Le Débat 2007/5 n° 147

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Article de revue

La mémoire est-elle soluble dans l'esthétique ?

Pages 174 à 177

Notes

  • [1]
    Cf. Germain Viatte, « Le musée du quai Branly : une réalisation en question », Le Spectacle du monde, hors série n° 18, Arts premiers. Le musée du quai Branly, 2005, pp. 63-68, et Krzysztof Pomian, « Un musée pour les arts exotiques. Entretien avec Germain Viatte », Le Débat, n° 108, janvier-février 2000, pp. 75-84.
  • [2]
    Cf. Benoît de L’Estoile, Le Goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007, avec le compte rendu de Nicole Lapierre, Le Monde des livres du 1er juin 2007 (p. 8), et la thèse de Christelle Ventura, « La fondation du musée du quai Branly. Matériaux pour une anthropologie politique et culturelle d’une institution », Paris, ehess, novembre 2006.
  • [3]
    Le qualificatif n’est pourtant pas mort au sein de l’équipe du musée. Catherine Clément, la responsable de son Université populaire, vient de faire paraître un livre intitulé Qu’est-ce qu’un peuple premier ? (Paris, Éd. du Panama, 2006).
  • [4]
    Voir en particulier dans Bali. Interprétation d’une culture, « Jeu d’enfer » [1972], Paris, Gallimard, 1983.
  • [5]
    Le musée, « immortel, comme l’État », « n’est pas une addition de collections particulières », caractéristique fondamentale de l’institution, écrit Krzysztof Pomian dans « Les musées français à l’heure d’Abou Dhabi », Le Débat, n° 145, mai-août 2007, p. 192.
  • [6]
    En particulier à l’égard de ceux qui ne l’étaient qu’à titre de sujets, alors que la République était coloniale, puis ceux qui considèrent que, descendants des esclaves et/ou des sujets coloniaux de jadis, ils ne sont aujourd’hui qu’à titre partiel « indigènes de la République » ou souffrant d’un stigmate dont la mémoire d’une trahison de l’État républicain a marqué leur identité de groupe : pieds-noirs, harkis…
  • [7]
    Dommage que, pour l’inciter à s’intéresser à la fabrication d’une œuvre, on n’ait pas présenté au visiteur un film de seulement huit minutes de Susan Vogel « Fang », qui retrace la biographie d’un objet devenu chef-d’œuvre.
  • [8]
    La recette de cette opération que livre Le Musée cannibale, sous la direction de Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Rolan Kaehr (Neuchâtel, musée d’Ethnographie de Neuchâtel, 2002) est à peine caricaturale.
English version

1De la conception du projet à sa réalisation, du bâtiment dans son site à l’exposition permanente, le musée du quai Branly a été et est l’objet de multiples controverses [1], dont l’ampleur dépasse l’univers muséal et anthropologique français. À peine le musée a-t-il ouvert ses portes que l’on disposait déjà de toute une littérature historique et critique qui lui a été consacrée [2]. La presse a très largement rendu compte des controverses entourant le projet, puis, lors de son dévoilement en juin 2006, elle a en général accueilli l’œuvre favorablement. L’œuvre, puisque tant l’aménagement du site que le bâtiment et l’exposition permanente forment un tout marqué par la personnalité de Jean Nouvel. L’œuvre a sa durée qui excède le temps de sa réalisation, son identité est indissociable du terme « arts premiers » même si, finalement, le musée ne porte pas ce nom [3]. L’œuvre est un événement politique, une nouvelle pyramide destinée à inscrire dans le paysage parisien un héros tourné vers le monde : Jacques Chirac. Elle est un artefact qui commémore l’universalisme à la française.

2À ce titre, le musée du quai Branly me semble révélateur de l’évolution profonde du modèle français, toujours incapable de renoncer à l’exceptionnalité, mais de plus en plus confronté à la perte de sa légitimé à l’intérieur et de son attrait à l’extérieur. Pour les années 1990 et 2000, il offre un cas dont la portée heuristique est comparable à celle du combat de coqs de l’analyse de Clifford Geertz [4]. Tout s’y réfracte : la politique culturelle des musées français ; un profond malaise, plus que mémoriel, face à l’actualité du passé colonial et le refus d’admettre que la République n’a pas su agir à la hauteur de ses principes ; la difficulté de trouver une assise à l’exceptionnalité française depuis que l’on ne jauge plus les droits de l’homme à l’aune de la Déclaration. Il faut situer le musée du quai Branly dans le temps long des politiques culturelles en France.

