kepel [2]. Je pensais que c’était un fantasme, une vue de l’esprit, une médisance occidentale. Je ne reconnaissais pas dans ses critiques l’islam de mon enfance. Je viens en effet d’un milieu profondément musulman, théologique et traditionnel. J’ai grandi dans une maison où la rumeur du Coran et des prières islamiques ne cessait jamais. Ma famille est issue d’une série de générations enracinées depuis toujours dans la Zitouna, la grande mosquée de Tunis. Dans mon enfance, durant les années 1950, on recevait les échos de la guerre d’Algérie, et l’on était de cœur avec les Algériens, mais je n’ai jamais entendu parler de djihad. En tous les cas, on ne me l’a jamais transmis ni expliqué. Je me demandais donc si les arguments de Kepel ne relevaient pas d’un fantasme d’orientaliste. Hélas, j’ai découvert par la suite que c’était un véritable diagnostic.

16Les années 1990 furent encore pires. Je suis arrivé en Égypte en 1997, à la veille de l’attentat de Louqsor. Lorsqu’il a eu lieu, j’ai dit à tous mes amis égyptiens qui y ont immédiatement vu un complot, la main de l’étranger, le Mossad, etc., qu’ils étaient contaminés par la maladie de l’islamisme diffus. L’islamisme militant est aisé à repérer et à combattre. Le problème vient de l’islamisme diffus. Pour moi, Louqsor n’était rien d’autre que le passage à l’acte des discours que je n’avais cessé d’entendre depuis que j’étais arrivé dans ce pays. Pour en revenir au fameux prédicateur Sha’râwî, je l’ai entendu dire : « Bénie soit la défaite de 1967 ! Sans elle, jamais nous n’aurions pu revenir. »

17Pour moi, l’islamisme est annonciateur d’une barbarie qui nous menace tous. Ce discours d’une très grande simplification transforme une tradition en idéologie de combat. Il est fait de slogans en adéquation avec la temporalité du zapping, le temps de la brièveté médiatique, qui sollicite de nouveaux médiums et une forme de réception délétère. De ce point de vue, l’islamisme est moderne, et même ultramoderne : tel est le troisième fait. L’étape en cours, qui va renforcer d’une manière extrême l’islamisme, est incarnée par la puissance et la maîtrise de la rhétorique télévisuelle par de très riches médias satellitaires diffusant à partir de la péninsule Arabique. Grâce aux pétrodollars, le wahhabisme est passé de la tente du nomade au satellite. Et son message corrompt le sens commun du Maroc à l’Indonésie. On a là les ingrédients qui rendent cet islamisme redoutable.

18Le Débat. – Ce n’est pas la première fois qu’on assiste à un tel phénomène, mais la rencontre entre une tradition régressive, ou plutôt une régression dans la tradition, et une technologie ultramoderne est en effet spectaculaire. C’est le phénomène nazi, d’une certaine manière.

