Le Débat 2006/4 n° 141

Couverture de DEBA_141

Article de revue

La chute

Chronique du quinquennat

Pages 20 à 32

Notes

  • [1]
    Le Monde, 26-27 mars 2006.
  • [2]
    Olivier Duhamel, Brice Teinturier, L’État de l’opinion, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 43.
  • [3]
    Ibid., pp. 51-65.
  • [4]
    Le sondage fait à chaud et publié par Le Parisien du 9 novembre 2005 révèle l’indignation ou le mécontentement de 86 % des personnes interrogées, mais, en même temps, 89 % appuient le rétablissement des associations travaillant en banlieue sur l’aide au logement et l’aide scolaire.
English version

1La France se cherche ; la France ne se trouve plus. Son passé l’encombre, son présent l’accable, son avenir ne se dessine plus. Le deuxième centenaire de la victoire d’Austerlitz, commémoré en divers endroits de l’Europe, est passé sous silence par les autorités du pays. Napoléon ! Comment pourrait-on se référer à pareil tyran ? Que le Premier ministre soit un historien des Cent-Jours ajoute seulement un peu de sel à l’intimidation exercée par l’empire du politiquement correct. Toute idée de grandeur a déserté le pays, à genoux, repentant, tout penaud d’avoir eu des colonies, honteux d’avoir participé à la traite négrière, autant qu’il a battu sa coulpe naguère pour avoir été gouverné par Pétain. La grande nation n’est plus qu’un remords. La culpabilité historique, entretenue par les revendications militantes des mémoires singulières, est une des nouveautés de notre époque. On devine, ici et là, un malaise, une gêne, voire une intolérable souffrance d’être français, comme si notre histoire était un abîme d’ignominie. Le fait est d’autant plus surprenant que c’est l’exaltation du passé qui, en première ligne, avait produit la fierté d’appartenir à la communauté politique française. « C’est beau, c’est grand, c’est généreux la France ! » : quel chef d’État pourrait aujourd’hui répéter l’exclamation du général de Gaulle sans provoquer les haussements d’épaule des plus indulgents et les ricanements des autres ? Ce sentiment de culpabilité, substitué à l’orgueil national, se développe dans un moment de crise profonde, dont on ne sait si elle ressortit d’abord au politique, au social ou au culturel. Tout se tient, il est vrai, et repose sur la base triviale de la bonne ou de la mauvaise santé économique du pays. Que si la croissance était celle des Trente Glorieuses, le plein emploi assuré, le chiffre du chômage réduit à sa plus simple expression technique, nous serions, à n’en pas douter, dans un autre état d’esprit. Le chômage ronge l’esprit public comme la rouille ronge le fer. Sans tomber dans le déterminisme économique, le fait est massif, obsédant, propre à démoraliser, depuis qu’on sait l’impuissance des gouvernements à le juguler, à démoraliser la nation. Mais que la France détienne le triste record, ou autant vaut, de ce taux de chômage parmi les pays européens laisse supposer une inaptitude foncière à s’adapter aux nouvelles conditions du commerce planétaire et de la société post-industrielle. La conjoncture ne saurait être la seule cause de notre affaiblissement et de notre pessimisme : c’est du côté de notre système politique qu’il faut aussi, et peut-être d’abord, considérer ce que d’aucuns n’hésitent plus à appeler le déclin.

Un système politique en déconfiture

2La date du 21 avril 2002 reste imprimée dans les esprits, tant la stupeur fut grande de voir qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle Jean-Marie Le Pen face à Jacques Chirac. Que le représentant attitré de l’extrême droite française ait pu battre le Premier ministre socialiste sortant parut une énormité. La presse étrangère se méprit cependant sur le sens de ce résultat incongru, en supposant que la France était en proie au spectre du fascisme. En fait, pour éprouvant qu’ait pu être l’ancrage du vote lepéniste depuis vingt ans, on savait bien que le chef du Front national n’avait pas la moindre chance d’être élu. D’autres réalités, moins visibles, ne laissent pas d’inquiéter.

3La première touche à la procédure de l’élection présidentielle. En 1965 rivalisaient six candidats ; ils étaient seize en 2002 malgré les astreintes renforcées de la loi. La facilité d’obtenir les cinq cents signatures requises peut étonner, mais l’intention tactique des partis y préside : susciter un ou des adversaires du même camp à l’adversaire principal est trop tentant. Chaque groupe, fût-il un groupuscule, est encouragé à lancer son représentant sur la piste : tout se passe comme si participer à la campagne, disposer des moyens de communication officiellement offerts, c’était obtenir un certificat de qualification ou un brevet d’existence ; ne pas participer, se condamner à une absence d’identification suicidaire. Il y a là une perversion de la procédure d’élection, qui est l’un des facteurs de l’émiettement de la vie politique française, de plus en plus fermée à la bipolarisation réalisée dans les grandes démocraties. Il en résulte un affaiblissement de la légitimité des deux finalistes. Ceux-ci, en 1965, avaient obtenu à eux deux près de 76 % des voix au premier tour – et quasiment le même chiffre en 1974. Depuis 1988, ce pourcentage ne cesse de décroître : 44 % en 1995, et cette fois seulement 36,6 %. Il y aurait donc intérêt à revoir la procédure d’admission au tournoi ou à imaginer des primaires servant de filtre : la dignité même de l’élection en dépend. Autre réalité inquiétante, la double poussée des abstentionnistes et des votes extrémistes. Le pourcentage des abstentions était de 15 % en 1965 ; c’est un chiffre à peu près incompressible. Dépassant 20 % en 1995, il s’élève à plus de 28 % en 2002. La grève des urnes reflète la défiance généralisée, qu’exprime aussi, à sa façon, le vote extrémiste de droite et de gauche. Sa courbe ascensionnelle a pris son envol en 1988 (près de 17 %) pour parvenir à son record en 2002 : près de 30 %. La France n’a pas le monopole du vote populiste ; c’est le cas de la plupart des pays de l’Europe riche et de faible natalité qui sécrète des réactions de xénophobie face à une immigration forte et souvent clandestine. Cet extrémisme de droite traduit des sentiments de peur ou d’exaspération que les hommes au pouvoir, de droite comme de gauche, n’ont su juguler. Plus original dans le cas français est l’existence d’un extrémisme de gauche qui s’est développé sur les ruines du parti communiste et dont les dégâts collatéraux atteignent le parti socialiste. Au total, les abstentionnistes volontaires (environ 20 %) ajoutés aux électeurs des candidats extrémistes (30 %) constituent la moitié des Français en un bloc de refus sans précédent.

