Le Débat 2007/4 n° 146

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Article de revue

La gratuité et ses ennemis

À propos de La gratuité, c'est le vol par Denis Olivennes et Gratuit ! par Olivier Bomsel

Pages 171 à 177

Notes

  • [1]
    Françoise Benhamou, « Le livre et la mondialisation », in La Mondialisation immatérielle, rapport à paraître du Conseil d’analyse économique par Daniel Cohen et Thierry Verdier.
  • [2]
    François Moreau, « La musique : numérisation et dématérialisation des échanges internationaux », in La Mondialisation immatérielle, op. cit.
  • [3]
    F. Moreau, « La musique : numérisation et dématérialisation des échanges internationaux », art. cité.
  • [4]
    Théorisé par John Sutton dans Sunk Cost and Market Structure, Cambridge (Mass.), mit Press, 1991.
  • [5]
    L’Économie du star system, Paris, Odile Jacob, 2002.
English version

Principes

1Un bien ordinaire ne peut généralement pas être consommé par deux personnes à la fois. Ce sont mes chaussures ou les tiennes, ma maison et non celle d’un autre. La propriété des biens scelle l’unité de deux points de vue. Celui du producteur, qui veut récupérer les fruits de son travail. Celui du consommateur, qui veut s’assurer que le bien qu’il a payé restera sa chose. La valeur d’échange rencontre la valeur d’usage, le point de vue de Locke épouse celui de Bentham.

2Tel n’est pas le cas des biens immatériels. Un bien immatériel, c’est une idée (la Terre est ronde), une formule mathématique (e = mc2), une phrase (« Longtemps je me suis couché de bonne heure »). Dans le langage des économistes, un bien immatériel a une propriété essentielle : c’est un bien public non rival. Un bien public, cela veut dire qu’on peut le consommer à plusieurs : le plaisir de lire un texte de Proust n’est pas réservé à une seule personne. Non rival, cela veut dire qu’on ne doit craindre aucun phénomène d’encombrement. Le boulevard périphérique est un bien public, car il n’est pas réservé à un seul usager, mais le soir à 18 heures, il est saturé. Un bien public non rival n’est jamais saturé. Un milliard de personnes peuvent connaître les lois de la gravitation sans en réduire la portée.

3Un conflit inédit surgit alors. Le point de vue du consommateur ne rejoint plus celui du producteur. Les fiançailles de Locke et de Bentham sont rompues. Ce conflit est économique et, parfois, moral. Prenons l’exemple d’un vaccin contre le sida. Une fois découvert, serait-il juste d’en réserver l’usage aux seuls malades qui peuvent payer ? Ce serait absurde d’un point de vue économique. Les pauvres que ce vaccin pourrait guérir ne représenteraient nul manque à gagner pour les industries pharmaceutiques, dans la mesure même où ils ne constituent par un marché solvable. Mais même à supposer que cela représente un coût (dû, par exemple, au risque de contrebande entre les pays pauvres et les pays riches), qui pourrait accepter de priver la moitié de l’humanité de la jouissance d’un bien, alors que celle-ci ne nuit aucunement au profit que l’autre moitié peut tirer de ce bien ?

4Dans un registre plus léger, les industries dites « culturelles » (livres, musique, cinéma…) s’exposent aux mêmes contradictions. Un jeune qui ne pourra débourser les quelque vingt euros qu’on lui demandera pour écouter le cd de son chanteur favori vit comme une absurdité l’accès privatif à ce qu’il interprète comme un bien public. On a beau lui expliquer qu’il faut bien rémunérer les auteurs, il sait, lui, qu’il sera privé ici et maintenant de la consommation de ce bien, alors même qu’il pourrait en jouir sans nuire à la consommation qui en est faite par autrui.

