Le Débat 2005/3 n° 135

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Article de revue

Combien de mots ?

« La maîtrise de la langue française » n'est pas un but en soi

Pages 106 à 122

Notes

  • [1]
    Viviane Isambert-Jamati, «Approches sociologiques des contenus d’enseignement», dans Le Français hier et aujourd’hui. Politiques de la langue et apprentissages scolaires, études offertes à Viviane Isambert-Jamati, réunies par Nicole Ramognino et Pierrette Vergès, Publications de l’Université de Provence, 2005, p. 32.
  • [2]
    Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, 2005.
  • [3]
    Sauvegarde des enseignements littéraires, Association des professeurs de lettres, Sauver les lettres, « L’enseignement du français à la dérive », encart publicitaire, Le Monde, 7 mars 2002.
  • [4]
    Nicole Ramognino, « Du concept d’institution : la langue et l’école instituent un “monde commun” », dans Le Français hier et aujourd’hui, op. cit., p. 193.
  • [5]
    Roland Barthes, « Dominici ou le triomphe de la littérature », dans Mythologies, Œuvres complètes, t. I, Paris, Éd. du Seuil, 2002, pp. 708-711.
  • [6]
    Jean Giono, Notes sur l’affaire Dominici, Paris, Gallimard, 1955, pp. 67-68 et 74.
  • [7]
    « Des rats et des hommes », Le Monde, 7 décembre 2000 ; La langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Éd. du Seuil, 2003.
  • [8]
    Méthodes et activités littéraires. Français Lycées (sous la dir. d’Alain Pagès), Paris, Nathan, 2001, pp. 120-121.
  • [9]
    Cf. Marcel Gauchet, « L’enfant du désir », Le Débat, n° 132, novembre-décembre 2004.
  • [10]
    Cf. Jacqueline Authier-Revuz, témoignage auprès de l’Observatoire de l’éducation, http ://observatoire-education.org/, CR du 9 mars 2005.
  • [11]
    Mon écrivain préféré. Brigitte Smadja, Paris, École des loisirs, 2003, p. 35.
  • [12]
    D. Pasquier, Cultures lycéennes, op. cit., p. 56.
  • [13]
    Cf. Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
English version

1« Admets-tu la notion de “chef-d’œuvre” et estimes-tu comme moi que, parce que telle œuvre est un chef-d’œuvre, elle doit absolument faire partie des programmes scolaires ? » Telle est la question que lui pose souvent Georges Snyders, spécialiste en sciences de l’éducation, nous confie la sociologue de l’éducation Viviane Isambert-Jamati dans les actes d’un colloque récent consacré aux politiques de la langue et aux apprentissages scolaires. Elle décrit alors son embarras et même son « tourment ». D’un côté, elle avoue ressentir effectivement certaines œuvres comme des chefs-d’œuvre « ayant une portée très large » et, à ce titre, souhaiter que les générations suivantes « puissent en jouir », souhait qu’elle formule « d’une façon générale, et pas seulement familialement parlant, même si c’est par ce biais-là, celui de ma descendance, que souvent maintenant je commence à me poser les questions ». D’un autre côté, comme sociologue marquée par les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, elle redoute les effets de sélection et de reproduction de ce qui continue à lui apparaître comme de l’arbitraire culturel, y déchiffrant deux risques, celui de l’élitisme et celui de la « domination culturelle d’une tradition nationale dans une société devenue multiculturelle ».

