Notes
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[1]
« Warum ich nach sechzig Jahren mein Schweigen breche. Eine deutsche Jugend : Günter Grass spricht zum ersten Mal über sein Erinnerungsbuch und seine Mitgliedschaft in der Waffen-SS », faz, n° 186, 12 août 2006, pp. 33 et 35.
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[2]
Je renvoie à mon article « Günter Grass et la Waffen-S.S. : la mémoire maudite d’un prix Nobel allemand », à paraître dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 94, avril-juin 2007.
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[3]
Bernd Wegner, Hitlers politische Soldaten. Die Waffen-S.S. 1933-1945, Paderborn, Schöningh, 1982.
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[4]
Les premiers récits plus détaillés ne datent cependant que des années 1990. Cf. Günter Grass, Kenzaburô Ôe, Gestern, vor 50 Jahren. Ein deutsch-japanischer Briefwechsel, Göttingen, Steidl, 1995 ; Günter Grass, « Das konstante Gefühl, zufällig überlebt zu haben », entretien avec Volker Neuhaus, in Der Autor als fragwürdiger Zeuge, éd. par Daniela Hermes, Munich, 1997, pp. 313-322.
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[5]
Günter Grass, « Schreiben nach Auschwitz », in Gegen die verstreichende Zeit. Reden, Aufsätze und Gespräche 1989-1991, Hambourg, Luchterhand, 1991, pp. 42-74.
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[6]
Hannah Arendt, « Vérité et politique », in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 323.
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[7]
Reinhart Koselleck, « Formen und Traditionen des negativen Gedächtnisses », in Volkhard Knigge, Norbert Frei (éd.), Verbrechen erinnern. Die Auseinandersetzung mit Holocaust und Völkermord, Berlin, Bundeszentrale für politische Bildung, 2005, pp. 21-33.
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[8]
Aleida Assmann, « La thèse de la culpabilité collective : un traumatisme allemand ? », Le Débat, n° 124, mars-avril 2003, pp. 171-188.
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[9]
Aleida Assmann, Der lange Schatten der Vergangenheit. Erinnerungskultur und Geschichtspolitik, Munich, C. H. Beck, 2006, pp. 119-126.
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[10]
Sur l’opposition diamétrale entre la mémoire involontaire de Proust et la mémoire compulsive de Grass, je renvoie à mon étude Günter Grass. Tambour battant contre l’oubli, Paris, Belin, 2003, pp. 68-71.
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[11]
Le pseudonyme repris par Ute Scheub pour son père le nom inventé par Grass dans le Journal. Cf. Ute Scheub, Das falsche Leben. Eine Vatersuche, Munich, Piper, 2006.
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[12]
En référence, bien sûr, à l’une des scènes phares du Tambour, « La cave aux oignons », où les Allemands des années 1950, incapables de faire le deuil, viennent artificiellement se faire pleurer.
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[13]
Lire sur le sujet l’essai stimulant de Jacques Derrida, Histoire du mensonge. Prolégomènes, Paris, L’Herne, 2005.
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[14]
Alexander et Margarete Mitscherlich, Die Unfähigkeit zu trauern, Munich, Piper, 1967.
-
[15]
Norbert Frei, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, 2e éd., 2003 ; Konrad H. Jarausch, Die Umkehr. Deutsche Wandlungen 1945-1995, 2004 ; Peter Reichel, Vergangenheitsbewältigung in Deutschland. Die Auseinandersetzung mit der NS-Diktatur von 1945 bis heute, 2001 ; Edgar Wolfrum, Geschichtspolitik in der Bundesrepublik Deutschland. Der Weg zur bundesrepublikanischen Erinnerung 1948-1990, 1999. Sur le sujet on pourra lire la récente synthèse d’Alfred Wahl, La Seconde Histoire du nazisme dans l’Allemagne fédérale depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2006.
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[16]
Sur ce sujet, voir notamment les travaux de Götz Aly, Michael Fahlbusch, Ingo Haar, Suzanne Heim, Peter Schöttler.
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[17]
Claus Leggewie, Von Schneider zu Schwerte. Das ungewöhnliche Leben eines Mannes, der aus der Geschichte lernen wollte, Munich, Hanser, 1998.
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[18]
Karl Heinz Bohrer, « Das Fiasko des politischen Moralismus », Merkur, n° 60, cahier 11, novembre 2006, pp. 1095-1098.
-
[19]
Reinhart Koselleck, « Der 8. Mai zwischen Erinnerung und geschichte », in Steffen Kaudelka, Rudolf von Thadden (éd.), Erinnerung und Geschichte. 60 Jahre nach dem 8. Mai 1945, Göttingen, Wallstein, 2006, p. 15.
-
[20]
Entretien de l’auteur avec Günter Grass, Behlendorf, 7 janvier 1993.
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[21]
Mot à mot « loup-garou ». Jeunes combattants fanatisés chargés de continuer le combat derrière le front.
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[22]
Erich Loest, Durch die Erde ein Riß, Hambourg, Hoffmann und Campe, 1981 ; Dieter Wellershof, Der Ernstfall. Innenansichten des Krieges, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1997.
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[23]
Martin Broszat, « Plädoyer für eine Historisierung des Nationalsozialismus », in Nach Hitler. Der schwierige Umgang mit unserer Geschichte, Munich, 1986, pp. 159-173.
-
[24]
Harald Welzer et alii, « Opa war kein Nazi ». Nationalsozialismus und Holocaust im Familiengedächtnis, Francfort, Fischer, pp. 49-52.
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[25]
Je m’inclus aussi dans cette critique, tout en me félicitant rétrospectivement de ma prudence sur les « blancs » qui parsèment le récit de guerre de Günter Grass ; cf. Thomas Serrier, Günter Grass. Tambour battant contre l’oubli, Paris, Belin, 2004, pp. 20-29. Les défaillances sont en revanche plus tranchées dans les autobiographies proprement dites, qui avaient pris pour argent comptant les interviews faites avec Grass : cf. Olivier Mannoni, Günter Grass. L’honneur d’un homme, Paris, Bayard, 2000 ; Michael Jürgs, Bürger Grass, Munich, Bertelsmann, 2002.
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[26]
Le rapprochement conjoncturel avec Sartre mérite d’être souligné, « l’engagement » sartrien jouant plutôt le rôle d’antimodèle aux yeux de Grass qui a, au contraire, souvent répété son admiration pour Camus.
1Tandis que la rentrée littéraire française de l’automne 2006 était dominée par le « phénomène Jonathan Littell » et les ventes astronomiques des Bienveillantes, l’Allemagne connaissait quelques semaines plus tôt une pareille effervescence du milieu éditorial et médiatique avec « l’affaire Grass ». Encore sous le charme d’une Coupe du monde de football festive et réussie, nos voisins d’outre-Rhin venaient d’être brutalement ramenés à leur passé le plus cauchemardesque : Günter Grass, le prix Nobel de littérature, avait créé la sensation en révélant avoir servi dans la Waffen-S.S. au cours des derniers mois de la Seconde Guerre mondiale. Ces révélations abasourdissantes sont au cœur de l’autobiographie de l’écrivain, En épluchant les oignons, qui retrace ses « années de formation », du début de la Seconde Guerre mondiale vécu dans sa ville natale de Danzig (Grass a douze ans) jusqu’au triomphe du Tambour en 1958.
