Le Débat 2007/1 n° 143

Couverture de DEBA_143

Article de revue

Le monde après Bush

Pages 105 à 112

Notes

  • [*]
    Le présent article a paru initialement dans Prospect Magazine, novembre 2006.
  • [1]
    Dodo, ou dronte, oiseau inapte au vol de l’océan Indien, disparu par extermination au xviie siècle. (N.d.T.)
  • [2]
    Un des intellectuels néo-conservateurs américains parmi les plus influents, rédacteur en chef du mensuel Commentary de 1960 à 1995. (N.d.T.)
  • [3]
    Cette guerre opposa les États-Unis à la Grande-Bretagne de juin 1812 à décembre 1814 et se solda par la défaite des Britanniques (traité de Gand, 24 décembre 1814). (N.d.T.)
English version

1Sauf décès, démission ou impeachment prématuré, George W. Bush devra laisser sa place, le 20 janvier 2009, au quarante-quatrième président des États-Unis. Qu’il soit républicain ou démocrate, ce nouveau Président héritera non seulement de quantité de crises, mais se trouvera dans une situation des plus difficiles pour y faire face.

2La majeure partie des faiblesses de l’Amérique sera la conséquence des blessures qu’elle s’est infligées à elle-même du fait tout à la fois de l’inutile invasion de l’Irak, des insultes gratuites adressées par l’administration Bush à ses alliés, de son unilatéralisme arrogant et de son déni du droit international. Bien qu’il soit tentant de rendre le gouvernement de George Bush responsable de tous ces maux, la vérité est que la plupart des forces qui se conjugueront pour restreindre la puissance comme l’influence américaines au cours des dix prochaines années viennent de beaucoup plus loin. Elles sont le fruit d’évolutions économiques, démographiques et idéologiques, sur lesquelles aucun pouvoir ni gouvernement n’ont la moindre influence. Que ce soit l’essor de la Chine, le basculement du centre de l’économie mondiale en Asie, la montée en puissance de « pétropolitiques » néo-protectionnistes ou la diffusion de l’islamisme sous toutes ses formes, militantes comme modérées, toutes ces forces refaçonnent l’ordre mondial d’une façon que ni les États-Unis ni aucun de leurs alliés n’ont les moyens de contrôler.

Les interminables années 1990

3Avec le recul, on peut considérer la période de l’histoire américaine et mondiale qui vient de se clore comme les « interminables années 1990 ». Commencées dans l’euphorie de la chute du mur de Berlin, en 1989, elles se sont achevées, fin 2003, dans la frustration, lorsque la rapide victoire de l’Amérique et de ses alliés sur les forces armées irakiennes a fait suite à une insurrection affichant au grand jour les limites de notre puissance. Même si le 11 Septembre et l’invasion de l’Irak n’avaient jamais eu lieu, toutes les idées reçues charriées par ces interminables années auraient fini par succomber aux assauts de la réalité.

4Prenons l’hypothèse centrale selon laquelle, à la fin de la guerre froide, un monde unipolaire aurait succédé à un monde bipolaire. Ce ne fut vrai que dans la dimension militaire, et encore, la puissance américaine était exagérée. L’Amérique est sans égale pour soumettre des forces armées de second ordre, voire de troisième, telles celles de l’Irak ou de la Serbie. Mais dans les campagnes asymétriques, prenant la forme de guerres de partisans, comme en Irak ou en Afghanistan, l’armée américaine, comme toute armée conventionnelle, se retrouve dans la position du lourd Goliath tentant d’écraser un David aussi agile que déterminé. Bombardiers furtifs et autres navires dernier cri ne sont d’aucun secours pour les combats de rue, et les défenses antimissiles ne servent à rien contre les bombes artisanales. Ainsi que le démontrent tragiquement les guerres du Vietnam et d’Irak, l’armée américaine n’est pas à son meilleur dans les « opérations militaires autres que la guerre », et nos ennemis le savent.

