Le Débat 2007/5 n° 147

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Article de revue

Le musée du quai Branly : une généalogie

Pages 65 à 79

Notes

  • [1]
    Sur ce musée, voir Ernest-Théodore Hamy, Les Origines du musée d’ethnographie [1890], Paris, Jean-Michel Place, 1988.
  • [2]
    Sur ce musée, voir Nélia Dias, Le Musée d’ethnographie du Trocadéro, 1878-1901. Anthropologie et muséologie en France, Paris, Éd. du cnrs, 1991.
  • [3]
    Voir N. Dias, Le Musée d’ethnographie…, op. cit., p. 176.
  • [4]
    Guillaume Apollinaire, « Exotisme et ethnographie », Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1991, p. 475.
  • [5]
    Georges-Henri Rivière, « De l’objet d’un musée d’ethnographie comparé à celui d’un musée de Beaux-Arts » [1930], Gradhiva, 33, 2003, pp. 67-68.
  • [6]
    Id., dans Les Nouvelles littéraires, 9 juillet 1932.
  • [7]
    Michel Daubert, « Ces masques qu’on s’arrache », Télérama, n° 2474, 11 juin 1997, p. 62.
  • [8]
    Régis Debray, Aveuglantes Lumières. Journal en clair-obscur, Paris, Gallimard, 2006, p. 195.
  • [9]
    Je renvoie ici aux travaux pionniers de Jean Jamin portant sur cette institution.
  • [10]
    Paul Rivet, « Ce qu’est l’ethnologie », L’Espèce humaine, volume IX de l’Encyclopédie française dirigée par Lucien Febvre, Paris, 1936.
  • [11]
    Denis Hollier, « Préface. La valeur d’usage de l’impossible », Documents, Paris, Jean-Michel Place, 1991, p. xvii.
  • [12]
    James Clifford, « On Ethnographic Surrealism », Comparative Studies in Society and History, vol. 23, n° 4, 1981, pp. 539-564.
  • [13]
    William Sturtevant, « Does Anthropology need Museums ? », Proceedings of the Biological Society of Washington, 82, 1969, pp. 619-650.
  • [14]
    Claude Lévi-Strauss, « Une synthèse judicieuse », Le Monde, 9 octobre 1996, p. 20.
English version

1À peu près tous les cinquante ans, un musée de l’Autre voit le jour à Paris : 1827, le musée naval comprenant à la fois un musée de la Marine et un musée ethnographique ; 1878, le musée d’Ethnographie du Trocadéro (met) ; 1938, le musée de l’Homme ; la dernière étape coïncide avec l’inauguration du musée du quai Branly en 2006. Si diverses que soient ces quatre institutions, elles ont en commun, chacune à sa manière, d’émaner d’une décision politique et ce, indépendamment de la nature des régimes en place – monarchique et/ou républicain. Cette étroite dépendance de l’institution muséale à l’égard de l’État rend en partie compréhensibles les cycles récurrents de crise et de renaissance que connaissent les musées de l’Autre. Loin de s’inscrire dans un processus continu, chaque nouvelle institution muséale se place sous le signe de la fracture, si ce n’est de la refondation, donnant lieu à de nouvelles réalisations architecturales, au démembrement des collections, à la révision des programmes muséologiques (et, par conséquent, aux changements de désignations) et à la reformulation du concept de musée.

2Au-delà des configurations intellectuelles et institutionnelles spécifiques à chacune de ces quatre institutions, force est de constater qu’elles ont toutes eu, implicitement ou explicitement, comme modèle de référence le musée du Louvre. Aussi est-ce par rapport à l’horizon théorique de l’histoire de l’art et à la notion d’objet d’art que le statut des objets extra-européens a été successivement redéfini. Cette double dépendance à l’égard du politique et de l’instance muséale la plus prestigieuse de France n’est pas sans avoir des retombées tant sur les contenus programmatiques que sur les missions assignées au musée de l’Autre. Parallèlement, c’est la définition de l’altérité qui se profile derrière toutes ces réalisations muséales ; une altérité successivement identifiée avec l’archaïque et l’exotique (musée naval), l’exotique et le populaire (met), l’exotique et l’européen traditionnel, exception faite du français (musée de l’Homme) et finalement avec l’étranger à l’Europe et aux grandes civilisations de l’Ancien Monde (musée du quai Branly).

3En l’espace de deux siècles, le statut des objets extra-européens comme les savoirs portant sur eux ont été constamment reformulés. Ainsi, la délimitation de ce qui relève du musée de l’Autre d’avec ce qui appartient au musée d’art a trait, forcément, au caractère profondément interdisciplinaire du savoir anthropologique et à la modification des frontières de son objet de connaissance. Loin de s’être formé par un processus de filiation, le musée de l’Autre a émergé suivant un processus de fusion, d’inclusion et d’exclusion de divers autres musées et, par conséquent, de différentes traditions de recherche. De ce point de vue, le musée du quai Branly ne constitue qu’un des anneaux (probablement pas le dernier) de la chaîne des transformations qui affectent depuis 1827 le musée de l’Autre.

Science et politique

4Le 20 juin 2006, Jacques Chirac, président de la République, inaugure officiellement le musée du quai Branly. Or, c’était aussi un 20 juin, mais de l’année 1938, qu’avait eu lieu l’inauguration du musée de l’Homme par Albert Lebrun, président de la République. Faut-il voir dans le choix de ce jour une simple coïncidence ou chercher quelque rapport entre les deux dates ? En d’autres termes, s’agit-il d’une rupture de la part de Branly par rapport au musée de l’Homme ou plutôt d’une continuité ? Si continuité il y a, elle se situe au niveau de la perméabilité de la sphère muséale à l’égard du politique ; en découlent la lenteur des réalisations, les controverses qui entourent chaque nouvelle création institutionnelle et les vicissitudes associées aux destins des collections. De 1827 à 2006 deux modèles peuvent être décelés : le premier, celui de la fondation du musée considéré comme le fait du prince, dont témoignent tant le musée naval que le musée du quai Branly ; le second, celui d’une fondation du musée qui ressortit tout à la fois à la sphère de la connaissance et à celle du politique, est illustré par le met et le musée de l’Homme.