2« L’affaire » éclate le 12 août 2006 : ce jour-là, devançant de quelques jours la parution et les révélations du livre de Grass, le Frankfurter Allgemeine Zeitung publie un entretien de l’écrivain avec Frank Schirrmacher, journaliste vedette du quotidien. La une, toujours sobre, du faz, est barrée d’un gros titre : « Günter Grass : J’ai été membre de la Waffen-S.S. », tandis que les pages « Débats » sont entièrement consacrées à l’article « Pourquoi je romps mon silence après soixante ans. Une jeunesse allemande : Günter Grass évoque pour la première fois ses mémoires et son appartenance à la Waffen-S.S. [1] ».
Une « normalisation » à double fond
3L’histoire, l’oubli, la mémoire : pris dans cet ordre, les trois moments de la célèbre triade chère à Paul Ricœur semblent délimiter les trois temps du cas Günter Grass, où l’événement traumatique inaugural paraît avoir appelé à sa suite la longue durée du refoulement et du silence – plus exactement du mensonge, même – avant l’avènement tardif d’une parole libératrice, soixante ans après. L’idée d’une évolution linéaire, menant d’une commotion initiale à la guérison au terme d’une longue convalescence, ne tient cependant pas et doit faire place à l’image d’une forme de concomitance – imbrication ou schizophrénie ? – rapprochant dans la simultanéité des logiques apparemment contradictoires. Le thème de la schizophrénie, dont il restera à interroger la validité comme clé de lecture, n’est, quoi qu’il en soit, pas pour surprendre chez l’inventeur du personnage d’Oskar Matzerath, le nain du Tambour, cet étrange et inquiétant roman raconté à la fois à la première et la troisième personne. Le paradoxe de Grass aura été d’avoir simultanément incarné par son radicalisme moral le combat inlassable pour faire advenir dans la société la parole douloureuse sur le Troisième Reich, en s’enfonçant lui-même dans le mensonge pendant plus de soixante ans. Le saisissant contraste entre ce mutisme de toute une vie et la logorrhée débridée, cinglante, tempétueuse, colorée, qui est la marque de fabrique stylistique de sa prose, donne une indication sur la profondeur du cauchemar vécu.
4Le cas de Grass semble illustrer ce que l’on pourrait appeler la « normalisation à double fond » de l’Allemagne après 1945 (indiquons dès maintenant qu’il ne sera ici question jusqu’en 1989 que de la société ouest-allemande, dont Grass faisait partie prenante tout en l’emblématisant). Cette image d’une situation à double niveau permet d’englober les deux discours incompatibles sur l’Allemagne, régulièrement entendus sur les ondes ou rencontrés dans la presse depuis une quinzaine d’années, à savoir celui de la « normalisation » et de l’apaisement des mémoires, d’une part, et celui de la spécificité d’une sensibilité jamais dépassée d’autre part. La contradiction du discours et des actes chez l’un des principaux avocats de l’examen de conscience en Allemagne de l’Ouest invite, bien entendu, à reconsidérer dans toute sa complexité la gestion de la mémoire du nazisme en Allemagne. En effet, la matrice indicible de l’œuvre littéraire et politique de Grass ne jette pas seulement un éclairage tragique sur l’apport démocratique de l’auteur des Années de chien (car il est indéniable que l’œuvre littéraire et l’engagement politique de Grass, fondés sur le primat mémoriel, ont largement participé à la démocratisation de la société allemande après 1945). À la lumière de cas semblables, et en paraphrasant René Girard, « l’affaire Günter Grass et la Waffen-S.S. » fournit en fait l’occasion d’une réflexion plus générale sur les « choses cachées depuis la fondation de l’Allemagne après 1945 ».
Le ressort symbolique de « l’affaire Grass »
5Jusqu’à ce mois d’août 2006, Grass jouissait dans son pays et à l’étranger d’une réputation d’intégrité morale et d’engagement démocratique sans faille. Le prix Nobel de littérature, obtenu en 1999, était venu couronner une des œuvres littéraires les plus décisives de l’Allemagne d’après guerre, tout entière placée sous le signe de la vigilance citoyenne. Au fil des années, l’auteur du Tambour, ami de Heinrich Böll et compagnon politique de Willy Brandt, était devenu la figure emblématique d’une exigence d’élucidation sans compromis de toutes les zones d’ombre héritées du passé nazi.
6Une mise en vente avancée de deux semaines par l’éditeur Steidl sur la date initialement prévue pour le lancement en librairie ; un premier tirage de 130 000 exemplaires épuisé en moins de trois jours ; une omniprésence de plusieurs semaines sur les ondes, dans la presse ou sur Internet : ces faits et chiffres, qui, en effet, ne sont pas sans rappeler le « phénomène Littell » en France, donnent la mesure de l’émoi suscité par ces révélations aussi tardives que soudaines. Ce qui rend explosif l’aveu de Günter Grass, c’est d’abord le choc de symboles ; c’est ensuite la question douloureuse de savoir pourquoi l’auteur du Tambour, qui occupe le devant de la scène littéraire et intellectuelle allemande depuis un demi-siècle, a attendu jusqu’au soir de sa vie pour cette mise à nu (Grass est né en octobre 1927 à Danzig, aujourd’hui Gda?sk, et approche ainsi du cap des quatre-vingts ans).
7Le « passé imparfait » de Grass oblige à nouer dans un même système interprétatif deux séries d’éléments a priori incompatibles – autour de l’événement d’abord, de sa mémoire ensuite. Premièrement, comment Grass est-il devenu Waffen-S.S., et que cela signifiait-il au moment précis où il l’est devenu ? Pourquoi, deuxièmement, n’a-t-il révélé cette appartenance qu’aujourd’hui ? La première série de questions indique la piste d’une contextualisation, autrement dit d’une historicisation de la « carrière militaire » de Günter Grass. Que vit, que fit Grass durant les mois passés sous l’uniforme de la 10e division blindée « Frundsberg » de la Waffen-S.S. ? Nous avons entrepris ailleurs cet essai de « retrouver la guerre » de l’adolescent Grass, exercice plus que jamais nécessaire malgré les incertitudes qui demeurent, au vu d’un dossier singulièrement fragmentaire, dont la source principale, bien sûr sujette à interrogation, n’est autre que le récit personnel de l’auteur [2].