5Si l’on ajoute les dimensions de la puissance autres que militaires, il est clair que la bipolarité a accouché non de l’unipolarité, mais de la multipolarité, et ce depuis les années 1970, après que l’Europe et le Japon se furent remis des dévastations de la Seconde Guerre mondiale et que la Chine eut entamé son essor. Dans un discours resté célèbre, le président Nixon avait annoncé en 1971 l’émergence d’un monde à cinq centres de pouvoir : les États-Unis, l’Union soviétique, l’Europe, le Japon et la Chine. Le monde était multipolaire dix ans avant la fin de la guerre froide. Le fait que les autres grandes puissances se sont plu à laisser l’Amérique guerroyer contre divers États subalternes, depuis les Balkans jusqu’en Afghanistan, n’a pas davantage contribué à l’unipolarisation du monde que l’hégémonie navale de la Grande-Bretagne au xixe siècle n’a consacré la domination de l’Angleterre sur le reste de l’Europe. Cette dernière est simplement devenue une grande puissance européenne parmi d’autres.

6Considérons maintenant une autre idée reçue des interminables années 1990 : la révolution globale des droits de l’homme. Le vainqueur des guerres idéologiques du xxe siècle, nous a-t-on dit, était la démocratie capitaliste libérale. L’adoption enthousiaste des normes occidentales par les nations est-européennes anciennement communistes n’en fournissait-elle pas la preuve ? La vérité est que, même en Europe orientale, c’est le nationalisme qui a été le moteur du changement. En témoignent la sanglante implosion de la Yougoslavie comme la partition pacifique de la Tchécoslovaquie, pour ne rien dire de la désintégration de l’Union soviétique en nations ethniques.

7La plupart des peuples engagés aujourd’hui dans la violence politique – du Pays basque jusqu’aux Philippines – ne se battent pas pour les droits des individus, et ce n’est évidemment pas non plus pour cette raison que se battent ceux qui veulent établir un califat islamiste. Tous ou presque luttent pour donner une patrie au groupe ethnique auquel ils appartiennent. Pour la plupart des êtres humains autres que les élites déracinées de l’Atlantique nord, la question de l’unité de gouvernement est plus importante que celle de la forme de gouvernement, laquelle peut être réglée ultérieurement, une fois qu’une nation sans État a réussi à s’en donner un. Comme le montre l’hostilité envers Israël de gouvernements démocratiquement élus en Palestine, en Irak ou au Liban, la démocratie peut exprimer, voire enflammer des haines et des rivalités préexistantes. Elle ne constitue en aucune façon un remède à ces maux.

8Passons à l’économie. Une autre idée reçue de ces interminables années 1990 consiste à affirmer que le capitalisme a eu raison du socialisme, ce qui est vrai, mais que le vainqueur est le capitalisme libéral à la mode de la fin du xxe siècle, ce qui est faux. Les Japonais n’ont jamais adopté le laisser-faire capitaliste, et la Chine et la Russie de ces dernières années ont inventé leur propre cocktail de capitalisme d’État et de marché.

9La croissance chinoise et indienne, censée augurer d’une économie de marché à l’échelle globale, pourrait tout au contraire accoucher d’un nouvel âge d’or du protectionnisme. La preuve en est que des puissances industrielles telles que la Chine, loin de s’en remettre au marché pour s’approvisionner en énergie et en matières premières, préfèrent engager des négociations avec les pays fournisseurs. D’ores et déjà, les contrats bilatéraux supplantent le jeu du marché pour le pétrole et le gaz, tandis que les accords commerciaux régionaux prolifèrent et que les discussions sur le commerce global s’enlisent. La compétition entre les nations industrielles émergentes d’Asie et les vieilles démocraties renforce l’influence grandissante des États nationalistes autoritaires dotés de ressources cruciales, notamment les pays producteurs de pétrole tels que l’Iran, la Russie, le Venezuela ou l’Arabie saoudite. Ces pays considèrent la Chine non seulement comme une cliente, mais comme un contrepoids à l’Amérique.

