Notes
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[1]
Entretiens.
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[2]
Sekai, octobre 2005, « Les habits de scène de Koizumi ».
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[3]
New Left Review, n° 35, septembre-octobre 2005.
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[4]
Asahi shimbun, 16 septembre 2005.
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[5]
Tokyo shimbun, 16 septembre 2005.
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[6]
Entretiens.
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[7]
Auteur de Populisme à la japonaise, Chuokoronsha, 2003.
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[8]
Sekai, art. cité.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
Tokyo shimbun, 16 septembre 2005.
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[12]
Sekai, op. cit.
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[13]
Sekai, art. cité.
-
[14]
Asahi shimbun, 21 septembre 2005.
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[15]
Entretiens.
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[16]
Chuokoron, décembre 2004.
1Longtemps, la vie politique japonaise a paru terne à un Occident qui avait renoncé à en comprendre les méandres et qui, la renvoyant dans les limbes de l’« énigme », en avait fait la quintessence de l’immobilisme conservateur. La victoire écrasante du parti libéral-démocrate (pld) du Premier ministre Junichiro Koizumi dans les législatives du 11 septembre a inopinément placé le Japon en terrain familier. Le « phénomène Koizumi » a introduit dans la vie politique japonaise une « théâtralisation » et une personnalisation du pouvoir qui la rapprochent singulièrement des démocraties occidentales. Campagne sur-médiatisée et « télé-politique » ont changé la perception du Japon: l’archipel est finalement apparu aux yeux de l’étranger comme une démocratie « normale ». La couverture médiatique internationale de ces élections a témoigné de cette proximité soudaine. Un regain d’intérêt qui était moins dû au fait que le Japon est la seconde économie du monde ou qu’il connaît des mutations socio-économiques, mais à une nouvelle manière de faire de la politique.
2Les élections du 11 septembre ont assurément contribué à moderniser la vie politique nippone et à rénover le camp conservateur en le mettant plus en phase avec son époque: rajeunissement et relative féminisation des élus; évolution du rapport entre ceux-ci et l’électeur (le député étant moins le défenseur d’intérêts locaux que le porte-parole du Premier ministre); avancée dans les zones urbaines qui jusqu’alors favorisaient l’opposition. Le résultat de ces élections devrait enfin se traduire par un renforcement du pouvoir décisionnel du gouvernement s’appuyant sur un parti idéologiquement plus homogène en raison de l’éviction des adversaires de l’« écurie » Koizumi. En cela, le Premier ministre aura contribué à « sauver de lui-même » le camp conservateur, estime Gerald Curtis, politologue spécialiste du Japon à Columbia University [1]. Il l’aura en outre clairement orienté à droite tant en matière économique par son néo-libéralisme que dans le domaine diplomatique, en privilégiant l’alliance américaine au détriment des liens politiques avec ses voisins.
3Un aggiornamento, plébiscité par les électeurs – le Premier ministre a pulvérisé les records de popularité après le remaniement de son cabinet en octobre (62 % de taux de soutien) –, qui n’en comporte pas moins des ombres: la marginalisation du Sénat en raison de la majorité absolue (296 sièges sur 480) dont dispose le pld à la Chambre basse et la neutralisation de toute opposition – à la fois interne au pld (dont le pluralisme a été étouffé par victoire personnelle du Premier ministre) et externe par le laminage de la principale force non gouvernementale: le parti démocrate (de 177 sièges il est tombé à 113).
4Ces élections ont surtout été paradoxales sur un point: le parti conservateur, au pouvoir depuis un demi-siècle (excepté dix mois en 1993), a réussi à soustraire à l’opposition le thème du réformisme pour s’en faire le porte-étendard. Un tour de prestidigitation dont le ressort fut le populisme que pratique avec maestria Junichiro Koizumi, utilisant comme caisse de résonance les grands médias. C’est à la capacité du Premier ministre à « transformer la scène politique en spectacle », et à faire d’une question – la « réforme » de la poste – « une intrigue » que le camp conservateur doit sa victoire, estime le philosophe Hidetaka Ishida [2].