L’inutile tentation de la nostalgie

2Plus d’un lecteur, je pense, pourra se reconnaître dans un dilemme qui trouve, du reste, sa traduction dans l’enseignement de la langue (français « littéraire », « classique » ou « standard » : le qualifier constitue déjà une décision) et que Viviane Isambert-Jamati définit pour elle-même comme un écartèlement « entre la sociologue critique et la femme tout court », concluant cette interrogation par une « plaisanterie » perplexe : « Que ne sommes-nous (pour notre confort personnel, pas pour l’avancée de l’inter-compréhension des hommes...) au temps du culte serein, à propos de l’enseignement secondaire en particulier, mais aussi des activités esthétiques d’adulte, du patrimoine culturel hérité [1] ! »

3Les lignes qui suivent se situent dans le sillage d’un même tourment, que je reformulerai ainsi : le présent n’a pas répondu aux aspirations politiques qui ont conduit à rejeter les « chefs-d’œuvre » et la « belle langue » que l’école nous transmettait avec eux. Nous sommes-nous trompés ? Jusqu’à quel point ? et comment ? Suffirait-il, comme certains protagonistes du débat sur l’enseignement du français veulent le croire, de revenir au « culte serein », quand on sait que ce n’est pas la sérénité du culte qui a disparu, mais le culte lui-même ? Car la chose ne fait pas le moindre doute : comme le montre clairement le livre récent de Dominique Pasquier, Cultures lycéennes[2], et sans qu’on puisse incriminer seulement les programmes scolaires, ce temps du patrimoine culturel hérité a disparu ; les adultes, même appartenant aux couches sociales favorisées, pas plus parents qu’enseignants, ne veulent ou ne peuvent plus transmettre la culture lettrée à leur « descendance », sauf en quelques lieux à part qui occultent la situation générale. Du coup, la réussite scolaire ne passe donc plus par la fréquentation des chefs-d’œuvre, ni, du reste, par l’acquisition d’une orthographe ou d’une syntaxe irréprochables.

4Un tourment, donc. Cependant, comme je ne suis pas sociologue, mais professeur de littérature française (telle est, du moins, ma spécialité universitaire officielle), il ne s’agit pas exactement d’un « écartèlement » entre la chercheuse et la « femme » : au fil des années, je n’ai certes pas fait cours seulement sur des textes mineurs ou non littéraires, et j’ai dû plus d’une fois me poser la question de ce qu’était enseigner (dans) une langue comme le français. Et c’est de cet enseignement même que des questions ont très vite surgi.

5J’ai fait mes études de lettres modernes (ce fut un choix politique) dans les années 1970, quand régnait, dans les classes préparatoires comme à l’Université, une véritable fièvre critique suscitée par le sentiment exaltant de pouvoir appartenir, tout « élève » qu’on fût encore, à « l’avant-garde ». C’était un mouvement – avec ses « mouvances ». Les notions de chef-d’œuvre, d’auteur, de personnage, de style étaient déconstruites, moins sous l’effet de la lecture de Bourdieu, qui ne faisait pas partie alors de la bibliographie obligée d’un étudiant de lettres modernes, que sous celui d’un antihumanisme diffus qui passait à la fois par la linguistique, la psychanalyse et le marxisme, et que le nom de Roland Barthes emblématisait à lui tout seul. Le « culte » n’était déjà plus serein, mais nous croyions à l’avenir, à l’écriture (contre la littérature) et à la linguistique (contre la grammaire, la rhétorique et la stylistique).

6C’est ainsi, forte d’une certaine compétence acquise et d’une certaine définition de la langue et de la littérature adoptée avec un enthousiasme « révolutionnaire », que j’ai commencé à enseigner le « français » en collège, au lycée, puis « la littérature française » dans le supérieur, dans des contextes sociaux et à des niveaux d’étude très différents, en particulier à des étudiants préparant les concours d’enseignement ; j’ai enseigné aussi à des enseignants du secondaire, dans le cadre de la formation permanente. Les doutes sont venus, progressivement, des réactions, des résistances de mes élèves, de mes étudiants. J’ai eu des enfants, je leur ai lu des livres que j’ai choisis à la jonction de mon plaisir, d’une certaine idée de la lecture et de la littérature et d’une certaine idée de l’éducation. J’ai continué la lecture à haute voix jusqu’à ce qu’ils la refusent, et ce sont des souvenirs très heureux. Rien d’exceptionnel. J’ai vu, autour de moi, des enfants grandir gavés de livres pour les rejeter totalement à partir du collège, rester en panne dans leur scolarité, refuser non seulement la culture des parents, mais, plus généralement, la culture transmise par l’école, les garçons surtout, conformément aux analyses de Dominique Pasquier, pour se tourner vers les sorties en bande, la musique, les jeux vidéo, le cannabis aussi (phénomène qui sort de son champ d’étude).

