Le Débat 2006/2 n° 139

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Article de revue

Des radios libres aux skyblogs. Entretien

Pages 146 à 164

Notes

English version

1Le Débat. – Votre expérience est assez unique, puisque vous avez participé au mouvement des radios libres depuis le début. Vous avez, depuis vingt-cinq ans, fait tout un chemin, qui vous amène jusqu’au « Skyrock » d’aujourd’hui...

2Pierre Bellanger. – Skyrock est né en 1986, mais après pas mal de mésaventures. D’ailleurs, une fois qu’il a commencé à émettre, les aventures n’étaient pas terminées… Il faut rappeler que la radio était en France, comme dans la plupart des pays européens, un monopole d’État depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le mouvement des radios libres avait explosé publiquement en France lors de la soirée télévisée présentant les résultats du second tour des élections municipales de 1977. Ce 20 mars-là, Brice Lalonde, principal candidat écologiste au succès inattendu – aidé par Antoine Lefébure, pionnier visionnaire –, avait brandi par surprise sur le plateau de TF 1 un poste de radio allumé et diffusant une radio libre : « Radio Verte ». En 1979, François Mitterrand, alors premier secrétaire du parti socialiste, prit le risque de l’inculpation en diffusant en toute illégalité sur les ondes parisiennes une émission : « Radio Riposte ». Transmise depuis la cité Malesherbes, cette émission provoqua, fait rarissime, l’irruption des forces de police au siège d’un parti politique.

3L’émission de « Radio Verte » m’avait subjugué ; par ailleurs l’écologie, dans sa démarche, sa prise de conscience et sa culture, rejoignait mes réflexions d’alors. Étudiant en biologie, j’y trouvais enfin une continuité avec les savoirs qui m’étaient enseignés. J’adhérai donc en 1977, juste après « Radio Verte », à l’association de Brice Lalonde, « Les amis de la Terre ». En 1979, je commençai une collaboration avec l’hebdomadaire d’écologie politique La Gueule ouverte – j’y dessinais et rédigeais des articles.

4Je fus envoyé cette année-là faire un reportage sur le démantèlement de la faculté de Vincennes – qui allait devenir Paris-VIII. Vers le soir, l’occasion me fut donnée par un certain Ben de participer à une émission de la radio libre de la faculté : « Radio Mongol ». J’avais vingt ans, cette expérience initiatique, qui marque mon entrée dans le mouvement des radios libres, allait changer le reste de mon existence.

5Introduit dans une petite pièce de service, accueilli par un animateur, je découvris sur une table un lecteur de mini-cassettes Philips branché à un micro ; un autre fil partait de l’appareil vers ce que j’appris être un émetteur : une boîte à chaussures métallique et ronronnante d’où sortait un fin câble qui s’enroulait sur une sorte de manche coincé dans l’embrasure de la fenêtre et faisant office d’antenne. Il y avait une cassette des Rolling Stones dans le lecteur. Après une chanson, l’animateur donna le numéro de téléphone du poste de la loge et immédiatement le téléphone se mit à sonner. Je décrochai. Quelqu’un, quelque part, avait entendu !

6Sorti de cette aventure, je me mis à ne penser qu’à cela. La Gueule ouverte avait une économie terriblement précaire, alors qu’avec un émetteur de moins de 2 000 francs on touchait toute l’Île-de-France, dix millions de personnes ! La bande fm était à l’époque une étendue quasi vide à l’exception des stations publiques. Et de même que la flamme d’une bougie est, dit-on, visible à une distance de dix-huit kilomètres dans la nuit du désert, l’émission était reçue à trente kilomètres à la ronde grâce à un émetteur de quelques watts seulement.

7Alors, comment émettre ? D’où ? La plupart des réponses vinrent d’Italie. L’abolition, en 1976, par la Cour constitutionnelle du monopole de la radiodiffusion locale en Italie avait déclenché une vague de création de stations de radio et de télévision dans toute la Péninsule. Le vide juridique laissait les ondes sans loi : la force primait et donc la puissance des émetteurs. Chacun voulait émettre plus fort pour être entendu et le déchet de cette course à la puissance était les petits émetteurs soudain inutiles ; petits en Italie, mais géants en France. Aidé par Ambra Rittore, militante du « Partido Radicale » et ma compagne en cette époque hardie, je pus faire venir d’Italie à Paris un premier émetteur en 1980. Je l’avais acheté 6 000 francs avec mes modestes économies. Cet émetteur de 250 watts stéréo, un des plus puissants à Paris alors, servit à la seconde radio à laquelle je participai : « Radio Paris 80 ».

8Installée publiquement 163, rue du Chevaleret, dans le xiiie arrondissement, siège de la communauté bio « Écovie » qui hébergeait également La Gueule ouverte, Radio Paris 80, se plaçait publiquement dans l’illégalité pour faire avancer le débat. La radio, brouillée, fut encerclée par la police et sauvée par les interventions et l’écharpe tricolore du sénateur Parmentier et de Paul Quiles, élu de l’arrondissement. Mais finalement, la radio fut saisie un petit matin de juin 1980, tout fut saccagé, mettant un terme brutal à nos espoirs.

9Le Débat. – Quelle était l’ambiance autour de ce nouveau front militant ?

10P. B. – En ce qui me concerne, dix ans après mai 1968, je voyais mes compagnons trentenaires consumer leurs forces dans le crépuscule d’un mouvement social en voie d’épuisement. Nous avions comme horizon de plus en plus lointain une mythique révolution qui viendrait miraculeusement substituer à l’ordre établi un monde neuf.

11Certains se perdirent dans la lutte armée, la drogue, le sectarisme politique, d’autres, et chacun à sa manière, transformèrent l’essai. Nous étions alors en ces périodes fécondes de tangage et de doute. Beaucoup de notre temps se passait en assemblées générales et en débats. J’y intervins avec la thèse que la révolution que nous appelions de nos vœux ne se ferait qu’à la condition de démontrer sa rentabilité potentielle. « La révolution ne se fera que lorsqu’elle sera rentable ! » Je voulais dire par là, au-delà de la provocation de la formule, qu’il fallait rallier à notre cause la puissance d’action libérale. Il fallait utiliser l’entreprise, le contrat, le profit pour faire gagner nos idées. Il fallait convaincre le marché qu’il était plus rentable de faire tomber le monopole que de le conserver.

12En ce temps-là, l’argent était forcément sale et corrupteur. On ne pouvait combattre l’exploitation avec les armes de l’exploitation. Si un nouveau monde devait naître, il le ferait sur des bases neuves et non avec les instruments du précédent. Je pensais autrement. Il nous fallait de l’argent pour agir. D’où viendrait-il ? De subventions ? Nous combattions le monopole pour nous mettre demain à la merci de ce même État qui déciderait – ou non – de nous entretenir. C’était continuer le monopole sous une autre forme plus pernicieuse, donc plus difficile à combattre. Mais, me rétorquait-on, mieux vaut être dépendant d’élus du peuple que valet du capital et de Coca-Cola ! J’étais prêt, cependant, à prendre le risque. Débuta alors une réflexion où l’on retrouve tout ce qui fait l’essence de nos activités d’aujourd’hui : une liberté d’expression garantie par son succès populaire.

13L’expérience de mon père, Claude Bellanger, me guida. Cofondateur du Parisien libéré, grand résistant, il avait participé à la presse clandestine et s’était engagé à la Libération dans l’élaboration du cadre juridique de la presse. Je connaissais les textes de réflexion sur la presse courageusement imprimés pendant l’Occupation. Les idéaux de la presse clandestine n’avaient pas résisté aux lois du marché. Je voyais cependant qu’un journal comme Le Monde avait réussi à maintenir contre vents et marées une ligne de conduite. C’était donc possible !

14Le Débat. – Comment avez-vous mis vos idées en œuvre ?

15P. B. – Je pris contact avec Le Monde, justement. Je fus reçu. Au cours de nos rencontres avec Claude Lamotte, Jean-Marie Dupont, Claude Julien et Jacques Fauvet, que je vis une fois, je fus saisi par l’attention de ces personnalités au jeune homme de radio que j’étais. M’entretenir avec ces sommités de la presse m’apparaît encore plus aujourd’hui, près de vingt-cinq ans plus tard, comme un moment d’exception et de grande générosité de leur part. J’imaginai et proposai de les associer à ma future radio. Ils acceptèrent. Il fallait maintenant trouver de l’argent.