5Les musées directement tributaires du pouvoir politique ont une gestation plus longue et, bien souvent, plus d’une décennie s’écoule entre le projet de constitution du musée et sa concrétisation. Ainsi, le musée de la Marine [1] créé par Charles X, dénommé musée Dauphin en l’honneur du duc d’Angoulême, ne rend publiques ses collections ethnographiques qu’en 1837. Entre-temps, des polémiques éclatent entre les partisans des collections ethnographiques au musée de la Marine (au rang desquels le baron de Férussac) et Edme-François Jomard, défenseur de la création d’un musée géo-ethnographique rattaché au dépôt de géographie de la Bibliothèque nationale, dont il était conservateur. Les collections ethnographiques sont ainsi sujets de dispute entre historiens de l’art et conservateurs, d’un côté, géographes, de l’autre. À ces dissensions autour du statut des collections ethnographiques s’ajoutent les querelles entre, d’une part, le ministère de la Marine et le ministère de l’Instruction publique (organisme tutélaire de la Bibliothèque nationale), d’autre part, entre la Maison du Roi (le Louvre étant sous cette dépendance) et le ministère de la Marine. Malgré le combat inlassable de Jomard en vue de conférer légitimité scientifique et institutionnelle aux collections ethnographiques, c’est bien la dimension politique qui finit par l’emporter avec l’accroissement du fonds ethnographique au Louvre.

6C’est à Jacques Chirac, président de la République, que revient la décision de créer le musée du quai Branly ; l’a secondé son ami Jacques Kerchache, collectionneur et marchand d’art. Entre le projet de création de ce musée et son ouverture au public, dix années se sont écoulées, au cours desquelles des polémiques scientifiques et des querelles ministérielles n’ont pas manqué. Le projet initial daté de 1995 prévoyait, d’une part, la création d’une antenne au Louvre, d’autre part, le regroupement des collections du Laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme et de celles du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie (maao), regroupement qui soulevait des problèmes vu que ces deux musées étaient sous la tutelle de différents ministères, du ministère de l’Éducation nationale pour le premier et de la Direction des musées de France, et, de ce fait, du ministère de la Culture, pour le second. De plus, une éventuelle implantation de ce musée au palais de Chaillot aurait impliqué le déménagement du musée de la Marine, installé depuis 1943 dans l’aile de Passy de ce même palais et géré par le ministère de la Défense : par une sorte d’ironie historique, les collections ethnographiques, qui, avec la fondation du met, s’étaient émancipées de la tutelle du musée de la Marine, quittant de ce fait le palais du Louvre, auraient occupé l’espace dévolu à ce dernier à Chaillot, tandis qu’une petite partie de ces collections serait revenue au musée du Louvre…

7À ces différends entre ministères s’ajoutaient les querelles opposant les adeptes du projet présidentiel à la direction du Muséum national d’histoire naturelle (dont relevait le musée de l’Homme), les défenseurs de l’intégrité du musée de l’Homme avec ses trois laboratoires (d’anthropologie biologique, de préhistoire et d’ethnologie) aux apologistes de l’autonomie des collections d’ethnologie, les partisans d’une exposition provisoire des objets extra-européens au Louvre aux tenants d’une installation définitive de ces mêmes objets et les défenseurs de l’approche ethnographique aux amateurs de l’esthétique. À la suite de la décision présidentielle concernant l’emplacement du futur musée (décision annoncée le 14 juillet 1998), d’autres conflits ont surgi, ayant pour enjeu le sort des collections d’ethnographie européenne conservées au musée de l’Homme ; ces dernières seraient réunies avec les collections du musée des Arts et Traditions populaires (atp) dans une nouvelle institution entièrement dévouée à l’ethnographie de l’Europe.

8Au-delà de la création du musée du quai Branly, c’était une transformation radicale du paysage muséal français qui s’annonçait, avec la fermeture de deux musées (le maao et les atp), le transfert des collections d’ethnologie du musée de l’Homme (et, en conséquence, la réorganisation de ce musée) et la fondation de trois institutions muséales – le musée du quai Branly, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille (mucem) et la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Un tel bouleversement dans le monde des musées ne pouvait que provenir d’une décision du chef de l’État capable, de par sa volonté, de dépasser les querelles administratives et ministérielles et d’entamer une politique de grands travaux.

9C’est dans une tout autre conjoncture qu’ont vu le jour aussi bien le met que le musée de l’Homme, inscrits dans le sillage des Expositions universelles de 1878 et de 1937. De leur réussite à la fois institutionnelle et scientifique, ces deux musées ont été en grande partie redevables à la cohérence des programmes muséographiques, à la solidité des arguments théoriques avancés et à l’engagement visionnaire de leurs directeurs, Ernest-Théodore Hamy (1842-1908) au met et Paul Rivet (1876-1958) au musée de l’Homme. Médecins de formation, professeurs au Muséum d’histoire naturelle, Hamy et Rivet sont parvenus à imposer, presque sans polémique, leurs projets intellectuels du fait de leur capacité à allier réflexion académique et engagement politique.

10Le met doit sa naissance à deux manifestations conjointes : le Muséum ethnographique des missions scientifiques (1877) dans lequel étaient exposées les collections rapportées par le service des missions du ministère de l’Instruction publique et l’Exposition universelle de 1878, installée au palais du Trocadéro. Un mois avant la fermeture de l’Exposition universelle, une commission, nommée par le ministre de l’Instruction publique, est chargée d’étudier la création définitive d’un musée ethnographique. La suite des événements se déroule très rapidement : en 1879, l’organisation et le classement des collections ethnographiques sont confiés à une commission ; en juin 1880, le budget et la liste du personnel affecté au futur musée sont approuvés et, en avril 1882, le met ouvre ses portes au public [2]. L’émergence dans un délai si court d’une nouvelle institution muséale n’a été possible que grâce à l’acharnement et à la tenace volonté de Hamy, véritable cheville ouvrière du met.

