Notes
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Jean-François Sirinelli est directeur du Centre d’histoire de Sciences Po. Il a récemment publié Comprendre le xxe siècle (Paris, Fayard, 2005).
11. Je ne partage qu’en partie ce diagnostic. Certes, il y a une vingtaine d’années, le constat de l’évolution en cours et le fait que celle-ci, effectivement, introduisait une réelle rupture par rapport au cycle précédent dont Sartre avait été la figure éponyme rendaient brûlante cette question des rapports entre médias et intellectuels. Ceux-ci, hommes et femmes de l’imprimé, se retrouvaient en effet en porte à faux. À bien des égards, jusque-là, l’engagement sartrien et, déjà auparavant, les grands engagements des clercs depuis l’affaire Dreyfus avaient consisté en l’expression publique d’une opinion privée, relevaient d’un processus de transmission et passaient par un vecteur culturel. Or, dans une société française travaillée en profondeur depuis la fin du xixe siècle par une culture de masse fondée sur des vecteurs imprimés, il y eut donc un long cycle où ces intellectuels avaient le sentiment de pouvoir peser sur le cours de l’histoire de la communauté nationale à laquelle ils appartenaient. Les choses, en réalité, étaient bien sûr singulièrement plus complexes, mais une réalité demeurait : les intellectuels étaient en phase avec les vecteurs culturels dominants ; ils en étaient même, avec les journalistes de la presse écrite, les acteurs principaux.
2Puis est venu le temps des médias, entendus ici au sens de supports essentiellement fondés sur l’image et le son. Le processus fut certes progressif, mais les années 1980 ont bien été, sur ce plan, une décennie de prise de conscience : les intellectuels n’étaient plus placés directement in situ, sur le tracé des grands supports culturels de masse. Cette prise de conscience a conféré son caractère brûlant à la relation intellectuels-médias. Pour autant, et c’est là qu’est ma divergence d’appréciation, je ne suis pas sûr qu’un divorce à l’amiable ait eu lieu. Assurément, ces années 1980 ont vu une réactivation de l’imprimé dans l’une de ses formes les plus nobles, c’est-à-dire la revue. Le redéploiement des activités et des formes d’expression d’une partie des intellectuels a pu ainsi s’opérer, favorisant une cléricature d’énonciation et non plus de dénonciation. En ce domaine, le divorce a été bénéfique, et le désastre écologique annoncé, celui de la disparition de l’espèce des intellectuels, n’a pas eu lieu. Mais force aussi est de constater que la montée en puissance des médias audiovisuels s’est poursuivie et qu’à défaut d’un désastre écologique il y a bien eu modification de l’écosystème culturel français et que la place en son sein des hommes et des femmes de l’écrit a continué à se dégrader.
32. « L’intellectuel médiatique » existe, et nous le rencontrons désormais de plus en plus souvent. Le phénomène a une histoire, qu’il faudrait un jour reconstituer. Et même une préhistoire : Sartre, à sa manière, a été le premier intellectuel médiatique, passant, en quelques années à peine, après la guerre, au statut de monstre sacré du monde des lettres. Mais, dans son cas, ce statut était encore, d’une certaine façon, un hommage du monde des médias à ce monde des lettres. Il n’y avait pas de la part de Sartre une recherche de cette ombre portée médiatique, et c’était la figure du grand écrivain qui séduisait et fascinait la presse, y compris populaire. Puis l’engagement politique du philosophe en une période historiquement très dense a fait le reste. Bien différente est, à cet égard, la véritable naissance de l’intellectuel médiatique dans les années 1970. La « nouvelle philosophie » entend alors délibérément s’installer et rayonner par médias interposés, y compris l’audiovisuel. Même si on laisse de côté la polémique surgie alors à propos de ce que ses adversaires appelleront de façon significative la « pub-philosophie », il y eut bien là une étape significative. Il faudrait, du reste, s’interroger sur la concomitance entre cette émergence et la crise, à la même date, de la figure de l’intellectuel engagé, concomitance qui n’était certes pas une coïncidence.
4Depuis cette date, l’espèce de l’intellectuel médiatique s’est assurément multipliée, même si l’expression recouvre en fait des situations très différentes, depuis l’intellectuel expert, pour lequel les médias audiovisuels ne sont qu’un support parmi d’autres dans la déclinaison des moyens d’expression de son expertise, jusqu’à l’intellectuel people qui constitue une variante plus récente, mais hautement révélatrice, de l’évolution en cours. On a par exemple assisté, il y a près de trois ans, à cette situation qui aurait été impensable auparavant, où la fille d’un intellectuel renommé évoquait ses problèmes conjugaux dans un roman et où la presse people, Paris Match notamment, s’emparait de l’affaire. Le succès en librairie a suivi et, à bien y regarder, la situation n’est pas sans rappeler l’inoculation de cette même composante people dans la sphère politique : la surenchère, depuis une décennie, du monde people autour de Mazarine Pingeot concerne directement notre propos, puisqu’elle a débouché sur plusieurs succès littéraires de l’intéressée. Ou comment la couverture de Paris Match, tout autant que la télévision, interfère bien plus que par le passé sur la liste des best-sellers…
53. Il faut reconnaître que, de l’aveu même des professionnels (attachés de presse, libraires, éditeurs), les émissions littéraires « sérieuses » sont de moins en moins prescriptrices, en raison de leur très faible Audimat. En revanche, les talk shows, comme ceux de Marc-Olivier Fogiel ou de Thierry Ardisson, font vendre. On se rappelle, par exemple, comment L’Effroyable imposture, dans lequel Thierry Meyssan soutenait qu’aucun avion ne s’était écrasé le 11 septembre 2001 sur le Pentagone, a été propulsé aux premières places des ventes en librairie après un passage à l’émission de Thierry Ardisson en mars 2002. Il y eut bien, ce jour-là, une sorte d’atteinte à la sûreté intellectuelle de l’État. Aucun verrou culturel, en effet, n’a alors fonctionné : le principe de vraisemblance a été neutralisé par la théorie, par essence obscurantiste, du complot ; le verbe délirant n’a pas été contrebalancé par le débat contradictoire, pivot, pourtant, de la controverse intellectuelle ; la simple déontologie du journaliste, chef de gare des flux de paroles médiatiques et, par là même, comptable de leur mise en circulation, a été bafouée, sans que l’excuse du direct puisse être invoquée puisque le propos se retrouvant à l’antenne de cette émission est au contraire, par l’effet du différé et du montage, un propos délibérément et au sens propre monté en épingle.
6Assurément, il s’agit là d’un cas extrême, mais définissant, de ce fait, la ligne jaune. Or, c’est précisément le franchissement de cette ligne qui engendre ici le succès en librairie, c’est-à-dire l’investissement réussi de la sphère de l’imprimé. Plus prosaïquement, l’examen des listes des succès de librairie confirme l’assujettissement de cette sphère à celle que l’on peut, effectivement, qualifier de médiatique. D’une certaine façon, la boucle est bouclée quand on observe, à l’automne 2005, le succès en librairie des Confessions d’un baby-boomer du même Ardisson.
Notes
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Jean-François Sirinelli est directeur du Centre d’histoire de Sciences Po. Il a récemment publié Comprendre le xxe siècle (Paris, Fayard, 2005).