16Si le monopole tombait, la radio allait devoir fonctionner avec de la publicité. Je devais donc trouver un partenaire pour assurer ma régie publicitaire. Mon idée consistait à vendre, à l’avance, le droit de faire ma régie contre une avance sur recettes, alors que le monopole existait toujours. Fallait-il qu’un entrepreneur soit prodigue et indulgent pour accepter cette proposition ! Un homme allait pourtant me faire confiance sur cette hypothèse : Alain Serval, fondateur d’une centrale d’achat d’espace « Interplans », intégrée depuis par Publicis, m’avança à la fin de l’année 1980 plus de 300 000 francs. Je commençai à installer des studios qui se mirent au travail, sans émettre cependant. La radio s’appellerait « Cité future » en hommage à la radio italienne Citta Futura et son slogan serait « la radio qui change la radio ».

17Au début 1981, la direction du Monde me fit part de son inquiétude. La réélection à la présidence de Valéry Giscard d’Estaing semblait acquise et ils craignaient que je ne puisse jamais aboutir dans mes plans de radio tant la tension entre le président de la République et le journal était grande. Au cours de cette réunion, je leur confirmai le maintien de notre alliance s’ils le voulaient bien et leur proposai d’émettre dès le soir des élections si, contre toute attente, François Mitterrand, défenseur des radios libres, était élu. Ils adhérèrent à l’idée. Quelques mois plus tard, vers 17 h 30, le 10 mai 1981 Claude Lamotte m’appela et s’exclama exalté : « C’est Mitterrand ! » Je filai à l’émetteur installé place du Tertre à Montmartre que je démarrai sur la fréquence 96 MHz, qui est toujours celle de Skyrock à Paris. Radio Cité future commençait à émettre avec en balise de première heure les cinq notes du film Rencontres du troisième type de Steven Spielberg.

18Je me souviens d’avoir parcouru Paris sous des trombes d’eau, avec des voitures qui klaxonnaient, dont quelques-unes, vitres ouvertes et radio à plein volume, diffusant les notes de Rencontres. Le fait d’avoir soudain sur les ondes un signal non identifié aussi puissant faisait partie de la mystique soudaine de cette soirée…

19Avec l’élection de François Mitterrand, un certain nombre de radios se mirent à émettre de façon régulière. Au cours de sa campagne électorale, le futur Président avait visité une radio libre, « Radio Brest Atlantique », et avait encouragé ses initiateurs d’un « c’est bien, continuez ! ». Les radios libres figuraient d’ailleurs parmi les cent une propositions du candidat. Les radios libres se sentaient enfin libres.

20La semaine suivant l’élection, Le Canard enchaîné avait publié un article intitulé « Le Monde au micro ». Si les radios libres de l’avant-monopole s’étaient mises à émettre sans entrave, cet article fut le signal pour les institutionnels que les choses allaient bouger. Si Le Monde était engagé dans une radio, c’est que le monopole allait vraiment tomber. Robert Hersant, puissant patron de presse conservateur, fut le premier à réagir, ordonnant à ses journaux de se rapprocher de ces nouvelles stations et, à défaut, d’en créer ex nihilo.

21« Cité future », avec son puissant émetteur, sa musique new wave, ses jingles extraits de bandes son de films, et les infos des journalistes du Monde, était la première radio libre commerciale. Les agences et les annonceurs se pressaient dans nos locaux pour nous découvrir et acheter de la publicité.

22Dépassé par le mouvement, effrayé par cette soudaine prise de parole collective dont il craignait que la droite ne s’empare, le nouveau gouvernement socialiste se durcit. Pierre Mauroy, Premier ministre, fit allusion à Cité future à la tribune du Parlement en dénonçant les « radios fric ». L’ahurissante interdiction faite aux nouvelles radios privées de se financer par la publicité sera décidée dès l’été et votée en novembre.

23La fin du monopole signifiait en fait la création de radios associatives, qui ne mettraient en cause ni le monopole de service public ni les intérêts installés. Les intérêts en place, ceux de la presse quotidienne régionale et des radios périphériques, par exemple, s’effrayaient de la concurrence de nouvelles radios commerciales. Pour ces rentiers du monopole, il n’était pas avantageux de le faire tomber. C’est ainsi que j’appris que nos problèmes demeurent s’ils sont des solutions pour plus gros que nous.

24Enfin, la gauche au pouvoir souffrait du complexe de sa possible précarité et toute déstabilisation potentielle devait être combattue. Cet état psychologique de légitime défense conduisit à concevoir les radios commerciales comme des radios de droite et les radios associatives comme des radios de gauche ; on ferait crever les premières par l’interdiction de la publicité et on subventionnerait les autres, amies par nature, car issues du mouvement social.

25Le brouillage – ce « bruit de bottes hertzien » qui devait disparaître avec les « forces de la joie », pensait-on – intervint simultanément. C’était inimaginable… Lorsque notre radio fut brouillée, j’ai appelé Claude Lamotte qui, pragmatique et poétique, m’affirma alors que la gauche ne brouillerait jamais de la musique classique. J’allai donc acheter la Cinquième de Beethoven, que je passai à l’antenne. Mais le brouillage ne cessa pas et ce sifflement continu assorti de l’interdit économique brisa notre entreprise. Le Monde ne pouvait poursuivre dans cette impasse. Cité future trépassa.

26Le Débat. – Vous ne vous êtes pas découragé pour autant…

27P. B. – La radio était autorisée, mais la publicité interdite. Cela revenait à autoriser l’aviation, mais à interdire les ailes. Il me fallait, comme d’autres, inventer l’hélicoptère. Fin 1981, j’imaginai une nouvelle radio. Je l’appelai « La Voix du lézard ».

28Le gouvernement avait entrepris de fabriquer une bande fm comme un bouquet thématique. Apparurent donc toutes sortes de projets de radios. Mon choix se porta sur le tourisme et les loisirs, d’où le nom de la radio – qui, pourquoi pas, me permettrait de recueillir le parrainage d’institutions du tourisme.

29Je n’obtins pas d’autorisation. Mais une liste d’attente existait, au cas où le gouvernement autoriserait des fréquences supplémentaires. Je me retrouvai quatrième sur cette liste. Fort de ce « statut », je décidai de commencer les émissions le 18 janvier 1983. Avant-gardiste et populaire, « La Voix du lézard » allait devenir pour un moment une des premières radios parisiennes. Je passe sur les galères de notre existence d’alors : partage de fréquence imposé avec une « Radio Solidarité » qui défendait l’Occident chrétien, tentatives de suppression, recours obligé à la publicité clandestine…

30Le Débat. – Combien de temps a duré ce statut précaire ?

31P. B. – La deuxième grande rupture après l’autorisation des radios libres fut la conférence de presse donnée par François Mitterrand en avril 1984, au retour d’un voyage en Californie, au cours de laquelle il annonça l’autorisation de la publicité sur la bande fm.

32Ce fut la ruée. L’autorisation de la publicité marquait l’entrée des acteurs traditionnels. Et mes jours furent à nouveau comptés : en tant qu’indépendant, je ne disposais pas de moyens financiers suffisants. Certes, ma radio était troisième en audience à Paris, mais elle restait fragile. Ma petite entreprise, si talentueuse fût-elle, était à terme menacée. « La Voix du lézard » devait s’allier pour ne pas être marginalisée.

33Fin 1984, je retournai voir Frank Ténot que j’avais rencontré en 1980. Frank, auteur d’un livre sur les radios pirates, objet de ma demande de rendez-vous d’alors, est avec son associé Daniel Filipacchi un des plus grands entrepreneurs de presse du xxe siècle. À trois, avec Gérald de Roquemaurel, ils ont bâti le premier groupe de presse magazine mondial. En 1980, j’avais proposé à Frank de nous associer, il m’avait dit de revenir le voir lorsque le monopole serait tombé, ce dont il était comme moi persuadé. J’étais donc revenu, devenu entre-temps une des personnalités de ce nouveau monde fm, animateur d’une des principales stations de la capitale. Frank, avec sa générosité et son intuition si complices, accepta ma proposition d’association. Daniel, Frank et Gérald, ces trois hommes m’ont fait confiance, m’ont laissé grandir à leurs côtés de 1985 à 1999, pendant quatorze ans… Sans eux rien de ce qui suit ne serait arrivé.