7Or, ce constat écorche une loi à laquelle nous avons cru dur comme fer et sur laquelle sont fondées, non seulement toute la littérature enfantine dans son existence même, mais toutes les activités d’éveil pratiquées dans les familles, les crèches, les écoles maternelles : non, l’imprégnation précoce de la lecture ne fabrique pas en soi de prédisposition à lire, pas plus que tous les poèmes, contes de fées, nouvelles policières, etc., que l’école s’acharne à faire écrire aux enfants dès leur plus jeune âge n’ont l’air de les conduire à « maîtriser la langue française » conformément au but que l’école se donne pourtant officiellement.

8Dès lors, la question n’est peut-être pas celle des contenus à transmettre – ni celle d’un hypothétique naufrage de la culture –, mais celle de la configuration éducative qui les, qui la transmet. Question qui semble nous éloigner vertigineusement de celle de l’enseignement du français. Cependant, c’est bien l’échelle qu’il convient d’adopter, à mon sens, si l’on veut dépasser des querelles stériles – et, elles, terriblement « héritées ».

Nouveaux pauvres de la langue

9La culture littéraire ne relève donc plus de la reproduction sociale. Cette évolution n’a pourtant manifestement pas profité aux enfants des couches sociales défavorisées : c’est au contraire sur eux que l’on se penche lorsque l’on veut pointer la faillite de l’enseignement du français. Certains le font en épousant la logique d’associations d’enseignants de lettres pour qui l’école organise un « mépris pour la langue » qui est aussi un « mépris pour les élèves », tout particulièrement « les plus modestes d’entre eux qui ne trouveront pas dans leur famille les ressources nécessaires pour pallier les carences de l’école » [3]. D’autres se contentent, plus sobrement, de rappeler « l’hypothèse, largement répandue aujourd’hui, que l’échec scolaire est, la plupart du temps, un échec de l’apprentissage du français, cet échec ayant pour effet de pénaliser plus particulièrement les élèves des couches populaires et aujourd’hui les élèves issus de l’immigration [4] ».

10Signalé sur le site Internet de l’association « Sauver les lettres » qui s’est beaucoup fait entendre à la rentrée scolaire 2004 lors des débats sur l’enseignement de l’orthographe et de la grammaire suscités par le rapport Thélot d’abord, puis par les commentaires de François Fillon et sa loi d’orientation ensuite, un article récent du Monde (18 mars 2005), « Vivre avec 400 mots », permet de mesurer la distance qui nous sépare des utopies révolutionnaires et la nouvelle situation à laquelle nous nous trouvons confrontés aujourd’hui, dont il ne faudrait cependant pas croire, pour soulager notre tourment, qu’aucun fil causal ne la relie à ce passé. Signé par Frédéric Potet, il nous informe en sous-titre : « Le langage des jeunes des cités peut faire rire. Il renforce aussi leur exclusion. » Nous apprenons même, au cours de l’article, que la « fracture linguistique » qui oppose la grave « carence orale » des jeunes de cité en possession de 400 mots au plus, à « nous » qui en utilisons 2 500 environ, engendre la violence, raison pour laquelle des spécialistes en prévention de la délinquance s’y intéressent : car « l’incapacité à s’exprimer engendre de la frustration » et « moins on est capable d’élaborer des phrases, plus on tape ». Une anecdote racontée par le linguiste Alain Bentolila, spécialiste de l’illettrisme, va illustrer cette loi générale implacable. Il s’agit du face-à-face d’un procureur « verbeux à souhait » et d’un jeune accusé de vol, mais incapable de s’expliquer. Lorsque le procureur lui lance : « Mais arrêtez de grogner comme un animal ! », le jeune se jette sur lui et écope de six mois de prison ferme. « J’ai eu l’impression que les mots se heurtaient aux parois de son crâne, jusqu’à l’explosion », commente Alain Bentolila. « Quand on n’a pas la possibilité de laisser une trace pacifique dans l’intelligence d’un autre, on a tendance, peut-être, à laisser d’autres traces. »