8Rappelons donc simplement l’essentiel. Premièrement, le trouble de l’opinion publique est fort compréhensible. Le rôle de la Waffen-S.S. dans l’Europe occupée est de triste mémoire. Encore sur le sol allemand en 1945, période qui nous intéresse ici, des membres de la Waffen-S.S. ont continué de répandre la terreur, dirigée cette fois-ci contre leur propre population civile ou des prisonniers désarmés. Grass est formé aux armes à l’automne 1944, puis envoyé au front en février 1945 jusqu’en avril, lorsqu’il est blessé au sud de Berlin. On sait de la Waffen-S.S. que dans ce moment de déroute elle n’était plus composée de seuls volontaires, comme à ses débuts, et que sa spécificité comme corps d’élite n’était plus remplie [3]. Ce que Grass dit de son affectation sur ordre est donc plausible. Les archives de la division « Frundsberg » étant perdues ou ayant été détruites, il n’a pas été possible jusqu’à présent de retrouver une trace plus précise des conditions dans lesquelles Grass a connu l’épreuve du feu.
9Hormis la révélation de son unité exacte et le fait qu’il s’était porté volontaire pour les U-Boote un an auparavant, alors qu’il était membre de la Jeunesse hitlérienne à Danzig, ce qui témoigne pour le moins d’une confluence entre ses pulsions juvéniles et les intérêts du régime, En épluchant les oignons n’apporte rien de neuf sur ce qu’a fait précisément le jeune adolescent qu’il était en ces mois de février, mars et avril 1945. Un point important est la façon dont l’auteur, que ce soit dans En épluchant les oignons ou déjà dans les récits tronqués faits antérieurement, présente toujours la violence comme une violence exclusivement subie (mitraillage, pilonnage par les orgues de Staline). Compensant l’aveu sur la Waffen-S.S., l’autobiographie se signale d’ailleurs par une lourde insistance mise à nier l’usage des armes à feu, ce qui semble douteux dans le stress du combat et lorsqu’on sait que les soldats allemands eux-mêmes risquaient une exécution sommaire s’ils étaient accusés de « défaitisme ».
10D’une certaine manière, l’éclat de l’unique révélation événementielle de l’autobiographie et de l’entretien au faz, à savoir précisément cette appartenance à la Waffen-S.S., cache simultanément les nombreuses zones d’ombre qui demeurent et qui permettent toutes sortes de conjectures. Pourtant, c’est plutôt le caractère raisonné des commentaires dans la presse qui frappe, même si, ici ou là, l’amalgame direct est parfois établi entre S.S. et Waffen-S.S., ce qui a pour effet, évidemment voulu, de plonger Grass dans la proximité glauque de l’entreprise génocidaire nazie. La plupart des commentaires sur la partie « événementielle » de la révélation se caractérisent par un haut degré de contextualisation et sont, en fin de compte, plutôt indulgents pour cette trajectoire d’adolescent, à rapprocher du passage connu de Jürgen Habermas et du pape Benoît XVI par la Jeunesse hitlérienne. Titres racoleurs mis à part, même la presse à grand tirage, comme le Spiegel, avec lequel Grass eut pourtant régulièrement maille à partir depuis son opposition à la réunification, se signale par la prise en compte des perspectives les plus variées. Parmi les voix critiques, citons les commentaires de Joachim Fest, décédé depuis, entre l’éclatement de « l’affaire Grass » et la parution de sa propre autobiographie Ich nicht (Moi pas), qui a constitué le deuxième événement de la rentrée littéraire dans la rubrique « autobiographie ». Les parcours politiques de ces deux contemporains que sont Fest et Grass ont souvent été aux antipodes l’un de l’autre. Fest est l’incarnation outre-Rhin du penseur conservateur. Difficile d’imaginer un plus grand contraste qu’entre l’auteur de la Trilogie de Danzig et le célèbre biographe de Hitler et d’Albert Speer, inspirateur du fameux film La Chute (2005) qui racontait les derniers jours du Führer ; entre l’ami de Jürgen Habermas et l’ancien rédacteur du Frankfurter Allgemeine Zeitung, qui joua un rôle de tout premier plan durant la « querelle des historiens » de 1986 par la fameuse tribune accordée à Ernst Nolte. Fest en tête, les grandes plumes jadis maltraitées par Günter Grass tiennent leur revanche avec « l’affaire Grass ». Par-delà son commentaire assassin sur la « décrédibilisation » de son adversaire, entendu sur les ondes, il est intéressant de rapprocher les deux autobiographies qu’une concomitance rien moins que fortuite conduit à comparer. On constatera alors que l’optique, voire le titre de l’autobiographie de Fest, dans sa tonalité hautaine et élitiste (« etiam si omnes, ego non »), qui souligne la possibilité réalisée d’une résistance spirituelle au nazisme, prenait déjà démonstrativement le contre-pied de l’univers mental petit-bourgeois et nazifié décrit par Grass dans En épluchant les oignons.
Un mensonge et ses masques
11Mais c’est surtout sur le deuxième volet de « l’affaire », à savoir sur le délai de soixante ans écoulé avant la mise au point et sur l’hypocrisie scandaleuse du moraliste politique, que les critiques ont été les plus fournies. C’est aussi sur ce point qu’a particulièrement insisté Charlotte Knobloch, présidente du Conseil central des Juifs allemands. Chute du moraliste, disqualification publique, les commentaires ont sur ce point tiré des conclusions souvent sévères. Force est d’utiliser le terme plus négatif de mensonge, et non pas simplement silence. Car Grass avait, depuis ses tout premiers discours politiques dans les années 1960, régulièrement évoqué son parcours.
12La discrétion toujours très elliptique qui caractérisait son évocation de la guerre tenait à l’évidence du refoulement. Grass avait donné certaines précisions, comme celle sur un prétendu service dans les batteries anti-aériennes jusqu’à la fin de la guerre. Parfois, Grass jugeait suffisante la mention « soldat » [4]. L’appartenance à la Waffen-S.S. a donc bel et bien constitué un noyau inavouable jusqu’à l’été 2006, alors même que Grass avait très tôt admis son embrigadement, voire son enthousiasme pour certains aspects antibourgeois et antiploutocratiques de l’idéologie nazie, encore évoqués dans l’interview donnée au Frankfurter Allgemeine Zeitung cet été. Grass avait aussi souvent avoué sa foi en la victoire finale, maintenue jusqu’à ce que les déclarations du responsable de la jeunesse sous le Troisième Reich, Baldur von Schirach, lors du procès de Nuremberg, ne lui fassent enfin comprendre la réalité de la Shoah.