34Le problème, pour obtenir une audience publicitaire significative, était de fédérer les radios indépendantes en un réseau national. En pratique, c’était très difficile. Nous fûmes quelques-uns à penser utiliser un satellite de télécommunications. Il existait : Télécom 1A. J’entrai en contact avec la Direction générale des télécommunications (dgt) – ancêtre de France Télécom – qui gérait ce satellite d’État. J’essuyai un refus amusé. « La Voix du lézard » appelait pour louer un satellite…

35J’imaginai une nouvelle radio, une radio par satellite ayant une couverture européenne. L’anglais étant la seconde langue commune à tous ces territoires, la dénomination serait anglaise. La radio viendrait du ciel : « Sky » et notre culture est « Rock » : « Skyrock », cela sonnait fort et juste. Gérald de Roquemaurel partagea mon idée et prit le risque de l’appuyer de toute son autorité et de sa réputation. Daniel Filipacchi donna son accord. Nous reprîmes contact avec la dgt, et cette fois, nous fûmes reçus et entendus. La dgt qui ne rentabilisait pas son satellite nous proposa la location d’un canal stéréophonique pour quatre ans payable à l’avance : 20 millions de francs de 1985, soit environ 3 millions d’euros d’aujourd’hui ! Ma société étant trop petite pour payer cette somme, Filipacchi Médias se porta en garantie. Le ministère fit de l’obstruction. Mais Laurent Fabius, alors Premier ministre, trancha en faveur de la dgt et des radios. Il y aurait donc des réseaux nationaux fm.

36Nous allions devenir une radio nationale. La transition commença de « La Voix du lézard » vers Skyrock au dernier trimestre 1985. Le démarrage officiel eut lieu le 21 mars 1986, le premier morceau que j’avais choisi pour ouvrir l’antenne fut « In the air tonight » de Phil Collins.

La génération de la diversité

37Le Débat. – Dans quel climat démarrez-vous ?

38P. B. – Nous naissions sous le règne absolu de nrj, formidable réussite, radio reine de la génération des années 1980. Faire de la radio commerciale sans « faire du nrj » était considéré comme une aberration. Notre idée était différente. Avec Skyrock, j’avais pour ambition de créer une radio libre dans toute la France. D’étendre à la nation entière la liberté d’expression et la liberté de choix musical qui furent les fondamentaux de mes précédentes radios. Nous nous adressions à la nouvelle génération avec notre état d’esprit contestataire, notre goût de la provocation, de la science-fiction – illustré par des bandes annonces sonores à l’antenne –, notre franchise de ton et notre vocation à anticiper la musique avec un esprit rock. Je résumai à l’époque le format ainsi : « populaire et malin ».

39Depuis toujours nous avons une vocation populaire. La vocation populaire signifie, comme le dit si bien Gérald de Roquemaurel : « n’exclure personne ». À la différence de ceux qui croiraient que l’ambition d’être entendu par tous s’oppose à une qualité élitiste, je dirai que cela n’a rien à voir avec le contenu en tant que tel, mais ne dépend que de la manière de le transmettre, c’est-à-dire du souci d’être compris. Être populaire en radio, c’est placer son centre de gravité chez l’auditeur. Pour reprendre la phrase de Paul Watzlawick : « Je comprends ce que je dis quand on me répond. » Le sens est donné par le récepteur et non par l’émetteur. C’est donc un constant effort que d’écouter la radio avec sans cesse l’auditeur en tête. Cette ascèse est récompensée par les résultats d’audience et par les témoignages individuels que l’on reçoit. On s’adresse à tous en s’adressant au meilleur de chacun.

40Mais que n’avais-je pas voulu entreprendre ! Les puissances installées ne vous tolèrent libre qu’à la condition de votre maintien dans l’insignifiance. Mais libre et populaire, c’est une autre affaire. Un troupeau de buffles vous attend. Et nous eûmes du succès, beaucoup de succès. Skyrock atteignit son premier million d’auditeurs en 1988 et son second million dès l’année suivante. Cette ascension coalisa les rivaux comme les pouvoirs publics que notre style de radio ne sait se concilier. L’explosion de liberté de la bande fm avait été un accident, une plaie ouverte sur le conformisme des intérêts en place qu’il fallait bien vite refermer. La société française a bien du mal avec ses innovateurs. Nous étions le plus virulent des avatars de cette émancipation des ondes, car nous étions populaires : notre mort était programmée. L’Internet constitue aujourd’hui la même prise d’air qui change tout, mais, cette fois, pas d’autorité pour réserver la bande passante aux féaux ou aux maîtres. Le traitement de choc que nous eûmes à subir s’apparente d’abord au peloton d’exécution : sanctions administratives et opprobre pour que le marché publicitaire et nos associés nous abandonnent. Si cela ne suffit pas, la méthode suivante – toujours en cours – est celle du garrot: la privation lente et certaine de fréquences d’émission empêchant le programme d’être entendu dans une centaine de villes de France et nous conduisant à la mort par asphyxie. Les talents de notre radio, le courage de ceux qui y ont cru et investi nous permirent de survivre à ces assauts, mais nous aurions dû succomber si une lame de fond populaire ne nous avait maintenus à flot. Par centaines de mille, puis par millions, de jeunes auditeurs trouveront en Skyrock un esprit de liberté qu’ils plébisciteront. Ils nous ont sauvés et ont fait de Skyrock la première radio de France des 13-24 ans.

41Le Débat. – Vous avez beaucoup changé pour en arriver là ?

42P. B. – Nous avions eu vingt ans dans les années 1980, notre choc musical c’était la new wave. En réaction aux musiques insipides du moment, ce courant musical punk rock marqué par une musique souvent sombre et froide avec un regard cynique et désabusé sur la société. La new wave issue de la fracture punk de 1977 est une contre-culture au sein du rock âgé de déjà quarante ans. C’est cette musique-là que je n’entendais nulle part que je voulais, en ces années-là, faire écouter partout. La culture rock de Skyrock, tout en étant plus ouverte, se distinguait par ce décalage créatif inspiré par ce courant musical.

43Mais, en 1995, nous sentions que nous arrivions à un tournant. La culture rock qui nous avait portés jusque-là se dérobait. Le rock, genre musical de référence de plusieurs générations depuis la fin des années 1950, se diluait dans un consensus. Le rock, après avoir connu depuis 1991 un sursaut de vitalité avec le courant « grunge » popularisé par « Nirvana », s’essoufflait. Il n’était plus générationnel. L’époque était à la pop. Comment se repenser ? Fallait-il tenir un flambeau rock et se satisfaire pour l’essentiel de play lists de chanteurs morts numérisés et remastérisés ? Finirions-nous avec des « Spécial John Lennon » ?

44Nous avions demandé à un groupe de rock, les Spin Doctors, leur définition du rock. Ils avaient répondu : « Le rock, c’est la musique que n’aiment pas les parents. »

45Et les parents aimaient le rock. Si nous nous tournions vers le confort des catalogues musicaux éprouvés, nous serions dévorés par plus riches et plus gros que nous. Notre force était les terres inconnues et le risque artistique.

46La première inclinaison allait vers la techno. Des groupes comme Prodigy et Underworld se trouvaient à la jonction du rock et de la techno, mais l’univers techno de l’époque ne nous satisfit pas. L’onirisme, l’évasion du réel et la discrétion des artistes d’alors ne correspondaient pas à l’état d’esprit à faire trembler les murs que nous recherchions.

47Nous réfléchissions avec Laurent Bouneau, immense talent et mon complice depuis 1984, au Skyrock que nous voulions. À son initiative, contact fut pris avec des artistes de rap français. Nous connaissions le rap américain. Laurent écouta le rap français et me fit partager son intuition : après le rock, la prochaine musique de la nouvelle génération serait le rap. Nous nous en sommes convaincus. Nous ressentions l’extraordinaire potentiel de talents et de force de ce courant musical alors marginal. La vibration et la vitalité qui nous avaient bouleversés dans le rock, nous les retrouvions dans le rap.