Critiques

5Mais si la musique est gratuite aujourd’hui, quels chanteurs chanteront demain ? Nouvel épisode de la fable de La Cigale et la Fourmi, la gratuité promise par Internet ne signe-t-elle pas la fin des industries culturelles ? Telle est, sous deux registres différents, la menace que les livres de Denis Olivennes et d’Olivier Bomsel font planer. Sous deux registres différents, brillant et provocateur pour le premier, savant et poétique pour le second, ces livres retrouvent pour l’essentiel les mêmes arguments que l’on peut résumer de la façon suivante.

6L’éloge de la gratuité renoue avec les vieilles critiques du capitalisme et de la démocratie. « L’idée selon laquelle le marché serait l’ennemi de la culture et réciproquement ne constitue pas un discours du renouveau mais un lieu commun ancien. Derrière l’attaque contre les marchands de culture se fait d’abord entendre une haine immémoriale du commerce », écrit ainsi Denis Olivennes. « En France, le gratuit guérit. Les marchands, les banquiers sont des parasites. Dans l’imaginaire français le marché est absent », ajoute Olivier Bomsel dans la même veine.

7Cette critique du capitalisme masque aussi, selon ces auteurs, une critique de la démocratie. « La désacralisation de l’œuvre culturelle, la perte de son aura intimidante témoignent d’une société moins impérative », écrit ainsi Olivennes, car, n’en déplaise aux tenants de la « haute culture », les frontières entre culture et industries culturelles sont poreuses. « Des millions de femmes et d’hommes de toutes origines géographiques et sociales jouissent enfin de la culture », s’enthousiasme Olivennes. « Et ceci est dû au développement d’une économie de marché des biens culturels », ajoutant, Tocqueville à l’appui, que « les peuples démocratiques entendent qu’on leur parle d’eux-mêmes ».

8Ce qui est gratuit ne l’est pas. Les deux livres critiquent également l’idée selon laquelle le gratuit est gratuit. « No free lunch » rappelle Bomsel, citant la phrase célèbre de Milton Friedman. Car l’émergence de la gratuité sur le Net n’est pas un fait spontané : il révèle en réalité le business model des fournisseurs d’accès (câblo-opérateurs et Telecom), principaux bénéficiaires du P2P, le « Peer to Peer ». C’est avec la naissance de Napster que le haut débit s’impose, le P2P étant l’un des arguments essentiels qui ont pu convaincre la clientèle de passer du bas au haut débit. « Le hic, dit Denis Olivennes, c’est que ce ne sont pas les opérateurs de réseaux qui subventionnent leurs clients mais les auteurs et les producteurs de films. » La radio ou la télévision tiennent un vrai business model : la publicité qui permet de payer les artistes. Le P2P n’en a pas : il vole les artistes, qui subventionnent contre leur gré les fournisseurs d’accès.

9« Les bénéficiaires du gratuit ne sont pas les consommateurs, mais les fournisseurs d’accès », résume ainsi Olivier Bomsel, pour qui le P2P élève le « consentement à payer » des fournisseurs d’accès et réduit le consentement à payer les contenus. Comme conclut Denis Olivennes : le P2P ressemble à tout sauf à l’avènement du non-marchand.

10C’est Mozart qu’on assassine. En alléchant le chaland avec la promesse d’un monde gratuit, les fournisseurs d’accès ne menacent pas seulement « ce fragile écosystème » que sont les industries culturelles. C’est l’artiste, tardivement libéré du mécénat comme forme d’existence, que l’on menace de disparition. Ne pouvant plus gagner d’argent, les industries culturelles devront se contenter d’investir dans les segments les plus lucratifs, et se spécialiser, selon Denis Olivennes, « sur les valeurs sûres », tuant ainsi la diversité culturelle. Les consommateurs pirates seront leurs propres victimes, car, écrit Bomsel, « la propriété est, avec la monnaie, la seule institution économique fondamentale ».

Retour sur le raisonnement

11Au niveau des principes. De deux choses l’une. Soit l’on considère que « la propriété est un bien sacré », et alors on comprend mal pourquoi il faudrait rester en deçà des principes qui s’appliquent à la propriété tout court. Bastiat en avait très logiquement conclu qu’il fallait que la propriété intellectuelle soit aussi illimitée que la propriété en général, s’opposant à ce qu’une œuvre passe jamais dans le domaine public.