4Le discrédit des hommes politiques y a sa part : en mars 2006, un sondage tns-sofres suscite la conclusion selon laquelle le « divorce » entre les Français et les hommes politiques a atteint une ampleur record [1]. Les « affaires » qui ont affecté la gauche et la droite, la corruption, les scandales montés en épingle par des médias avides de révélations, les émissions de radio et de télévision qui n’ont de cesse d’idiotifier les élus et les responsables politiques par la caricature, le dénigrement, la dérision en tout genre. La politique est ainsi trop souvent réduite à la comédie de mœurs, aux révélations people ou aux intrigues policières, au détriment du débat sur les défis de l’heure et du siècle. Mais sans doute faut-il aussi imputer l’usure de la confiance aux répercussions perverses de la cohabitation.

5La première expérience, en 1986, a été accueillie par les Français avec ferveur. L’appariement d’un président de la République socialiste avec un Premier ministre de droite fut applaudi comme une preuve de pacification entre les partis. La France, dont le style politique prend si souvent l’allure de la guerre civile froide, parut franchir une étape nouvelle. Et puis certains voyaient dans la concurrence au sein du pouvoir exécutif la réalisation d’un équilibre salutaire, la main du pouvoir dans celle du contre-pouvoir. Ce qu’on ne discernait pas alors était la confusion croissante dans les esprits entre la gauche et la droite amenées à gouverner « ensemble ». En 2002, le pays était au terme de la plus longue cohabitation connue : qui représentait alors l’opposition ? Chirac et Jospin étaient au pouvoir, l’élyséen et Matignon faisaient équipe, et les voilà tous deux candidats à la présidentielle ! Qui voulait le changement refusa de voter au premier tour pour l’une et l’autre tête de la dyarchie. La cohabitation n’a fait ainsi qu’accroître, subrepticement, le fossé entre la société et l’État. Les gaullistes, en acceptant son principe en 1986 sur la recommandation d’Édouard Balladur, trahissaient l’esprit de la constitution gaullienne, tandis que François Mitterrand y trouvait son profit personnel, en gardant la présidence, son plus clair souci. En devenant une habitude, la cohabitation a sensiblement altéré le système majorité/opposition et favorisé la globalisation du jugement : « Tous les mêmes ! »

6Le parti socialiste a donc été le grand vaincu de cette élection, dans son incapacité à figurer au tour décisif. L’arithmétique en donne la raison la plus évidente : c’est la multiplicité des candidats de la « gauche plurielle », de la majorité sortante, qui a fait échouer, de peu, la qualification de Lionel Jospin. Celui-ci a subi la concurrence d’une candidate radicale, d’un candidat des Verts, d’une communiste et de l’électron libre Jean-Pierre Chevènement. Ce multipartisme et l’incapacité du parti dominant à en déjouer les méfaits corrompent en profondeur le système. Alors que le processus de l’élection présidentielle avait eu d’abord pour effet d’avantager le bipartisme, en identifiant clairement deux camps ayant vocation à gouverner selon le principe de l’alternance, il favorise désormais le contraire, l’atomisation de la représentation. La faiblesse du parti socialiste en est la cause profonde. Trop souvent déchiré en son sein, pris entre le réformisme et le maximalisme, hésitant à s’assumer comme parti de gouvernement, culpabilisé quand il gouverne par « la gauche de la gauche », reprenant la teinture de l’intransigeance une fois revenue dans l’opposition, son comportement contraste vivement avec tous les autres partis socialistes et sociaux-démocrates en Europe. En mai 2006, lorsque, à la suite du vote de la motion de censure socialiste par François Bayrou, l’alliance au centre fut de nouveau sur le tapis, on vit des membres éminents du ps suffoqués d’indignation à l’idée d’une telle perspective équivalant à de la trahison pure et simple. Ainsi, ce qui est autorisé aux Chiliens ou aux Italiens, pour ne pas parler de la transgression suprême des sociaux-démocrates allemands réunis dans un gouvernement avec les chrétiens-démocrates, est, dans la tête de nombreux socialistes français, jugé comme un crime. Ni révolutionnaire ni social-démocrate, le ps continue à errer dans une indéfinition morbide, qui ne paraît trouver son salut que dans la culture d’opposition au détriment de la culture de gouvernement.

Une crise de la responsabilité

7Pendant quelques mois, le Président sortant réélu avec 82 % des voix fut, à la faveur de la guerre d’Irak préparée et lancée par les Américains, porté largement par l’opinion. En refusant les mauvaises raisons avancées par l’équipe de Bush pour intervenir manu militari contre Saddam Hussein, Jacques Chirac et son ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, connurent un moment de grâce. Le « non » de la France « à la logique de la guerre » flattait l’orgueil national et l’anti-américanisme endémique autant qu’il satisfaisait le pacifisme généralisé en Europe. Cette rare communion entre la société et l’État connut son acmé en mars 2003, mais, dès le mois d’avril, la réforme des retraites conçue par Jean-Pierre Raffarin et visant à l’« harmonisation » de la durée de cotisation entre secteur public et secteur privé à partir de 2008 souleva la protestation des fonctionnaires et autres salariés des services publics. Mobilisation syndicale, arrêts de travail, manifestations de rue se succèdent pendant tout le printemps. Simultanément, le projet de décentralisation du ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, renforce la protestation chez les enseignants, grossissant les défilés et stimulant les journées d’action. Le gouvernement renoncera finalement à transférer aux collectivités locales les conseillers d’orientation, les assistantes sociales et les médecins scolaires, mais tiendra bon sur le transfert des atos (les personnels de service). De son côté, Jean-Pierre Raffarin fera voter la réforme des retraites conduite par le ministre des Affaires sociales François Fillon, après dix-huit jours et cent quarante-sept heures de débat.