19A. M. – Je n’hésite pas, pour ma part, à parler de « fascisme islamique ». Il est étonnant de constater comment, dans une vie humaine, on peut être les témoins visuels de changements considérables. Quand Clifford Geertz écrit Islam Observed[3], à partir d’une enquête menée dans les années 1960, il essaye de réfléchir au phénomène islamique dans deux de ses extrémités, le Maroc et l’Indonésie. Il y a dans son livre une idée qui a déjà été exprimée par un orientaliste, von Grunebaum, sur la structure duelle de l’islam. L’islam est composé de deux strates. Une de ces strates, que von Grunebaum appelle la strate historique, est celle de la grande culture. C’est elle qui permettait qu’un ouléma de Grenade ou de Cordoue s’entende avec un collègue de New Delhi ou de Boukhara. Ils avaient les mêmes catégories, le même langage, le même corpus, les mêmes références. Certaines controverses, commencées à Tabriz, en pleine Asie centrale, se retrouvaient trois mois après en Andalousie, comme dans la Grèce antique la circulation des débats entre Attique, Sicile, Asie Mineure, Alexandrie, Syrie, Mésopotamie. Une autre strate, que von Grunebaum appelle vernaculaire, concerne plus l’anthropologue ou l’ethnologue que l’historien, et révèle des islams particuliers. C’est là que s’insère l’analyse de Geertz. Le culte des saints du Maroc, par exemple, n’a rien à voir avec celui de l’Indonésie. Dans le premier pays, on reconnaissait les legs méditerranéen et africain perceptibles à travers les vestiges de la transe subsaharienne et les rémanences de l’enthousiasme dionysiaque ; tandis qu’en Indonésie ce sont des traces de la scénographie indienne du sacré que l’observateur retrouve. Mais du fait de la puissance des pétrodollars, après le premier choc pétrolier de 1974, et de l’hégémonie nouvelle de l’Arabie saoudite (qui a occupé la place laissée vide à la suite de la défaite du nationalisme arabe incarné par Nasser), cette dualité est en cours de disparition sous l’effet de la temporalité satellitaire, qui provoque l’uniformisation de l’islam. Si Geertz avait mené la même enquête dans les années 1980-1990, sans doute n’aurait-il pas écrit le même livre. Pratiquement, on constate des morts anthropologiques qui réduisent les uns après les autres les islams vernaculaires encore vifs voilà juste deux décennies. L’islam wahhabite était viscéralement et doctrinalement contre ces islams-là. Le wahhabisme vouait même une haine particulière au culte des saints dénoncé dès la fin du xiiie siècle par le déjà cité Ibn Taymiyya. Le wahhabisme vénère ce docteur. Aussi tel mouvement avait-il procédé à l’éradication du culte des saints dès sa première manifestation historique au xviiie siècle ; ses guerriers avaient presque détruit la quasi-totalité des mausolées et autres mémoriaux qui projetaient leur ombre sur le sable et la rocaille d’Arabie.

20Le Débat. – Un des aspects les plus originaux et convaincants de votre analyse est qu’elle s’oppose à un cliché obsédant qui pose que si l’Occident a opéré la séparation de la politique et de la religion, l’Islam ne l’a pas fait et en est incapable. Soit parce que l’islamisme est dans la droite continuité de l’islam de toujours, qu’il se contente de radicaliser dans une espèce de fusion politico-religieuse qui aurait déjà été là, soit au contraire parce qu’il représente une complète déformation de cette tradition. Pourriez-vous nous donner votre point de vue sur ce cliché, qu’on retrouve parfois chez les islamologues eux-mêmes et contre lequel vous vous inscrivez en faux dans vos livres ?

21A. M. – La vision dite essentialiste de l’islam, l’idée qu’on est à jamais marqué par la première scène, est en effet un de mes points de désaccord avec Bernard Lewis, mais aussi avec Rémi Brague ou Alain Besançon. Il est vrai qu’il est plus aisé de naître dans une lettre qui fait le départ entre César et Dieu que dans une lettre fondée par un prophète guerrier, cherchant à créer un État. Mais nombre de « traditionnistes » musulmans parlent de Muhammad comme du « second Moïse ». Tout est semblable entre les deux expériences qui ont été cristallisées dans les deux textes fondateurs, que ce soit en termes de violence, d’exercice politique ou de conduite d’un peuple. La seule et unique différence est celle que Hegel a repérée comme une évidence : Moïse travaille dans le particulier d’un peuple et acquiert l’universel à partir d’un peuple, alors que Muhammad s’adresse à l’univers entier. Que je sache, Israël a été recréé à partir de principes qui n’ont rien à voir avec Moïse. Les refondateurs de l’État juif sont des gens qui étaient éduqués dans la séparation du politique et du religieux, même si les intégristes israéliens ne rêvent que d’abolir cette séparation. L’exemple d’Ibn Khaldûn, sur lequel vous avez travaillé [4], pour en avoir été les éditeurs, me paraît patent. Lorsqu’il est normatif, il rappelle la consubstantialité du politique et du religieux, le gain pour le musulman à la fois ici-bas et dans l’au-delà, et, quand il est descriptif, il évoque l’écart du vécu historique des musulmans par rapport à la norme qui est la leur. Cet écart réside de fait dans la séparation, même lorsque Ibn Khaldûn analyse le califat, se réfère au calife qui lui était contemporain, repêché par les Mamelouks après le massacre de toute la famille des Abbassides par les Mongols lors du sac de Bagdad (1258). Il perçoit en lui une « figure de bénédiction » analogique à celle du pape chez les catholiques. Je citerai aussi l’exemple de Frédéric II, impressionné par le fait que ses interlocuteurs musulmans en Terre sainte ont réglé le problème de la séparation qui continue d’être le sien en Italie, à travers ses oppositions aux divers papes, de Grégoire IX à Innocent III, qui prétendent exercer la fonction politique. Et Ibn Kammûna, ce juif bagdadien témoin précieux de l’état de l’islam dans les années 1280, rappelle que tout ce que l’islam avait fait de grand en faveur de la cité et de la civilisation n’avait pu être réalisé que lorsque le prince s’était écarté de la norme.