12Soit l’on considère que la propriété intellectuelle est un paramètre qui doit œuvrer au bien public. En ce cas, il faut bien admettre que l’intrusion du numérique force à trouver de nouveaux compromis entre producteurs et consommateurs. Voir dans la gratuité une nouvelle manifestation de l’allergie française au capitalisme, c’est perdre de vue que les problèmes se sont posés dans les mêmes termes, et en avance, aux États-Unis, dont sont issus les Napster et autres logiciels de P2P. Même d’un point de vue lockien, il devrait être possible de considérer que si la liberté signifie que l’on n’est pas soi-même sous la propriété d’un autre, elle n’implique pas toujours que le bien que l’on crée soit à son tour sien. Qui fait de la recherche fondamentale sait que ses découvertes seront dans le domaine public, sans que cela entrave sa liberté de chercheur.

13Le bien et son enveloppe. À s’en tenir au second point de vue, la recherche pragmatique du bien public, il est clair que l’intrusion du numérique bouleverse l’équilibre à trouver entre propriété et gratuité. De quelle manière ? Revenons aux principes de départ. Une fois créé, un bien immatériel peut être consommé par autant de consommateurs qu’il s’en présentera, sans coût additionnel. D’un point de vue strictement normatif, la question posée est : quel est le mode de tarification de ces biens qui est le plus à même de dégager un plus grand quantum de bien-être social ? Au niveau strictement théorique, la réponse est sans ambiguïté. Le paiement à l’acte est le pire des systèmes, car il conduit les consommateurs à se rationner inutilement. Tout ce qui peut rapprocher d’un paiement forfaitaire est meilleur. Par exemple, je paie une redevance et je vois autant de télévision que je peux, je m’abonne à un portail et j’en fais l’usage que je veux.

14La problématique de la tarification optimale éclaire le point concernant le « free lunch ». L’idée selon laquelle rien n’est gratuit (ce que je ne paie pas ici, je le paie ailleurs) est à la fois trivialement vraie et trivialement fausse. Trivialement juste : le coût de la publicité qui permet de financer les émissions de radio ou de télévision se retrouve dans le prix des biens sur lesquels porte ladite publicité. Trivialement fausse également. Le mode de tarification d’un bien a une influence décisive sur le bien-être du consommateur.

15Or, jusqu’à présent, les industries culturelles ont privilégié le pire système : le paiement à l’acte. Un livre, un cd ou un dvd sont l’enveloppe physique qui oblige le consommateur à individualiser sa commande. Comme le dit très finement Olivier Bomsel, on paie le signifiant pour accéder au signifié. Or c’est cette enveloppe physique qui coûte le plus cher.

16Pour un livre moyen, la structure des coûts est en effet à peu près la suivante [1] : 10 % des coûts correspondent aux droits d’auteur et 15 % à la part de l’éditeur, soit 25 % du total pour la création. La fabrication représente 17 % du total ; le reste va à la diffusion (8 %), la distribution (13 %) et au détaillant (37 %). Pour un disque, la structure des coûts est proche [2]. Les royalties versées aux chanteurs s’élèvent à 8 %, les frais d’enregistrement se montent à 12 %. Soit 20 % du total pour « faire le disque ». Le reste se répartit ainsi : frais de pressage (la fabrication physique du disque) 10 %, frais de distribution 25 %, frais de promotion 25 % et marge d’exploitation de la maison de disques 12 %.

17Le numérique bouleverse ce modèle, car il rend possible une dématérialisation totale du bien consommé, le privant de son enveloppe de chair. C’est la raison pour laquelle il bouleverse les principes de tarification des biens. Pour les industries culturelles dont le business model est indissociable d’un paiement à l’acte, celui de l’enveloppe physique, c’est évidemment une révolution. Reprenons ce problème pour chaque secteur.