10La presse américaine présente volontiers la Chine comme une puissance agressive et menaçante. Elle pourrait effectivement devenir un dangereux État révisionniste à l’avenir. Cependant, depuis vingt ans, elle demeure une puissance conservatrice, adepte du statu quo, défendant le système international fondé sur les États, que tant d’Américains et d’Européens ont souhaité transcender. Ce sont les États-Unis qui ont conçu le système étatique des Nations unies au cours des années 1940, puis qui, sous les administrations aussi bien Clinton que Bush, en ont rejeté les principes, reniant par là même toute la tradition américaine en matière de politique étrangère.

11Les idées reçues des interminables années 1990 étaient ainsi erronées de bout en bout. Le monde n’est pas devenu unipolaire, mais est resté multipolaire, comme il l’était depuis les années 1970. Le nationalisme ethnique, et non le libéralisme ou la démocratie, en est la force dominante. La compétition entre nations industrielles pour les sources d’approvisionnement et les marchés renforce le protectionnisme et le régionalisme économique, tous deux incompatibles avec l’utopie du laisser-faire vantée par les thuriféraires de la globalisation.

Le poids de l’acquis

12Même si Al Gore avait été élu en 2001 à la place de George W. Bush, tous ces courants auraient pesé sur la politique étrangère des États-Unis, comme va désormais peser l’héritage des huit années d’administration Bush. Lorsque le prochain président des États-Unis sera investi, les Américains seront très certainement toujours présents en Irak. Plutôt que d’afficher à la face du monde le déshonneur de forces américaines quittant un Irak plongé dans le chaos au cours des dernières années de sa présidence, Bush préférera probablement léguer le problème à son successeur.

13Comme Nixon entre 1969 et 1973, le prochain Président sera sans doute contraint de mettre un terme aux pertes américaines d’une guerre ratée, tout en essayant de préserver dans la mesure du possible la crédibilité de l’armée. On peut compter sur la droite américaine pour tailler en pièces un président, fût-il républicain, qui se montrerait plus faible que Bush, lequel ne manquera pas d’être idéalisé rétrospectivement par les médias néo-conservateurs. La pression conjuguée des attaques politiques à l’intérieur et de la nécessité de faire la preuve de la puissance américaine à l’extérieur, y compris après le fiasco irakien, conduira vraisemblablement le prochain Président à ne se retirer d’Irak qu’après une démonstration de force, en Irak même ou ailleurs.

14L’éventuel retrait des forces américaines d’Irak a peu de chances d’être aussi complet que celui du Vietnam Sud en 1975. Les États-Unis ne maintiendront sans doute pas de bases militaires pendant des décennies, comme en Corée du Sud, mais ils continueront d’apporter une aide militaire sous une forme ou une autre, soit à un gouvernement irakien assiégé, soit à des factions satellites dans le contexte d’une guerre civile.

15Hors l’Irak, le Moyen-Orient a toutes les chances de ressembler à ce qu’il est aujourd’hui, continuant de faire face à des coups d’État, des révolutions et des guerres majeures. Si, au cours de ses dernières années de présidence, Bush devait entrer en guerre contre l’Iran afin de réduire ses capacités nucléaires, tout pourrait arriver. Il semble cependant improbable qu’il choisira d’ouvrir trois fronts simultanément, depuis la Méditerranée jusqu’au Pakistan, contre des adversaires aussi différents que les nationalistes sunnites irakiens, les talibans afghans et les chiites iraniens. Plutôt qu’un affrontement direct irano-américain, une guerre par procuration dans les États dévastés d’Irak ou du Liban semble plus probable.

16En supposant que les États-Unis n’attaquent pas l’Iran et que la théocratie iranienne ne s’effondre pas au profit d’un autre régime, le prochain Président aura peut-être à traiter avec un Iran nucléarisé. En dépit des rodomontades sur la « démence » des dirigeants iraniens, le fait que des États nucléaires aussi erratiques que la Chine de Mao ou le Pakistan de Musharraf ont été dissuadés d’utiliser l’arme atomique laisse penser qu’il pourrait en aller de même avec l’Iran.