11Une telle corrélation, affirmée à coups de sentences et de reconstitutions psychologiques pour le moins mécanistes, peut laisser sceptique. D’une part, la réponse insultante du procureur, lieu commun sorti du fond des âges de l’histoire de la domination occidentale, ne signale pas une « intelligence » dans laquelle on puisse laisser une « trace pacifique ». D’autre part, et même si peuvent paraître légitimes la préoccupation actuelle à l’égard de la pauvreté en vocabulaire des élèves de couches sociales très défavorisées et le souci d’y remédier, rien n’indique que la dissymétrie, indissociablement discursive et institutionnelle avant d’être linguistique, entre le procureur et le jeune accusé, repose vraiment sur l’opposition entre la capacité de mobiliser 2 500 mots d’un côté et 400 mots de l’autre.

Flash back : Dominici selon Barthes

12Ce qui me frappe plutôt, à la lecture de cet article, c’est qu’il repose sur un mélange d’amnésie et d’anamnèse. Tous les étudiants de lettres de ma génération, tous les futurs enseignants de français ont lu et relu le texte, repris dans Mythologies, que Roland Barthes avait consacré à l’affaire Dominici [5], ce vieil homme accusé d’avoir tué une famille de trois campeurs anglais retrouvés morts en 1952 en bordure de ses terres en Haute-Provence, puis condamné à mort à l’issue de son procès en 1954 avant d’être gracié par le président de la République, et à propos duquel Jean Giono, qui avait assisté aux séances du procès, avait écrit : « L’accusé n’a qu’un vocabulaire de trente à trente-cinq mots, pas plus […]. Le président, l’avocat général, le procureur, etc., ont, pour s’exprimer, des milliers de mots. […] Tout accusé disposant d’un vocabulaire de deux mille mots serait sorti à peu près indemne de ce procès. Si, en plus, il avait été doué du don de parole et d’un peu d’art de récit, il serait acquitté [6]. » Giono annonce ici le raisonnement des pédagogues modernes : l’insuffisance linguistique (et littéraire) fragilise la personne, même un criminel étant passé aux aveux, face aux institutions sociales. Mais il ne dit pas qu’elle explique la violence supposée de Dominici.

13Plus radicale encore, mettant en cause celle de l’institution plutôt que celle du présumé coupable, l’analyse de Barthes anticipe la réflexion de Bourdieu et en prépare la réception. Ce n’est pas du tout un manque de mots qu’il repère chez Dominici, c’est la plénitude de la littérature et de la langue françaises qu’il met en accusation. Car ce sont elles qui ont fourni les preuves (rhétoriques) qui faisaient défaut dans la réalité : « Les antithèses, les métaphores, les envolées, c’est toute la rhétorique classique qui accuse ici le vieux berger. La justice a pris le masque de la littérature réaliste, du conte rural. » De façon convaincante, Barthes montre comment la psychologie prêtée au vieux Dominici, le récit rétrospectif de ses intentions et de ses actions, obéissent aux canons de la littérature réaliste. On n’assiste donc pas, selon lui, à la confrontation entre une difficulté et une facilité d’expression, mais à une « disparité des langages, leur clôture impénétrable ». « Chargé de clichés irréels, langage de rédaction scolaire », le langage du président de la cour d’assises n’est pas moins particulier en effet, selon Barthes, que celui de Dominici. Mais sa particularité « a les honneurs, la loi, la force pour soi » et elle se fait passer pour l’universel à la faveur du mythe de la transparence de la langue française. D’où la conclusion de Barthes, qui prépare en fait la fameuse phrase de sa leçon inaugurale au Collège de France selon laquelle la langue serait fasciste : « Quel que soit le degré de culpabilité de l’accusé, il y a eu aussi le spectacle d’une terreur dont nous sommes tous menacés, celle d’être jugés par un pouvoir qui ne veut entendre que le langage qu’il nous prête. Nous sommes tous Dominici en puissance, non meurtriers, mais accusés privés de langage, ou pire, affublés, humiliés, condamnés sous celui de nos accusateurs. Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là. »