13En fait, calqué sur le schéma d’une conversion heureuse à la démocratie, le récit de sa libération mentale de l’emprise nazie donnait plus de crédit à ses convictions politiques, et pouvait même assez souvent tenir lieu d’argument d’autorité au cours des débats politiques musclés dans lesquels Grass s’engage de plus en plus à partir de 1961. Le « bon converti » pouvait se permettre de mettre au pilori les « simples reconvertis » de façade. Activiste infatigable auprès du futur chancelier social-démocrate Willy Brandt, Grass a alors en ligne de mire la « restauration puant le renfermé » de l’ère Adenauer, qu’il exècre en raison de ses silences et de ses compromissions. Cette détestation viscérale, qui semble en effet héritée de ressentiments sociaux et culturels sur lesquels la propagande de Goebbels a pu jouer sous Hitler, transparaît du reste encore dans l’entretien d’août 2006 (Grass y décoche une attaque en règle contre le « catholicisme rance » et la « morale petite-bourgeoise pire que sous les nazis » qui auraient selon lui caractérisé l’époque du premier chancelier ouest-allemand). D’Adenauer à Kohl, la lignée des hommes politiques conservateurs de la cdu et de la csu (parmi lesquels le Bavarois Franz Joseph Strauss) fournit à Grass tout au long de sa carrière une surface sur laquelle projeter les critiques féroces dont il se dispense lui-même dans le même temps (du moins publiquement). En 1966, il réclame ainsi à grands cris la démission du chancelier Kurt Georg Kiesinger, victime quelque temps plus tard de la célèbre gifle que lui administre Beate Klarsfeld en raison de son passé nazi.
14Moteur de son combat, le rejet de l’atmosphère « renfermée » et petite-bourgeoise sous-tend la Trilogie de Danzig (1959-1963) qu’il a terminée quelques années auparavant et qui l’a rendu mondialement célèbre. Dans le Journal d’un escargot (1972), qui mêle les fragments d’un roman à un journal politique, le tout fondu dans un travail pédagogique pour expliquer Auschwitz à ses enfants, Grass justifie son engagement social-démocrate à grand renfort de confessions sur sa jeunesse. Avec son ami Heinrich Böll, prix Nobel 1972, il est l’un des artisans des Initiatives citoyennes (Bürgerinitiativen) dans les années 1970, qui instaurent l’exercice de la démocratie à la base. À l’époque de Helmut Kohl, autre « ennemi » personnel, le futur prix Nobel lance la polémique à l’occasion de la visite commune du chancelier et du président des États-Unis Ronald Reagan au cimetière militaire de Bitburg. Comme de nombreux intellectuels de gauche, il reproche à Kohl un grave faux pas symbolique, dans la mesure où reposent à Bitburg des membres de la Waffen-S.S. (on sait désormais qu’il s’agit de soldats de la division « Frundsberg », à laquelle appartint Grass lui-même). L’empathie qui caractérise aujourd’hui l’appréciation de son passage dans la Waffen-S.S. lui est totalement étrangère à l’époque. Ses discours se signalent par une rare combativité. Cette combativité en matière symbolique guide à nouveau son regain d’activité l’année suivant la chute du Mur. Grass parcourt alors les deux Allemagnes en voie de s’unifier pour rappeler, dans un vocabulaire emprunté à Jürgen Habermas, son attachement indéfectible à un « patriotisme constitutionnel » et son rejet définitif d’un « sentiment national », politiquement suspect depuis Auschwitz [5].
Culpabilité et traumatisme de la honte
15Comment cet apôtre de la parole libérée, dont la contribution essentielle à la démocratisation de la culture politique ouest-allemande est évidente, a-t-il pu garder le silence et mentir sur son propre passé pendant six décennies ? A-t-il été victime de son propre mensonge, ou de la mise en fiction de son expérience biographique à travers les personnages qui peuplent ses romans ? Hannah Arendt, dans « Vérité et politique », notait qu’il était difficile de mentir aux autres sans se mentir à soi-même : « Plus un menteur réussit, plus il est vraisemblable qu’il sera victime de ses propres inventions [6]. »
16Un concept clé pour comprendre ce mécanisme à double détente composé du refoulement et d’une surcompensation est le concept de honte. Ce concept, comme tout le champ lexical correspondant (ignominie, déshonneur, infamie, stigmate, etc.), est absolument central dans l’œuvre de Grass. Texte fondamental, le discours solennel que Grass prononça à l’occasion du cinquantième anniversaire du début de la Seconde Guerre mondiale le 1er septembre 1989 porte ainsi significativement le titre « La honte et l’infamie ». Il signe la forme la plus aboutie, sous la plume de l’écrivain emblématique de la rfa, de cette culture de l’identification négative, de la « mémoire négative » comme dit Koselleck, propre à l’Allemagne de l’Ouest après Auschwitz [7].
17À partir d’une analyse des prises de position de certains des plus grands maîtres à penser des années 1945-1950 (Thomas Mann, Erich Kästner, Eugen Kogon et Karl Jaspers, entre autres), Aleida Assmann a dans les colonnes du Débat développé la thèse que le traumatisme allemand était un « traumatisme de la honte, et non pas de la culpabilité », et que la thèse de la culpabilité collective, conduisant, en raison de son inadéquation et de ses faiblesses, à un rejet généralisé et à un « fiasco » politique (Kogon), avait contribué aux blocages de la culture mémorielle post-totalitaire en Allemagne de l’Ouest après 1945, lisibles encore dans l’argumentaire développé par Martin Walser contre « la massue morale ayant pour nom Auschwitz » en 1998 [8].
18Cette analyse est-elle pertinente pour rendre compte du cas Grass ? Elle nous semble d’abord manquer le fait que la question de la culpabilité (avec toutes les circonstances atténuantes de l’âge et de l’embrigadement totalitaire) se pose bel et bien pour le futur prix Nobel, avec la part d’incertitude et de spéculation que nous avons dite plus haut. L’idée que le « traumatisme de la honte » se résolve essentiellement dans cette fonction de « bouclier » mental, comme l’écrit Aleida Assmann, paraît également unilatérale. Si l’existence de stratégies d’esquive est évidente chez Grass, il nous semble que les blocages de la honte ont plutôt constitué chez Grass des « anesthésies locales » (titre de son roman de 1969), qu’un surcroît d’énergie littéraire essayait de dépasser. Le « jeu de cache-cache du souvenir », une nouvelle fois évoqué dès la première page d’En épluchant les oignons, a en effet toujours été « conscientisé » par Grass à travers une série infinie de définitions poétologiques, reprises et nuancées tout au long de l’œuvre, où sont explicitement évalués les enjeux psychiques collectifs et individuels du travail de mémoire.