5« Peu d’élections à travers le monde se sont jouées autant sur l’image », écrit l’historien spécialiste du Japon, Gavan MacCormak [3]. « La télévision en particulier a eu un rôle déterminant sur les électeurs », estime pour sa part Midori Suzuki, spécialisée dans l’étude des médias à l’université Ritsumeikan à Kyoto [4]. Selon Yasuhiro Tajima, qui enseigne la communication à l’université Sophia à Tokyo, « ce sont les médias qui ont permis la victoire du pld » [5]. Après la « bulle financière » – envolée spéculative de la fin des années 1980 dont l’éclatement entraîna le Japon dans la récession – « nous assistons à une “bulle politique” qui, en éclatant, risque d’être encore plus douloureuse », commente l’économiste Masaru Kaneko [6].
La mise en scène
6Dans un parti conservateur dont le pouvoir a longtemps reposé sur des « baronnies » rassemblées autour d’hommes forts (dénommées « factions » ou « clans »), Junichiro Koizumi est un homme à part. Il provient du clan le plus droitier qui remonte à Nobusuke Kishi (arrêté pour crimes de guerre par les Américains, puis libéré sans jugement par ces derniers pour reconstituer la droite au début de la guerre froide), Premier ministre, de 1957 à 1960. Mais lorsqu’il accède au pouvoir en avril 2001, il fait « cavalier seul ». Il sera servi dans son entreprise par deux facteurs: le sentiment de panique qui régnait alors au sein du pld, « plombé » par l’impopularité du Premier ministre de l’époque, Yoshio Mori, et le poids accru des délégués locaux dans le collège électoral chargé d’élire le président du pld (fonction qui conduit automatiquement au poste de Premier ministre, étant donné la majorité du parti gouvernemental au Parlement). Jusqu’alors, la désignation du président du pld était le fruit des arbitrages entre les caciques: la base « suivait » et entérinait le choix des parlementaires. Il fallait cependant que l’impétrant ait eu un certain parcours politique (portefeuilles des Finances et des Affaires étrangères) et qu’il ait été secrétaire général du pld: sur une célèbre photographie de décembre 1972 sont ainsi réunis au premier plan dans le second cabinet Tanaka les quatre « barons » du pld qui vont diriger le pays au cours des vingt prochaines années (Takeo Miki, Takeo Fukuda, Masayoshi Ohira et Yasuhiro Nakasone). Tous avaient la carrière requise.
7L’accession au pouvoir de Junichiro Koizumi, qui n’avait eu que des portefeuilles mineurs (Poste et Santé) et n’avait jamais été secrétaire général du pld, marque une première rupture avec le passé. L’intéressé va en ajouter une seconde: sans base solide au sein de son parti, il rompt avec la pratique des arbitrages de coulisses entre « barons » et mettra systématiquement par la suite sa popularité dans la balance pour forcer le parti à endosser sa politique. Fort de sondages favorables, il s’arroge peu à peu une « légitimité » quasi présidentielle qui sera renforcée par le caractère plébiscitaire des élections du 11 septembre. Auparavant, le Premier ministre était une sorte de primus inter pares: choisi par les « barons » du parti, il était contraint de tenir compte de leurs avis. Jouant « solo », Junichiro Koizumi les évincera du processus décisionnel.
8Lorsqu’il arrive au pouvoir, il est ovationné par l’opinion. Les sondages lui confèrent une sorte de « triomphe romain »: sa popularité atteint les zéniths (87 %) et les médias suivent le mouvement. Les Japonais s’enivraient des effluves de changement dont était porteur ce divorcé, âgé à l’époque de cinquante-neuf ans, à la silhouette svelte et aux cheveux poivre et sel permanentés, intrépide et fougueux. Ils se laissent emporter par ses formules à l’emporte-pièce, savourent ses boutades et ses piques à l’endroit d’une classe politique dont la grisaille et les grenouillages émaillés de scandales les avaient lassés: des gâteaux traditionnels à la pâte de haricots rouges aux breloques des téléphones mobiles en passant par la couverture d’un album de ses « tubes » préférés d’Elvis Presley sur laquelle il apparaissait par la magie de la technique aux côtés du King, Jun-chan (diminutif de son prénom) était omniprésent, telle une star du show-biz. Non sans charme, avec son allure jazzy d’adolescent attardé, son sourire malicieux et des yeux perçants et narquois, il est perçu comme l’homme « politique moderne » qu’attendait un Japon morose, encore enlisé dans la récession provoquée par l’éclatement de la « bulle spéculative » au début de la décennie 1990, et il mobilisait les espoirs.