3Il s’agit, en effet, d’un lieu de mémoire de la République coloniale où se poursuit le travail politique de la mémoire [5] : la reproduction et la représentation du rapport de la République au monde et à ses citoyens [6]. Depuis 1931, la France coloniale, la République coloniale, possédait à Paris un lieu où sa mémoire était fabriquée et représentée, à partir d’où elle était projetée sur le monde et, surtout, où elle pouvait être visitée. Depuis la fin du siècle passé, la mémoire de la République habitait mal les lieux anciens car certains de leurs traits freinaient le travail d’oubli indispensable à son actualisation. Le nouveau site conçu par Jean Nouvel est exempt de toute mémoire ; le jugement esthétique ne peut plus y être embarrassé par le souvenir de l’expérience. L’intemporel du beau paralyse l’anamnèse. Moyennant quoi la France s’affirme être la conscience du monde : de la Déclaration des droits de l’homme aux arts premiers, du musée colonial au musée de la diversité des cultures du monde, le nouveau est fabriqué à Paris. Le Quai Branly est le nouvel emblème de l’empire français, aujourd’hui culturel, s’opposant à l’empire financier et militaire des États-Unis.

4L’universalisme esthétique encadre et sélectionne la diversité du patrimoine de l’humanité. Le roi est mort, vive le roi, un musée est mort, vive le musée : la mise à mort de la partie « coloniale » du musée de l’Homme et du maao s’est conclue par l’intronisation du Quai Branly. Ce « muséocide » a mis en scène la tragédie de l’impossible cohabitation des deux mémoires politiques de la République : la mémoire coloniale et la mémoire métropolitaine des droits de l’homme. Sous l’universalisation esthétique de la diversité culturelle de l’humanité, le Quai Branly recompose le patrimoine colonial (mêmes objets provenant des mêmes collections), au mépris de son historicité.

5Mauvais procès ? Que le lecteur accepte quelques observations inspirées par mes visites à l’exposition permanente. Je m’y suis rendu dans le contexte de la révolte des banlieues de novembre 2005, de la frénésie législative et commémorative à propos de la mémoire de l’esclavage et de la colonisation et des discussions sur le modèle muséal français. Je ne suis pas objectif, je n’aspire pas à rendre compte des réactions du visiteur moyen. La foule qui s’y pressait lors de mes quatre visites successives, entre décembre 2006 et mai 2007, confirme le succès de la fréquentation.

6À condition d’accepter l’impératif esthétique, de ne pas mettre en question le parti de fusionner l’aménagement du site, le bâtiment et l’exposition, l’œuvre de Jean Nouvel mérite une visite, même un voyage transatlantique. L’univers architectural séduisant est rempli de très beaux objets dont l’exposition maximise l’attrait esthétique. Elle valorise l’aménagement intérieur du bâtiment, et le visiteur sort ébloui par le spectacle de la diversité d’un si beau monde.

7Venu à un moment d’affluence réduite, il aurait pu consulter de nombreuses bornes vidéo pour tenter de replacer les œuvres dans leur contexte. S’il y tenait vraiment, il aurait pu les faire descendre de leur piédestal esthétique pour retrouver en dessous les objets avec leur historicité : accéder aux expériences dont ces objets ont été acteurs/sujets et aux parcours de collection à collection qui en ont fait des œuvres [7].

8La plupart du temps, cette consultation est impossible puisqu’elle gêne la circulation, sans parler des contorsions qu’impose la consultation de plusieurs bornes. Mais le vrai problème est que rien n’invite à les consulter : les œuvres sont présentées comme souveraines et autoréférentielles. Aucun lien entre les œuvres et le contexte n’est suggéré qui inciterait à explorer ce dernier. Je ne mets en question ni le nombre, ni la visibilité, ni la qualité du matériel audiovisuel. Dans la section réservée au continent africain, la seule dont je peux juger, le matériel visuel est d’un grand intérêt, il a été préparé sous la responsabilité d’anthropologues spécialistes du visuel, tel Jean-Paul Colleyn.

9Néanmoins, la déconnexion des œuvres de leur contexte, de leur vie d’objets, impose à un visiteur entêté un double parcours, une fois pour les œuvres, une seconde fois pour le visuel. Il est compréhensible que le visiteur moyen se dispense de la seconde visite : après avoir suivi le parcours, il sort ébloui par la beauté des œuvres, du bâtiment. Il a vu, de Paris, la diversité du monde si bien emballée.