8À quelle logique répondait la résistance des fonctionnaires et salariés des services publics à une mesure de stricte équité ? Pourquoi devaient-ils bénéficier, eux qui sont sûrs de leur emploi par ailleurs, d’un régime de retraite particulier et avantageux par rapport aux autres salariés ? C’est qu’en France la passion de l’égalité trouve ses limites dans l’esprit corporatiste. La Révolution a beau avoir supprimé les privilèges, c’est-à-dire les lois particulières qui cessent d’être des lois dès lors qu’elles ne s’appliquent pas à tout le monde, les corporations demeurent, jalouses de leurs avantages quand bien même ils ont cessé d’être justifiés. Comme le quart de la population active est employé par l’État ou les services publics, la protestation contre cette modeste nuit du 4-Août pouvait prendre une ampleur à faire plier un gouvernement. Celui-ci en tira moins de gloire pour sa persévérance qu’une chute profonde dans les sondages. Du moins la rue n’avait-elle pas eu le dernier mot. Mais tout se passait comme si, face à un gouvernement sommé par la nécessité d’agir, une large partie de la société ne pouvait avoir recours qu’au refus véhément.

9Ce moment d’affrontement traduit aussi une crise avérée de la responsabilité dans la société. Le mal réside surtout dans la faiblesse du syndicalisme français, poussé à l’exagération des mots d’ordre corporatistes par un effet de sa propre débilité. Deux maux l’accablent : sa faible représentativité et sa division. Les Français n’aiment pas leurs syndicats, comme le démontrent toutes les enquêtes d’opinion ; ils ne leur font pas confiance. Leur taux d’adhésion syndicale est le plus faible d’Europe. La division des centrales, qui est un héritage historique fossilisé sous les changements de l’histoire, en est sans doute une des raisons. Or cette rivalité entre les grandes organisations ne pousse pas celles-ci à la modération, mais à la surenchère. L’action protestataire et catégorielle prime sur la politique de l’intérêt général. On pouvait voir dans les rues, en ce printemps 2003, les syndicalistes de Force ouvrière entraînés par Marc Blondel brandir des pancartes où, par la grâce d’un retour opportuniste à l’esprit d’égalité, les passants pouvaient lire : « 37 ans et demi pour tous ! » La pyramide des âges et l’allongement sensible de la durée de la vie, Blondel s’en souciait comme d’une guigne. L’important pour lui comme pour ses militants, c’était la défense des « avantages acquis ». Cette tendance boutiquière n’épargne aucune catégorie du secteur public : il y a toujours de bons arguments pour défendre l’indéfendable. L’histoire du mouvement ouvrier français a créé leur division et leur idéologie dominante. Bernard Thibault avait été annoncé comme l’homme de l’aggiornamento de la cgt. Mal lui en a pris aux yeux de ses militants, et il put remercier, au dernier congrès de la centrale, la crise du cpe qui, par la mobilisation générale, lui avait redonné du lustre. La culture du compromis attendra encore longtemps pour être intégrée par les cégétistes.

10Certes, on pourra arguer qu’il s’agit de défendre ceux qui, en majorité, sont des « petits », alors que les « gros », sans scrupules, encaissent des revenus parfois faramineux. Les salaires des chefs d’entreprise, leurs stock options, leurs délits d’initiés accomplis en toute légalité, leurs indemnités de départ et autres insolents avantages que l’on considère comme « normaux » ne témoignent pas, du côté des élites de l’économie et de la finance, d’un esprit de responsabilité avancé. L’exemple vient d’en haut, et l’on ne saurait imputer aux fonctionnaires le monopole du privilège. C’est effectivement du haut en bas de la société que l’esprit de responsabilité s’est effiloché. « Persuadons-nous donc d’abord de cette vérité, écrivait Prévost-Paradol dans La France nouvelle (1868), qu’une nation n’est capable de maintenir l’ordre dans son sein, d’arriver à la liberté, de défendre sa grandeur qu’à l’aide d’un sacrifice perpétuel et volontaire de l’intérêt particulier à l’intérêt général. Au fond et aux yeux du philosophe, cette subordination volontaire de l’intérêt particulier à l’intérêt général ne mérite point le nom de sacrifice, parce que la raison même la conseille et que l’intérêt général méconnu entraîne infailliblement les intérêts particuliers dans sa ruine. » Les élites ne portent pas leurs vues bien haut, elles non plus, quand il s’agit de renoncer à leurs prébendes.

11Il est vain de déplorer le déclin de la morale : depuis l’Antiquité on bégaie sur le sujet. C’est aux principes mêmes de la démocratie qu’il faut nous ressourcer. La volonté d’autonomie, l’ambition de se gouverner soi-même a ses implications et ses exigences. Montesquieu a mis en lumière le « ressort » principal du « gouvernement populaire », la vertu. Non pas la vertu privée, mais la vertu politique qui intériorise en chacun le sens de l’appartenance à une communauté historique et la solidarité de chacun avec tous.

12C’était, avec des mots simples, ce qu’on apprenait jadis aux gens dès l’école primaire – principalement à l’école primaire. Chaque matin, le maître inscrivait une maxime au tableau qu’il commentait et que nous recopiions dans nos cahiers. À la longue, nous finissions par comprendre le b.a.-ba du pacte social. Aujourd’hui, la grande éducatrice s’appelle publicité. Omniprésente, tympanisante, incrustée dans notre paysage intime, elle nous apprend le désir d’avoir et l’impératif de paraître, mais certainement pas la soumission de l’intérêt particulier à l’intérêt général. L’appétit aiguisé par l’étalage des biens matériels qui miroitent sur tous les écrans, le citoyen est devenu dans la culture contemporaine le consommateur qui fait tourner la machine et dont l’envie est devenue le nouveau « ressort » de la société. « En propageant une culture qui encourage à vivre pour soi et à s’aimer soi-même, écrit Gilles Lipovetsky, les sociétés consuméristes ont remplacé l’obsession de l’envie par l’exhibitionnisme du bonheur, la peur des médisances par l’indifférence à autrui. »

L’évanouissement de l’horizon européen

13Si la France connaît une crise d’identification en ce début de xxie siècle, il faut observer qu’elle s’inscrit dans un mouvement général de civilisation dans les pays riches. Les temps se prêtent non pas à la pratique des « immortels principes », mais bien plus à la quête individuelle du bonheur. Mais, sur ce fond commun d’évolution, la France ne se distingue pas moins par la dégradation de sa vie politique.