22Joseph Schacht, un des grands historiens du droit musulman, a écrit dans sa synthèse Introduction au droit musulman[5] que 80 % du droit déclaré coranique ne l’étaient pas. Il est impossible de construire un édifice juridique sophistiqué comme l’est le droit musulman en restant stricto sensu coranique. Les prescriptions juridiques du Coran sont certes décisives quand elles précisent le pénal à travers les châtiments corporels et spécifient le statut personnel – succession, répudiation, polygamie, concubinage, refus de l’adoption, etc. –, mais, pour le reste, les juristes musulmans se sont ingéniés à mettre de la puissance juridique dans le texte là où elle n’y était pas. Il serait aisé pour des juristes réformateurs de défaire ces mécanismes. C’est d’ailleurs ce qu’essayent d’entreprendre certains juristes issus de ce qu’on pourrait appeler (avec prudence) l’« école » de Tunis, avec des universitaires comme Iyad Ben Achour, Mohammed Charfi, Ali Mezghenni, Sana Ben Achour… Ce travail sur l’islam, dans l’esprit de la chaîne qui a commencé en Occident avec Bodin et Hobbes, est non seulement faisable, mais il est en train de se faire, cahin-caha. Ma grande idée est que l’on a des moyens, des matériaux pour créer un site post-islamique, comme se sont créés des sites post-chrétien et post-judaïque.

23Pour ma part, je n’ai les compétences ni du juriste, ni du philosophe, ni de l’historien de la politique pour mener ce travail. J’ai été amené à m’occuper de l’islam de manière viscérale parce que j’ai été profondément blessé dans la scène première qui est la mienne, dans ce noyau originel autour duquel je me suis construis comme sujet parlant, qui imagine et qui symbolise. Tout d’un coup, je me suis dit : « Quel rapport ai-je avec les monstres qui ont commis le crime du nine-eleven ? » C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à réfléchir sur la crise et le malaise de l’islam. Mais, en dernière instance, même si je suis lecteur de philosophie, même si je suis académiquement comparatiste, vous qui me lisez, vous savez bien que ma pensée émane en premier d’un dit poétique. En somme, je parle de l’islam comme Chateaubriand du christianisme ou Heine de l’Allemagne.

24Le Débat. – Vous avez trois particularités : vous êtes né dans une forte tradition musulmane ; vous êtes occidentalisé mentalement et culturellement ; vous êtes poète, ce qui, par rapport à ces deux traditions, les métabolise et les transforme. Mais que seriez-vous devenu si vous aviez été élevé dans le mainstream du monde musulman, à savoir une stricte charia ?