9Au départ, sa popularité fut servie par la présence à ses côtés comme ministre des Affaires étrangères de la « battante » Makiko Tanaka, qui a hérité la faconde de son père (l’ancien Premier ministre Kakuei Tanaka). Le tandem eut un effet médiatique détonnant et les retransmissions des débats à la Diète, généralement assommantes, obtinrent des taux d’écoute records. La première erreur politique de Junichiro Koizumi fut en février 2002 le limogeage de Makiko Tanaka. Une affaire dans laquelle il ne fit guère preuve de courage et qui lui valut la bouderie de l’électorat féminin: sa popularité plongea d’un coup de trente points. Sans revenir au zénith, elle est par la suite remontée à 50 %-60 %. C’est à ce taux de soutien qu’il doit d’avoir été reconduit dans ses fonctions de Premier ministre en septembre 2004. Sa popularité au sein du pld est inversement proportionnelle à celle dont il jouit dans le pays. Mais les libéraux démocrates avaient besoin de lui comme emblème de renouveau. Et dans les élections du 11 septembre, Junichiro Koizumi va démontrer avec succès qu’il sait aimanter les « électrons libres » de l’électorat « flottant » – sans appartenance partisane – en donnant à son parti une victoire inespérée. Un électrochoc salutaire en ce qu’il a sorti de son apathie une frange de l’électorat, mais qui repose sur des « recettes » de mobilisation de l’opinion qui sont loin de donner à celle-ci les moyens de comprendre les enjeux sur lesquels elle est appelée à se prononcer.
10Depuis son arrivée au pouvoir, M. Koizumi a démontré qu’il est un virtuose de l’image: intervenant dans les débats télévisés, lançant la balle dans les championnats de base-ball des lycéens, mangeant un bol de nouilles au comptoir d’un bistrot… on le voyait partout. Les hebdomadaires ne tarissaient pas d’articles sur ses goûts, le choix de ses costumes et ses frisettes (son coiffeur était devenu une vedette médiatique). On sait tout de lui: il aime le jazz, l’opéra ou le Requiem de Fauré et il fait, dit-on, sa cuisine tout seul. Son secrétariat excelle à la « mise en scène » (diffusion d’anecdotes « vécues » dont les journalistes raffolent et de photographies « inattendues ») et ne rechigne pas à courtiser les quotidiens sportifs qui s’adressent à la grande masse et traitent sur le mode sensationnaliste scandales et affaires de mœurs. Dans les années 1980, un de ses prédécesseurs, Yasuhiro Nakasone, avait certes su jouer des médias et il avait fortement personnalisé la fonction d’un Premier ministre disposant traditionnellement de moins de pouvoir que son homologue anglais, mais, sur ce registre, Junichiro Koizumi est plus inventif.
11Il n’est pas un grand communiquant au sens, par exemple, de Tony Blair. Au flux de paroles de son homologue anglais, il oppose le laconisme. Phrases courtes, péremptoires, ton presque bourru, réponse laconique, monosyllabes: il cherche moins à convaincre qu’il ne proclame, assène, tranche. Chez lui, la magie du verbe tient non pas à la démonstration « bien ficelée », mais à la succession de spots. Son mode de communiquer n’est pas discursif, il s’apparente au chat sur la toile. Il analyse moins qu’il ne martèle un credo, estime le politologue Hideo Otake, de l’université de Kyoto [7]. Une « télé-politique » dans laquelle le verbe tient lieu d’action. Selon Hidetaka Ishida, Junichiro Koizumi connaît parfaitement le fonctionnement des médias télévisés: « Il n’a que quelques dizaines de secondes pour faire passer son message: ses interventions doivent être courtes, simples et martelées [8]. » Il sait, poursuit cet auteur, que « la médiation entre télévision et politique est la séduction ». « Les émissions politiques doivent être consommées comme des programmes de variété », écrit-il [9].