10La décontextualisation (une déhistoricisation, surtout) guide la transformation des objets en œuvres à exposer (incidemment aussi à vendre sur le marché spécialisé) [8]. J’en ai été particulièrement frappé dans la section réservée à l’Afrique. On m’objectera que c’est le prix à payer pour rendre accessibles aux visiteurs les objets lointains, pour leur permettre de découvrir et d’apprécier le patrimoine esthétique de l’humanité. Pourtant, le mode d’acquisition, puis l’histoire de l’objet dans des collections font partie de son identité, de son récit de vie. Plusieurs belles occasions de mettre le visiteur en contact avec l’historicité de la construction de l’objet exposé, des possibilités de lui faire apprécier la double nature d’un objet/œuvre ont été ignorées. De même ont été ratées les occasions d’informer le visiteur sur la nature de l’acte de « collectionner » en Afrique coloniale et post-coloniale, de l’inviter à se questionner sur l’économie du rapt, du trophée et du don obligé. Non pas parce que seuls les objets provenant d’Afrique auraient initialement été appropriés d’une manière que nous jugeons aujourd’hui illégale ou moralement douteuse. Tous les musées du monde sont, au travers des objets qu’ils abritent, des récits de constructions nationales ou impériales dont aucune n’a été exempte de violence. En parler à propos des objets n’est pas une invitation à brûler les musées. Cependant, la beauté d’une œuvre ne devrait pas inviter à ignorer la tragédie humaine dont éventuellement l’objet ou les conditions de sa création témoignent. La misère d’une partie de l’humanité a servi en Afrique, en Europe et ailleurs, à financer la création des plus magnifiques chefs-d’œuvre. Ce n’est pas une raison pour les détruire, mais tenir compte de cette contribution, certes involontaire, serait un geste de reconnaissance. Exposer ainsi rendrait sensible la présence de l’intermédiaire et remettrait en question le mythe de l’authenticité, selon lequel il n’y aurait ni temps ni espace entre le visiteur et les cultures du monde.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.147.0174

Notes

  • [1]
    Cf. Germain Viatte, « Le musée du quai Branly : une réalisation en question », Le Spectacle du monde, hors série n° 18, Arts premiers. Le musée du quai Branly, 2005, pp. 63-68, et Krzysztof Pomian, « Un musée pour les arts exotiques. Entretien avec Germain Viatte », Le Débat, n° 108, janvier-février 2000, pp. 75-84.
  • [2]
    Cf. Benoît de L’Estoile, Le Goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007, avec le compte rendu de Nicole Lapierre, Le Monde des livres du 1er juin 2007 (p. 8), et la thèse de Christelle Ventura, « La fondation du musée du quai Branly. Matériaux pour une anthropologie politique et culturelle d’une institution », Paris, ehess, novembre 2006.
  • [3]
    Le qualificatif n’est pourtant pas mort au sein de l’équipe du musée. Catherine Clément, la responsable de son Université populaire, vient de faire paraître un livre intitulé Qu’est-ce qu’un peuple premier ? (Paris, Éd. du Panama, 2006).
  • [4]
    Voir en particulier dans Bali. Interprétation d’une culture, « Jeu d’enfer » [1972], Paris, Gallimard, 1983.
  • [5]
    Le musée, « immortel, comme l’État », « n’est pas une addition de collections particulières », caractéristique fondamentale de l’institution, écrit Krzysztof Pomian dans « Les musées français à l’heure d’Abou Dhabi », Le Débat, n° 145, mai-août 2007, p. 192.
  • [6]
    En particulier à l’égard de ceux qui ne l’étaient qu’à titre de sujets, alors que la République était coloniale, puis ceux qui considèrent que, descendants des esclaves et/ou des sujets coloniaux de jadis, ils ne sont aujourd’hui qu’à titre partiel « indigènes de la République » ou souffrant d’un stigmate dont la mémoire d’une trahison de l’État républicain a marqué leur identité de groupe : pieds-noirs, harkis…
  • [7]
    Dommage que, pour l’inciter à s’intéresser à la fabrication d’une œuvre, on n’ait pas présenté au visiteur un film de seulement huit minutes de Susan Vogel « Fang », qui retrace la biographie d’un objet devenu chef-d’œuvre.
  • [8]
    La recette de cette opération que livre Le Musée cannibale, sous la direction de Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Rolan Kaehr (Neuchâtel, musée d’Ethnographie de Neuchâtel, 2002) est à peine caricaturale.

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