17Si l’Iran venait à rompre le monopole israélien sur l’armement stratégique au Moyen-Orient, il pourrait en résulter une plus grande prolifération nucléaire. En Égypte, le fils de Hosni Moubarak et probable successeur, Gamal, n’a pas caché que son pays avait besoin de son propre programme d’énergie nucléaire, et il est à parier que l’Arabie saoudite et la Turquie, ainsi même que l’Irak de l’après-Saddam ou les États qui lui succéderont, lui emboîteront le pas. D’une manière similaire, la hantise du nouveau statut nucléaire de la Corée du Nord pourrait inciter le Japon et même la Corée du Sud à se doter d’armes de dissuasion. Or si de nouvelles puissances nucléaires émergent au sud et à l’est de l’Europe, il n’est pas impossible que l’Allemagne soit tentée à son tour de développer sa force de frappe.

18Dans tous les cas, l’Atlantique va vraisemblablement se dilater après le départ de Bush en 2009. Ceux qui placent leurs espoirs dans une reprise de liens transatlantiques chaleureux en seront pour leurs frais. Le vieil establishment diplomatique atlantiste du nord-est des États-Unis a suivi le destin des dodos [1]. Il a été remplacé par des militaires de carrière, généralement des nationalistes conservateurs modérés originaires du sud des États-Unis, et par une variété ahurissante de groupes de pression civils, à la fois économiques, ethniques et idéologiques, qui entretiennent leurs séides au sein de l’exécutif. Le centre de gravité politique américain va continuer de se déplacer au sud et à l’ouest. Même si le libéralisme à la sauce démocrate arrive au pouvoir, il ne pourra le faire qu’en s’appuyant en grande partie sur les immigrants latinos des États du Sud. Et l’on peut douter que ces derniers soient d’un grand soutien politique pour un nouvel atlantisme.

19Certains espèrent que la débâcle irakienne aura au moins pour effet un engagement inédit des États-Unis en faveur d’un règlement durable de la question palestinienne. C’est plutôt le contraire qui risque de se produire. Tant que les Américains occupent un pays arabe, ils doivent chercher à s’attirer les bonnes grâces de l’opinion publique arabe. Bush n’a-t-il pas apporté son soutien, tout rhétorique qu’il soit, à la création d’un État palestinien ? Mais si l’Amérique parvient à s’extirper d’Irak et d’Afghanistan et à se tenir à l’écart des autres pays musulmans, il ne restera plus grand-chose de la timide inclination de ses politiciens à rééquilibrer leur soutien à Israël au profit de l’opinion arabe et musulmane. L’abandon de la tentation hégémonique au Moyen-Orient ajouté au retrait de l’Irak pourrait en réalité encourager ceux qui, aux États-Unis, prétendent que l’Amérique et Israël sont alliés dans la quatrième guerre mondiale – pour reprendre les termes de Norman Podhoretz [2], qui considère la guerre froide comme la troisième –, menée contre l’hydre de la menace « islamo-fasciste ».

20Le renforcement de la droite anti-arabe et antimusulmane faisant suite à un retrait déshonorant d’Irak crisperait davantage encore les relations entre les États-Unis et l’Europe. Dans la deuxième décennie du xxie siècle, les Européens pourraient être surpris de se voir traités d’« eurabes » (eurabians) bêlants par les démocrates aussi bien que par les républicains.

21En politique intérieure, les bénéficiaires à long terme de la guerre en Irak pourraient bien être les républicains, qui l’ont lancée et perdue, plutôt que les démocrates, qui s’y sont opposés, du moins pour la plupart. Une telle perspective n’est pas aussi paradoxale qu’il y paraît. Les vainqueurs d’une guerre sont plus sereins à l’égard de leur sécurité et plus ouverts aux partis de gauche. Il suffit de songer aux deux mandats de Bill Clinton après la fin de la guerre froide et avant les attentats du 11 Septembre, ou au rejet de Churchill après la Seconde Guerre mondiale. À l’inverse, les vaincus tendent à rechercher des hommes forts sur les bancs de la droite, comme le fit la France après la guerre d’Algérie ou l’Amérique après le retrait du Vietnam, qui fut suivi de plusieurs présidences républicaines.