25A. M. – D’abord, la notion de charia ne cesse d’être instrumentée. L’historien qui n’est pas sous influence peut constater que le droit musulman a été construit historiquement en lien avec des apports extérieurs, notamment les multiples droits coutumiers qui lui furent mitoyens. En outre, aujourd’hui, tous les États islamiques ont un droit marqué par les apports étrangers qui sont intégrés sans être théorisés. Et cela ne relève pas de la charia, y compris pour l’Arabie saoudite, où le droit des affaires, par exemple, est d’inspiration américaine – même s’il est rédigé au nom de la charia. La référence à la charia devient un recours polémique, un mot d’ordre pour se conformer à une idéologie d’exception.

26Le Débat. – Mais n’est-ce pas très puissant, l’idéologie ?

27A. M. – Certes, mais les idéologies ne durent pas. Si l’on essaie de mesurer la durée de l’idéologie intégriste, on peut estimer que tout a commencé avec Khomeyni, en 1979. Toutefois, n’omettons jamais la complexité de l’Iran, en raison de la très grande prégnance de la culture sur la société. On peut se demander pourquoi le monde arabe n’a pas produit l’équivalent de ces dix ou douze cinéastes iraniens époustouflants, de ces dizaines d’artistes plasticiens que je rencontre partout où je vais, surtout des femmes, d’ailleurs, ceux de la diaspora comme ceux de l’intérieur, de cette vivacité remuante de la culture.

28Le Débat. – Il y a un point que nous pourrions souligner dans ce que vous avez dit et qui va contre l’image que l’on conçoit communément : vous faites le constat d’un antagonisme profond entre l’islamisme courant, celui que l’on voit beaucoup, et pour cause, et un développement interne qui va dans le sens d’un ajustement de l’islam à la modernité, notamment sur le terrain du droit. Même si ce mouvement n’est pas systématique, ni vraiment pensé ou conduit, il est très important.

29A. M. – Hélas, ce mouvement reste encore à venir. On a besoin de juristes, au sens propre, technique du terme, qui accomplissent ce travail d’une manière systématique. L’état d’esprit, la demande sont là. Il faut voir ce qui se passe en Turquie, et qui est passionnant. Pour l’actualité immédiate, je suis inquiet au sujet de deux choses : la loi sur le voile en Turquie, qui m’indispose, et la déclaration de l’archevêque de Canterbury, Rowan Williams, premier de l’Église anglicane, qui prétend qu’on peut incorporer la charia dans le droit britannique. Malgré tout, l’islam européen est en position de force ; c’est là où nous devons agir avec la plus grande vigilance, et où nous le pouvons. Il semble que la réaction de réprobation aux propos de l’archevêque soit massive en Angleterre. On n’est plus à l’époque du « Londonistan », qui m’avait tant choqué, quand la propagation des discours benladéniens était protégée par la police de Sa Majesté. Car, en Europe, et surtout en France, nous avons les moyens politiques de laisser l’islamisme hors du champ de la République et de la démocratie.

30Le Débat. – L’islam européen représente-t-il donc déjà, selon vous, quelque chose d’important ? Pensez-vous qu’il soit capable d’avoir un effet en retour sur l’islam en général ?

31A. M. – D’évidence, oui, mais on ne peut le mesurer. Quoi qu’il en soit, nous pouvons agir, penser librement ; nous pouvons, ici et maintenant, dire oui à l’islam, marhaba ! comme on dit en arabe, « bienvenue ! », mais dans les conditions qui sont les nôtres, c’est-à-dire les conditions européennes. L’islam doit s’adapter ou partir. Il n’y a pas d’autre solution. Dans ce cadre-là, on peut aller très loin dans l’accueil sans rien céder.

32Le Débat. – Mais qui va « aller très loin » ? N’est-ce pas, tout de même, mal parti des deux côtés ?