11C’est au Muséum d’histoire naturelle que Hamy débute sa carrière, gravissant tous les échelons jusqu’à l’obtention de la chaire d’anthropologie en 1892. Outre son expérience en matière de classement des collections d’anthropologie physique et d’ethnographie du Muséum d’histoire naturelle, Hamy a également prêté son concours aux Expositions universelles de 1867 et de 1878 et au Muséum ethnographique des missions scientifiques. À ses compétences en matière d’organisation, de classification et de mise en exposition des collections s’ajoute un sens pratique et stratégique. Ainsi, Hamy agit avec une étonnante célérité, ralliant à sa cause le concours d’hommes politiques et de savants célèbres, au rang desquels Jules Ferry et Eugène Viollet-le-Duc. Par l’accent mis sur le rôle à la fois économique et politique dévolu au futur musée d’Ethnographie, Hamy réussit à transformer une exposition provisoire, celle du Muséum ethnographique des missions scientifiques, en une institution permanente, le met. Fin tacticien, il fait jouer la fibre patriotique dans la concurrence avec les autres pays européens pour l’acquisition des objets extra-européens, évoquant l’argument du retard pris par la France en matière de musée ethnographique. Rien d’étonnant, dès lors, qu’il se soit proposé comme candidat au poste de conservateur du met. Travaillant à l’ombre des grands et sans affiliations politiques explicites, Hamy parvient subtilement à mettre en conformité ses visées scientifiques avec les desseins pédagogiques et politiques de la IIIe République, notamment en matière de politique coloniale.

12C’est une alliance semblable entre la dimension scientifique et la sphère du politique qui a présidé à la destinée du musée de l’Homme. Proche de Léon Blum, Rivet assure dès 1925 le secrétariat de l’Institut d’ethnologie, dont la fondation a été largement tributaire des efforts d’Édouard Daladier, alors ministre des Colonies et membre du Cartel des gauches. Lorsqu’il devient, en 1928, titulaire de la chaire d’anthropologie du Muséum d’histoire naturelle (devenue chaire d’« ethnologie des hommes actuels et des hommes fossiles »), il la rattache officiellement au met et entame, avec le concours de Georges-Henri Rivière, une profonde réorganisation de ce musée. Doté d’un véritable esprit d’organisation, Rivet s’attelle à regrouper aussi bien les institutions (Institut d’ethnologie, Laboratoire d’anthropologie du Muséum) que les collections d’ethnographie et d’anthropologie physique en un seul endroit, appelé à devenir un lieu de conservation, d’enseignement, de recherche, d’éducation et de « propagande coloniale ». Ce sera la tâche dévolue au musée de l’Homme. Ce dernier, tout comme le met, s’inscrit dans le sillage de deux manifestations : de l’Exposition coloniale de 1931 (à la suite de laquelle Rivet a mis en avant le « rôle national » assigné au futur musée) et de l’Exposition universelle de 1937 (une partie du palais de Chaillot sera affectée dès 1935 au musée de l’Homme).

13À l’instar du met, le musée de l’Homme doit sa naissance au compromis stratégique entre projet de connaissance et intérêt politique ; ce trait rend compréhensible la quasi-absence de controverses autour de ces deux musées. Cependant, et à la différence de Hamy qui procédait avec discrétion, s’effaçant presque du devant de la scène politique, Rivet, quant à lui, est une figure publique ; proche de la sfio, il a été en 1935 conseiller municipal de Paris et, l’année suivante, conseiller général de la Seine. Ce n’est donc pas étonnant que les missions d’éducation populaire et de vulgarisation du savoir proclamées par le musée de l’Homme soient en résonance avec le souci de démocratisation de la culture du Front populaire. De plus, à cause de son statut juridique, sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale et recevant des subventions du ministère des Colonies, le musée de l’Homme, sans se départir de son rôle scientifique, s’est évertué à insuffler à la politique coloniale française le respect pour la diversité culturelle. Ainsi, Rivet et Rivière avaient explicitement cherché à rendre ce musée « digne de l’admirable effort colonial de notre pays ». Ce n’est certes pas par hasard qu’au moment même de l’Exposition coloniale de 1931 s’ouvre au met l’Exposition ethnographique des colonies françaises. La concordance s’explique par la conviction, profondément ancrée chez Rivet, qu’il est possible d’humaniser la situation coloniale grâce aux lumières de l’ethnologie, la rhétorique de l’humanisme permettant de légitimer l’étroitesse des rapports unissant le savoir au pouvoir.

Le Louvre comme modèle de référence

14Comment expliquer que tous les musées de l’Autre ont été conçus comme compléments, en opposition ou dans le prolongement du musée du Louvre ? Que ce musée puisse servir de modèle, de référence théorique n’est certes pas sans implications sur le statut assigné aux objets extra-européens (objets d’art et/ou artefacts) et, à la fois, sur la façon dont ont été appréhendées les cultures productrices de ces objets (bien souvent sous le mode de la disparition).

15« Place naturelle » pour les objets extra-européens, c’est en ces termes que le baron de Férussac justifie la présence de ces objets au musée du Louvre. À l’instar des collections d’Antiquité classique et orientale du Louvre, les objets extra-européens, censés illustrer « l’histoire des arts, de l’industrie et de la civilisation des peuples », étaient de ce fait appelés à compléter « l’histoire entière du genre humain par ses monuments ». Tout autre est la position de Jomard, soucieux de mettre en relief les différences séparant les collections ethnographiques des collections d’antiquités, d’une part, et de celles de beaux-arts, de l’autre. Deux critères spécifient les collections ethnographiques, leur l’appartenance « aux époques modernes » et leur valeur de témoignage « des mœurs et des usages et du degré de civilisation des peuples ». La polémique Férussac/Jomard qui se déroule dans les années 1826-1828 a trait à deux conceptions antagonistes des objets extra-européens : « monuments historiques » des peuples disparus versus « produits des arts industriels » des peuples vivants, voire des documents. En découlent forcément deux modalités de classement des objets extra-européens radicalement distinctes : à l’ordre géographique proposé par le baron, fidèle en cela au classement des collections du Louvre, s’oppose un ordonnancement des objets « en fonction de leur usage et de leur destination ». En privilégiant le critère fonctionnel au détriment de l’ordre géographique (ce qui, venant de la part d’un conservateur de géographie, pourrait sembler apparemment surprenant), Jomard souligne l’importance de la démarche comparative, la seule susceptible de faire ressortir la valeur documentaire, donc de témoignage, des objets extra-européens.

16L’échec du projet de Jomard dérive en partie de sa rupture avec le modèle muséal en vigueur ; il tient aussi au déplacement du clivage art/science pour instaurer un nouvel espace disciplinaire, celui de l’ethnographie, au sein duquel les objets extra-européens ne sauraient être réduits à de simples compléments des objets d’art ou au statut de spécimens. Le triomphe des partisans du modèle Louvre – renforcé par l’ouverture en 1850 du musée américain – atteste l’emprise de l’histoire de l’art et de la notion d’objet d’art sur la réflexion ethnographique.