22L’histoire américaine enseigne que l’opposition à une guerre perdue ou impopulaire peut se révéler fatale à un parti politique. Le parti fédéraliste a disparu après la guerre de 1812 [3], à laquelle la plupart de ses membres s’étaient opposés, et le parti whig américain, qui se montra extrêmement critique à l’égard de la guerre américano-mexicaine (1846-1848), s’effondra à l’issue du conflit. Le fait que ces deux partis, tout comme aujourd’hui les anti-guerre démocrates, étaient basés en Nouvelle-Angleterre ne présage rien de bon pour les libéraux américains. D’ores et déjà, la droite ressort l’argument du « coup de poignard dans le dos » utilisé à l’époque du Vietnam afin de faire porter le chapeau de l’échec irakien aux libéraux des médias et aux démocrates du Congrès. C’est évidemment absurde, mais la non moins absurde tentative de présenter les journalistes et le mouvement anti-guerre comme responsables de la défaite américaine au Vietnam s’est traduite par un succès politique dans les années 1970 et 1980.

23La glorification rétrospective de la guerre perdue en Irak s’accompagnera de stratégies militaires sans doute plus prudentes de la part des prochains Présidents. Il n’est pas impossible que nous assistions à un retour en grâce de la doctrine de Powell : les États-Unis ne doivent envoyer leurs troupes qu’en dernier ressort, et seulement là où une action militaire est appropriée, qui plus est selon un rapport de forces écrasant. Il ne fait quasiment aucun doute que le refus par l’opinion de nouvelles aventures militaires à grande échelle produira un « syndrome irakien ».

24Le prochain président des États-Unis ou son successeur n’auront sans doute d’autre choix que de se faire les émules de Ronald Reagan par une combinaison de dureté rhétorique et de prudence opérationnelle. Reagan fut considéré comme un va-t-en-guerre pour ses seuls propos, à l’image de sa description de l’Union soviétique comme l’« empire du mal ». Dans la pratique, il a évité tout engagement militaire coûteux, a retiré les troupes américaines du Liban en 1983, à la suite des attentats simultanés perpétrés par le Hezbollah contre des casernes américaine et française, et son unique conquête se résume à la farce de l’invasion de la minuscule Grenade. Pour le reste, Reagan a toujours privilégié des affidés armés, financés et entraînés par l’Amérique, tels les contras, qui ont combattu les alliés de Moscou au Nicaragua, ou les moudjahidin, qui ont lutté contre les Soviétiques en Afghanistan. Comme l’attestent ces exemples, la dépendance envers des mandataires qui ne partagent pas nécessairement les valeurs américaines peut soulever des dilemmes politiques et moraux. Non moins embarrassants, cependant, sont les bombardements à longue portée ou les attaques de missiles censés épargner les vies de soldats américains, tels qu’ils furent pratiqués par Clinton en Serbie ou par Israël et les États-Unis dans leurs tentatives d’assassinats d’ennemis à distance. Si l’autre terme de l’alternative doit être un lourd bilan humain américain, les successeurs de Bush préféreront certainement envoyer des conseillers de la cia ou des missiles plutôt que des marines.

L’avenir du programme néo-libéral

25L’effondrement de la stratégie néo-conservatrice de l’hégémonie américaine au Moyen-Orient et dans le reste du monde n’entraîne pas nécessairement le triomphe de sa principale solution de rechange. Sans trop se soucier de son électorat récalcitrant, l’establishment diplomatique du parti démocrate continue d’opposer le néo-libéralisme comme seul recours à la stratégie de l’administration Bush. Néo-libéraux et néo-conservateurs s’accordent cependant sur le but de la politique étrangère américaine, à savoir une économie de marché globale dans un monde maintenu sous l’égide d’une Amérique bienveillante. Leurs divergences s’expriment dans le détail. Si les uns et les autres se montrent opposés en pratique à un ordre multipolaire, les néolibéraux font valoir que l’Amérique devrait établir son hégémonie d’une façon plus acceptable par le reste du monde, en respectant notamment le droit international et en coopérant avec l’onu et l’otan. Et, si bien des néo-libéraux, à commencer par Kenneth Pollack, Ivo Daalder ou Peter Beinart, se sont joints aux néo-conservateurs pour avaliser un « changement de régime » en Irak par la guerre, les néo-libéraux n’en restent pas moins davantage attachés à l’idée d’« interventions humanitaires » dans des pays tels que le Kosovo ou le Soudan afin de mettre fin aux massacres à caractère ethnique.