33A. M. – L’immense problème du politique est que nous assistons très souvent à l’évitement du possible et à l’avènement de l’évitable. Dans cette économie-là, en effet, c’est mal parti. C’est un beau texte de Simone Weil qui m’a conduit à cette formulation. Il a été publié dans les écrits politiques de la philosophe rassemblés par Camus et publiés dans sa collection « Espoir ». Un des tout derniers textes de ce volume, intitulé « À propos de la question coloniale dans ses rapports avec le destin du peuple français », a été initialement édité en octobre 1943, deux mois avant sa mort. Elle y prévoit la défaite inéluctable des nazis, ce qui n’était pas forcément évident pour tout le monde à cette date. Les conséquences qu’elle en tire sont la fin des empires coloniaux et l’hégémonie américaine sur le monde. Elle suggère en outre une vocation pour l’Europe dans cette échappée : c’est elle seule qui a les moyens de maîtriser la double tension qui animera le monde, à savoir la tension Orient/Occident et la tension ancien/neuf. Sans entrer dans les détails de ce texte programmatique si pertinent, retenons cette idée de la fin des empires coloniaux. Quand, dans vingt, cinquante ou cent ans, on reviendra sur l’histoire du xxe siècle, tous les historiens diront qu’une des conséquences de la Seconde Guerre mondiale aura été la fin des empires coloniaux. Mais en ayant traîné pendant quinze ans, et au prix de plusieurs centaines de milliers de morts, les politiques ont différé l’inéluctable de l’histoire. C’est cette temporalité des politiques qui doit être sans cesse corrigée par l’historien et le penseur, qu’il soit philosophe, artiste ou poète. Nous avons le devoir d’en être la conscience, pour les éclairer un tant soit peu, pour que le possible advienne et que l’évitable soit évité.

34Le Débat. – Parmi les responsabilités qui reviennent aux Européens, qu’est-il possible de faire, à vos yeux, pour donner à l’islam les moyens de ses lumières, si l’on peut dire ?