14L’analyse de Barthes mobilise un imaginaire romantique qui nous hante encore et nous porte à l’identification avec ce que Michel Foucault appelait, dans sa préface à l’Histoire de la folie à l’âge classique, le « silence de l’histoire ». Faire renaître la parole écrasée des exclus de l’histoire a constitué l’une des grandes tâches sociopolitiques, à gauche, des intellectuels, enseignants, psychiatres, magistrats ou travailleurs sociaux de la seconde moitié du xxe siècle ; les fous, les colonisés, les criminels, les marginaux sexuels, les femmes et, finalement, les enfants eux-mêmes appartenaient au même paradigme. Prendre leur parti, c’est-à-dire, par exemple, le parti des enfants contre l’école et les parents, et entendre leur parole promettait un nouveau langage. Une nouvelle littérature est née en partie de ce projet – j’y reviendrai. Mais à ma génération, leur rendre la parole, c’était d’abord détruire celle qui la leur ôtait. Mythologies a été pour bon nombre d’enseignants de français un véritable bréviaire, car il délivrait non seulement les justifications concrètes de déconstruire la littérature et sa langue, mais encore un corpus alternatif au corpus littéraire. Traiter la littérature comme on traitait une image publicitaire ou une recette de cuisine, c’était pour nous, très consciemment, défaire les mêmes mythes bourgeois pour les empêcher de continuer à fonctionner au profit des dominants.

Une rééducation carnavalesque

15Il est clair que les éducateurs convoqués par l’article du Monde veulent rompre avec un tel romantisme. Mais le regard qu’ils portent sur ces jeunes et leurs méthodes promettent-ils une solution ? Quelle langue française, quelle idée de la langue française promeuvent-ils à leur insu ?

16Indigents, voire délinquants de la langue française avant d’être délinquants tout court, ces jeunes sont présentés comme si la langue des cités qu’ils parlaient était une pure et simple négation de la langue française, une langue par défaut qu’il faudrait donc extirper pour la remplacer par la première, celle qui met à votre disposition les 2 500 mots que votre condition de citoyen français ou susceptible de le devenir mérite et même exige. Car, malgré leur résistance, « on se doit pourtant de les convaincre qu’il n’y a pas d’autre choix que de posséder le code commun général. C’est le seul moyen, pour eux, de sortir de leur condition. Ils sont condamnés à parler le français commun. Et leur peine, c’est l’école », assure un éducateur interrogé par Le Monde. L’école devient ainsi une scène pénale, une maison de redressement linguistique justifiant des pratiques de « réapprentissage » assez surprenantes, si l’on en croit les exemples d’une éducatrice au sein du Comité dauphinois d’action socio-éducative (codase). Il s’agit de détacher, « par l’entremise de jeux », les jeunes de la « langue des cités », cette langue souvent comprise d’eux seuls qu’a mise en scène le film L’Esquive d’Abdellatif Kechiche : « À chaque fois, par exemple, qu’un jeune emploie l’expression “sur la vie de ma mère”, nous prononçons immédiatement devant lui le prénom de sa mère, ce qui a pour effet de le déstabiliser. »