26Après l’élection de Tony Blair en 1997, Clinton et Blair ont popularisé le programme néo-libéral sous le nom de « troisième voie ». En matière intérieure, cela signifiait épouser l’économie de marché tout en légitimant et en modernisant l’État-providence. En matière de politique étrangère, les néo-libéraux ont imaginé un partenariat euro-américain pour envoyer des troupes dans des missions charitables à travers le monde. Le néo-libéralisme en restait à une vision utopique de l’histoire, considérée comme le passage du monde moderne des États nationaux souverains à un ordre international postmoderne, dans lequel les droits de l’homme individuels remplaceraient la souveraineté des États comme principe organisateur de la politique universelle.

27L’idée d’une alliance euro-américaine intervenant au nom des droits de l’homme dans les anciennes colonies occidentales d’Afrique et du Moyen-Orient ainsi que partout ailleurs s’apparente à du néo-colonialisme déguisé. Dans tous les cas, la grandiose ambition des « faucons humanitaires » néo-libéraux et des « impérialistes libéraux » n’a jamais eu aucune chance de se réaliser du fait du peu d’enthousiasme des opinions publiques occidentales à cautionner une politique aussi coûteuse, en l’absence d’autres enjeux stratégiques.

28La guerre du Golfe de 1991 et celle contre les talibans afghans comportaient des enjeux classiques en matière de sécurité. Quant à la guerre en Irak, elle fut justifiée par de prétendues armes de destruction massive et des liens supposés du régime avec Al-Qaida, non par des préoccupations humanitaires. La seule guerre humanitaire connue à ce jour a été l’attaque de l’otan contre la Serbie en 1999. Elle fut si impopulaire aux États-Unis que Clinton dut la lancer de façon anticonstitutionnelle, sans déclaration de guerre préalable du Congrès et sans l’accord du Conseil de sécurité de l’onu, la Chine et la Russie ayant opposé leur veto. Il semble improbable que l’Amérique et ses alliés européens auraient envoyé des dizaines, voire des centaines de milliers de soldats au Darfour, même si la guerre d’Irak n’avait pas eu lieu. Le coût de cette dernière écarte désormais toute hypothèse d’une telle intervention occidentale à grande échelle. Si cela devait survenir malgré tout, les États-Unis et peut-être certains de leurs alliés européens, comme la Grande-Bretagne, se retrouveraient à combattre et tuer des musulmans sur trois fronts – l’Afghanistan, l’Irak et le Soudan –, tout en se voyant reprocher les opérations israéliennes en Palestine et au Liban.

29Même s’il existait en Amérique un soutien quelconque à une ambitieuse politique néo-libérale d’ingérence humanitaire, les instruments de sa mise en œuvre feraient tout simplement défaut. L’armée américaine a été cruellement meurtrie par la débâcle irakienne, ce qui exclut toute intervention significative n’importe où ailleurs dans le monde, que ce soit au nom de la construction des nations ou à celui de l’instauration ou du maintien de la paix. Pour atteindre les objectifs qui lui étaient assignés en matière d’effectifs, l’armée américaine a dû annuler les permissions de quantité d’unités et étendre l’âge de la conscription à quarante ans, tout en abaissant les critères d’éducation et de qi exigés des recrues. Comme ce fut le cas pour la guerre du Vietnam, il faudra au moins une décennie pour reconstruire cette armée démoralisée.