48Le Débat. – Pourquoi spécifiquement le rap ? Pourquoi l’expression de la diversité a-t-elle emprunté ce canal-là ?

49P. B. – Le rap est un art populaire, c’est la poésie rythmique américaine ; le rap, c’est la musique du témoignage de vécu et de la misère de la communauté noire des ghettos. Le hip hop est une collision des cultures noires afro-américaine, portoricaine, caraïbe, jamaïcaine, c’est une prise de parole, une attitude révoltée et poétique. Le rap est ouvert aux fusions, il s’imprègne et se mélange. Aujourd’hui le rap, le rnb, le reggae, le raï et le ragga forment une cohérence musicale extrêmement riche, en constante évolution.

50Expression de la culture hip hop, le rap est accompagné également par le graphisme et la danse. L’instrument du rap c’est la voix, c’est pour le reste une musique électronique échantillonnée facile à produire et à reproduire pour un débutant. Tout le monde y a donc accès et peut se l’approprier, cette culture appartient à tous. De même, le droit d’entrée du graffiti consiste en une simple bombe de peinture, et celui de la breakdance en un survêtement et une paire de baskets. Dans cette culture sans barrière d’entrée, l’apprentissage par le groupe et l’entraide est fondamental. Le rap a ainsi été le vecteur d’une nouvelle sociabilité. Et dans la revendication d’une culture à soi, les jeunes Français des cités ont découvert avec l’expression hip hop une situation et une identité similaires à la leur.

51L’autre grand intérêt du rap est qu’il est en phase parfaite avec la tradition française de chansons à texte. Les textes de rap sont des trésors poétiques, je prendrai pour exemple : « Le maton me guette » de Passi, ou « Pris pour cible » de Sniper qui seront certainement étudiés à l’école au cours de ce siècle.

52En France, pour en revenir au début des années 1990, de nouveaux artistes de grand talent trouvaient avec le rap un vecteur d’une vitalité et d’une puissance créatrice extraordinaires. Le rap français, c’étaient alors deux groupes formés en 1989 : « Suprême ntm », avec Joey Starr et Kool Shen en Seine-Saint-Denis, et « iam » de Marseille, animé par Akhenaton, Kheops et Shurik’N, qui s’étaient fait connaître par la parodie « Je danse le mia ». Une troisième entité émergeait du côté de Sarcelles : le collectif « Secteur Ä » issu du « ministère amer » à l’initiative de Passi, Stomy Bugsy, puis Doc Gyneco. Ces artistes voulaient s’en sortir, exister, faire reconnaître leur voix et leur musique. Voilà les stars de demain qui seront le son de notre radio !

53C’est cette vision du rap comme devant devenir la musique centrale de la nouvelle génération qui nous a conduit à être la radio motrice de la révolution rap en 1995-1996. Ce pari où nous jouions notre peau nous enthousiasmait. Skyrock devenait « premier sur le rap ». La loi sur les quotas de chanson française en radio votée en 1994 accrut encore notre préférence. Certains attendaient en votant cette loi une flopée de petits Cabrel, ils ont eu sur « Sky » la déferlante rap. Et ainsi, avec Skyrock en fer de lance, le rap est devenu le premier genre musical de la jeunesse en France dès 1999.

54Le Débat. – Vous avez également défrayé la chronique par les émissions de libre parole animées en particulier par Difool.

55P. B. – Difool est arrivé sur l’antenne de Skyrock en 1997. C’est un génie de la radio, un extraordinaire talent en symbiose avec les auditeurs. Son forum de libre antenne – il est l’inventeur de l’expression – est conçu pour que chacun s’exprime en direct. L’émission est depuis son lancement la première émission de France de 21 heures à minuit sans interruption ! Grâce à lui, l’antenne s’est ouverte à la parole de toute une génération jusque-là ignorée et marginalisée. La radio prend ici une dimension humaine et sociale extraordinaire. C’est pourquoi nous faisons de la radio. Et cette exaltation se renouvelle avec Difool à chaque émission.

56Difool mit en pratique le slogan de son émission : « Total respect, zéro limite ». La jeunesse qui s’exprimait à l’antenne n’était pas filtrée, polie, aseptisée, elle était nature, vraie, s’exprimait avec ses mots et parlait de tout. « Mon Dieu, voilà la radio des banlieues »… – expression à dire en faisant une moue de dédain accompagnée d’un air entendu. Comme ils sont « vulgaires et violents » ! « Comment se payent-ils ces téléphones portables ? » Ne peuvent-ils pas « au moins apprendre à parler » ?

57C’est pourquoi nous nous sommes heurtés à tant d’hostilité. Nous avons vu se dresser contre nous l’obstacle du racisme. Nous avions rompu le cordon sanitaire qui protégeait les « Olivier » des « Abdel » et les « Sylvie » des « Nabila ». Ce qui faisait le plus de mal aux racistes, ce n’était pas la coexistence, mais la fusion, ce n’était pas l’échec, mais la réussite. Chacun à sa place. Si j’avais dirigé une radio de pauvres s’adressant à des pauvres, une radio communautaire, j’aurais bénéficié d’une subvention et d’un terrain de basket-ball. Tout le monde aurait trouvé ça formidable. Mais nous avons créé la radio la plus écoutée par toute une génération sans discrimination, une radio rentable, avec des annonceurs, qui contribue au succès d’artistes qui multiplient les disques d’or. Une radio qu’écoutent les enfants des élites d’origine européenne. Un vrai haut-le-cœur. C’était trop !

58Le Débat. – Comment s’est traduite cette opposition ?

59P. B. – Par la calomnie, les préjugés, la censure administrative et la quarantaine publicitaire. En fait, une réaction d’une rare violence.

60Le Débat. – Vous avez été étonné de cette adversité ?

61P. B. – Elle est fonction du rôle que nous avons été amenés à jouer. Skyrock arrive dans une société qui ne dispose pas de médias susceptibles de témoigner de sa diversité. Et, d’ailleurs, on ne peut blâmer les grands médias, comme les chaînes de télévision, de ne pas être représentatifs de cette diversité : leur cœur de cible est un public de plus de cinquante ans, qui, majoritairement, ne vit pas dans un contexte de diversité ethnique. Mais si vous vous adressez à un public de moins de vingt-cinq ans, un tiers est d’origine extra-européenne. Skyrock n’est pas une radio communautaire, c’est un média de masse. Nous faisons donc irruption avec cette musique et cette culture qui s’est forgée dans la mixité multi-ethnique forcée des cités. La jeunesse issue de cette mixité s’empare du rap. Skyrock a mis au grand jour cette mixité et cette musique. La nouvelle société française se forge à sa périphérie, la mixité est en voie de devenir non plus forcée, mais banale. Pensant anticiper la musique, nous avons anticipé une métamorphose de notre société. Et pourtant, nous n’avons fait que passer la musique et donner la parole à des gens qui n’y avaient pas accès : notre anticipation n’est donc que le reflet de notre retard. Nous nous sommes simplement « mis à l’heure » de la société française.

62Le Débat. – Comment caractériseriez-vous cette nouvelle génération que vous avez touchée ?

63P. B. – La jeune génération des années 1960 était celle du baby-boom, sa caractéristique première était sa quantité, elle allait, par sa masse et sa vitalité, déborder et transformer les sociétés occidentales. Tel un lapin avalé par un boa dont on voit la forme du corps transiter dans le serpent au fur et à mesure de la digestion, les générations du baby-boom altérèrent jusqu’à la rupture le corps social sur leur passage : les maternités, les écoles, les universités, les retraites… La force de leur nombre leur procura une telle expérience collective qu’elles s’arrogèrent le monopole définitif de la jeunesse et firent de leur culture, de leurs valeurs et de leur parcours intellectuel la référence commune et ultime. Quelle homogénéité ethnique cependant ? Combien de Français d’origine maghrébine ou africaine dans ces foules étudiantes qui lançaient leur casque en l’air en ces années 1968-1971 en hommage à Hô Chi Minh ?

64La caractéristique première de la nouvelle génération d’aujourd’hui n’est pas la quantité, mais la diversité. La génération actuelle est celle du métissage. Les mouvements migratoires des décennies passées et ceux en cours font que la clef de la compréhension de la nouvelle génération passe par la reconnaissance de cette diversité.