17On peut dès lors comprendre les raisons pour lesquelles Hamy avait, dans un premier temps, suggéré habilement d’accroître le fonds ethnographique existant au Louvre, au lieu de proposer une nouvelle institution. Par ce geste tactique, il voulait prévenir les déboires qu’avait connus le projet de Jomard, évitant ainsi les conflits administratifs tout comme les compétitions personnelles. S’inspirant de l’exemple du musée égyptien qui, selon cet auteur, n’avait jamais porté préjudice aux collections artistiques du musée du Louvre, il préconise le développement des collections « utiles à l’histoire de l’art et aux comparaisons d’un intérêt purement esthétique » et des collections contenant « des séries purement scientifiques ». Rien d’étonnant dès lors que, tout au long des débats portant sur la création du met, Hamy affecte une grande réserve, laissant à d’autres intervenants le soin de délimiter les frontières entre objet d’art et objet ethnographique.

18À la lecture des arguments invoqués à la fin des années 1870 pour justifier la fondation d’un musée ethnographique distinct d’un musée d’art, force est de constater la reprise d’un certain nombre de propositions avancées par Jomard, parmi lesquelles la dimension comparative et la valeur documentaire attribuées aux objets extra-européens. Par ailleurs, c’est dans ces mêmes années que l’on voit surgir l’argument selon lequel l’œuvre d’art serait la manifestation la plus élevée de l’esprit humain, comme pour mieux accentuer les différences entre l’objet d’art et l’objet ethnographique. Ainsi, Eugène Viollet-le-Duc, membre de la commission d’installation du met, soutient que les objets d’art ont une valeur par eux-mêmes, « s’imposent à l’admiration » et sont la « plus haute expression du génie humain », contrairement aux objets ethnographiques, « dont l’intérêt est purement relatif [et qui] n’acquièrent de valeur que par la comparaison » et par le classement selon un ordre sériel et logique. Ces débats autour de la définition de l’objet ethnographique et, par conséquent, de l’objet d’art ne revêtent pas simplement une dimension intellectuelle ; ils ont également une portée institutionnelle non négligeable, dans la mesure où c’était l’avenir du musée américain au Louvre qui était en jeu. Ainsi, c’est au nom d’une continuité dans les objectifs programmatiques que Ravaisson-Mollien, conservateur du Département des antiquités américaines du Louvre, justifie la présence du musée ethnographique dans cette institution : « Tandis que le musée du Louvre réunirait dans ses collections tous les éléments d’un tableau général et comparatif des civilisations passées, le musée ethnographique offrirait un tableau analogue des civilisations présentes », dans une lettre adressée à Jules Ferry en 1880 [3]. Dans sa réponse, le ministre de l’Instruction publique ne peut que renforcer les différences programmatiques entre ces deux types de musée : au musée ethnographique reviendraient les « objets purement historiques » susceptibles de retracer « l’histoire des mœurs et des coutumes des peuples de tous les âges », au musée d’art les « objets d’art ». Malgré les démarches de Jules Ferry, les collections américaines du Louvre ne seront transférées au met qu’en 1887 ; c’est dire à quel point le statut de l’objet ethnographique, conçu en tant que document, a été le fruit d’un long processus de redéfinition de l’objet d’art.

19C’est dans ce contexte qu’il faut situer la critique de la conception de l’objet d’art en tant que création d’un génie artistique et « manifestation la plus élevée de l’esprit humain » entamée par Émile Soldi dans Les Arts méconnus (1881). S’appuyant, entre autres, sur les antiquités précolombiennes, Soldi s’insurge contre la conception de l’art de son temps qui, circonscrite aux œuvres de l’Antiquité grecque et romaine, laissait délibérément de côté une grande partie de la production artistique occidentale, notamment médiévale, et la totalité des expressions artistiques extra-européennes. Il propose un élargissement de la définition de l’art fondée sur des critères techniques et sur l’évolution de ces mêmes techniques (en ce sens, sa conception était proche de l’étymologie du terme « art »). Produit d’une maîtrise technique et d’une expertise, l’art, loin d’être l’apanage des sociétés de l’Europe et de celles de l’Antiquité, se manifeste chez tous les peuples, évidemment à des degrés différenciés en fonction, justement, des contraintes techniques. Que les remarques de Soldi soient concomitantes de l’ouverture du met et du musée de la sculpture comparée (situé également au palais du Trocadéro) témoigne du dialogue entretenu entre l’histoire de l’art et l’ethnographie et de la façon dont les remaniements conceptuels et épistémologiques de l’une ne peuvent qu’affecter l’autre. Ce n’est certes pas un hasard si ce dialogue a lieu au sujet des antiquités précolombiennes, dont le statut oscillait entre les catégories du monument artistique et du document historique.

20Après les arts précolombiens, c’est au sujet de l’art primitif qu’émerge la polémique autour du statut des objets extra-européens et de leur éventuelle mise en exposition au musée du Louvre. Apologiste de la création d’un musée d’art exotique contenant « un grand nombre de chefs-d’œuvre des artistes africains ou océaniens » du met, Guillaume Apollinaire plaide aussi en faveur de la fondation d’un musée ethnographique de la France. Un partage s’opérerait entre les trois institutions : au met, « l’ethnographie des colonies et de l’étranger », ce qui en ferait l’« un des monuments les plus utiles à la civilisation » [4], au musée d’ethnographie de la France, tout ce qui relève des « us et coutumes nationales » et, au musée d’art exotique, outre les chefs-d’œuvre du met, la « section d’art d’Extrême-Orient du Louvre ». Notons que le musée d’art exotique que Apollinaire appelle de ses vœux ne pourrait présenter « aucun danger de contagion avec le Louvre car cette dernière institution serait entièrement dévouée à l’art européen » (1912).