12Alors que les politiciens japonais donnent l’impression de lire un texte car ils tendent à s’exprimer dans une langue écrite, Junichiro Koizumi joue du langage parlé, s’exprime dans un style direct rapide, ponctué d’expressions dans l’air du temps, note l’analyste des slogans publicitaires Yukichi Amano. « Il fait de la politique comme une entreprise vante ses produits », écrit pour sa part l’économiste Yosuke Mamiya [10]. Ses formules lapidaires donnent l’impression de la conviction et de la détermination. D’autres politiciens japonais avant lui ont su captiver les foules: ce fut le cas de Kakuei Tanaka dans les années 1960-1970. Mais c’était sur le registre de la boutade, de la formule de comices agricoles. Junichiro Koizumi s’adresse, lui, à l’électorat moyen des villes et il emploie son vocabulaire. Bien qu’âgé de soixante-trois ans, il paraît par son allure en phase avec les trente-quarante ans.
13Le soutien dont il bénéficie repose moins sur ses réalisations que sur ses intentions. Sa popularité tient à un facteur: il passe pour incarner le « changement ». « Réforme », « transformation”, « rupture avec le passé » sont des expressions amulettes, supposées porteuses d’avenir. Telles des formules incantatoires, elles électrisent et suscitent les ovations dès qu’elles sont prononcées. Par instinct politique, Junichiro Koiziumi a senti en arrivant au pouvoir que l’opinion attendait le changement et que, pour certains, notamment dans l’électorat urbain, tout était préférable à l’inertie. Et au cours de la campagne du 11 septembre, il a su mobiliser l’optimisme. En prenant soin de rester vague dans ses réformes pour ne pas effrayer, il rejetait l’opposition dans un sombre réalisme et l’énumération des difficultés auxquelles est confronté le pays. En cultivant l’imprécision, les réformes qu’il prônait semblaient ne pas vraiment affecter la vie quotidienne des électeurs qui ont voté pour aller de l’avant sans se poser la question des conséquences de la politique esquissée.
14Il a en outre fait preuve d’une grande habileté tactique: d’abord, en focalisant les élections sur la privatisation de la poste, présentée comme la clef du futur, il a évincé les autres problèmes (retraites, déficit du budget de l’État, disparités sociales grandissantes, isolement diplomatique du Japon…), ainsi que la complexité des solutions, et il a évincé l’enjeu essentiel: l’évaluation des quatre années de son gouvernement, soulignaient avec un bel ensemble, le 12 septembre, Asahi shimbun (centre gauche) et Nihon keizai (quotidien des milieux d’affaires). « C’est contraire au droit chemin de la démocratie que d’interroger le peuple sur une seule question dans des législatives », écrivait pour sa part Yomiuri shimbun (centre droit). Autre habileté: en déplaçant la bataille du terrain traditionnel de la lutte entre une majorité et l’opposition pour la porter au sein du pld, entre les « réformistes » et les « forces de résistance », il ravissait à la seconde le réformisme et l’entraînait sur le terrain qu’il avait choisi (en la forçant à concocter dans la hâte une contre-proposition de privatisation de la poste). Enfin, en envoyant des « spadassins » – c’est-à-dire des candidats parachutés dans les « fiefs » de ses opposants au sein du pld pour leur faire mordre la poussière –, il a opéré une manœuvre de diversion.
15Outre qu’il renforçait l’éviction des problèmes auxquels est confronté le pays, le « clash » entre les « tueurs à gage » – dont une bonne partie était des femmes glamour et télégéniques –, qui donnait à la campagne une dimension de drame populaire, a mobilisé l’attention des médias et ils se sont rués avec appétence sur l’hameçon qui leur était tendu en négligeant les plates-formes politiques. Les taux de participation électorale les plus élevés ont été enregistrés dans les circonscriptions où se déroulaient ces soap operas. Fascinés par le spectacle, les organes de presse n’ont guère joué le rôle de contre-pouvoir, en dissipant le nuage de fumée et en explicitant le véritable enjeu – le bilan de quatre années de pouvoir –, pour se contenter de transmettre le spectacle. Un coup médiatique de maître.
16Bien que certains grands quotidiens aient cherché à attirer l’attention sur les questions sous-jacentes à une campagne électorale focalisée sur une seule question – la privatisation de la poste –, en rappelant les choix de société qui se posent au pays, ils n’en ont pas moins donné une importance disproportionnée à l’anecdotique, en se laissant embarquer dans la farandole du « théâtre Koizumi ».