30Pour ne rien arranger pour les soi-disant « impérialistes libéraux » du parti démocrate, l’échec militaire en Irak, comme au Vietnam, démontre que la culture militaire américaine demeure profondément rétive à toute tentative de pacification ou de consolidation des nations, telle que l’exigerait une politique étrangère conçue par des « faucons humanitaires ». Les conseillers politiques de Washington peuvent bien fantasmer sur la création de « forces de police » engagées sur des théâtres d’opération à échelle réduite, cette idée n’a aucune chance d’être soutenue, ni par le Congrès, ni par l’opinion, ni même par l’armée après l’Irak.

31La politique économique de Bush, tout comme sa politique étrangère, condamne toute tentative de ses successeurs de mettre en œuvre la vision diplomatique du néo-libéralisme de Clinton-Blair. Certains néo-libéraux appellent de leurs vœux un vaste programme d’investissements dans les pays en développement, notamment au Moyen-Orient. Il est toutefois douteux que la situation de ces pays puisse être améliorée par un nouveau plan Marshall. Ce dernier s’était contenté de faire redémarrer les usines et les marchés en Allemagne de l’Ouest et dans les autres pays d’Europe occidentale, lesquels étaient déjà des États nationaux industrialisés, et n’avait nullement essayé de moderniser des territoires inhospitaliers disputés par des nations ethniques rivales.

32De toute façon, une telle expérience ne connaîtra jamais l’épreuve du test, par simple manque d’argent. Bush et le Congrès républicain ont tout dépensé en Irak et dans les baisses d’impôt accordées à une minorité fortunée, engendrant un déficit jamais vu depuis les années Reagan. Dans la deuxième décennie du xxie siècle, la réduction du déficit budgétaire fédéral sera probablement la priorité de Washington, à un moment où le départ en retraite de la génération du baby-boom fera monter les coûts à la charge du gouvernement. Non seulement l’aide internationale de l’Amérique n’augmentera sans doute pas, mais elle sera plutôt revue à la baisse de façon drastique, même si la Chine et les pétropuissances telles que l’Iran et la Russie feront tout pour étendre leur influence par voie de subventions et de ventes d’armes.

33?

34Quoi qu’il arrive, il est clair que les interminables années 1990 ont pris fin, laissant en chemin leurs utopies inachevées. La vision néo-conservatrice d’une économie de marché globale régulée par l’hégémonie américaine dans un monde unipolaire paraît aujourd’hui bien désuète. Il n’en va pas autrement de la vision néo-libérale symétrique d’une alliance des démocraties de l’Atlantique nord reniant de concert les principes de souveraineté des États hérités de l’après-guerre afin de répandre troupes et missionnaires de la démocratie et mettre fin aux conflits ethniques, renforcer les droits de l’homme et apporter la liberté au Moyen-Orient et à l’Afrique. Le monde multipolaire et protectionniste en train de se former sous nos yeux ne ressemble guère à l’ordre unipolaire régi par le marché tel que l’ont rêvé Clinton, Blair et Bush. Il aurait en revanche semblé assez familier à un Richard Nixon ou à un Charles de Gaulle.

35Le fantasme néo-conservateur d’une hégémonie globale unilatérale a perdu tout crédit. De même, le rêve néo-libéral d’un ordre international sous la houlette de l’onu n’est plus qu’illusion. Un concert des grandes puissances, organisé et dirigé par l’Amérique, a de bien meilleures chances de réconcilier la paix mondiale avec l’ordre libéral, dans un monde où le mieux reste plus que jamais l’ennemi du bien.

36Traduit de l’anglais par Olivier Salvatori.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.143.0105

Notes

  • [*]
    Le présent article a paru initialement dans Prospect Magazine, novembre 2006.
  • [1]
    Dodo, ou dronte, oiseau inapte au vol de l’océan Indien, disparu par extermination au xviie siècle. (N.d.T.)
  • [2]
    Un des intellectuels néo-conservateurs américains parmi les plus influents, rédacteur en chef du mensuel Commentary de 1960 à 1995. (N.d.T.)
  • [3]
    Cette guerre opposa les États-Unis à la Grande-Bretagne de juin 1812 à décembre 1814 et se solda par la défaite des Britanniques (traité de Gand, 24 décembre 1814). (N.d.T.)

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