21C’est dire que l’attribution du statut artistique à une certaine catégorie d’objets extra-européens est déjà dans l’air du temps lorsque Félix Fénéon lance, en 1920, sa célèbre enquête portant sur l’admission des « arts lointains » au Louvre. Parmi les réponses recueillies, celle de l’ethnologue Arnold Van Gennep mérite l’attention. Tout en admettant qu’« il n’y aurait aucun inconvénient à ce que des exemples bien choisis d’arts “sauvages” fussent exposés au Louvre », Van Gennep souligne cependant qu’une telle démarche relèverait d’un pis-aller, eu égard aux musées en Europe et aux États-Unis, « arrangés pour l’étude de l’art autant que pour celle des techniques ». Autrement dit, la question posée par l’enquête de Fénéon n’avait de sens que dans le contexte français où le met délaissait l’approche esthétique des objets extra-européens, rendant ainsi nécessaire la mise en exposition d’une certaine catégorie d’objets au Louvre. Un argument à peu près semblable sera repris plus de soixante-dix ans après au sujet du mode de présentation du musée de l’Homme pour justifier à la fois la création du pavillon des Sessions et celle du musée du quai Branly. Plus encore, la désignation « arts lointains » recouvrait, d’une part, des objets africains et océaniens, notamment des sculptures et des masques qui se rapprochaient le plus, du point de vue des propriétés formelles et des traits stylistiques, des attentes esthétiques convenues des visiteurs du musée du Louvre de l’époque ; d’autre part, elle renvoyait non seulement à un ailleurs géographique mais aussi à un ailleurs temporel, condition, précisément, de l’entrée des objets extra-européens au musée du Louvre.

22Lors de la réorganisation du met en 1928 sous l’égide de Rivet et Rivière, la référence au Louvre reste implicite ; il sera question de libérer l’objet extra-européen de la « tyrannie du goût et des chefs-d’œuvre », pour reprendre la formule de ces deux auteurs. En fait, afin d’éviter de « constituer bien vite un Louvre pour y rassembler toutes les belles pièces d’art primitif », Rivière n’hésitait pas à soutenir en 1930 que « c’est de la foule des objets juridiques, religieux, économiques et même de ceux qui sont en apparence les plus humblement utilitaires qu’il faut extraire les caractères esthétiques » [5]. Cependant, loin d’être complètement négligée, la dimension esthétique des objets extra-européens est prise en compte, comme en témoigne l’inauguration de la salle du Trésor au met en 1932. Dans cette salle, « certaines pièces particulièrement remarquables du point de vue artistique […] allégées de l’appareil et du classement scientifique [étaient] rapprochées pour le plaisir de nos yeux [6] ». C’est dire que le clivage art/anthropologie, approche formelle/approche contextuelle, n’était pas aussi tranché au musée de l’Homme. D’ailleurs, c’est au cours des années 1960 – au moment même de la fondation par André Malraux du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie (1962) – qu’ont lieu au musée de l’Homme des expositions à teneur esthétique, telles que les « Chefs-d’œuvre du musée de l’Homme » (1965), « Arts connus et arts méconnus de l’Afrique noire », collection Paul Tishman (1966), « Arts primitifs dans les ateliers d’artistes » (1967), « Chefs-d’œuvre des arts indiens et esquimaux du Canada » (1969), et que se développe toute une réflexion anthropologique sur l’esthétique.

23Que la question formulée par Félix Fénéon – « Iront-ils au Louvre ? » – soit reprise, quatre-vingts ans plus tard, lors de l’ouverture du pavillon des Sessions, peut sembler, à première vue, surprenant. On pourrait croire qu’un certain nombre d’interrogations, par ailleurs tout à fait justifiées dans les années 1920, portant sur les critères d’admission au Louvre, sur les qualités formelles des objets et sur la hiérarchie des valeurs culturelles, ne seraient plus considérées comme des interrogations à l’aube du xxie siècle. Or, force est de constater que ce n’est pas le cas. Des termes tels que « génie artistique », « création », « chefs-d’œuvre », « art primitif » et « art premier » ont resurgi à propos des objets extra-européens. Ce n’est pas un hasard si le choix des objets présentés au pavillon des Sessions s’est porté essentiellement sur la sculpture, avec l’exclusion tant des arts décoratifs que des objets d’art contemporain. Par ailleurs, lors des discussions tout au long des années 1997-1998 sur le caractère provisoire ou définitif de ce qu’on appelait à l’époque « l’antenne » au Louvre, des arguments tels que la nécessaire mise en contexte des objets extra-européens car ils « ne parlent pas d’eux-mêmes [7] » ont été avancés par un certain nombre de conservateurs de l’auguste institution, ce qui n’était pas sans rappeler certains arguments évoqués en 1820…

24Que chaque nouveau musée de l’Autre doive son origine à un débat au sujet de l’art ou des arts mérite réflexion. C’est en 1937 que les collections d’ethnographie française se détachent du musée de l’Homme pour donner lieu aux atp ; en 1960, c’est aussi au nom des arts, cette fois d’Afrique et d’Océanie, que le maao est fondé. En 2000, une centaine d’objets extra-européens est exposée au pavillon des Sessions. D’ailleurs, l’élévation des objets extra-européens, devenus patrimoniaux, au rang d’œuvres d’art, si ce n’est de chefs-d’œuvre de l’Occident est réalisée au prix de l’effacement de leur valeur testimoniale/documentaire ; comme si, suivant les remarques de Régis Debray, « leur reconnaissance plénière comme choses de “culture” » allait de pair avec la « méconnaissance des choses telluriques qui leur servaient de terreau » [8]. Parallèlement, les objets issus des « hautes civilisations » de l’Asie et de l’Islam sont exposés indépendamment de ceux relevant des sociétés traditionnelles, au musée Guimet à Paris (fondé en 1889) pour ce qui est des arts asiatiques et au Louvre, dans un avenir très proche, en ce qui concerne les arts de l’Islam. Tout se passe comme si la mise en valeur d’un certain type d’objets extra-européens entraînait inévitablement la mise en question de la notion occidentale de l’art et, par conséquent, de celle d’objet d’art.

Musée de l’Autre et savoir disciplinaire

25Depuis presque deux siècles, chaque création d’un musée de l’Autre a entraîné une valse des collections révélatrice aussi bien du programme muséographique que du projet de savoirs sous-jacents.

26Rendre compte « du degré de civilisation des peuples peu avancés dans l’échelle sociale » (1831), tel était le programme assigné à l’ethnographie par Jomard. Dans cet ordre d’idées, les collections ethnographiques se caractérisaient par « l’utilité pratique et sociale, l’usage économique et technologique », traits qui les spécifiaient par rapport aux collections d’histoire naturelle, d’antiquités et de beaux-arts : « Ainsi le lieu où on les trouve, l’époque à laquelle ils appartiennent et la nature du travail les distingueront toujours assez des objets d’une autre espèce et sans aucune crainte de confusion. » Si, d’un côté, l’ethnographie s’émancipait par rapport à l’histoire de l’art et à l’Antiquité, elle se trouvait, d’un autre côté, sous la dépendance de la géographie. On peut, dès lors, comprendre les raisons pour lesquelles Hamy, tout en préconisant l’autonomie institutionnelle et théorique de l’ethnographie, avait néanmoins assujetti ce savoir à une tout autre configuration disciplinaire, celle des sciences naturelles et, notamment, de l’anthropologie conçue comme histoire naturelle de l’homme.