18Le livre, tout d’abord, semble à ce jour mieux résister à l’intrusion du numérique que la musique. Les ventes de romans, de beaux livres, de manuels scolaires… ne fléchissent pas, ou peu. Pourquoi ? On peut donner plusieurs raisons, mais la plus simple est que l’unité entre le signifié et le signifiant, comme dit Bomsel, résiste à l’usure du temps. Acheter un livre, sans même attendre qu’il paraisse en poche, est une source de plaisir qui ne se tarit pas : le plaisir du papier demeure, tout comme celui de se rendre dans une libraire, ou de le garder ensuite dans sa bibliothèque.

19Un secteur semble menacé toutefois, celui des essais en sciences humaines. Les internautes y jouent sans doute un rôle, car l’abondance de textes sur le Net nuit au désir d’acheter un livre en particulier. La mode des livres courts, pourtant plus faciles à télécharger, montre toutefois que la baisse des sciences humaines n’est pas liée au téléchargement, mais tient sans doute à une impatience nouvelle du lecteur-consommateur-zappeur.

20Le monde des livres est secoué par la bibliothèque universelle de Google, qui propose de numériser les grands livres passés dans le domaine public, et des extraits des livres encore protégés. Deux constats doivent être faits. Le premier est que nombre de classiques sont de fait déjà numérisés. Il ne semble pas que les ventes de livres de poche en souffrent, ce qui confirme l’attirance pour l’objet livre. Force est ensuite de constater que l’écrasante majorité des livres qui ne sont pas encore dans le domaine public dort dans les nuits profondes de l’oubli. En théorie, un livre épuisé retombe dans l’escarcelle de son auteur. On pourrait imaginer qu’il devienne de plein droit numérisable.

21La musique est le secteur aujourd’hui le plus menacé par le P2P. Un jeu non coopératif s’est installé entre les fournisseurs d’accès (Noos, France Telecom), les équipementiers (Ipod et téléphones mobiles) et les fournisseurs de contenus, au détriment de ces derniers. L’Ipod, dont on pensait qu’il allait faire émerger un modèle de paiement à l’acte, est bien davantage devenu le cheval de Troie du téléchargement gratuit. Si l’on s’en tient aux principes généraux de tarification évoqués plus haut, la formule idéale serait celle d’un abonnement forfaitaire offert par les fournisseurs pour accéder librement à l’ensemble de leurs bibliothèques. Idéalement aussi, il faudrait que les abonnements soient multi-supports : téléphone portable et Internet, sans que l’on ait à payer deux fois. Selon les études disponibles, il semblerait que les internautes manifesteraient une propension à payer sept euros par mois pour un abonnement illimité à la musique.

22En prenant les calculs de François Moreau du cnam, il suffirait qu’un tiers des internautes paient cet abonnement pour que l’ensemble de la filière (hors frais de distribution physique, mais inclusif des marges et des frais de promotion) soit financé [3]. Pourquoi ne le font-ils pas ? Parce que les firmes concernées considèrent que pour l’instant elles gagnent davantage à en rester au paiement à l’acte. La rente obtenue par le paiement à l’acte se réduit, mais elle demeure suffisamment attrayante pour essayer de la préserver.

23Une remarque peut être faite à ce sujet. L’industrie du disque regrette non pas sa gloire passée mais sa gloire récente. Les excellents chiffres d’affaires des années 1980 et 1990 doivent beaucoup au fait que les consommateurs ont dû racheter une deuxième fois les disques de leur jeunesse du fait du passage du vinyle au numérique. Les technologies nouvelles ont permis aux industries culturelles de beaucoup gagner, sans qu’elles y soient pour grand-chose. Ce qu’une technologie a donné, une autre le reprend. C’est le cours peut-être désolant mais habituel de l’histoire humaine.