17Les enseignants qui exercent dans les collèges de « cité » sont formels : le « jeu » qui consiste à prononcer le prénom de la mère de celui qui emploie l’expression « sur la vie de ma mère » est largement pratiqué par les élèves et il déclenche immédiatement une bagarre. Voici donc un réapprentissage de la langue française qui passe par une mise à l’épreuve insultante, ce que confirme le deuxième exemple de « jeu » verbal : « Quand un autre lance “sur le Coran” à la manière d’un juron, nous lui faisons reprendre sa phrase en remplaçant “Coran” par “canard”. » Déplacement et calembour plus ou moins outrageants, tels sont les ingrédients qui permettent de passer de la « langue des cités », supposée étrangère, à la « langue française ». Celle-ci sera donc inculquée à coup d’électrochocs, comme un dressage orthopédique ou l’acquisition, en laboratoire, de réflexes conditionnés. « On arrive, comme ça, à faire changer leurs habitudes linguistiques. Mais ce n’est pas simple », conclut cette éducatrice.

18On s’en étonnerait à moins. Ce qui est plus étonnant, en revanche, c’est que ces détails puissent être fournis sereinement par des éducateurs visiblement contents de leurs trouvailles et relayés par un journaliste qui semble n’y trouver rien à redire. C’est qu’au-delà d’eux un accord se dessine, d’évidence, autour d’une conception qui associe étroitement le langage à la violence, à l’arme, aux coups – tant ceux qu’il est censé éviter que ceux qu’il permet de porter « pacifiquement ». La langue, « marque pacifique », c’est-à-dire coup non physique, serait cependant toujours prise dans une relation agonistique. Et le dernier mot revient à un jeune de cité interrogé sur le « bts du bien-parler » qu’il se décerne fièrement : « Parler la même langue que l’autre, c’est prendre ses armes pour gagner le combat. Les jeunes en ont conscience. Des expressions comme “le savoir est une arme” ou “les mots sont des balles” se font entendre de plus en plus dans les quartiers. »

19Dans le texte de Barthes concernant le procès Dominici, la langue française littéraire était aussi présentée comme une arme, l’arme d’un « meurtre légal », une arme institutionnellement meurtrière parce qu’elle était vraisemblable et non pas vraie : son illusion réaliste, sa fausse transparence référentielle, fondées sur la dégradation de la langue de l’autre, était une idéologie – un ordre du discours, dirait Foucault quelques années plus tard. Cela a été la conviction partagée par toute ma génération – et tout n’était certainement pas faux dans ce diagnostic. À ceci près qu’il s’agit d’un diagnostic daté. Les choses ont bien changé depuis. Face à cette langue et cette littérature classiques, nous avons opposé, dans la transgression d’abord, puis dans une posture transgressive de plus en plus convenue ensuite, une autre langue, une autre littérature, destinées aux dominés – en particulier aux enfants, car c’étaient les dominés que nous pouvions libérer le plus vite et le plus sûrement –, littérature dont on a emprunté le langage – calembours, registre du bas corporel et insultes pour rire – à la culture « carnavalesque », « populaire », étudiée par Mikhaïl Bakhtine. Renverser les hiérarchies et les bienséances étaient un même combat : c’était rendre la parole indistinctement à tout le refoulé de la culture bourgeoise. Cette double tâche a envahi la pédagogie contemporaine.