27La singularité du met résidait dans l’assemblage en un même lieu d’objets extra-européens – jusqu’alors dispersés à la Bibliothèque nationale, au musée des Antiquités nationales, au musée américain du Louvre, au Muséum d’histoire naturelle et dans les musées de province – et d’objets issus de sociétés européennes traditionnelles, y compris la société française, dont la collecte avait été entamée lors de la fondation de cette institution. Parallèlement se trouvaient exclus du champ ethnographique les objets relevant des « hautes » civilisations asiatiques tout comme les collections d’anthropologie physique conservées dans la galerie d’anthropologie du Muséum (fondée en 1855). Si, au met, revenait la mise en exposition des produits de la main de l’homme, il incombait au Muséum de présenter l’homme dans sa dimension anatomique et physiologique.

28Contrairement à Jomard, qui limitait le champ ethnographique aux peuples « peu avancés dans l’échelle sociale », Hamy assigne à l’ethnographie l’« étude de toutes les manifestations matérielles de l’activité humaine ». L’étendue considérable du domaine ethnographique à la fois du point de vue spatial (incluant les objets européens et extra-européens) et du point de vue temporel (des civilisations précolombiennes aux sociétés européennes traditionnelles, y compris la société française) témoigne de la visée encyclopédique sous-jacente au met et du postulat d’une histoire universelle embrassant l’ensemble de l’humanité. Il reste que cet objectif épistémologique, assigné à l’ethnographie par Hamy, signalait plus une profession de foi qu’il ne renvoyait à un véritable projet intellectuel. En fait, loin de constituer une science autonome, l’ethnographie était sous la tutelle des sciences naturelles en raison du paradigme évolutionniste régnant alors, fondé sur la mise en parallèle du développement culturel et de l’évolution biologique. De plus, circonscrite aux « manifestations matérielles », l’ethnographie s’identifiait avec la collecte et l’étude des objets en particulier et avec le travail dans le musée en général.

29À la lumière du paradigme évolutionniste, l’objet est considéré comme un témoignage d’un stade d’évolution qui n’acquiert de sens que par rapport à un système de classification. Par l’ordonnancement des collections selon un double classement (ordre géographique et critères fonctionnels), la mise en exposition des objets en séries formant des suites intelligibles et par son dispositif muséographique (combinant des vitrines, des panoplies et des mannequins grandeur nature), le met est devenu un modèle de référence dans le paysage muséal de son temps. Tant que l’objet était conçu comme un document, la référence au contexte devenait incontournable, même si le contenu assigné à la notion de contexte a subi bien des variations. Situer un objet dans son contexte était synonyme de reconstitution de son lieu d’origine, voire du milieu naturel et culturel qui l’a fait naître. D’où l’importance accordée à la reconstitution d’intérieurs à l’aide de figures grandeur nature, les célèbres tableaux vivants, dont la salle de France du met, inaugurée en 1884, reste l’exemple par excellence.

30C’est aussi une même dynamique d’inclusion et d’exclusion des collections qui présida à la fondation du musée de l’Homme. L’un des grands mérites de Rivet a été de réunir en un même lieu, à la lumière d’une conception de l’ethnologie en tant que science de synthèse, les collections d’ethnographie du met et celles de préhistoire et d’anthropologie physique du Muséum [9]. Un tel élargissement du domaine ethnologique allait de pair avec la mise à l’écart des collections d’ethnographie relatives à la France, envoyées au musée des atp, fondé lui aussi en 1937 mais dont l’ouverture attendra trente-cinq ans. Cependant, malgré la séparation institutionnelle entre ces deux musées, ils partageaient un même cadre conceptuel et méthodologique, centré sur l’étude de la diversité culturelle. Le regroupement de collections relevant de trois domaines de connaissances – ethnographie, préhistoire et anthropologie physique – tout comme le choix d’une nouvelle désignation, « musée de l’Homme », attestent l’ampleur du projet intellectuel et institutionnel assigné à l’ethnologie : « En créant ce titre, écrit Rivet, j’ai voulu indiquer que tout ce qui concernait l’être humain, sous ses multiples aspects, devait et pouvait trouver sa place dans les collections. […] L’humanité est un tout indivisible, non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps [10]. » Derrière cette ambition de synthèse des savoirs se profilent, d’une part, le rêve encyclopédique de constitution des « archives totales de l’humanité », dont le musée de l’Homme serait, en quelque sorte, la base institutionnelle et intellectuelle ; de l’autre, la volonté de rompre les barrières entre les peuples et de montrer ce qu’ils ont en commun, indépendamment de leur diversité culturelle et raciale. Il s’agissait, en somme, de mettre en relief l’unicité et la variabilité de l’espèce humaine ; par ce programme, destiné à l’édification du public, les organisateurs du musée ont voulu questionner, à l’heure de la montée du racisme, la prétendue inégalité raciale.

31Aux fonctions de conservation, traditionnellement assignées au musée, s’ajoutent celles de recherche et d’enseignement, avec la conception de musée-laboratoire ; outre ses salles d’exposition, le musée de l’Homme se définit par sa bibliothèque, sa photothèque, ses laboratoires et salles de travail. Les missions de collecte d’objets organisées par ce musée attestent l’étroitesse des rapports unissant la collecte sur le terrain (dûment encadrée par des instructions méthodologiques précises) à l’institution muséale ; s’ensuit une politique systématique d’accroissement des collections, soucieuse de combler les lacunes des fonds du musée.

32C’est avec le musée de l’Homme que l’objet acquiert le statut d’objet témoin, de document par excellence. Montrer des objets « avec le maximum de documentation », pour reprendre les termes de Rivière, tel était l’impératif à l’œuvre dans ce musée. Cela signifiait avant tout entourer l’objet de commentaires (cartels, cartes géographiques, dessins et photographies), censés le replacer dans son contexte d’origine. Toutefois, la notion de contexte revêt un tout autre contenu par rapport à celle utilisée par le met : mettre en contexte un objet revient à questionner sa fonction, son mode de fabrication et les situations dans lesquelles il est utilisé, autrement dit déployer tout un appareil d’information que seul le travail sur le terrain permettait d’obtenir. Parallèlement à l’exposition d’objets ordonnés selon un triple classement – géographique, tribal et technologique –, d’autres salles de ce musée présentaient des « documents sur l’origine de l’espèce humaine et ses variétés actuelles, sur la croissance, sur les anomalies, sur les mutilations ethniques ». L’idée de race et celle de civilisation étaient ainsi étroitement associées au sein du dispositif muséographique, sans aucun déterminisme de l’une par rapport à l’autre. D’ailleurs, c’est l’un des mérites du programme assigné à l’ethnologie par Rivet, mais aussi l’une de ses limitations : le refus de toute subordination disciplinaire, par l’accent mis sur « l’étude parallèle et solidaire » des races, des langues et des civilisations.