24Reste le cinéma, qui pose des problèmes a priori plus difficiles, compte tenu du coût de production d’un film. Deux remarques préalables s’imposent pourtant. D’abord, le coût d’un film n’est pas une donnée naturelle. Défendre les majors au nom des dépenses de promotion qu’ils engagent, c’est un peu comme défendre Canal Plus et TF 1 au nom de l’idée qu’eux seuls peuvent payer les droits de retransmission des matchs de foot, en oubliant au passage qu’ils sont les principaux responsables de l’inflation de ces droits. Comme le signale Olivier Bomsel, le seul budget de lancement d’un film peut représenter la moitié du négatif.

25Plus encore que pour les livres et la musique, le coût de production d’un film ou d’une émission de télévision est en effet une variable endogène. Alors que la technique permet de réduire les coûts de fabrication d’un film (grâce aux caméras numériques) ou de retransmission (d’un match par le câble ou le satellite), la concurrence entre les producteurs les plus puissants tend paradoxalement à renchérir artificiellement le droit d’entrée. Ainsi l’inflation du salaire des stars ou la multiplication des effets spéciaux permettent-elles à Hollywood de conserver un monopole que la baisse des coûts de tournage pourrait écorner. Ainsi la hausse des droits empêche-t-elle les chaînes indépendantes de montrer du football. Ce que Denis Olivennes présente comme un fait de nature (le coût d’un film américain est sept fois supérieur à celui d’un film européen) est régi par ce principe [4].

26La menace du téléchargement oblige le cinéma, comme les autres médias, à faire évoluer son modèle. On ne peut pas exclure que le cinéma revienne à un business model plus sobre : sorties en salles, télévision et accès forfaitaire dans une bibliothèque universelle. Déjà les télévisions se préparent à laisser en accès illimité leurs programmes passés, ce qui rapproche de ce modèle. Il est possible que ce business model soit moins gratifiant que celui qui s’est inventé avec la commercialisation des dvd. Peut-être le cinéma devra-t-il revenir à des films à plus petits budgets, comme ceux des années 1960, lorsque Godard, Bergman ou Antonioni devaient réaliser des films économes…

27L’artiste. La part de « l’artiste » est faible dans la chaîne de valeur des industries culturelles. Cela n’interdit évidemment pas, au contraire, de s’interroger sur son devenir, à l’heure du numérique. L’artiste doit certes pouvoir vivre de ses œuvres, mais le fait-il en pratique ? Non, car l’industrie culturelle ne récompense pas ses artistes comme les usines Renault. Elle obéit à un autre principe : celui du star system, magistralement étudié par Françoise Benhamou [5]. Dans un monde que l’on peut croire ouvert à la diversité, un tout petit nombre d’œuvres ou de spectacles remportent la mise, qu’il s’agisse des films, des chansons, des livres ou des expositions. La variété de ses formes montre qu’il y a bien plus qu’un phénomène lié aux techniques considérées, mais un phénomène de société. Les gens veulent voir la même chose. Il y a plusieurs raisons à cela. Lorsque l’information devient trop abondante, le comportement mimétique devient le meilleur moyen de sélectionner celle qui est pertinente (si le film a du succès, c’est qu’il est bon). Ensuite, la quête de liens sociaux fait que l’on veut voir les mêmes films que les autres, pour pouvoir en parler ensemble. Enfin, les techniques promotionnelles poussent à tout jouer sur le film qui marche.

28Ce star system a une influence directe sur le paiement de l’artiste. Un exemple emprunté à un autre univers en fera comprendre la portée. Steve Levitt, dans un livre étonnant, Freakonomics, posait la question : pourquoi les trafiquants de drogue vivent-ils chez leur mère ? La réponse était la suivante : parce qu’ils n’ont pas les moyens de faire autrement. Car si le chef de bande gagne bien sa vie, ses subordonnés vivent misérablement. Pourquoi, en ce cas, restent-ils trafiquants ? Parce que leur rêve est de devenir chef à la place du chef.