17Pendant trois semaines, selon les classements établis par la chaîne de télévision tbs, la campagne électorale a été en tête de l’Audimat. Jamais la « couverture » d’élections n’avait été aussi forte. Selon l’enquête de Video Research [11], le taux d’audience des émissions consacrées à la campagne électorale a été de 10 % à 14,2 % au cours de la dernière semaine. Crinière au vent, Junichiro Koizumi a su donner un côté « ringard » à la campagne de l’opposition. Avec la mode vestimentaire coolbiz (cool business, c’est-à-dire aller au travail sans cravate et en chemise), lancée au début de l’été pour économiser l’énergie en réduisant l’utilisation du conditionnement d’air, le Premier ministre, manches de chemise retroussées, a joué la carte de la proximité du salarié moyen en donnant à ce dernier l’impression qu’il comprenait et partageait ses espoirs et ses difficultés. Selon un sondage réalisé par le quotidien Asahi shimbun (24 octobre), les personnes influencées par les médias (et en particulier la télévision) le 11 septembre ont été en majorité des électeurs du pld.
Les éléments d’une victoire
18Ce scrutin a surtout illustré une « recette » à laquelle a recours M. Koizumi depuis son arrivée au pouvoir: une simplification à outrance des enjeux politiques. Au cours des quatre dernières années, les Japonais ont vécu dans un monde manichéen. Sur l’estrade du « théâtre » dressé par Junichiro Koizumi se donne inlassablement la même pièce: la bataille entre les « réformistes », dont il se veut le porte-étendard, et les « vieilles gardes » qualifiées de « forces de résistance ». La réalité n’est pas si simple, mais la mise en scène efficace. La télé-politique facilite cette simplification qui évince le débat au profit de ce que le jargon journalistique nomme la « couleur », les « acteurs ». Une approche qui privilégie la phrase choc à la valeur démonstrative d’une argumentation. Noyé sous l’anecdotique qui dans sa prolifération n’éclaire pas le réel mais l’obscurcit, le téléspectateur ou le lecteur perd de vue le fond du problème, alors que le rôle des médias devrait consister au contraire à le dévoiler ou, du moins, à mettre en lumière la complexité des enjeux dont le plus souvent l’électeur perçoit mal les tenants et les aboutissants, étant donné leur complexité. « La télévision est incapable de présenter une question sociale sinon en focalisant sur des individus et en évinçant ainsi le contexte », écrit Hidetaka Ishida [12].
19La simplification, souvent outrageuse – dans son manque de respect du légitime besoin de comprendre de beaucoup –, à laquelle se livre Junichiro Koizumi, se conjugue à une autre facette de son populisme: la détermination. Non seulement il parle simple (puisque simple), mais encore il apparaît comme celui qui ne cède pas, va de l’avant, risque le « tout pour le tout ». Au lendemain de sa décision de dissoudre la Chambre basse (parce que la Chambre haute avait « mal voté » en rejetant son projet de loi sur la privatisation de la poste), sa popularité a soudain grimpé de plusieurs points. Les commentateurs politiques étaient sarcastiques, critiquant un « entêtement infantile », un « fondamentalisme” de mauvaise aloi, une absence de vision (« comme si on prenait un dessin d’enfant pour un Picasso », écrivait Yasuhiro Tasei, éditorialiste du Nihon Keizai du 15 août 2005). Mais ils n’étaient pas en phase avec l’opinion. Les sondages allaient indiquer au contraire que celle-ci sanctionnait positivement la détermination du Premier ministre à forcer le passage d’un projet de loi auquel, quelques jours plus tôt, cette même opinion n’était pas favorable. Elle se prononçait moins sur le fond que sur l’attitude de chef adoptée par le Premier ministre. « L’électorat a moins soutenu sa politique que sa détermination » souligne Yosuke Mamiya [13]. C’est également pour jouer de son image d’homme déterminé que Junichiro Koizumi s’est rendu une nouvelle fois le 17 octobre au sanctuaire Yasukuni où sont honorées, parmi les âmes des morts pour la patrie, celles de quatorze criminels de guerre, au risque d’envenimer davantage les relations avec Pékin et Séoul.