14Le référendum du 29 mai 2005 sur le Traité constitutionnel européen a été un nouveau moment de cette crise sporadique. Il s’agissait de se prononcer par oui ou par non sur une nouvelle organisation des pouvoirs dans l’Union européenne. Insuffisant mais perfectible, le texte du traité était le fruit d’un compromis longuement élaboré sous la direction d’un Français, Valéry Giscard d’Estaing. Nombre de ses partisans y voyaient une étape importante dans la réalisation de l’Europe politique et les progrès de la délibération démocratique. La droite, le centre et la gauche, par la voix de leurs trois grands partis, préconisaient le oui. Ce fut le non, soutenu par les extrêmes de droite et de gauche, ainsi que par une minorité socialiste, qui l’emporta. Que s’est-il passé ? Le résultat le plus clair des enquêtes sur le vote du 29 mai a été d’établir clairement l’approfondissement du clivage social. L’Europe fait peur aux moins bien lotis, aux moins diplômés, aux plus inquiets de leur avenir. Ce sont les mêmes qui, dans les sondages, expriment le plus net rejet de la mondialisation : seuls les parcheminés de l’enseignement supérieur présentent, sur cette question, un partage quasi équitable des réponses favorables et des réponses défavorables [2]. Une autre enquête d’opinion, de septembre 2005, sur l’image des élites dirigeantes, confirme outrageusement la défiance des Français à l’endroit de ces élites. Sont-elles à la hauteur de leurs responsabilités ? Non ! 57 % des réponses le disent. Leurs intérêts et ceux des Français vont-ils dans le même sens ? Pour 76 %, c’est encore non. Même si le jugement est inique, le divorce est patent.

15La campagne en faveur du oui au référendum a été menée en dépit du bon sens. Elle ne visait pas à offrir aux électeurs un nouvel horizon, un point de fuite dont toute société a besoin, mais restait sur le terrain defensif face à tous ceux qui agitaient les dangers les plus fantaisistes, dont l’invasion du pays par les travailleurs de l’Est et la peur des Turcs n’étaient pas les moindres. Du côté des partisans du non, on entendit des hommes de gauche, des internationalistes, user des arguments les plus nationalistes, protectionnistes et chauvins. Certains, au comble de la mauvaise foi, déclaraient qu’ils voteraient non « au nom de l’Europe ».

16La victoire du non a révélé le fossé entre les élites et les gens de peu, mais elle était aussi l’arrêt brutal de la construction européenne. Celle-ci a été, dans un premier temps, une réussite exceptionnelle. L’humanité n’avait pas encore assisté à cette entreprise politique qui portait des peuples à s’unir volontairement, à s’agrandir pour leur mieux-être. L’Europe portait le drapeau de tous les espoirs : la fin des guerres intestines, la fraternisation et la perspective d’un État multinational capable de tenir son rang dans les destinées de la planète. Malgré les acquis incontestables de ce processus qui exercent toujours un attrait irrésistible dans les États restés à la porte de l’Union, il a fallu déchanter. En raison de son déficit démocratique, l’Europe est de plus en plus apparue comme une machine entretenue par des technocrates peu soucieux des populations. « Bruxelles » est ainsi devenu le plus bel alibi à nos insuffisances. La réaction s’est manifestée par le repli sur soi, la xénophobie, le vote aux extrêmes. Les démagogues de droite comme de gauche ont saisi la peur de l’Europe comme l’un de leurs meilleurs instruments de promotion. On avait beau prêter l’oreille du côté des « européens », on n’entendait que de la langue de bois et des statistiques. Nul souffle, nul prophète, nulle voix un peu élevée qui fût en mesure de présenter l’Europe non comme une destination à laquelle il faut se résoudre malgré tout, mais comme une des révolutions politiques telles que l’humanité n’en a jamais connu.

17Il est vrai que cette construction européenne est capable de nourrir les pires craintes dans un État-nation comme la France, dont la formation est si étroitement associée à un pouvoir précocement centralisé, d’abord par la monarchie, puis par la Révolution et l’Empire. Les citoyens des États tardivement unifiés comme l’Allemagne ou l’Italie, largement décentralisés par ailleurs comme c’est aussi le cas de l’Espagne, peuvent éprouver face à la construction européenne un sentiment différent de ce qu’éprouvent les citoyens français si attachés à leur moi national par l’histoire. On ne saurait sous-estimer l’appréhension face à l’ouverture continentale d’un pays qui s’est représenté à lui-même au long des siècles comme un phare de l’humanité. Le « plombier polonais » qui, dans la fantasmagorie anti-européenne, a symbolisé la peur française dans la campagne du référendum, n’est pas le seul épouvantail. Car les craintes à l’endroit de la construction européenne ne se situent pas sur le seul terrain de l’emploi, du marché, de l’économie. Plus obscurément, la perspective de la supranationalité alimente la menace de ne plus être soi, de devenir dépendant d’autres nations avec lesquelles il n’est pas dit que nous partagions les mêmes valeurs, et avec lesquelles il est déjà certain que nous n’avons pas de langue commune. La mythologie française, pour affaiblie qu’elle soit, a autrement de consistance que la mythologie européenne, à peu près nulle. Tant qu’il existait un ennemi désigné comme l’Union soviétique, les Français pouvaient se sentir membres d’un ensemble qu’on appelait le monde libre. La dissolution des deux blocs antagonistes a renvoyé les Européens à leur quant-à-soi et les Français à leur nationalisme culturel. Mais on ne peut déclarer illégitime la peur de l’indifférenciation identitaire dans un magma technico-marchand. Si les partisans de l’Europe s’engageaient dans la fondation d’une Europe des nations clairement respectueuse des sensibilités populaires, ils auraient sans doute plus de succès.