Le tambour et la madeleine
19Il n’est donc pas certain, comme le fait à nouveau Aleida Assmann, que l’on puisse légitimement mettre sur un même pied la mémoire de Grass avec les cas paradigmatiques de Proust, Joyce et Virginia Woolf [9], et définir pour tous ces auteurs un même mode mémoriel comme « n’étant rien d’autre qu’un système de résonances potentielles, de cordes que l’on peut faire sonner […] Savoir quelle corde sera effleurée […] n’est pas réellement maîtrisable et procède largement du hasard ». Bien sûr, un univers mémoriel s’ouvre à Oskar Matzerath dans Le Tambour par le truchement de la « poudre effervescente », mais cet expédient n’est utilisé que le temps d’un chapitre. Dans l’œuvre phare de Grass, exemplaire sur ce point de tous les romans qui vont suivre, il n’y a pas d’équivalent à la « madeleine », pas d’impression fugitive des sens ou de « petit rien » déclencheur, mais les tambours, consommés en masse, sur lesquels s’acharne le nain. La remémoration d’Oskar, bruyante, véhémente, survient d’un activisme frénétique aiguillonné par l’obsession. Et il n’y a, à la fin, pas de plénitude du retour, ni le bonheur du « temps retrouvé », mais la figure angoissante de la Sorcière noire – fantôme du souvenir esquivé et du retour pressant du refoulé ? – sur laquelle se termine le chef-d’œuvre inaugural de Grass : « La Sorcière noire est là ? Ja, ja, ja [10]. » Et, plus de quarante ans plus tard, Grass publiera un important essai intitulé L’Avenir de la mémoire (2001), où il est surtout question de « malédiction de la mémoire ».
20Sans conduire à l’époque à la parole libératrice, un épisode dramatique méconnu de la vie de Grass a incontestablement joué un rôle de miroir « maudit », renvoyant à l’écrivain l’image destructrice du mutisme qui était le sien. Dans le cadre du congrès de l’Église protestante de 1969, « Manfred Augst » (pseudonyme), un ancien S.S. apparemment écrasé par son propre silence, se suicide en direct lors d’une lecture publique par Grass de son roman Anesthésie locale. Fille du suicidé, la journaliste Ute Scheub, encore enfant à l’époque et par la suite cofondatrice du journal de gauche Taz, ne revient qu’aujourd’hui sur le geste de son père et cette mise en scène macabre d’un désespoir indicible. Mais Grass, visiblement troublé par l’incident, avait enquêté à chaud sur ce fait divers frappant, dont il avait tiré une figure centrale de son Journal d’un escargot [11]. Chez Grass, à l’instar de cet épisode, la honte ressentie à l’enfance – et la culpabilité réelle du Waffen-S.S. ( ?) – conduit l’écrivain adulte à remettre jour après jour, livre après livre, l’examen de mémoire sur le métier. Grass ne dit pas autre chose dans l’interview du faz, lorsqu’il indique qu’avec Le Tambour, il y a soixante ans, il « avait cru en avoir fait assez », mais qu’il n’avait en fin de compte que « tourné autour du pot » pendant des décennies. La « matière était toujours là et attendait ».
L’origine indicible comme matrice et angle mort
21Évitement et compulsion sont, en théorie, des principes inconciliables. De leur rencontre naît la tension douloureuse. Sous la plume de Grass, celle-ci prend la forme d’une métaphore psychosomatique récurrente, le mal de dents. Dans un de ses tout premiers poèmes, « Le printemps » (1952), publié bien plus tard dans Rapport d’atelier (1991), on lit :
22« Derrière des vitres en cul-de-bouteille
23Ils sont assis, lui et son mal de dents. »
24Première occurrence d’un leitmotiv crypté, obsédant jusqu’à aujourd’hui. Relisons l’ouverture de Le Chat et la Souris (1961) : « J’aurais dû aller chez le dentiste. Ma dent me taraudait. » Les Années de chien, roman qui faillit s’appeler « Le grinceur de dents », reprend l’image dans toutes ses variations, mâchoire brisée, grincement de molaires, rhapsodies kabbalistiques sur le chiffre de trente-deux (dents). Les élancements empirent et deviennent le sujet principal du roman Anesthésie locale (1969), qui a pour cadre un cabinet dentaire. À travers toute l’œuvre, abcès dentaire et inflammation gingivale fonctionnent comme les métaphores concrètes d’une douleur somatique jamais résorbée, jusqu’au cri de découragement sur lequel s’achève En crabe (2002) : « Ça ne finira jamais. »
25Mémoire refoulée, mémoire douloureuse ont à l’évidence fourni depuis cinquante ans le matériau de l’œuvre littéraire grassienne, bien saisie par la métaphore lacrymogène de l’épluchage des oignons [12]. À la lumière de la récente confession, le « travail de mémoire » qui sous-tend le travail d’écriture acquiert même un surcroît de profondeur existentielle. La fureur et le bruit de la prose couvrent l’événement inavouable d’un silence assourdissant. Le recours à la création littéraire chez Grass invite bien sûr à s’interroger sur ce que les Grecs appelaient le pseudos, où s’entrecroisent sans se confondre le fictif, le faux et le mensonger [13]. La tâche est particulièrement ardue pour un auteur qui a toujours proclamé être un parfait mythomane. Chercher à démêler l’écheveau où les logiques de la véracité et de l’imagination s’entortillent et se bloquent, tout en se renforçant, permettrait sans doute de rendre compte des ambiguïtés, des doubles sens et des chausses-trapes. À relire l’œuvre à l’aune des révélations sur 1945, on s’aperçoit que Grass est un maître dans l’art sournois de dire la vérité en sachant qu’il ne sera pas cru ou en s’inventant des stratagèmes protecteurs. Car c’est de façon à peine voilée que Grass s’est créé des doubles d’une noirceur inquiétante, à travers des personnages dont le décodage est désormais immédiat. Le « grand Mahlke » de la nouvelle Le Chat et la Souris, plongeur sous-marin fasciné par la chose militaire, volontaire pour la Croix de guerre, rappelle que Grass, qui dut également fréquenter les plages de la baie de Danzig, s’était porté volontaire pour les sous-marins. Plus inquiétant encore est Matern, le sombre personnage des Années de chien, traversé de pulsions mortifères, et plein de ressentiments et de haine, jusqu’au passage final par la mine aux épouvantails, métaphore d’une pédagogie politique mise en place pour se libérer des fantômes, mais dont l’effet purificateur demeure incomplet.
26Le jeu des masques a-t-il d’ailleurs vraiment cessé avec le passage, hautement significatif bien sûr, du « il » des romans au « je » d’En épluchant les oignons, utilisé pour la première fois par l’écrivain vieillissant ? Grass définit dès la première page le jeu du souvenir comme un « jeu de cache-cache ». Le concept d’« autofiction » en vogue depuis quelques années devrait inciter le lecteur à la plus extrême prudence au moment de conclure le fameux « pacte autobiographique ». À l’inverse, les personnages des romans, dans leurs dimensions les plus inquiétantes et dérangeantes, ont sans aucun doute, jusqu’à ce jour, été tenus pour plus fictifs qu’ils ne l’étaient peut-être.