20Chaque fois que le Premier ministre suit une ligne dure (envoi de troupes en Irak, dissolution), son taux de soutien augmente. C’est également la détermination de « l’homme qui parle clair » qui a valu son élection à la tête de la mairie de Tokyo de Shintaro Ishihara. Les habitants de la capitale ont moins voté pour les idées (un nationalisme xénophobe) dont il se réclame que pour son attitude d’homme qui prend en main une situation.
21Le ton péremptoire de M. Koizumi rassure. Son talent à jouer de l’émotion plus que des arguments fait le reste. Il n’a sans doute pas, sur le registre de l’histrion, le professionnalisme d’un Ronald Reagan, note le politologue Hideo Otake. Mais derrière son style new look, il sait aussi jouer du ressort traditionnel de l’émotion populaire: le dilemme « cornélien » à la nippone du giri-ninjo (solidarité et compassion d’un côté, sens de l’obligation de l’autre) qui innerve littérature, théâtre, cinéma et feuilletons télévisés.
22Confronté à une rébellion ouverte d’une partie de son camp à la veille des élections du 11 septembre, il va radicaliser son « agit-prop » et passer au registre du jusqu’au-boutisme, « hystérisant » l’antagonisme entre « réformistes » et une « vieille garde » supposée plomber l’avenir. Sa décision de dissoudre la Chambre basse est symptomatique de l’évolution de sa figure médiatique, qui est passée de la personnalité sympathique portée au pouvoir par une lame de fond des délégués locaux libéraux démocrates en rébellion contre les « barons » à celle d’un autocrate qui séduit moins qu’il ne tétanise en indiquant, péremptoire, la « voie du progrès ». Sourd aux conseils, il se veut l’homme qui décide, qui met en jeu sa position au nom d’une conviction. « Je suis prêt à mourir pour cette réforme », avait-il déclaré à la veille de dissoudre la Chambre basse… se dissociant d’un coup aux yeux de l’opinion par cette inflation verbale de l’image du politicien prêt à se compromettre pour conserver le pouvoir. Sans doute est-ce dans le caractère impulsif de Junichiro Koizumi de réagir « avec ses tripes », mais cette attitude correspond aussi à l’image qu’il s’est construite.
23Il se donne volontiers pour modèles de grandes figures historiques connues pour leur radicalisme et leur fin tragique comme Nobunaga Oda, seigneur de la guerre et premier unificateur du pays au xvie siècle, qui n’hésita pas à incendier le temple Enryaku-ji, proche de Kyoto, massacrant impitoyablement ses habitants, qu’ils fussent moines ou laïcs, femmes ou enfants. Quelques années plus tard, cerné avec son armée, il se donnera la mort. Junichiro Koizumi a-t-il hérité cette fascination pour le « beau geste » de la « voie chevaleresque » (ninkyodo), code d’honneur des bandits et pendant à celui des samouraïs (bushido), de son grand-père, marchand de travail sur le port de Yokosuka, à une quarantaine de kilomètres au sud de Tokyo, qui en fut un digne tenant? Le patriarche qui était célèbre pour arborer un tatouage intégral – emblème de la voyoucratie de l’époque – représentant un dragon sous une avalanche de fleurs de cerisiers, finit ministre de la Poste… Le petit-fils sait jouer aussi d’une autre corde de l’émotion populaire: « tirer les larmes » (« onamida chodai ») comme savent si bien le faire les « bêtes de théâtre » de la « ville basse » (quartiers populaires). Junichiro Koizumi a ému plus d’un et plus d’une lorsqu’il pleura au cours de sa visite du musée des kamikazes (pilotes suicide) à Chiran (Kyushu) en écoutant la lecture de la dernière lettre de l’un d’eux… – non sans susciter la surprise embarrassée du directeur.