29Tel est le modèle de rémunération dans les industries créatives aujourd’hui. Les artistes vivent misérablement, sauf les stars. Et personne ne s’en plaint, car tout artiste aspire à devenir une star. Or le droit d’auteur ne représente qu’une petite part du salaire de l’artiste devenu star. Alan Krueger notait que le salaire des spectacles a augmenté de 82 % en dix ans. Denis Olivennes, qui cite également cette étude, y voit la preuve que les artistes « doivent tourner en concert » pour gagner leur vie. Mais si les artistes appauvris par le P2P devaient multiplier les concerts, l’excès d’offre ferait chuter les tarifs des représentations. Ce n’est pas le cas, car les fans veulent voir leurs idoles : c’est la demande qui tire les prix par le haut. C’est un cas particulier de la théorie des marchés à deux faces auxquels Olivier Bomsel fait référence. Une partie du produit est gratuite, l’autre, qui lui est complémentaire, est payante. Le téléchargement donne envie de venir écouter l’artiste. Le chanteur Prince offre d’ailleurs ses cd lors de ses concerts, ce qui donne une raison de plus de venir l’écouter.

30Or le téléchargement concerne lui aussi principalement les best-sellers. Denis Olivennes souligne ce point pour mettre en garde ceux qui croient voir en Internet l’émergence d’une contre-culture. Son observation confirme pourtant que ce sont bien les stars qui sont concernées par le téléchargement. Il peut leur déplaire de vivre de la vente des produits dérivés, de donner des concerts ou de vendre des tee-shirts. Mais quelle différence y a-t-il alors avec le fait de vivre de la publicité à la radio ?

31Vers une recherche pragmatique. Nos deux auteurs font la même opposition entre la radio et la télévision, d’un côté, et le P2P de l’autre, pour montrer que les premiers rémunèrent les industries culturelles, tandis que le second ne le fait pas. Lorsqu’elle s’est développée pourtant, les producteurs de musique ont vu en la radio la même menace qu’aujourd’hui dans Internet, et ils ont cherché à empêcher qu’elle fasse entendre leurs chanteurs. La même chose s’est produite avec la commercialisation des magnétophones, puis des cassettes vidéo. Comme le rappelle Olivier Bomsel, Disney et Universal ont tout fait pour empêcher Sony de commercialiser son Betamax, de crainte que les magnétoscopes ne tuent leur business model. À chaque fois, pourtant, les industries culturelles ont dû s’adapter, découvrant que les menaces devenaient vite des opportunités et que les consommateurs n’avaient finalement pas tort de pousser à leur commercialisation.

32Si une solution pragmatique doit advenir, ce ne sera pas en pénalisant bruyamment les consommateurs. Le droit doit agir comme un aiguillon des transformations les plus propices au bien public. Il faut sans doute menacer de peines symboliques le consommateur récalcitrant, de manière à préserver symboliquement l’interdit, mais pas davantage, de façon à faire émerger des solutions économiquement rationnelles. Celles-ci se profilent déjà. Des paiements forfaitaires pour écouter de la musique, des droits plus audacieux pour numériser les livres anciens, des taxes sur les équipementiers ou les fournisseurs d’accès pour financer les artistes pauvres… En toute hypothèse, il est facile de prédire que le paiement à l’acte va régresser dans les années à venir, quoi qu’en pensent les professionnels.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.146.0171

Notes

  • [1]
    Françoise Benhamou, « Le livre et la mondialisation », in La Mondialisation immatérielle, rapport à paraître du Conseil d’analyse économique par Daniel Cohen et Thierry Verdier.
  • [2]
    François Moreau, « La musique : numérisation et dématérialisation des échanges internationaux », in La Mondialisation immatérielle, op. cit.
  • [3]
    F. Moreau, « La musique : numérisation et dématérialisation des échanges internationaux », art. cité.
  • [4]
    Théorisé par John Sutton dans Sunk Cost and Market Structure, Cambridge (Mass.), mit Press, 1991.
  • [5]
    L’Économie du star system, Paris, Odile Jacob, 2002.

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