Éléments pour une économie de la mémoire collective du nazisme
27Le paradoxe de Grass a pour conséquence de rendre nécessaire la révision des schémas interprétatifs concernant l’économie de la mémoire collective du passé nazi dans la République fédérale. Le cas Grass illustre parfaitement l’inadéquation d’une conception binaire sur le mode d’une opposition simple entre le refoulement et le passé assumé. De même, la théorie de la répression d’une mémoire indésirable, suggérée jadis comme fonctionnant à sens unique par les psychanalystes Alexander et Margarete Mitscherlich dans leur étude classique sur Le Deuil impossible (1967), ne rend pas compte de la dynamique complexe de processus imbriqués et toujours partiels [14]. De même encore, il faut rompre avec l’idée d’une chronologie linéaire, rythmée par le temps du « silence » caractéristique des années 1950, puis par le temps de la « confrontation avec le passé » qui lui succéderait durant les années 1960. Refoulement et volonté d’élucidation ne constituent pas une opposition de contraires, mais tirent leur dynamique l’un de l’autre. Le traumatisme inaugural chez Grass fonctionne à l’évidence comme la matrice d’une volonté d’éclaircissement tout en restant dans l’angle mort. Le projectionniste qui plonge les objets dans sa lumière aveuglante reste lui-même dans l’obscurité.
28L’alliance d’un mécanisme de défense et d’un processus de sublimation, comme on les voit à l’œuvre de façon productive chez Grass, est exemplaire bien au-delà de ce simple cas individuel. Les reconversions d’après guerre, conditionnées par le refoulement d’un passé non conforme aux maximes de la démocratie, constituent un aspect bien connu de la transition post-totalitaire en Allemagne après 1945. Du secrétaire d’État Hans Globke, conseiller d’Adenauer, au chancelier Kiesinger giflé par Beate Klarsfeld, jusqu’à « l’affaire Kurt Waldheim » en Autriche, les scandales chroniques avaient rappelé le malaise entre 1949 et 1989. En 1987, à l’époque des tentatives maladroites de Helmut Kohl pour « normaliser » l’Allemagne fédérale dans son rapport au passé, l’essayiste Ralph Giordano avait forgé le terme de « deuxième faute » et montré d’un doigt accusateur le silence de l’après-guerre sur la « première faute », à savoir les crimes du Troisième Reich et la complicité d’une grande partie de la société allemande sous Hitler. Le sujet a indéniablement un ressort moral et polémique, aisément perceptible dans une littérature scientifique pléthorique, d’où ressortent, parmi d’autres, les travaux de Norbert Frei, d’Edgar Wolfrum, de Peter Reichel ou de Konrad Jarausch [15].
29Les années 1990 ont vu de nombreuses révélations sur ce passé enfoui. Une différence essentielle par rapport aux périodes précédentes tient bien évidemment au caractère rétrospectif parfois purement « cognitif » de ces récentes découvertes, les personnalités concernées étant désormais soit décédées, soit retraitées de la vie active. Le souvenir des empoignades verbales du congrès des historiens allemands de Francfort en 1998 n’est pas loin. La polémique était née à l’époque du retour critique opéré sur les figures tutélaires de Werner Conze et de Theodor Schieder, grands ordonnateurs de l’historiographie ouest-allemande des années 1950 aux années 1980, dont la corporation avait peu à peu, après 1989, admis le degré de compromission à l’époque de la Seconde Guerre mondiale dans l’entourage du Generalplan Ost et des projets de recomposition ethnique de « l’espace vital » conquis à l’Est [16]. Parmi la génération née dans les années 1920, citons encore le germaniste Hans Robert Jauss, fondateur de « l’école de Constance », La Mecque internationale pour la théorie de la réception, dont le passé de Waffen-S.S. ne fut révélé à son corps défendant qu’en 1997. La liste s’allonge avec les noms de Walter Jens et de Peter Wapnewski, deux personnalités centrales de la scène littéraire et intellectuelle. Quant à Martin Broszat, ancien directeur du très réputé Institut für Zeitgeschichte de Munich, le public a appris de façon posthume son adhésion au moins formelle au nsdap. Sans pouvoir ici ouvrir ce chapitre particulier, signalons simplement que la rda n’est pas en reste, comme le montre le cas du peintre Bernhard Heisig, chef de file de l’école de Leipzig, dont l’appartenance à la Waffen-S.S. n’est connue que depuis 1998.
30Les commentateurs de « l’affaire Grass » ne se sont pas privés non plus de tracer un parallèle avec le cas du germaniste Hans Schneider, président de l’université d’Aix-la-Chapelle au début des années 1970, classé bien à gauche à l’époque, et qui avait été Hauptsturmführer SS sous son véritable nom de Hans Schwerte durant la guerre. Le cas, qui a fait couler beaucoup d’encre, est fameux par l’exemplarité radicale du changement d’identité. Le diagnostic de « schizophrénie diachronique » proposé par le sociologue Claus Leggewie pour rendre compte du cas Schwerte/Schneider n’est-il pas trop schématique pour le cas Grass [17] ? Le cas de Grass ne diffère-t-il pas par le fait qu’il a pris lui-même l’initiative de parler, contrairement à tous les cas évoqués plus haut ?
31Plus convaincante est l’hypothèse d’une surcompensation ayant pour but conscient ou inconscient de faire oublier l’engagement ancien. Elle est formulée de façon polémique et non sans perfidie par Karl Heinz Bohrer, dans la revue intellectuelle Merkur qu’il dirige, sous le titre « Le véritable fiasco du moralisme politique [18] ». Prenant prétexte du cas Grass, « représentant par excellence de la mémoire allemande de la faute (deutsche Schulderinnerung) », Bohrer pousse l’attaque jusqu’à mettre prétendument au jour une continuité comportementale des « intellectuels moralistes » pendant et après le nazisme jusqu’à aujourd’hui : « Par son manque de tact et de civilité, par son absence de nuances dans l’émotion, la rhétorique frénétique avec laquelle la confession de cette faute a été rendue publique rappelle les professions de foi fondamentalistes de ces milliers de petits et grands nazis. »
32La polémique est sans doute excessive. Plus fondamentale est la question : « Pourquoi maintenant ? » Notons qu’En crabe débutait déjà par cette question placée en incipit. Comme le suggèrent les journalistes, Grass n’aurait-il pas gâché les multiples occasions d’un outing, depuis sa révélation jusqu’à la consécration sans oublier « l’affaire Bitburg » ? L’évolution de Grass épouse dans ses grandes lignes la chronologie connue des études sur les mémoires collectives ouest-allemandes après 1945. Dans l’une de ses dernières contributions scientifiques, parue de manière posthume, Reinhart Koselleck s’est placé dans la lignée de Hermann Lübbe et de sa fameuse analyse du lien entre « mutisme » sur le passé et « communication » sociale. Reprenant l’idée de Lübbe, selon laquelle le « silence » des années 1950 n’aurait pas été une simple auto-absolution, mais n’aurait été possible que grâce à l’accord tacite et à la participation des victimes survivantes, Koselleck écrit : « Et peut-être en effet le silence était-il une forme plus adéquate du souvenir, au lieu de commencer à parler d’expériences non communicables sans pouvoir finalement rien dire [19]. » On se rappellera dans ce contexte l’amitié de Paul Celan, le poète survivant de la Shoah, auteur de la « Fugue de la mort », pour le débutant ès lettres qu’était Grass à son arrivée à Paris en 1956. Écouter les monologues de Celan à Paris fut pour Grass l’occasion d’une leçon inoubliable [20], sensible dans la place croissante de la Shoah – depuis Le Tambour et ses personnages juifs encore situés au second plan, et plutôt folkloriques et marginaux, jusqu’au Journal d’un escargot (1972), qui retrace avec ampleur le destin collectif de la communauté juive de Danzig, en passant par l’examen de conscience des Années de chien (1963), dont le héros central, Amsel, incarne le juif assimilé et exclu de la communauté nationale.