35A. M. – Je préfère aujourd’hui au terme « orientalisme » ce que j’appelle l’« islamologie comme science internationale », dans laquelle travaillent déjà nombre de musulmans, particulièrement en France. Je ne sais pas si vous connaissez ce précieux travail de vulgarisation de la science coranique française actuelle, tel qu’il s’exprime dans le Dictionnaire du Coran[6]. Vingt-huit chercheurs y ont participé, parmi lesquels une douzaine sont musulmans ou originaires de pays d’islam. Il s’agit d’un travail philologique, qui met en perspective l’histoire des religions, le comparatisme, qui ne perçoit pas le Coran seulement dans le cadre de la langue arabe mais l’articule avec des étymologies, fait appel à d’autres langues, détecte les mots d’origine étrangère, sollicite leur processus de migration, suivant le cheminement des mots, des notions, des récits, tous les itinéraires qu’ils ont empruntés ; cette quête est amenée à interroger les signes dans les domaines hébraïque, perse, hellénique, syriaque, abyssin jusqu’à parvenir à leur formulation arabe. Il faut mener la bataille pour que ce type de recherche savante parvienne, à un moment ou un autre, au sens commun islamique d’abord européen. Là où l’esprit européen brille, l’accueil de ce travail est aisé. Je le perçois à travers la réception de mes livres dans les milieux lettrés ou même simplement éduqués, qui se trouvent de plus en plus en désarroi dans les pays du Maghreb ayant encore accès à la langue française.
Le Débat. – Ce serait donc jouable ?
A. M. – En Europe, oui, sans aucun doute. Pour le reste, le combat sera rude. Le communisme a duré quelque soixante-dix ans, n’est-ce pas ? Je crois que deux choses peuvent sauver la frange iranienne : d’un côté, elle renferme la part la plus occidentalisée de toute la région et, de l’autre, même le pire des mollahs vénère l’Iran anté-islamique, croit en la grandeur de Persépolis. Cela trouble le purisme islamiste. Lorsque le président iranien Ahmadinejad est allé à New York, l’automne dernier, son épouse avait demandé à visiter le met (Metropolitan Museum of Art). Michael Barry, qui dirige le département d’art islamique du musée, avait prévu de leur faire visiter les très riches réserves de son département. Mais Mme Ahmadinejad était impatiente de voir les vestiges de l’antique Perse, sur lesquels elle s’est davantage attardée.
Pour aider à l’acclimatation de l’islam en Europe, il est important de considérer les éléments culturels, littéraires, philosophiques, théologiques, spirituels – avec la grande tradition soufie – et artistiques. On découvre actuellement que la peinture islamique est d’une immense sophistication : on ne peut rien comprendre à la moindre enluminure si l’on ne connaît pas le profus corpus textuel qui l’accompagne et qu’elle illustre avec une haute précision. Dans le sillage de Souren Chirvani Mélikian, de Michael Barry, une nouvelle école iconologique se raffermit de jour en jour. On n’approche plus l’art islamique, qui a tant fasciné les Occidentaux depuis le xixe siècle, comme pur ornement formel ; désormais est venue l’heure du déchiffrement du sens. Il me paraît essentiel pour l’apaisement, l’acclimatation et l’européanisation de l’islam et des musulmans en France (et en Europe) de procéder au désenclavement de la référence islamique afin qu’elle se mette à circuler dans le sens commun, littéraire, philosophique, théologique. Lorsqu’on lit le livre sur le purgatoire écrit par Le Goff [7], on y trouve tous les purgatoires du monde, sauf celui de l’islam, alors même que la littérature islamique sur le sujet est riche, notamment à travers la notion coranique de barzakh, ce mot au reste d’origine persane qui est employé par les spirituels de l’islam pour désigner le monde intermédiaire entre ici-bas et au-delà, cet « isthme qui sépare les deux mers », celles du Visible et de l’Invisible. C’est ce désenclavement de l’islam qui peut être précieux pour nous tous.
On a un test à venir, qui devra donner lieu à un turbulent débat : celui, inéluctable, des mosquées. Je dis à mes interlocuteurs qu’il nous faut « inventer » des mosquées européennes. Ne restons pas dans l’Orient conventionnel de certains architectes ; ne construisons pas des « arabisances ». Inventons ! Je suis prêt à travailler avec un architecte comme Christian de Portzamparc pour qu’avec lui nous inventions une mosquée qui serait, symboliquement, une création autrement plus parlante que bien des mosquées actuelles. Concevons une mosquée de l’islam « intérieur », qui doit être celui de l’Europe. Il y a moyen de mettre en scène de manière architecturale la question de la visibilité du « Dieu invisible », la notion de la « furtive présence » du Dieu absent, symbolisé par la perle qu’enferme la coquille ; le mihrab pourrait être le support aniconique sur lequel se projette l’icône mentale que fabrique l’orant au fin fond de son cœur ; le minaret pourrait tenir compte de la symbolique à extraire de la légende qui rapporte l’ascension du Prophète (mi’râj), sans pour autant emprunter la forme conquérante d’une érection phallique. Ensuite, il y a lieu de s’interroger sur les paroles qui auront à peupler un tel espace réinventé ; telle préoccupation renvoie à la formation des imams. Il faut des imams informés de deux déterminants élémentaires, outre l’anthropologie du sentiment religieux : l’histoire des religions et le comparatisme, c’est-à-dire mettre l’islam en perspective par rapport à un savoir universel qui l’excède et le déborde.
On a eu un beau réflexe avec la loi sur le voile. C’est une loi parfaite. Elle est appliquée, elle passe. Car si on avait libéré le port du voile dans nos lycées, la pression sociale l’aurait généralisé.
Le Débat. – Elle a même des effets inattendus. Elle n’interdit pas, par exemple, le voile à l’Université, mais, de fait, il y est pratiquement inexistant. Un effet d’enclenchement s’est produit.
A. M. – Sur les deux cents étudiants de notre département, je ne compte pas plus de quatre jeunes filles voilées. C’est peu. Mais il ne faut pas lâcher. Il faut sans cesse user de la rhétorique de persuasion. Il ne faut pas être lâche. Et pour n’être pas lâche, il faut être sûr de soi et de ses valeurs, et non pas culpabilisé.
Le Débat. – Vous avez absolument raison. C’est grâce à la culpabilité des Occidentaux que prospère l’islamisme, en Europe en tout cas.
A. M. – Et c’est par le travail que l’on peut s’en défaire, par la levée de l’ignorance et la mise au jour de la vraie connaissance qui accorderait à l’islam sa juste place dans le stock des référents communs. La reconnaissance lève la méconnaissance. Du coup, la culpabilité se dissipe. Pour vivre la diversité dans notre société, il faut, par la connaissance, se faire expert de l’identité et de la différence. Par ce moyen, il est possible de repérer les fausses valeurs et les faux-semblants, il est possible de dénoncer les stratégies entristes, qui profitent de la moindre faille pour nous imposer, au nom du respect de la différence, des valeurs incompatibles. Ce sont les tenants d’une telle stratégie qui nous culpabilisent et qui tirent avantage de cette culpabilisation. Concrètement, je pense au conseil européen de la Fetwa, présidé par un prédicateur, ex-Frère musulman organique, l’Égyptien al-Qarzâwî, diffusant son islam régressif et agressif à partir de la tribune qui lui est offerte par la chaîne satellitaire qatarie Aljazeera. En chacune de ses sessions, ce conseil recommande à ses membres (parmi lesquels on compte l’uoif) et à ses sympathisants d’agir légalement pour introduire la référence à la charia dans les dispositifs juridiques européens. C’est là que nous avons à nous éloigner du piège multiculturaliste et à nous faire parménidien : je n’intègre dans ma sphère que la différence qui n’est pas incompatible avec mon identité ; je ne dois reconnaître du différent que ce qui se convertit au même [8] ; et c’est dans la ressemblance que j’aménage une place au dissemblable.