18Pour l’heure, c’est peu dire que l’Europe est en panne ; elle n’existe plus qu’à l’état d’un marché commun. Le moteur idéel qu’elle pouvait représenter est brisé et l’histoire piétine. Nous savons pourtant bien que la France ne pourra plus jamais, à elle seule, être la « reine des nations », comme le disaient Michelet et Péguy. Du passé glorieux aboli nous n’arrivons pas à passer à un quelconque avenir, faute d’y croire, faute d’y être préparé : l’échec du 29 mai nous fige dans un présent immobile capable d’engendrer toutes les ruminations et tous les désespoirs d’un peuple qui ne sait plus qui il est ni où il va.

Les lézardes du lien national

19À peine le retentissement du non était-il retombé que la France était la proie de troubles inédits, ce qu’on appela les émeutes des banlieues en l’automne 2005. À la périphérie de Paris, bientôt dans les marges de toutes les grandes villes, des jeunes gens, pour la plupart issus de l’immigration, se soulevaient, un brandon au poing, contre les symboles concrets de leur échec : incendies de voitures, d’écoles, de gymnases, de magasins, sans mot d’ordre politique, sans direction affirmée, comme une lave fumante sortie brusquement d’un tréfonds de détresse. Depuis longtemps, pourtant, l’existence d’une jeunesse réduite à l’état de périèques détachés du cœur de la Cité était connue. Mal formés, exclus du marché du travail, désœuvrés, étrangers dans leur propre pays, des dizaines de milliers de jeunes gens vivaient en marge, nourrissant la délinquance, peuplant les prisons, se constituant en rebelles. Devant la gravité et la contagion de la violence, les Français ont pris conscience d’une régression sociale et politique longtemps inavouée.

20La réaction la plus frappante à lire les enquêtes d’opinion fut cependant le rejet des immigrés [3] : 63 % des avis exprimaient une xénophobie, souvent teintée de racisme puisqu’une des personnes interrogées sur trois se déclarait « personnellement » raciste. La structuration du rejet des immigrés faisait apparaître de nouveau le clivage social : ce rejet était exprimé par 70 % des ouvriers et 64 % des employés, et « seulement » par 35 % des cadres. Une nouvelle fois, l’écart était profond entre les réactions des sans-diplômes et celles des diplômés de l’enseignement supérieur. La fameuse « fracture sociale » dénoncée par Jacques Chirac dans sa campagne présidentielle de 1995 n’est pas un leurre : sur l’immigration, comme sur l’Europe, comme sur la mondialisation, nous pouvons dire, au risque de la simplification, mais d’une simplification qui n’est pas abusive, que nous avons bien désormais deux France, non pas la France de gauche contre la France de droite, mais deux corps séparés, les élites et les autres citoyens.

21Le malaise, l’inquiétude, la peur des gens modestes à la suite des troubles de novembre renforcent les positions de l’extrême droite. Les idées de Le Pen se banalisent. Selon Libération du 15 novembre 2005, « les Français [sont] de moins en moins hostiles aux idées du fn », une affirmation confirmée par Le Monde du 15 décembre suivant : « Les Français s’habituent aux idées du Front national. » Une analyse plus poussée montre que Le Pen et son parti demeurent des repoussoirs pour la grande majorité des Français. Toutefois, si le politicien et son drapeau sont considérés comme un danger, on doit admettre, au vu de l’enquête citée, la « banalisation de l’extrême droite », qui a pris sa place dans le paysage politique français. En même temps que la xénophobie s’exprimait une autre opinion, apparemment contradictoire, le reflux très sensible de la « préférence nationale » en matière d’emploi : de 45 % en septembre 1991 ses partisans sont passés à 19 % en décembre 2005. Pour l’écrasante majorité, un immigré en situation régulière a les mêmes droits qu’un Français sur le marché du travail. C’est dire que le rejet de l’immigration coexiste avec l’acceptation de l’égalité avec les étrangers qui sont déjà là. Les « émeutiers » de novembre 2005 n’étaient pas, pour la plupart, des étrangers, mais ils avaient été identifiés comme issus de l’immigration, du Maghreb et de l’Afrique noire. Nul doute que, en même temps que l’indignation et la peur, existe la conscience d’une injustice : la République n’avait pas fait tout ce qu’elle devait pour les enfants de l’ancienne colonisation [4]. La tension entre la demande de répression et l’esprit d’équité est manifeste dans toutes les enquêtes publiées par la presse. La machine à intégrer est déréglée. Le retour aux « valeurs traditionnelles » est souhaité : 73 % des Français estiment qu’elles ne sont pas suffisamment défendues. Nouvelle preuve de la crise d’identité nationale déjà observée avec le rejet du Traité constitutionnel européen. Prise entre deux feux, celui d’une menace de supranationalité dissolvante et celui d’une implosion intérieure due aux ratés de l’intégration, la France cherche à tâtons son salut. La montée en puissance des minorités, revendicatrices d’une identité propre, appelant à la reconnaissance de leur histoire particulière, la complaisance du législateur en faveur des lois mémorielles sapent l’unité de la nation et font douter du vouloir vivre ensemble qui est la base de notre démocratie nationale. Les flammes de novembre ont traduit non seulement l’échec du lien social mais les lézardes du lien national. Il y a ainsi en France des Français qui ne se sentent pas français.

La loi et la rue

22L’accalmie ne dépassa pas l’espace d’un hiver. Au printemps 2006, des centaines de milliers de Français foulaient de nouveau le pavé, pour s’élever contre le gouvernement Villepin et sa loi sur le Contrat de première embauche (cpe). Un article de cette loi qui autorisait un chef d’entreprise à allonger la période d’essai à deux ans dans le cas d’une première embauche était destiné à faciliter l’emploi des moins de vingt-cinq ans frappés en priorité par le chômage. La réplique, partie des universités, est bientôt organisée par les centrales syndicales unanimes. Le samedi 16 mars, une première grande manifestation se déroule dans les grandes villes de France sur la base d’un front commun étudiants-salariés. Dominique de Villepin clame qu’il ne cédera pas, que sa loi est bonne. Le jeudi 23 mars, une manifestation d’étudiants à Paris s’achève sur l’esplanade des Invalides par de violents affrontements entre des bandes de casseurs et la police. Novembre en mars : c’est l’infiltration du défilé anti-cpe par la violence pure : « Le cpe, ils n’en ont rien à faire, lit-on dans un reportage du Monde. Avant de prendre le métro, ces jeunes, dont beaucoup sont en lycée professionnel ou déscolarisés, ne cachaient pas leur désintérêt. Ce qu’ils veulent, disent-ils alors, c’est casser du flic. » Bilan général de la casse : 1 700 interpellations, 450 gardes à vue, 300 présentations au parquet, 60 condamnations.