33Durant toutes les décennies du combat politique, l’auteur du Tambour joue de son image de « mauvaise conscience de l’Allemagne », pour dominer de son poids moral les politiques mémorielles jugées politiciennes des chanceliers démocrates-chrétiens. C’est surtout durant cette période que semble se scléroser le mécanisme de dévoilement-refoulement. À bien y réfléchir, l’ancien opposant au nazisme Konrad Adenauer et Helmut Kohl, qui a bel et bien eu la « grâce d’une naissance tardive » – expression d’auto-exonération qui scandalisa Grass en son temps –, étaient au moins autant la « mauvaise conscience de Grass » que le contraire. Sans conteste, l’emprise idéologique de la guerre froide fut peu propice à une révélation dont Grass a pu craindre un affaiblissement de son camp politique, bien au-delà de sa simple personne. Certains de ses collègues écrivains comme Erich Loest ou Dieter Wellershof finirent pourtant, dans les années 1980, par évoquer leur passé comme Werwolf [21] ou dans la Waffen-S.S. [22]. Mais le livre À l’exemple de mon frère que publie dans les années 1990 l’écrivain ancien soixante-huitard Uwe Timm, et qui se présente comme une méditation sur un frère aîné inconnu mort sous l’uniforme de la Waffen-S.S. en 1943 en Russie, reste un bon exemple du réflexe de condamnation morale qui empêche une véritable confrontation.
34La situation change après 1989, avec l’affaiblissement des anciens clivages idéologiques. Le projet d’historicisation du Troisième Reich, perçue comme une hypothèse de travail pleine d’arrière-pensées suspectes lorsque Martin Broszat l’avait formulée en 1985 [23], s’est, en l’espace de vingt ans, bien enraciné dans le paysage scientifique. L’avènement d’un nouveau discours identitaire, réclamant également pour soi la catégorie de la victime, constitue le phénomène le plus visible des tendances contemporaines plurielles et éclatées. Instrumentalisées jadis dans les controverses germano-centre-européennes ainsi que dans les débats gauche-droite en rfa, les victimes allemandes de la guerre telles que les réfugiés et expulsés des territoires orientaux ont droit de cité. Grass lui-même n’a pas peu contribué à rendre la thématique populaire, par le biais de son roman En crabe (2002). Comme le retour tardif sur son destin familial d’expulsé que Grass s’était, semble-t-il, interdit sous cette forme directe jusqu’à cette date, la révélation de ses mois de guerre sous l’uniforme de la Waffen-S.S. semble procéder d’une détente générale dans le rapport au passé allemand.
35Si Grass insiste depuis toujours sur le surgissement incoercible de sa mémoire, qui lui dicterait son travail d’écriture, ne faut-il pas voir aussi dans cet aveu retardé la prise en compte d’une opportunité dans l’évolution des débats mémoriels ? La dynamique du souvenir « resté en travers de sa pensée », qui finit tout de même par s’imposer, renvoie donc aussi aux mutations des cadres sociaux de la mémoire. Plus que de la thèse d’un mécanisme de défense personnelle, il faut s’inspirer ici de l’idée d’une cohésion intragénérationnelle exprimée par le concept de « mutisme communicatif » de Lübbe, ainsi que des dimensions transgénérationnelles du silence mises en évidence par les travaux sur la transmission des mémoires familiales déformées du nazisme, entreprises par le sociologue Harald Welzer [24]. À mesure que progressait le savoir sur les crimes nazis, nous dit Welzer, la nécessité augmentait également pour les familles de s’inventer un espace narratif permettant de maintenir côte à côte les crimes et l’image d’intégrité des parents et grands-parents.
36Passant, par le biais du niveau familial, de la gestion individuelle des souvenirs à la gestion collective de la mémoire, il nous semble possible de renverser les perspectives, c’est-à-dire de réfléchir au rapport entre le « grand écrivain » et la société, et d’examiner dans quelle mesure un mécanisme de défense sociale du symbole Grass n’a pas permis et accru l’efficacité du mécanisme de défense psychique de l’individu Grass. L’absence de recherches biographiques sur le chapitre de la guerre de Grass est par exemple fort troublant [25]. La transformation de Grass, de son vivant et avec son accord, en lieu de mémoire de la réconciliation germano-polonaise fournit un exemple concret très clair. Grass, depuis Le Tambour, passait auprès des dissidents polonais pour incarner la nouvelle Allemagne avec laquelle il était possible de renouer des relations, car il contredisait l’image de l’épouvantail revanchiste agité par le pouvoir communiste pour mieux légitimer le contrôle soviétique. Depuis la transition post-communiste, l’ancien fils de Danzig est devenu une icône, dans sa ville de Gda?sk et ailleurs. L’actuel maire Adamowicz, proche du libéral Donald Tusk, a même voulu ériger une statue de l’écrivain à l’occasion de ses soixante-quinze ans en 2002. Finalement, une sculpture représentant Oskar Matzerath, le gnome tambour emblématique du lien de Grass à la ville, décore depuis cette date un des parcs municipaux. Grass, dont la traduction, interdite durant des décennies, fut un véritable enjeu pour l’opposition intellectuelle, pouvait-il avant 1989 désespérer Solidarité par son passé de Waffen-S.S., comme d’aucuns refusaient de désespérer Billancourt [26] ? Le malaise, exprimé entre autres par les revirements de l’ancien président Wa??sa, citoyen d’honneur de Gda?sk comme Günter Grass, semble confirmer ces craintes a posteriori.
37?
38Grass a, à l’heure du retour sur soi, donné la priorité à sa mémoire individuelle (Erinnerung) sur sa propre institutionnalisation comme « lieu de mémoire » aux pieds d’argile. En fragilisant soi-même le socle sur lequel il était en passe d’être statufié de son vivant, le « grand écrivain » a ouvert la brèche aux réinterprétations plurielles de sa trajectoire et, à travers lui, de la refondation de l’Allemagne d’après guerre. Adolescent abusé et/ou consentant sous le nazisme, traumatisé par les horreurs de la guerre auxquelles il prit une part qui reste encore indicible, Grass a construit une carrière démocratique dont les racines, enfoncées dans l’horreur, ne pouvaient plus jamais être pures. La « malédiction de la mémoire », chez lui, a constamment nourri depuis un demi-siècle un travail de perlaboration par l’écriture et la parole de sa propre origine traumatique. S’étonnera-t-on d’achever sur une tonalité mélancolique cette méditation sur les « choses cachées » depuis la refondation de la démocratie allemande ? Rappelons que la mélancolie est l’une des figures majeures de la psyché de Grass, qui a écrit parmi ses plus beaux textes sur la Melancolia de Dürer (annexé au Journal d’un escargot de 1972). Mais rappelons aussi que l’auteur d’En épluchant les oignons a placé toute son œuvre sous le parrainage du « Sisyphe heureux » de son maître Camus – façon prémonitoire d’assumer l’éternelle insuffisance et l’inachèvement de tout travail de mémoire ?