33À l’instar du met et du musée de l’Homme, le fonds du musée du quai Branly se constitue, lui aussi, par le démembrement, le regroupement et l’acquisition des collections ; cependant, une différence majeure sépare cette nouvelle institution des deux précédentes. Alors que le met et le musée de l’Homme œuvraient par rapport à un savoir disciplinaire (ethnographie pour le premier, ethnologie pour le second), le musée du quai Branly se situe sur un tout autre terrain, celui des arts et des civilisations, échappant ainsi à toute emprise disciplinaire. De ce point de vue, ce premier musée français du xxie siècle qu’est Branly inaugure un nouveau modèle muséologique, certes contestable, mais qui a le mérite de rompre avec le paradigme disciplinaire. S’ensuit une rupture avec le modèle encyclopédique et l’ambition universaliste sous-jacents au met et au musée de l’Homme. Ces dernières institutions cherchaient à rendre compte avec un maximum d’objets de la totalité des aspects d’une culture ; plus de 15 000 objets étaient exposés dans les galeries publiques du musée de l’Homme dans les années 1930, comme s’il s’agissait de répondre à l’exigence soulignée, à juste titre, par Denis Hollier, de « tout montrer, tout relever, tout dire. Le musée de l’Homme sera le musée du tout de l’homme [11] ». D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le musée du quai Branly rompt avec ce dessein encyclopédique, ne serait-ce que par le choix des objets exposés : environ 3 600 objets dans un univers de 300 000.

34Doté d’un département de recherche et enseignement, le musée du quai Branly n’a pas, toutefois, de laboratoire de recherche qui lui soit affilié, avec des chercheurs en permanence, selon le modèle des laboratoires du musée de l’Homme ou des atp (via le Centre d’ethnologie française) affiliés au cnrs. C’est le modèle traditionnel du musée, caractérisé par la visibilité ordonnée des collections et par la lisibilité du parcours d’exposition, qui est profondément mis en question par Branly. L’information ethnographique, tout en étant bien présente à la fois sur les cartels, les consoles vidéo et les panneaux, est cependant et délibérément peu visible, répondant ainsi au souhait de Jean Nouvel que les « cartels disparaissent de notre vue, s’effacent devant les objets sacrés pour autoriser la communion » (Lettre d’intention, 1999). La documentation ethnographique est, de ce fait, réduite au rôle de complément d’information, pas forcément indispensable pour l’intelligibilité des objets. Le mode de présentation surchargé d’information qui caractérisait les salles du musée de l’Homme avec le « maximum de documentation » cède la place à un autre, délibérément minimaliste et épuré. En d’autres termes, c’est l’architecture, et plus encore le dispositif muséographique, qui crée le contexte des objets, promus au rang d’œuvres ; à partir du moment où c’est « l’éclairage [qui] doit garantir la lisibilité des œuvres et le mystère du lieu » (Lettre d’intention), toute référence au contexte, qu’il soit historique ou ethnographique, devient superfétatoire.

35Derrière la valse des collections qui a marqué le paysage muséal français depuis deux siècles, c’est, en fin de compte, la définition de l’altérité qui a été constamment en jeu. C’est parce qu’ils renvoient à des périodes archaïques, donc à un ailleurs temporel, que les objets extra-européens sont conservés au Louvre et considérés comme des monuments. Avec l’avènement de l’évolutionnisme anthropologique, les singularités culturelles renvoient à des stades de développement de l’humanité ; le postulat d’une histoire universelle embrassant la totalité de l’humanité et la notion de survivance permettaient d’unir au met, dans un même cadre conceptuel, le primitif et le populaire. L’altérité se confond alors avec la recherche de la différence, une différence à la fois raciale et culturelle, marquée par le sceau de l’inégalité. Ce n’est pas par hasard que Rivet et Rivière opposeront à la notion de différence celle de diversité, physique et culturelle (musée de l’Homme), aussi bien que régionale (atp). De ce point de vue, Branly poursuit le dessein de mise en évidence de la diversité, en circonscrivant celle-ci essentiellement aux manifestations artistiques. Libérés de leur « valeur d’usage », les objets extra-européens cessent de témoigner de la culture dont ils sont issus et deviennent des véhicules de l’émotion esthétique, comme si, après avoir été considérés comme des documents, ils redevenaient des monuments.

Crise et renouveau du musée d’ethnographie

36À « tale of two museums[12] », c’est en ces termes que James Clifford définit l’histoire de l’ethnologie en France dans l’entre-deux-guerres ; de fait, l’âge d’or des liens entre l’institution muséale et le savoir disciplinaire, dont le met et le musée de l’Homme constituaient des exemples par excellence, a pris fin au cours des années 1950 avec l’avènement des départements universitaires et des centres de recherche. S’ensuivent la rupture des liens entre l’ethnologie et institution muséale et, conséquemment, la crise qui affecte les musées ethnographiques, au point que la question posée par William Sturtevant en 1969, « Does anthropology need museums[13] ? », est restée sans réponse, comme si le mal dont semble porteuse l’institution depuis quelque temps était, quelque part, sans remède.