65Nous vivons une métamorphose démographique. Dans les années 1960, la France connut une forte immigration du travail, généralement des hommes jeunes, principalement du Maghreb. Cette immigration fut interrompue en 1975, compte tenu de la crise économique d’alors qui ne la justifiait plus. S’y substitua une politique de regroupement familial qui la transforma en immigration de peuplement. De cette initiative naîtra, vingt ans plus tard, une nouvelle génération d’une grande diversité ethnique.

66Si l’on assortissait la traditionnelle pyramide des âges d’un coefficient de diversité ethnique, on s’apercevrait que plus on monte en âge, plus la société est mono-culturelle et mono-ethnique. À l’inverse, les plus jeunes sont au cœur de cette mutation démographique. La comparaison visuelle entre une réunion du Conseil constitutionnel et une classe de maternelle urbaine montre bien cette rupture.

67Cela signifie une schizophrénie démographique : une France blanche des plus de trente ans et une France multicolore des moins de trente. La première France a ignoré la seconde et ne l’entrevoit que par les comptes rendus télévisés de ses manifestations les plus violentes. La difficulté habituelle de communication entre générations se trouve ainsi accentuée et la dialyse sociale, qui ne fait accéder aux niveaux supérieurs que ceux qui ressemblent à ceux qui y sont déjà, renforce encore cette rupture.

68Les sociétés occidentales seront autant bouleversées par la diversité générationnelle qu’elles l’ont été jadis par la quantité générationnelle. Cela signifie malheureusement et comme toujours un affrontement entre la France qui arrive et celle qui s’en va.

69Le Débat. – Vous avez finalement survécu à cette crise. Comment en êtes-vous sortis ?

70P. B. – L’administration se préparait à la curée, nos concurrents se déchaînaient contre le rap et notre libre antenne, la radio entrait en perte… Tandis que l’audience augmentait. En 1998, les deux buts de Zinedine Zidane qui donnèrent à la France la Coupe du monde de football mirent la France multicolore à la mode. Nous bénéficiâmes soudain d’une aura de sympathie qui reconnut notre succès, les affaires reprirent. Il nous fut donné de nous maintenir. Les commentateurs, voyant décidément l’audience s’accroître, l’expliquèrent par un exotique et passager effet de mode. Cette année-là, malgré tout, nous passions la barre des trois millions d’auditeurs chaque jour.

71Le Débat. – Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de démagogie pro-adolescente ?

72P. B. – L’émission de Difool est le premier forum d’expression de toute une génération, son propos positif est entendu par plus d’un million de gens chaque soir. Notre refus par principe de l’incitation à la violence ou à la haine contre quiconque trace un cap où se reconnaît une multitude.

73La rudesse pour certains de la forme s’accompagne d’une modération sur le fond. Les propos de Difool expriment les valeurs de l’attention et du respect d’autrui. Nous détestons et rejetons la discrimination sous toutes ses formes. Nous ne faisons pas de mal aux auditeurs.

74Skyrock est une radio horizontale qui parle le langage de ceux qui l’écoutent. Écoutez la radio libre de Difool et vous entendrez la parole exacte et sans manipulation de la nouvelle génération. Skyrock est une radio sans condescendance, sans filtres sociaux. Notre centre de gravité est la culture de rue, le quotidien, le réel.

75Skyrock est la caisse de résonance des conversations de groupes adolescents. La radio est le forum, à l’antenne et en ligne, des échanges, des questions, des expériences de la nouvelle génération. C’est un lieu hertzien et électronique de partage. C’est un espace libéré des préjugés et des tutelles du monde adulte. La radio leur appartient. C’est un univers d’expression personnelle et culturelle entre égaux.

76La déconsidération de la nouvelle génération, la discrimination qu’elle subit trouvent ici un antidote puissant ! Alors que la forteresse de la société française aux ponts-levis fermés s’isole et ignore sa propre jeunesse, Skyrock fonde un lien collectif qui relie chacun aux autres au travers d’une expression générationnelle reconnue et centrale.

77Nous considérons les auditeurs adolescents comme équivalents des adultes. Il n’y a pas pour nous de citoyens de seconde zone que l’on priverait de ce fait d’un discours de responsabilité. Cela signifie que nous promouvons l’autonomie, l’information pour un choix éclairé, le libre arbitre raisonné.

78À l’antenne, chaque auditeur est une personne à part entière, une personne intégrale, complète et traitée comme telle. Cette attitude de respect individuel s’étend ensuite aux valeurs collectives de respect d’autrui et d’un vivre-ensemble républicain.

La radio-communauté

79Le Débat. – Passons au dernier développement de votre entreprise, l’Internet, qui, avec le « rap », en est le deuxième pilier. Comment avez-vous eu l’idée d’investir sur le vecteur des blogs ?

80P. B. – La relation aux autres, leurs réactions ont toujours été centrales. Dès 1983, avec « La Voix du lézard », j’ai cherché à développer des systèmes d’échanges téléphoniques autour de la station.

81Lorsque, début 1984, le kiosque « Minitel » fut ouvert aux éditeurs de services, nous lançâmes une messagerie directe anonyme géante associée à la radio, puis toutes sortes de services de rencontres. La manne financière provenant des centaines de milliers d’heures de discussion devant le petit écran noir et blanc contribua au développement de Skyrock.

82Le Minitel a été une extraordinaire école de l’interactivité en ligne. Nous y avons acquis un savoir-faire qui se révélera décisif au moment du développement de l’Internet.

83Nous nous y sommes engagés au début des années 1990. Nous étions déjà extraordinairement impliqués dans l’interactivité. Nous avons constitué une équipe, sous la direction de Frank Cheneau, qui rassemble aujourd’hui une cinquantaine de personnes et qui marie des cursus de vétérans du Minitel et de la téléphonie à des développeurs issus de l’univers du logiciel libre à la « Linux ».

84Au fur et à mesure, par essais et erreurs, par un apprentissage à marche forcée, par intuitions aussi et par un travail collectif sans compter, nous avons développé une plate-forme globale qui est aujourd’hui, en France, la première plate-forme interactive de la nouvelle génération.

85Sur le seul mois de novembre dernier, nos sites ont réalisé 2,118 milliards de pages vues, 89 millions de visites et totalisé 15,8 millions de visiteurs uniques. Plus d’un million et demi de personnes viennent chaque jour sur nos sites et y passent en moyenne au total vingt et une minutes par mois. Notre famille de sites est en tête du classement de sites « CybereStat » de Médiamétrie, devant les « Pages jaunes », et en tête des sites de médias du Panel Nielsen-Médiamétrie, devant TF 1. Enfin, le groupe « skyrock.com » est devant Google en France pour les 13-24 ans. Cette expérience en ligne se prolonge en téléphonie mobile avec plus d’un demi-million de sms générés par nos services chaque mois et cent mille utilisateurs mensuels sur nos sites pour mobiles.

86Cette exceptionnelle audience, nous la devons pour beaucoup à la compréhension, acquise par l’expérience, du potentiel du réseau et de son usage par la nouvelle génération. La nouvelle génération à laquelle nous nous adressons est la première génération de la révolution Internet et de la révolution de la téléphonie mobile. 80 % de nos auditeurs ont accès à Internet et 86 % ont un téléphone mobile.

87Alors que nous arrivons dans le monde numérique avec notre passé vécu dans le monde analogique, la nouvelle génération y grandit. Pour reprendre la métaphore de Marc Prensky, nous serons toujours des émigrés de l’analogique dans un monde numérique alors qu’eux en sont les natifs. Ce sont donc les pratiques de cette nouvelle génération numérique qui sont le meilleur indicateur de ce que la société tout entière va devenir.

88Le Débat. – Quel est pour vous le changement essentiel ?

89P. B. – La radio traditionnelle est un point d’émission agrégeant un nuage d’anonymes appelés collectivement « audience ». Cette population abstraite est définie par sa fonction passive d’écoute. Dénombrée par extrapolation de sondages réguliers, ses comportements sont ainsi supposés tandis que sont statistiquement cernés quelques critères socio-économiques pour tenter de la définir. Le métier de la radio fonctionne ainsi depuis trois quarts de siècle.