23Un peu partout, les universités sont « bloquées », et leurs présidents demandent à Villepin de renoncer à sa loi. La Sorbonne est fermée d’autorité. Des élèves interdisent l’accès à leur tour de nombreux lycées. Le Monde attise à la une le conflit par des titres sulfureux, tel celui du 26-27 mars : « L’intransigeance de Villepin laisse la parole à la rue. Au conflit du cpe s’ajoute le risque d’un embrasement des banlieues. » Le vendredi 24 mars, une rencontre à Matignon entre le gouvernement et les syndicats fait chou blanc. Les sondages s’en mêlent : « 63 % des Français refusent le cpe et la méthode Villepin », titre victorieusement Le Monde du 28 mars. Le détail du sondage ipsos publié à l’intérieur du quotidien indique cependant que 54 % des sondés souhaitent que le cpe soit maintenu « avec des aménagements », contre 44 % qui veulent son retrait. Le Premier ministre semble alors résolu à faire appliquer la loi qui a été votée. Mais l’Élysée s’affole et, le vendredi 31 mars, Jacques Chirac fait une déclaration stupéfiante à la télévision : il promulgue la loi tout en annonçant un nouveau texte sur la durée et les conditions de rupture du cpe. L’art de ménager la chèvre et le chou qui se confond en art de mécontenter tout le monde. Les réfractaires décident d’organiser la « riposte » car la loi n’est pas officiellement supprimée, alors que le Premier ministre est clairement désavoué. Le mardi 4 avril, nouvelles manifestations, nouvelles grèves. Les syndicats lancent un « ultimatum » : abrogation avant le 17 avril ! Finalement, sur l’injonction de l’Élysée, Villepin doit céder sur toute la ligne et renoncer au cpe. Commentaire le 11 avril de Libération : « Abrogé, mort et enterré : les mots n’ont pas été officiellement prononcés, mais le cpe a rejoint hier sans fleurs ni couronnes le cimetière des lois mort-nées. Un adieu expéditif mais que l’agonie aura été longue ! Il aura fallu des semaines de protestations, de manifestations et de grèves avant que Dominique de Villepin, dont l’entêtement incompréhensible aura été le facteur le plus aggravant de la crise, ne se résolve à reculer et à manger publiquement son chapeau. »

24Cet éditorial manifeste un état d’esprit assez généralisé en France, selon lequel une loi dûment votée au Parlement doit être retirée du moment que la rue l’exige. Curieuse manière de concevoir l’exercice de la démocratie, mais pratique courante garantie efficace. Dans l’esprit de Jacques Chirac le souvenir de la mort de Malik Oussekine, victime d’une bavure policière lors de la manifestation de décembre 1986 contre le projet de loi Devaquet, est certainement resté vivace. La peur de la rue, ce n’est pas seulement la crainte des défilés massifs, c’est aussi l’appréhension du drame qui retourne ce qui reste d’opinions favorables contre l’initiative gouvernementale. Le projet Devaquet sur la décentralisation universitaire est resté dans les tiroirs, et quand Luc Ferry s’est mis en tête, en mai 2003, de le réactiver, le ministre de l’Éducation nationale a dû mettre son projet au rancart à la suite des manifestations hostiles et de la perturbation des examens. En France, la rue fait la loi.

25La mésaventure du cpe met en lumière un mal endémique français, son allergie à la démocratie représentative. Combattre les lois qui déplaisent par la stratégie électorale n’est pas entré dans les mœurs. La faiblesse des partis politiques et aussi celle des syndicats ont sans doute une part importante dans ce refus. La rue contre le gouvernement, c’est la société contre l’État. Le mal remonte à très loin. Déjà Clemenceau, dans La Mêlée sociale, paru en 1895, écrivait : « En haut, la crainte d’être entraîné d’une concession à une concession nouvelle, l’apeurement, la haine, le recours constant à la force. En bas, une longue inertie brusquement coupée de soubresauts de violence, une mobilité d’esprit qui se prête mal à l’organisation méthodique d’une action suivie. […] C’est tout ce que vous voudrez excepté l’ordre, l’évolution normale d’une société, la paix sociale que pourrait donner notre conception présentement réalisable de justice et de liberté. » Dans la rigidité de l’État, Clemenceau discernait l’héritage de l’absolutisme et du bonapartisme. Il aurait pu y ajouter l’héritage du jacobinisme, son horreur des « factions ». Tout cela a produit un style de commandement dans la culture d’État étranger aux pratiques de la concertation. Ce n’est plus aujourd’hui l’usage de la force qui caractérise l’État, mais toujours la présomption oligarchique de détenir la vérité. Car ce n’est pas l’« intransigeance » (du reste relative) de Villepin qui était en cause dans l’affaire du cpe, mais bien sa volonté, dans un domaine aussi sensible, d’avoir conçu son projet sans négociations avec les syndicats.

26De leur côté, les syndicats, on l’a dit, démontrent largement leur inaptitude au compromis. Il faudrait faire exception de la cfdt, mais ce syndicat minoritaire a du mal à faire valoir la méthode de la négociation, du partenariat et de la cogestion. Le syndicalisme, incarné par la cgt et, à un degré moindre, par la fo « blondélienne », reste un syndicalisme de lutte de classes, dont les finalités ne sont certainement pas d’aménager la société libérale. La cgt refuse en général de cosigner les accords sociaux, quitte à les défendre quand ils sont menacés. La masse des salariés, qui n’est pas syndiquée, n’a pour représenter ses intérêts que des syndicats croupions et rivaux qui, malgré sa défiance, parlent en son nom. Chaque conflit devient un rapport de forces dont l’issue ne fait que des frustrés, chaque partie ayant eu l’impression de reculer.