Date de mise en ligne : 01/11/2010

https://doi.org/10.3917/deba.150.0004

Notes

  • [*]
    Écrivain et poète franco-tunisien, Abdelwahab Meddeb enseigne la littérature comparée à l’université Paris-X. Auteur de nombreux ouvrages sur l’islam, notamment La Maladie de l’islam, Contre-prêches et Sortir de la malédiction : l’islam entre civilisation et barbarie (Paris, Éd. du Seuil, 2005, 2006 et 2008), il anime l’émission hebdomadaire « Cultures d’islam » sur France Culture.
  • [1]
    Moses Mendelssohn, Jérusalem, ou Pouvoir religieux et judaïsme, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2007.
  • [2]
    Gilles Kepel, Le Prophète et le Pharaon. Aux sources des mouvements islamistes [1984], Paris, Éd. du Seuil, édition révisée, 1993.
  • [3]
    Clifford Geertz, Observer l’islam [1972], trad. fr., Paris, La Découverte, 1992.
  • [4]
    Krzysztof Pomian, Ibn Khaldûn au prisme de l’Occident, Paris, Gallimard, 2006 ; Abdesselam Cheddadi, Ibn Khaldûn. L’homme et le théoricien de la civilisation, Paris, Gallimard, 2006.
  • [5]
    Joseph Schacht, Introduction au droit musulman, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999.
  • [6]
    Mohammad Ali Amir-Moezzi (sous la dir. de), Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2007.
  • [7]
    Jacques Le Goff, La Naissance du purgatoire, Paris, Gallimard [1981] ; rééd. coll. « Folio », 1991.
  • [8]
    Selon la « dimension politique » que dégage Jean Bollack du poème du Parménide (Frgt 8, 42-49) : « L’adversaire […] éliminé, tant qu’il est seulement différent, intégré comme partenaire dans l’identité » (Parménide, De l’étang au monde, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 194).

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