90Ce modèle est celui des médias de masse électroniques du xxe siècle, c’est le modèle de la diffusion. Nous pensons qu’Internet révolutionne cet âge de la diffusion. Car l’Internet n’est pas seulement un nouveau moyen de diffuser des informations comme l’imprimerie n’est pas seulement un moyen supplémentaire de recopier la Bible.

91La puissance d’Internet réside dans le réseau social d’échange électronique qu’il permet : en un mot, la force d’Internet c’est la conversation. Le xxe siècle a été l’âge de la diffusion, le xxie est l’âge de la conversation.

92La radio dans cette dynamique devient l’agrégateur d’une audience qui d’un nuage de points anonymes se mue en un réseau social en conversation permanente avec lui-même et avec la radio. Le modèle vertical de l’émetteur unique rayonnant à destination de récepteurs multiples et muets évolue en un modèle horizontal d’un maillage d’émetteurs-récepteurs qui se superpose au modèle initial. Notre radio n’est plus une radio traditionnelle, elle est devenue une radio-communauté. Nous formons avec la communauté électronique web et mobile un tout indissociable. L’Internet n’est pas un moyen de diffusion, c’est une part organique de la radio.

93La radio-communauté se construit d’abord et à partir et autour du programme radio qui en est le fédérateur ; ce processus ressemble à la manière dont la nacre s’enrobe autour d’un noyau pour constituer progressivement une perle. La rétroaction de cette radio-communauté est aujourd’hui aussi importante pour nous que l’électricité. Pourra-t-on demain être une radio sans être une radio-communauté ? J’en doute. Nous avons été métamorphosés, « net »-amorphosés. Nous ne sommes plus une radio qui a des auditeurs, mais des auditeurs qui ont une radio. C’est peut-être la meilleure chose qui ait pu nous arriver.

94Le Débat. – Quand, exactement, avez-vous développé les skyblogs ?

95P. B. – C’est cette réflexion sur la nature conversationnelle du réseau et son appropriation par la nouvelle génération qui porte nos développements. Et c’est dans cet esprit que je me suis intéressé aux blogs courant 2000. Un blog est un site web d’expression personnelle sur lequel on publie des articles de manière souvent rétro-chronologique : le dernier article publié est le premier visible. Les articles orientent par des liens vers d’autres sites et sont ouverts aux commentaires des internautes. Un blog est un carrefour conversationnel, un mini-réseau relationnel dont l’auteur est le point focal, un « ego-système », ai-je pu lire. Les premiers blogs que je parcourais me passionnaient par leur qualité intellectuelle, les personnalités qu’ils permettaient de découvrir et les trésors d’intelligence vers lesquels ils pointaient. Bref, les idées conduisaient à des amis et ces amis à des idées. J’ai pensé transposer cet outil sophistiqué d’adulte averti en une plate-forme communautaire gratuite de libre expression et de réticulation pour la nouvelle génération. L’idée était de concevoir un logiciel qui permette de publier aussi facilement qu’on envoie un courrier électronique, performance qu’ont accomplie nos développeurs. Après deux ans de maturation, nous avons ouvert « skyblog.com » fin 2002.

96Aujourd’hui (décembre 2005), « skyblog.com » compte plus de 3,5 millions de skyblogs actifs (mis à jour ou consultés régulièrement) ; de 10 000 à 20 000 nouveaux skyblogs s’ouvrent chaque jour et de 500 000 à 1 000 000 d’articles sont publiés quotidiennement. Il y a en France moins de dix millions de 13-24 ans, plus d’un sur trois a un skyblog aujourd’hui. Les skyblogs représentent 20 % des blogs français et environ 10 % des blogs mondiaux. Il s’agit de la première plate-forme européenne de blogs.

97Le blog est le moyen de publication le plus facile et le moins cher qui ait jamais existé et qui se combine au meilleur réseau de distribution d’informations qui ait jamais existé : l’Internet. La barrière d’entrée au média est abolie. Les blogs sont comme ces manifestants debout en 1989 sur le mur de Berlin. C’est pour la nouvelle génération un extraordinaire accélérateur et amplificateur de sa culture métissée, hip hop et mondiale. La conversation électronique entre égaux devient le premier vecteur d’informations indépendantes, d’échanges transparents, désintéressés et coopératifs. La parole de personne à personne pèse plus que toute autre.

98Pour l’auditeur, l’internaute, la radio-communauté est un lien social puissant. Il n’est plus seul : le partage et la solidarité réconfortent. 80 % du trafic sur nos sites résultent de la consultation de contenus créés par des skynautes ou d’échanges entre eux. La rupture avec le monde adulte, la revendication d’autonomie et les choix culturels sont enrichis et validés par d’innombrables semblables. La force de frappe média du monde adulte n’est pas capable de rivaliser. La nouvelle génération est en situation de contrôle de son expression. Elle se connecte à quelque chose de vivant : elle-même.

99C’est pourquoi skyrock.com évolue en un « portail communicationnel ». Au lieu du portail en ligne traditionnel des années 1990 qui fédérait les contenus, nous devenons un tableau de bord d’accès aux autres, rassemblant des outils d’échange Internet et mobile : rencontres, messagerie directe, messagerie instantanée, forums, blogs, etc. Une logique de productivité relationnelle se met en place : il s’agit de faciliter les relations pertinentes et les échanges, le maillage au sein du réseau social. Nous avons d’ailleurs lancé notre propre messager sur pc et mobile : le « sms ». Le portail communicationnel est un carrefour de portails, car chaque blog est une porte d’entrée individuelle sur le réseau.

100La loi de Metcalfe dit que la valeur d’un pc croît d’une puissance « n » lorsqu’il se connecte à un réseau de « n » pc. Nous pensons que l’émancipation de l’individu est également proportionnelle à la taille du réseau auquel il se connecte. Avec Internet, cela change tout.

101Le sociologue Gustave Le Bon avait, à la fin du xixe siècle, dans son ouvrage La Psychologie des foules, montré comment la foule engloutit l’individu et transforme une somme d’intelligences en une masse suggestible et violente. Aujourd’hui les sociologues parlent, au contraire, de « foules intelligentes ». Car le réseau interactif, au lieu de réduire, augmente et démultiplie le produit des intelligences concertées. Le réseau a toujours plus de chances que vous d’avoir raison. Le mille-pattes de la foule est devenu le mille-têtes du réseau. Le cerveau collectif et désormais allumé, c’est un réseau pensant. Et cette dynamique collaborative devient la force d’une génération entière.

102Le Débat. – Quelles sont vos tâches par rapport à cette communauté qui existe au travers de vous ?

103P. B. – Réussir une communauté électronique, un réseau social, est un métier aussi dur que de réussir une radio, cela nécessite un énorme travail, beaucoup de talents et des compétences diverses. Une parole sans réponse est une parole qui meurt. La récompense, c’est la réponse, la prise en compte, le retour, la mesure. Être un média communautaire signifie sans cesse faire disparaître l’unilatéral, sans cesse boucler avec la communauté : commentaires sur les messages, commentaires sur les commentaires, réponses aux commentaires, classement des commentaires, commentaires sur le classement… Il faut tout mesurer, tout montrer, chaque connecté doit vivre et participer aux pulsations de l’ensemble à chaque instant. La reconnaissance, le partage, la mise en avant, la valorisation sont fondamentaux. Cette reconnaissance est la monnaie communautaire.

104Une communauté auto-publiante ne se pilote pas comme un média classique s’adressant à une audience passive. Un média traditionnel pratique le front publishing, c’est-à-dire la mise en avant d’opinions ou de thèmes, un média conversationnel, quant à lui, met en scène la parole d’autrui, ce que nous appelons le back publishing. Ce travail consiste en une modération ainsi qu’une facilitation de l’échange et de l’intégration des publications individuelles. Sur notre site d’entraide scolaire « yazata.com », ce travail invisible est fait par des profs. Sur notre site de santé, « tasanté.com », les forums de soutien par pathologie sont ainsi modérés a priori par des médecins.

105Ce travail de mariage du code informatique et du code culturel se soumet de lui-même au regard critique de la communauté qui contribue à la modération, au contrôle des abus et inspire sans cesse de nouvelles innovations.