37Après avoir été un modèle muséographique et la vitrine d’une ethnologie en plein essor, le musée de l’Homme connaîtra une longue période de décrépitude. Des facteurs d’ordre intellectuel et institutionnel peuvent être mis en avant pour expliquer l’état de crise que connut ce musée. La portée quelque peu ambitieuse du projet ethnologique de Rivet de rendre compte à la fois des hommes actuels et des hommes fossiles, de l’homme biologique aussi bien que de l’homme en société, est devenue obsolète, suite à la spécialisation des savoirs. En fait, au sein de l’ethnologie, conçue comme un « conglomérat de disciplines » allant de l’anthropologie physique à l’ethnographie en passant par la préhistoire et la linguistique, aucun de ces domaines de connaissance n’était doté d’une véritable autonomie disciplinaire. C’est dire que l’ethnologie se caractérisait moins par un objet d’études spécifique et par une méthodologie particulière que par un certain type d’approche. Ce n’est pas un hasard si un grand nombre des missions sur le terrain organisées par le musée de l’Homme étaient centrées sur le travail en équipe, seul moyen de parvenir à une fusion disciplinaire. Cette conception totalisante de l’ethnologie se poursuit avec André Leroi-Gourhan, sous-directeur du musée de l’Homme, qui, par la fondation du Centre de formation aux recherches ethnologiques (1946), renforce la dimension interdisciplinaire de l’enseignement et le rôle assigné au musée comme prolongement du terrain. Pour féconde qu’ait été cette orientation muséologique, elle n’a pas été sans peser sur les choix théoriques et méthodologiques de l’ethnologie, ne serait-ce que par la primauté accordée à la collecte et à l’étude des objets et par l’identification de la notion de culture aux seules manifestations matérielles, susceptibles d’être mises en vitrine. Significative à cet égard est la transformation, en 1970, de la chaire d’« ethnologie des hommes actuels et des hommes fossiles », créée par Rivet, en trois chaires : ethnologie, anthropologie et préhistoire, chacune avec un laboratoire et une galerie d’exposition. Ce sera en quelque sorte la fin de l’héritage intellectuel de Rivet et de sa conception de l’ethnologie en tant que science de synthèse.

38Un cadre conceptuel reliant l’anthropologie biologique, la paléontologie et l’ethnologie faisant défaut, seul restait un cadre institutionnel, celui du musée de l’Homme, avec ses trois laboratoires, travaillant de façon isolée, indépendamment de tout projet commun en termes de conception générale du musée. La gestion compliquée des trois chaires associées aux trois laboratoires et le statut juridique du musée (dépendant d’une double tutelle ministérielle) contribuèrent à aggraver la crise de cette institution. Aux querelles internes au sein de l’institution venaient s’ajouter la désaffection des chercheurs, le manque de crédits, la vétusté des bâtiments et les dysfonctionnements administratifs et politiques, tout cela concourant à l’immobilisme du musée.

39Cependant, dès la fin des années 1980, des projets se multiplient en vue de trouver une issue à la crise du musée de l’Homme ; il sera question d’établir des liens entre l’homme biologique et l’homme social, de rapprocher le musée de l’Homme des atp et du maao, mais la rénovation tant attendue de ce musée n’aura pas lieu. Entre-temps, le maao s’ouvre à l’art contemporain et devient l’un des départements du Louvre. De ce point de vue, la création du musée du quai Branly viendra, en quelque sorte, mettre un terme au long processus de redéfinition de la place de l’ethnographie au sein du musée de l’Homme et, par là, rompre le projet unitaire sous-jacent à cette institution.

40Outre l’essor de l’anthropologie sociale qui a contribué à l’affaiblissement des liens entre le musée et le savoir disciplinaire, l’institution musée a été, elle aussi, objet de polémiques et de questionnements critiques. L’héritage colonial sous-jacent à la constitution des collections et à la formation des musées, les demandes des communautés intéressées relatives au droit de regard sur les modes de présentation des collections et à une éventuelle restitution des objets ainsi que la mise en question de l’autorité du discours muséal ont entraîné une redéfinition du rôle du musée. Par ailleurs, aux difficultés de définition conceptuelle de ce qu’est une culture est venu s’ajouter le rejet de l’idée que l’on peut comprendre une société à partir de ses objets et de sa culture matérielle. Se référant aux objets rapportés dans les années 1930 au musée de l’Homme, Lévi-Strauss notait encore récemment qu’« un musée ethnographique ne peut plus, comme à cette époque, offrir une image authentique de la vie des sociétés les plus différentes de la nôtre » ; par conséquent, l’intérêt des objets « est devenu soit documentaire, soit aussi ou surtout esthétique. Sous le premier aspect, ils relèvent du laboratoire et de la galerie d’étude ; sous le second, du grand musée des arts et des civilisations » [14].

41Conçu comme un centre culturel polyvalent, le Quai Branly inaugure un nouveau modèle du musée de l’Autre. Qu’en restera-t-il une fois l’effet de nouveauté passé ? La question reste ouverte.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.147.0065

Notes

  • [1]
    Sur ce musée, voir Ernest-Théodore Hamy, Les Origines du musée d’ethnographie [1890], Paris, Jean-Michel Place, 1988.
  • [2]
    Sur ce musée, voir Nélia Dias, Le Musée d’ethnographie du Trocadéro, 1878-1901. Anthropologie et muséologie en France, Paris, Éd. du cnrs, 1991.
  • [3]
    Voir N. Dias, Le Musée d’ethnographie…, op. cit., p. 176.
  • [4]
    Guillaume Apollinaire, « Exotisme et ethnographie », Œuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1991, p. 475.
  • [5]
    Georges-Henri Rivière, « De l’objet d’un musée d’ethnographie comparé à celui d’un musée de Beaux-Arts » [1930], Gradhiva, 33, 2003, pp. 67-68.
  • [6]
    Id., dans Les Nouvelles littéraires, 9 juillet 1932.
  • [7]
    Michel Daubert, « Ces masques qu’on s’arrache », Télérama, n° 2474, 11 juin 1997, p. 62.
  • [8]
    Régis Debray, Aveuglantes Lumières. Journal en clair-obscur, Paris, Gallimard, 2006, p. 195.
  • [9]
    Je renvoie ici aux travaux pionniers de Jean Jamin portant sur cette institution.
  • [10]
    Paul Rivet, « Ce qu’est l’ethnologie », L’Espèce humaine, volume IX de l’Encyclopédie française dirigée par Lucien Febvre, Paris, 1936.
  • [11]
    Denis Hollier, « Préface. La valeur d’usage de l’impossible », Documents, Paris, Jean-Michel Place, 1991, p. xvii.
  • [12]
    James Clifford, « On Ethnographic Surrealism », Comparative Studies in Society and History, vol. 23, n° 4, 1981, pp. 539-564.
  • [13]
    William Sturtevant, « Does Anthropology need Museums ? », Proceedings of the Biological Society of Washington, 82, 1969, pp. 619-650.
  • [14]
    Claude Lévi-Strauss, « Une synthèse judicieuse », Le Monde, 9 octobre 1996, p. 20.

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