27En l’occurrence, de cette crise du cpe, c’est l’État qui est sorti un peu plus affaibli. Il y avait de bonnes raisons de contester le cpe, et le gouvernement ne les a pas entendues : il est allé trop vite, en détenteur énarchique du savoir. Or les lois sociales ne peuvent plus tomber d’en haut comme la manne biblique. Elles exigent la discussion préalable avec les représentants des gens concernés – la patience autant que la volonté en est le prix à payer. Le résultat a été qu’une fois de plus l’État a fléchi devant la rue, les lycées et les universités ont été fermés pendant plusieurs semaines, la cote du Premier ministre s’est effondrée dans les sondages et le président de la République a assumé la retraite générale sous forme de pantalonnade. L’État humilié, l’État rabaissé, l’État impuissant, ce n’est pas une défaite de la droite, c’est une défaite de la démocratie.

28Le paradoxe est que cet affrontement récurrent entre la société et l’État a lieu dans un pays où l’étatisme reste profondément ancré dans les habitudes et les mentalités. Mais le paradoxe n’est qu’apparent : la demande à l’État est si exigeante que la déception est immanquable. Tocqueville avait déjà noté dans la Démocratie en Amérique la différence des comportements entre la France et les États-Unis, la grande autonomie de la société civile là-bas, le recours à l’autorité publique incessant ici. La vie économique elle-même, au moins depuis Colbert, est une affaire d’État. Il en résulte notamment une défiance renouvelée dans la République à l’endroit de l’économie de marché, notable à droite comme à gauche, même si, évidemment, l’idéologie marxiste a exercé ses effets à gauche plus qu’à droite. Un sondage international, publié par Le Figaro des 25-26 mars 2006, révèle que sur vingt pays où l’enquête d’opinion a été menée, à la question : « Le système de libre entreprise et de l’économie de marché est-il le meilleur pour l’avenir ? », la France est le seul pays dont les réponses sont majoritairement négatives : 50 % contre 36 %. L’accord le plus large est observé… en Chine (74 %). L’Italie, souvent comparée à la France en raison de son ancienne imprégnation communiste, arrive 14e avec 59 % de réponses favorables. Cette défiance explique à quel point les Français sont désarçonnés par la mondialisation, et leur résistance à la notion de flexibilité de l’emploi. Celle-ci semble bien pourtant une nécessité imposée par la nouvelle économie et l’ouverture des frontières. Assurer la sécurité des revenus en permettant l’insécurité de l’emploi semble une quadrature du cercle. C’est néanmoins à ce défi que doit répondre le législateur. Nulle solution ne peut être trouvée sans une concertation avec les représentants des salariés. Mais nous voilà retombés dans la difficulté du dialogue entre l’État et les syndicats, puisqu’il n’y a pas d’autre solution apparente que de passer par la loi. La sacralisation des « avantages acquis » risque de retarder encore longtemps cette adaptation. Pour le moment, après la crise du cpe, il est douteux qu’un gouvernement s’y risque. À moins qu’il n’existe une pédagogie de l’échec, qui pousse le pouvoir gouvernemental à plus de concertation et le pouvoir syndical à plus de réalisme. Faute de quoi les « déclinologues » pourront ajouter quelques chapitres nouveaux à leurs rapports pessimistes.

Où sont les hommes d’État ?

29Une dernière affaire, celle qui a reçu le nom de la banque luxembourgeoise Clearstream, a pris le relais de la crise du cpe. Les médias s’en sont donné à cœur joie, pour monter en épingle un imbroglio rocambolesque aux odeurs de règlement de comptes méphitique. L’opinion ne s’y est guère intéressée, jugeant ces micmacs comme autant de péripéties dues à la guerre des chefs qui, à droite, oppose Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy. Mais le bilan de l’affaire a porté un dernier coup à la confiance que peuvent avoir les citoyens dans leurs dirigeants politiques. Au total, le sommet de l’État, déjà discrédité par les pratiques de François Mitterrand avec ses écoutes téléphoniques et autres méthodes peu compatibles avec la démocratie, n’est plus en possession de l’estime publique. Certains, tel François Bayrou, croient que la solution est dans la fondation d’une vie République. C’est une manie française d’imaginer que la panacée est dans le changement de Constitution. Cette approche est passablement ridicule dans un pays qui compte déjà une quinzaine de textes constitutionnels à son actif. Et l’on est d’autant plus sceptique quand on sait que le même François Bayrou estime que la lumière viendrait d’un renouvellement de la représentation nationale par la réintroduction du scrutin proportionnel. Michel Rocard, en 1986, avait démissionné de son poste ministériel quand François Mitterrand l’avait rétabli, pour embarrasser la droite parlementaire en permettant l’entrée en force du Front national à l’Assemblée. On sait que dans un pays aussi divisé que la France on ne peut pas se permettre d’en finir avec le scrutin majoritaire, sans risquer de voir se reproduire, comme sous la ive République, l’impossibilité de toute majorité durable et, partant, l’instabilité parlementaire et ministérielle. Une constitution est toujours amendable ; on ne s’est pas privé d’amender la constitution gaullienne ; on peut encore l’améliorer, l’adapter, la rendre plus efficace et, notamment, redonner au Parlement un pouvoir qui lui échappe largement. La vertu de la ve République demeure la faculté qu’elle donne aux gouvernements de durer. Ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut la changer. Déjà, sous la iiie République, Léon Blum avait mis l’accent sur la principale défaillance de notre vie politique ; elle n’était pas à ses yeux d’ordre constitutionnel, elle relevait de notre système partisan. Aujourd’hui, en face de I’ump sans initiative, la faiblesse d’une gauche « plurielle », fragmentée, voire atomisée, qui comptera peut-être encore en 2007 une kyrielle de candidats à la présidentielle, est un des grands sujets d’inquiétude que l’on peut légitimement éprouver. Le vote tend à n’être plus qu’un tuyau de décharge par lequel s’écoule un trop-plein de dégoût et d’amertume.