Notes
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[1]
« Warum ich nach sechzig Jahren mein Schweigen breche. Eine deutsche Jugend : Günter Grass spricht zum ersten Mal über sein Erinnerungsbuch und seine Mitgliedschaft in der Waffen-SS », faz, n° 186, 12 août 2006, pp. 33 et 35.
-
[2]
Je renvoie à mon article « Günter Grass et la Waffen-S.S. : la mémoire maudite d’un prix Nobel allemand », à paraître dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 94, avril-juin 2007.
-
[3]
Bernd Wegner, Hitlers politische Soldaten. Die Waffen-S.S. 1933-1945, Paderborn, Schöningh, 1982.
-
[4]
Les premiers récits plus détaillés ne datent cependant que des années 1990. Cf. Günter Grass, Kenzaburô Ôe, Gestern, vor 50 Jahren. Ein deutsch-japanischer Briefwechsel, Göttingen, Steidl, 1995 ; Günter Grass, « Das konstante Gefühl, zufällig überlebt zu haben », entretien avec Volker Neuhaus, in Der Autor als fragwürdiger Zeuge, éd. par Daniela Hermes, Munich, 1997, pp. 313-322.
-
[5]
Günter Grass, « Schreiben nach Auschwitz », in Gegen die verstreichende Zeit. Reden, Aufsätze und Gespräche 1989-1991, Hambourg, Luchterhand, 1991, pp. 42-74.
-
[6]
Hannah Arendt, « Vérité et politique », in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 323.
-
[7]
Reinhart Koselleck, « Formen und Traditionen des negativen Gedächtnisses », in Volkhard Knigge, Norbert Frei (éd.), Verbrechen erinnern. Die Auseinandersetzung mit Holocaust und Völkermord, Berlin, Bundeszentrale für politische Bildung, 2005, pp. 21-33.
-
[8]
Aleida Assmann, « La thèse de la culpabilité collective : un traumatisme allemand ? », Le Débat, n° 124, mars-avril 2003, pp. 171-188.
-
[9]
Aleida Assmann, Der lange Schatten der Vergangenheit. Erinnerungskultur und Geschichtspolitik, Munich, C. H. Beck, 2006, pp. 119-126.
-
[10]
Sur l’opposition diamétrale entre la mémoire involontaire de Proust et la mémoire compulsive de Grass, je renvoie à mon étude Günter Grass. Tambour battant contre l’oubli, Paris, Belin, 2003, pp. 68-71.
-
[11]
Le pseudonyme repris par Ute Scheub pour son père le nom inventé par Grass dans le Journal. Cf. Ute Scheub, Das falsche Leben. Eine Vatersuche, Munich, Piper, 2006.
-
[12]
En référence, bien sûr, à l’une des scènes phares du Tambour, « La cave aux oignons », où les Allemands des années 1950, incapables de faire le deuil, viennent artificiellement se faire pleurer.
-
[13]
Lire sur le sujet l’essai stimulant de Jacques Derrida, Histoire du mensonge. Prolégomènes, Paris, L’Herne, 2005.
-
[14]
Alexander et Margarete Mitscherlich, Die Unfähigkeit zu trauern, Munich, Piper, 1967.
-
[15]
Norbert Frei, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, 2e éd., 2003 ; Konrad H. Jarausch, Die Umkehr. Deutsche Wandlungen 1945-1995, 2004 ; Peter Reichel, Vergangenheitsbewältigung in Deutschland. Die Auseinandersetzung mit der NS-Diktatur von 1945 bis heute, 2001 ; Edgar Wolfrum, Geschichtspolitik in der Bundesrepublik Deutschland. Der Weg zur bundesrepublikanischen Erinnerung 1948-1990, 1999. Sur le sujet on pourra lire la récente synthèse d’Alfred Wahl, La Seconde Histoire du nazisme dans l’Allemagne fédérale depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2006.
-
[16]
Sur ce sujet, voir notamment les travaux de Götz Aly, Michael Fahlbusch, Ingo Haar, Suzanne Heim, Peter Schöttler.
-
[17]
Claus Leggewie, Von Schneider zu Schwerte. Das ungewöhnliche Leben eines Mannes, der aus der Geschichte lernen wollte, Munich, Hanser, 1998.
-
[18]
Karl Heinz Bohrer, « Das Fiasko des politischen Moralismus », Merkur, n° 60, cahier 11, novembre 2006, pp. 1095-1098.
-
[19]
Reinhart Koselleck, « Der 8. Mai zwischen Erinnerung und geschichte », in Steffen Kaudelka, Rudolf von Thadden (éd.), Erinnerung und Geschichte. 60 Jahre nach dem 8. Mai 1945, Göttingen, Wallstein, 2006, p. 15.
-
[20]
Entretien de l’auteur avec Günter Grass, Behlendorf, 7 janvier 1993.
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[21]
Mot à mot « loup-garou ». Jeunes combattants fanatisés chargés de continuer le combat derrière le front.
-
[22]
Erich Loest, Durch die Erde ein Riß, Hambourg, Hoffmann und Campe, 1981 ; Dieter Wellershof, Der Ernstfall. Innenansichten des Krieges, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1997.
-
[23]
Martin Broszat, « Plädoyer für eine Historisierung des Nationalsozialismus », in Nach Hitler. Der schwierige Umgang mit unserer Geschichte, Munich, 1986, pp. 159-173.
-
[24]
Harald Welzer et alii, « Opa war kein Nazi ». Nationalsozialismus und Holocaust im Familiengedächtnis, Francfort, Fischer, pp. 49-52.
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[25]
Je m’inclus aussi dans cette critique, tout en me félicitant rétrospectivement de ma prudence sur les « blancs » qui parsèment le récit de guerre de Günter Grass ; cf. Thomas Serrier, Günter Grass. Tambour battant contre l’oubli, Paris, Belin, 2004, pp. 20-29. Les défaillances sont en revanche plus tranchées dans les autobiographies proprement dites, qui avaient pris pour argent comptant les interviews faites avec Grass : cf. Olivier Mannoni, Günter Grass. L’honneur d’un homme, Paris, Bayard, 2000 ; Michael Jürgs, Bürger Grass, Munich, Bertelsmann, 2002.
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[26]
Le rapprochement conjoncturel avec Sartre mérite d’être souligné, « l’engagement » sartrien jouant plutôt le rôle d’antimodèle aux yeux de Grass qui a, au contraire, souvent répété son admiration pour Camus.