106Le Débat. – Y compris, justement, dans ce qu’est un texte ou un échange entre personnes…

107P. B. – La nouvelle génération a sorti la langue écrite de son formalisme de publication pour la reformuler en un discours sans normes empruntant à la phonétique, à l’argot et à la réduction des messages pour mobiles. L’explosion scripturale de cette oralité conversationnelle, de ce flot textuel sans autre contrainte que celle de se faire comprendre de ses pairs, déconcerte. C’est un français écrit nouveau. De la même manière que nous avons plusieurs niveaux d’oralité en fonction de nos interlocuteurs, voici que s’établit ici une écriture parlée. On remarque, d’ailleurs, que la plupart maîtrisent une langue écrite correcte et se lâchent simultanément dans une expression triviale sur leur skyblog. À tel point que la langue trouve une créativité nouvelle dans la multiplication des orthographes et des synonymes : les « copains » peuvent être des « cop », « kop », « keup », « kopin » ou bien des « soss », « sauss », soit, plus traditionnellement, des « potes », « poto », ou encore, provenant de l’arabe, des « sahbi ». Des mots différents expriment une variété de nuances, de la même manière que, dit-on, les Esquimaux disposent de quelques dizaines de mots pour nommer la neige en fonction de son état. Et cette créativité évolue en permanence. Ce dont il faut se préoccuper, ce n’est pas cette émancipation des règles dans un entre-soi électronique, mais plutôt de l’abandon de ceux dont la pauvreté du langage verrouille les destins.

108Le Débat. – Revenons sur ce travail de back publishing, phénomène important du point de vue de la compréhension du modèle Internet. Car, en plus de la mise à disposition d’un espace d’expression, vous effectuez un travail de mise en scène.

109P. B. – C’est un énorme travail ! Skyblog est avant tout un site de publication communautaire : on publie en sachant qu’on sera lu, pour l’essentiel par des gens de sa génération. Pour ce qui est de la mise en scène, le site « skyblog.com » présente plusieurs listes qui classent les skyblogs en fonction de leurs audiences, mais aussi une sélection éditoriale de sites, un annuaire alphabétique et un moteur de recherche.

110Par ailleurs, la modération a posteriori des articles est une lourde tâche. Notre idée centrale est d’une part que la liberté d’expression de la génération Skyblog soit protégée par notre travail de modération et que, d’autre part, la publication implique des responsabilités, responsabilités que nous avons intégrées dans une charte qu’il est nécessaire d’approuver pour créer son skyblog. C’est un vivre-ensemble républicain que nous avons mis en œuvre.

111Notre modération s’appuie sur trois procédures : un filtrage par mots clefs sélectionnant les articles qui les contiennent et les portant à notre connaissance (117 mots clefs) ; l’icône « cybercop », présente sur chaque page, qui permet à chaque internaute de nous signaler un article qu’il estime en contradiction avec la charte ou la loi (300 alertes par jour) ; un visionnage de toutes les photos (jusqu’à 1 million par jour).

112À l’issue de ce travail, environ 6 500 articles, en moyenne, sont supprimés, et dix skyblogs sont désactivés chaque jour. Dans les cas graves, non seulement nous fermons l’accès au site, mais nous alertons les autorités compétentes. Enfin, nous avons établi des partenariats avec des associations afin qu’elles puissent contacter directement des internautes en mal de vivre, notamment ceux qui expriment la tentation du suicide. Nous sommes en effet au cœur de la société et de ses problématiques, et, comme tous ceux qui affrontent le réel sur le terrain, nous ne pouvons que faire de notre mieux.

113Le Débat. – Comment financez-vous tout cela ?

114P. B. – Par la publicité essentiellement. Le chiffre d’affaires de notre groupe « Orbus » a été de 30 millions en 2005, la part des recettes liée à l’interactivité est de 7 millions, soit plus de 20 % du total, et ce qui fait de nous le huitième chiffre d’affaires publicitaire de l’Internet en France devant TF 1, en dixième position. La croissance du chiffre d’affaires radio est d’environ 5 % par an, celle de l’Internet a été de plus de cent pour cent. Même à un niveau de croissance bien inférieur, l’Internet constituera la contribution majeure à notre résultat avant cinq ans. Notre excédent brut d’exploitation pour 2005 devrait être de 6 millions d’euros, il s’agit donc d’une affaire prospère que nous pouvons porter bien plus loin.

115Nous sommes au cœur d’une nouvelle efficacité de la publicité : le volet classique de la diffusion, une campagne de messages publicitaires par exemple, s’améliore d’un volet conversationnel : forum en ligne dédié à la marque, skyblog officiel de la marque, skyblog de test du produit par les internautes. Un message publicitaire sans prolongement conversationnel sera demain aussi incongru qu’une publicité presse sans adresse Internet ou qu’une carte de visite sans e-mail.

116De plus, nous recevons près d’un million de messages par jour ; chaque jour, plus de contributions que la totalité des réponses à tous les sondages sur la nouvelle génération réalisés chaque année nous parviennent. Notre expertise sur la nouvelle génération s’augmente et se met à jour en permanence par l’intégration de ce flux. Il s’agit là d’une rétroaction en temps réel avec une population entière. C’était inimaginable il y a dix ans.

117Lorsque nous rencontrons un annonceur, nous pouvons enrichir ses propres connaissances par une synthèse de milliers d’extraits de conversations électroniques publiées sur nos sites citant ses produits et son univers de concurrence. Nous disposons d’une ressource d’informations unique dont le traitement et les débouchés sont encore à peine esquissés.

118Le Débat. – Nous pourrions conclure sur cette économie de l’Internet, dont vous êtes devenu un des principaux acteurs en France. Une image d’Épinal, idéologique, présente l’Internet comme le marché parfait. Votre expérience conduit plutôt à une perspective toute différente : ce n’est pas le monde de l’absence d’intermédiaires.

119P. B. – En effet, et pour le comprendre il faut commencer par la socialisation individuelle sur le réseau. Le monde dans lequel nous entrons, et où la nouvelle génération nous précède, est celui du réseau universel auquel chacun et chaque objet sont connectés en permanence. L’habitude de l’échange constant se traduit de manière rustique aujourd’hui par les indicateurs de statut sur les messageries instantanées : d’un coup d’œil sur ma liste de contacts, je sais qui est disponible ou pas. J’entre finalement peu à peu en conversation permanente, synchrone et asynchrone, par le texte, la voix et l’image. Lorsque la voix sur Internet, la « VoIP », se généralisera, on ne raccrochera plus. Et cette conversation continue avec les pairs devient le centre de gravité relationnel. Cette présence permanente intègre les activités accomplies simultanément : « chatter » sur son messager, écouter de la musique à la radio, rédiger un devoir en mangeant une part de pizza avec un œil sur le flot de clips d’une chaîne tv.

120Une même personne va se socialiser dans plusieurs de ces micro-réseaux en fonction de ses centres d’intérêts et humeurs. Andy Warhol accordait à chacun quinze minutes de célébrité ; à l’âge de la conversation chacun peut être célèbre pour quinze personnes. Toute passion communiquée fait de vous une star. Et l’horizon s’étend : à chaque identité que l’on prend, l’on découvre dix « alter ego ». On peut débattre avec les uns de Levinas et jouer avec les autres à « World of Warcraft », ou encore changer de sexe ou d’âge dans le monde virtuel de « Second Life ». Sur le réseau, l’on devient multiple et le monde réel un possible parmi d’autres. L’objectif est toujours, quelle qu’en soit la forme, d’aller par son expression à la rencontre des autres.

121Cette conversation restreinte et continue entre pairs s’intègre et s’ajoute à la conversation électronique globale qui devient une des principales sources d’information. Si je souhaite acheter un appareil photo, je taperai sur Google la référence de cet appareil suivie du mot « problem » : croyez-vous que je vais l’acheter si cette association de mots fait apparaître une liste de milliers de pages contenant cette combinaison ? Le nouvel intermédiaire c’est la conversation.