30Cette débilité du système partisan est renforcée par un déficit de leadership notable dans l’ensemble de la classe politique, à commencer par le premier magistrat. Le président de la République est aujourd’hui déconsidéré, sa cote au plus bas, son action jugée avec une extrême sévérité. Les vacillations de Jacques Chirac, son défaut de ligne droite depuis les débuts de sa carrière politique ne cessent de faire rire. Libération publiait il y a quelque temps un supplément suggestif intitulé Les Dix Chirac – c’était mieux que Talleyrand surnommé « l’homme aux six têtes ». La dégradation de cette image devrait être corrigée par l’élection d’un nouveau Président, mais, en attendant, elle renforce le scepticisme et le mépris. Jean-François Revel donnait, dans ses Mémoires, une définition de l’homme d’État qui nous suggère que nous en sommes bien dépourvus, au moins depuis le second septennat de Mitterrand : « Si j’avais à définir l’homme d’État, je dirais que c’est celui qui parvient à garder les deux bouts de la corde : le bout utilitaire et le bout théorique, le savoir-faire et le savoir tout court, la technique du pouvoir et le but du pouvoir, qui soit autre que la vulgaire jouissance de le posséder. » L’espèce aurait-elle disparu ?

Une civilisation sans perspective

31Dans les crépitations de la crise que la France traverse depuis au moins 2002, qu’y a-t-il qui soit récurrent et qu’y a-t-il qui soit nouveau ? Les faiblesses intrinsèques de la vie politique française sont depuis longtemps répertoriées : multipartisme, individualisme corporatif, défaut de civisme, résurgence régulière des démons extrémistes, absence de consensus sur les grands problèmes de société, autoritarisme d’État tempéré par les émotions de la rue, dévoiement du principe d’égalité, etc., mais tout se passe comme si tous ces maux avaient atteint aujourd’hui un danger d’intensité mortel, sans contre-feu.

32La nouveauté n’est pas tant la médiocrité des princes qui nous gouvernent, car une démocratie en état de marche n’a pas besoin de surhommes aux commandes. Il me semble que nous sommes bien plutôt plongés dans une quête de sens dont je vois mal les précédents. L’Élysée et Matignon, l’Assemblée et le Sénat, la droite et la gauche se trouvent aujourd’hui dans l’incapacité d’expliquer aux citoyens ce qu’est la France, où elle va ou doit aller, au-delà de la politique à la petite semaine. Si chaque individu ou chaque groupe s’arc-boute sur ses « avantages acquis », c’est qu’il ignore au nom de quoi il devrait les sacrifier.

33La iiie République avait un objectif, d’établir précisément un régime républicain contre ses ennemis. Cela fait, la question de la guerre et de la paix n’a cessé de la hanter, de 1905 à 1940. La ive République avait à reconstruire – ce qu’elle a su faire – et à décoloniser – ce dont elle est morte. La République gaullienne avait à répondre à cette tâche inachevée, à restaurer l’État, à redonner son rang à un pays qui ressemblait à un satellite des États-Unis. La République d’aujourd’hui semble n’avoir plus que des tâches de gestion : colmater les déficits, éviter les émeutes ou en réparer les dégâts, adapter les vieilles habitudes de l’étatisme aux impératifs du marché ouvert, exaucer les vœux des multiples groupes particuliers, réduire tant que faire se peut le taux du chômage, la délinquance, donner des moyens financiers toujours plus importants au système éducatif, etc. Quelle est la politique d’ensemble dans tout cela ? Quelle est la perspective ? La gauche ne s’est pas remise de l’échec, pourtant prévisible, de sa « rupture avec le capitalisme ». La droite ne sait plus très bien si la France est encore un État-nation et si même la nation française existe encore. Plus personne ne croit à la construction d’une Europe politique, et chacun se demande du même coup ce que représente cet espace si plastique de l’Union qui, comme la république de Bonn, est un géant économique doublé d’un nain politique.

34La fermeté, l’énergie, la détermination de ceux qui gouvernent ne suffisent pas ou ne suffiraient pas : les volontés qui tournent à vide ne sont que des volontarismes impuissants. Le courage sans la pensée a fait perdre bien des guerres. Et les hommes politiques, dans leurs incertitudes, ne font que refléter les désarrois d’une civilisation sans perspective.

35Nous vivons certainement une de ces mutations historiques dont nous n’avons pas la clé. La révolution technologique et médiatique, les nouveaux horizons de la biologie, l’intensification des flux migratoires, la planétarisation des problèmes les plus quotidiens, la crise de l’État-nation, la montée en puissance de la Chine et de l’Inde, la mondialisation culturelle autant qu’économique, la fin des idéologies de salut, les défis de l’islamisme politique, tout concourt à rendre obscures nos destinées. Comme des comédiens engagés pour un film dont nous ne connaissons ni la trame ni les paroles, si ce n’est les quelques répliques que nous avons à débiter, nous cherchons le réalisateur pour en savoir plus, mais lui-même a l’air de se demander quel montage il fera de tout cela.

36J’écris ces derniers mots au moment où l’équipe de France de football accède, de la manière la plus inattendue, à la finale de la Coupe du monde. L’enthousiasme s’est emparé de l’opinion, la gaieté est revenue sur les places et dans les rues, les fabricants de drapeaux tricolores ont été dévalisés, le sentiment national a repris du nerf derrière ce « onze » sorti de la médiocrité, reprenant force et confiance. Quelques jours auparavant, à l’issue d’un match majestueusement gagné, je fus pris à la sortie de la gare Montparnasse dans le tourbillon d’une bande de Beurs enorgueillis et ne jurant que par la France. Enfin, la finale ! Qui eût parié là-dessus un mois plus tôt ? Et puis, patatras ! deux milliards de téléspectateurs, dit-on, assistent au « coup de boule » de Zidane et, sur un décret de la Némésis, à la défaite ultime des « Bleus » qu’on jugeait désormais impossible. Faut-il voir dans cette histoire de ballon rond une parabole en partie double : soit le désenchantement confirmé, soit la preuve d’un redressement toujours possible de la part d’une nation qui n’en est pas à sa première résurrection ? Qui vivra verra.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.141.0020

Notes

  • [1]
    Le Monde, 26-27 mars 2006.
  • [2]
    Olivier Duhamel, Brice Teinturier, L’État de l’opinion, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 43.
  • [3]
    Ibid., pp. 51-65.
  • [4]
    Le sondage fait à chaud et publié par Le Parisien du 9 novembre 2005 révèle l’indignation ou le mécontentement de 86 % des personnes interrogées, mais, en même temps, 89 % appuient le rétablissement des associations travaillant en banlieue sur l’aide au logement et l’aide scolaire.

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