24Le Premier ministre attire enfin parce qu’il est rassurant pour un électorat en grande majorité modéré et partagé entre son souhait de changement et sa crainte de chambardements. « Les Japonais ont voulu le changement dans le statu quo et Koizumi a réussi le tour de prestidigitation de sembler dépasser la contradiction entre ces termes », écrit l’une des grandes figures du monde intellectuel de l’après-guerre Shuichi Kato [14]. Il est rassurant parce que l’idéologie qu’il véhicule reste feutrée, peu appuyée, en « pointillé ». Il n’a jamais parlé de « choix de société » ou fait de référence à des options tranchées entre néo-libéralisme et social-démocratie. Il s’est habilement situé sur un terrain qui semble dépasser le clivage gauche-droite en pointant un ennemi extérieur à celui-ci: la collusion des politiques et des bureaucrates. Néo-libéral, Junichiro Koizumi l’est par sa volonté de déréguler, de transférer le plus possible de services publics au secteur privé, et par son credo en l’efficacité de ce dernier. Ses options sont cependant moins une expression de la doctrine néo-libérale proprement dite qu’elles ne reflètent une mise en cause des pesanteurs de la bureaucratie et des dérapages d’une politique de redistribution fondée sur le clientélisme.
25Le populisme du Premier ministre a un impact parce qu’il comble la distance émotionnelle et politique entre le chef du gouvernement et l’électorat en semblant s’adresser directement à la nation au-dessus de la tête des élus dont il accentue le discrédit. En même temps, par son credo fast-food, il semble ramener la complexité des problèmes à un registre intelligible. Contrairement à Margaret Thatcher ou à Ronald Reagan qui ont persuadé l’opinion de soutenir des politiques longtemps proposées par leurs partis, il a pu ainsi faire appel à l’opinion pour soutenir une plate-forme qu’une bonne partie de sa formation désapprouve, estime Gerald Curtis [15]. Comme Tony Blair, il a « soumis » son parti en confisquant progressivement son pluralisme et, à la faveur des dernières élections, en purgeant son opposition interne. La victoire écrasante du pld est enfin le fruit d’une campagne marketing très ciblée afin d’aller chercher les voix chez les indécis.
26Une enquête commandée par le pld à une agence de publicité à la veille des élections avait permis de diviser l’électorat en trois segments: les conquis aux idées de réformes qu’il suffit de conforter dans leurs convictions, les laissés-pour-compte victimes des mutations socio-économiques en cours, à ignorer, et les indécis. C’est sur une frange étroite de l’électorat flottant, sans appartenance partisane, dont les voix ou les abstentions sont déterminantes pour l’issue d’un scrutin, que se sont concentrés les efforts de l’« écurie » Koizumi. Cette couche comprend des femmes, des seniors aisés et des salariés des villes dont l’horizon paraît bloqué et dont le revenu a commencé à baisser: ces derniers éprouvent des craintes pour leur retraite et s’opposent à ce qui est présenté comme un gaspillage des ressources vers les campagnes. C’est sur un pourcentage faible (représentant de quatre à cinq millions de voix) de l’électorat flottant, abstentionniste en général mais encouragé cette fois à voter par le populisme de Junichiro Koizumi, que s’est jouée la victoire du pld. Pourquoi ces électeurs généralement indifférents se sont-ils rendus aux urnes? Deux éléments de réponse sont avancés par les analystes: le « théâtre Koizumi » qui a éveillé l’intérêt de certains et le sentiment de malaise ressenti par les autres, « laissés sur le carreau » du redressement économique.
Les « coulisses de l’exploit »
27Le « phénomène Koizumi » est à la fois une cause et un reflet des mutations socio-économique en cours. Le Premier ministre est en phase avec une société en transition. À la charnière par son âge et son style entre deux générations, le Premier ministre est une figure télégénique – un chef de fanfare – qui accompagne plus le mouvement qu’il n’en est le fer de lance. Et c’est en cela que les médias ont failli à leur tâche, par révérence ou complaisance, d’aider les électeurs à s’exprimer en connaissance de cause.
28En toile de fond au « théâtre Koizumi », plusieurs facteurs politiques et socio-économiques ont permis la victoire écrasante du pld. En politique, un système électoral (uninominal à un tour conjugué à la représentation proportionnelle), qui favorise les grands partis et émascule les petits, a amplifié la victoire des libéraux démocrates: alors que dans le scrutin majoritaire, le pld n’a obtenu que 47 % des suffrages, il a raflé 73 % des sièges. En d’autres termes, le pld dispose au Parlement d’une majorité écrasante, mais il n’a pas pour autant le pays derrière lui. Second facteur: la réforme du système de financement des partis politiques qui a concentré les flux de fonds vers l’organisation centrale au détriment des « clans » du pld et a ainsi affaibli ceux-ci (l’un des leviers d’influence de leurs chefs était le financement des candidats).