122La conversation prend d’ailleurs un tel poids qu’elle est à l’origine du succès de nombreuses entreprises qui ont su l’intégrer : « eBay », le site d’enchères électroniques qui fonde la probabilité d’une transaction sur la réputation des vendeurs et des acheteurs librement inscrite par les utilisateurs du service ; Google, le moteur de recherche, qui classe les réponses en fonction du nombre de liens hypertextes amenant à ses pages, liens qui matérialisent l’intelligence collective de mise en relation des mots et des réponses ; Amazon, le commerçant en ligne, qui vous suggère des lectures en fonction des livres achetés par d’autres et dont le site s’enrichit de centaines de milliers de commentaires, de critiques et d’avis éclairants ; Flickr, le site de partage de photos ; MySpace, le site d’expression personnelle adolescente ; Wikipédia, l’encyclopédie en ligne forte de deux millions d’articles écrits et corrigés bénévolement… Sans oublier la mutualisation des fichiers musicaux, la dissémination virale des nouveaux services de communication comme Hotmail, le logiciel de courrier électronique accessible par le web, ou Skype, le service de téléphonie par Internet.

123La somme des intelligences individuelles peut être ainsi employée et mise au service de tous. Les gens veulent parler entre eux et cette force-là est sans rivale. Après la majorité silencieuse, voici la majorité bavarde. Les skyblogs en sont aussi l’expression la plus directe : c’est la nouvelle génération tout entière qui fait ce service, service qui ne serait rien sans elle. Un journal sans lecteur est un journal, mais eBay, Google, Flickr, Amazon et tant d’autres, sans l’apport permanent des gens, n’existeraient même pas.

124Les médias traditionnels ont été qualifiés, traduction fruste de l’anglais, de « contenus », et chacun de s’évertuer à les mettre en ligne. Le drame, c’est que contenu implique un contenant et que l’Internet n’est pas un contenant, mais un illimité. Sur Internet, les contenus figés dans leur matérialité sont démembrés en sources et ces sources sont directement réagrégées par chacun sous forme de liens sur des blogs ou rassemblées par un lecteur rss (Real Simple Syndication) qui met à jour automatiquement les sources sélectionnées. La consultation traditionnelle était un passage obligé ; elle devient un choix. Ces sortes de revues de presse électroniques commentées que sont certains blogs s’intermédient entre les sources et le lecteur avec un modèle économique à construire.

125De la même manière, le podcasting qui automatise le téléchargement de fichiers sonores, principalement à destination des « iPods », éclate la grille d’une station des radios traditionnelles en autant d’émissions autonomes : la fréquence est un contenant, pas l’Internet. Ces radios deviennent alors aussi des collections de sources. Il en sera de même pour les chaînes de télévision qui évolueront en portail à la carte pour tous les écrans : un film qui ne débute pas à la demande, qu’on ne peut mettre sur pause et qui sort d’une boîte stupide, apparaîtra, pour qui est plus habitué au web qu’à la télévision de papa, comme une barbarie d’un autre âge.

126Les services Internet sont à leur tour métamorphosés en source et recombinés en hybrides ou mashups par quiconque en a l’idée. Ce qui donne, par exemple, un mashup de « Google Earth », assemblage de cartes satellitaires, et d’« eventful.com », un site d’informations sur les événements sportifs, culturels et autres : le mashup propose la carte avec l’insertion géographique des événements.

127Cette recombinatoire sophistiquée exprime également la prise de contrôle par le public. Le média, en tant que médiateur, c’est-à-dire intermédiaire entre les sources et le public, est concurrencé dans ce rôle traditionnel par les gens eux-mêmes qui manipulent les sources pour leur convenance personnelle et pour les autres. La conversation électronique devient le médiateur universel du réseau universel au travers de millions d’expressions et de filtres différents. L’éditeur décide de ce qui va être diffusé par le canal d’information qu’il contrôle : radio, télévision, presse. Sur Internet, le réseau est mutualisé et le public prend le pouvoir.

128Aujourd’hui, lors d’un événement dramatique, comme les attentats terroristes à Londres, les images immédiates proviennent des photophones et les premiers témoignages sont transmis par mobile. Chaque individu devient source et chaque moment est capté, stocké et souvent publié. Il m’arrive de rencontrer quelqu’un et de retrouver la photo de notre rencontre accompagnée d’une légende sur son blog. Une édition personnelle phénoménale fait que parfois je rencontre une personne pour la première fois, tout en connaissant déjà par son blog ses dernières vacances au ski et ses soucis avec sa belle-sœur. Nos essentielles banalités, tous nos secrets si semblables, sont – si l’on veut – accessibles en ligne et l’absence d’expression de soi, cette vision old school de la vie privée peut paraître, dans certains cercles, inconvenante et malpolie. Pour un adolescent, cette expression est fréquemment la condition de ses rencontres et de son intégration au groupe.

129Le téléphone mobile joue d’ailleurs un rôle essentiel dans cette médiatisation du quotidien. Pour les plus âgés, c’est un téléphone mobile, c’est-à-dire un téléphone qui a acquis la mobilité. Pour les plus jeunes, c’est un terminal mobile, un substitut ou un prolongement du pc et, par conséquent, les fonctions extravocales et l’accès au réseau ne sont pas des ajouts, mais des nécessités.

130Les coûts de production se sont effondrés. Aujourd’hui, un pc de simple particulier dispose d’une capacité de calcul supérieure à celle du gouvernement des États-Unis au début des années 1960. Aujourd’hui, chacun peut écrire, dessiner, filmer, produire de la musique, publier en disposant d’outils réservés aux élites créatives du siècle dernier. Le terme « amateur » change de sens, car ce dernier ne ménage pas ses efforts pour ce qui le passionne. Ce qui le différencie du professionnel, ce n’est plus le monopole du canal de distribution, c’est le talent. Seul un petit nombre de ces myriades d’initiatives percent et persistent, mais leur qualité et leur contribution nous sont vite indispensables. Je ne voudrais pas que l’on me prive de la vidéo quotidienne d’Amanda Congdon et de son « Rocketboom » ! Le pc devient le moyen de communication avec lequel on publie et par lequel on entre en relation avec la publication d’autrui et ce d’autant mieux que la connexion est à haut débit.

131Cette mutation est, je pense, un changement de culture. La culture passe par plusieurs étapes. La première est la culture sacrée fondée sur l’expression artistique d’une certitude ou d’un dogme métaphysique ; la seconde est la culture élitaire qui, libérée de la contrainte religieuse, est une émanation aristocratique et bourgeoise ; la troisième est la culture populaire qui, certes conçue par une élite, s’adresse soudain à la société tout entière et domine par les médias de masse ; la quatrième étape, dans laquelle nous entrons, est nouvelle : c’est la culture participative, c’est-à-dire une œuvre contributive et collective, c’est le passage, sans jeu de mots, à une société d’auteurs.

132Bien entendu, chaque étape méprise l’étape qui la suit et lui nuit de toutes ses forces déclinantes. Bien entendu, la culture populaire est en guerre contre la culture participative qualifiée, comme il se doit, de sous-culture, de néant boueux et ridicule. C’est pourtant là que se forge l’expression de notre siècle et que publient déjà les talents que l’avenir reconnaîtra.

133Cette révolution de la culture participative dévalue les médias traditionnels qui apparaissent comme des trains fonçant dans la nuit sans jamais s’arrêter à aucune gare. Un discours sans réponse. Un jeune adolescent ouvre un journal et parcourt un article et puis cherche à la fin les commentaires provenant des autres lecteurs. Il n’y en a pas. Et qui s’est habitué à lire ces observations souvent pertinentes sur le Net ne lira plus de journal papier, sauf s’il ne peut faire autrement.

134Le Débat. – Un mot quand même pour terminer (cela intéressera les historiens futurs) : que devient cette énorme production ? Qu’en faites-vous, puisque les blogs se périment et disparaissent ?

135P. B. – Nous gardons tout. J’ai la culture du document et de la conservation. Mon père, Claude Bellanger, grand historien de la presse, m’avait initié depuis mon plus jeune âge aux livres rares, aux premiers journaux, des incunables à La Gazette de Théophraste Renaudot… Tous les skyblogs sont stockés sur disque optique. C’est à la disposition des chercheurs, que nous accueillons d’ores et déjà. C’est une mine sociologique inimaginable.

136Le Débat. – D’ores et déjà riche de quelques dizaines de millions de pages…

137P. B. – C’est une ressource fabuleuse. Imaginez-vous pouvoir consulter trois millions de journaux intimes de 1963 ?


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.139.0146

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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