29Sous l’effet de la récession, la structure socioéconomique a en outre changé en profondeur: évolution des liens capitalistiques entre entreprises, dilution progressive de la collusion entre la politique et le monde des affaires, mutation structurelle du paysage financier, aggravation des inégalités. Le « phénomène Koizumi » ne fait que traduire sur le plan politique les transformations du capitalisme nippon sur fond d’un malaise social rampant.
30La victoire du pld le 11 septembre est l’expression d’espoirs comme de frustrations. L’économie japonaise se dégage de la récession et renoue avec une croissance modérée (de l’ordre de 2 %). Un redressement, fruit des restructurations du secteur privé, « tiré » par l’expansion chinoise – le gouvernement ne peut guère mettre à actif que l’accélération de l’assainissement du secteur bancaire – et qui ne va pas remédier par enchantement à une aggravation des disparités sociales et régionales.
31Selon les statistiques de l’ocde, en 2000, 15 % des foyers japonais vivaient avec des ressources en deçà du seuil de pauvreté (moins de la moitié du revenu moyen) contre 10 % dans le cas des autres pays riches (Indicateurs sociaux de l’ocde: comment se positionne le Japon?). Le faible taux de chômage (4,2 %) cache en fait une amère réalité: il y a de moins en moins d’emplois à durée indéterminée, mais pléthore de travail temporaire ou précaire. Un tiers des employés temporaires gagnent moins de 100 000 yens par mois, un autre tiers entre 100 000 et 200 000 et un Japonais sur cinq a moins de 2 000 000 de yens de revenu annuel. L’orientation que le gouvernement donne au pays ne détache pas seulement un vieux Japon rural du Japon des villes, il accuse aussi des disparités au sein de celui-ci. À l’élargissement de l’éventail des revenus s’ajoute une disparité des chances: désormais la « tribu des gagnants » et la « tribu des perdants » se solidifient et il est de plus en plus difficile aux seconds de passer dans la première. Un phénomène qualifié par le sociologue Masahiro Yamada d’« inégalité dans les espérances [16] » qui a fait voler en éclats le grand « mythe » du Japon de l’expansion: l’appartenance de la majorité à une classe moyenne moins définie en termes de revenus que de participation à la consommation de masse et à l’adoption des modèles culturels qu’elle véhiculait. Au Japon, la crise sociale a progressé à un rythme plus lent que la crise économique sans toutefois provoquer, jusqu’à présent, de ruptures visibles du lien communautaire.
32Au lendemain des élections, les médias nippons se sont quelque peu ressaisis. La presse écrite s’est inquiétée des risques d’abus de pouvoir entraînés par cette majorité écrasante au Parlement. Elle s’est aussi interrogée sur la durabilité de l’« extase »… Provoqué par l’effet d’entraînement du populisme de Junichiro Koizumi qui a suscité une bouffée de confiance en l’avenir dont les Japonais avaient besoin, l’engouement peut aussi être suivi d’un phénomène de reflux. Mobiliser les espoirs sur un programme vague peut fatalement, un jour ou l’autre, conduire à la déception, entraînant une surenchère dans le populisme.
Notes
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[1]
Entretiens.
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[2]
Sekai, octobre 2005, « Les habits de scène de Koizumi ».
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[3]
New Left Review, n° 35, septembre-octobre 2005.
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[4]
Asahi shimbun, 16 septembre 2005.
-
[5]
Tokyo shimbun, 16 septembre 2005.
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[6]
Entretiens.
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[7]
Auteur de Populisme à la japonaise, Chuokoronsha, 2003.
-
[8]
Sekai, art. cité.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
Ibid.
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[11]
Tokyo shimbun, 16 septembre 2005.
-
[12]
Sekai, op. cit.
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[13]
Sekai, art. cité.
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[14]
Asahi shimbun, 21 septembre 2005.
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[15]
Entretiens.
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[16]
Chuokoron, décembre 2004.