20Paru en 2002 à l’École des loisirs, un livre pour tout-petits illustre de façon saisissante cette nouvelle « culture » fondée sur l’utopie d’une rencontre entre l’enfance et un « peuple » qui s’est définitivement dérobé à l’appel de l’histoire. Caca boudin, de Stéphanie Blake, est l’histoire d’un petit lapin qui ne sait dire que « caca boudin ». Lorsqu’il rencontre le loup et que celui-ci lui demande s’il peut le manger, le lapin répond encore : « Caca boudin », si bien que le loup le mange. Jusqu’ici, on croirait lire, à quelques ajustements près, l’emblème allégorique de la situation décrite par l’article du Monde entre le jeune sans mots et le procureur qui l’interroge : une même déficience verbale induit un passage à l’acte violent dont le pauvre en langue est finalement la victime. Fort heureusement, le loup trouve indigeste cette nourriture qui continue à dire « caca boudin » dans son ventre, et il se rend chez le médecin. Ce dernier n’est autre que le papa du petit lapin et il va l’extirper du ventre du loup, saluant cette espèce d’enfantement d’un « Ah ! mon petit caca boudin ! ». Alors, le petit lapin – guéri ? – prononce enfin d’autres mots : « Mais enfin, cher père, comment osez-vous m’appeler ainsi ? Je m’appelle Simon, vous le savez bien ! »

21Le livre épouse donc la forme d’un roman d’apprentissage : avec l’aide du père, l’enfant s’arrache à un état infantile (animal, maternel). Mais deux dysfonctionnements nous signalent que la morale de l’histoire est encore en suspens : le langage « adulte », trop normé, résonne de façon parodique ; et c’est le fils qui réprimande le père, selon un schéma devenu stéréotypé dans la littérature de jeunesse. De fait, le dénouement, pied de nez au « progrès », à la belle langue et au père, va réaffirmer les droits de l’enfance rebelle. Si le petit lapin répond encore sur ce mode précieux à sa mère quand elle lui dit de manger sa soupe : « Oh oui ! comme c’est exquis ! », en revanche, à son père qui lui demande le lendemain de se brosser les dents, il répond, hilare, par un simple « prout ! ».

22Le livre est fini. Son trajet ? Des événements de parole qui opposent, dans la bouche du même petit lapin, « caca boudin » et le « prout » triomphal de la fin aux formules ornées prononcées à la sortie du ventre du loup. La querelle du purisme et de l’antipurisme, cette querelle devenue, au fil de l’histoire française, proprement caricaturale au point de risquer de nous condamner à une espèce d’imbécillité théorique et pratique sur les questions d’enseignement du français, se rejoue ici sous forme allégorique, donnant la victoire à l’antipurisme. Avec la complicité moqueuse de l’auteur (et de l’adulte qui lira le livre à l’enfant), le petit lapin a finalement affirmé, contre la syntaxe ridicule de la langue « littéraire », les droits de sa langue enfantine et scatologique, destitution carnavalesque de l’autorité du père qui n’est bon père qu’en tant que médecin du corps.

23Bon nombre d’albums de jeunesse mettent ainsi leurs jeunes lecteurs en présence d’un discours parodique ou burlesque et d’une satire des figures éducatives. La crise moderne du français commence peut-être là, en amont de l’école, l’enveloppant. Par le biais de ces lectures, l’éducation que nous donnons aux enfants s’accompagne immédiatement de sa critique ou de la présentation de ses zones critiques, tandis que, parallèlement, la transmission de la langue s’accompagne aussi de la transmission de son état ou de ses zones critiques : calembours, devinettes, équivoques, etc., la série du Prince de Motordu écrite par Pef en étant l’exemple le plus connu.

L’autorisation de la violence

24Il n’est donc pas étonnant que des éducateurs bien intentionnés se représentent l’activité insultante, parodique, par laquelle ils ré-instruisent les « jeunes de cités », comme un jeu. C’est l’univers dans lequel nous baignons tous plus ou moins et auquel nous participons tous. Mais l’énoncé de ce simple constat permet d’en faire un autre, plus important, plus inconfortable aussi : contrairement à ce qu’affirme encore un éducateur dans l’article du Monde, à qui « ces jeunes donnent l’impression d’être de véritables friches », comme si rien n’avait été « cultivé chez eux », comme s’ils s’étaient « constitués tout seuls », les jeunes violents venus des « cités » ne sont en rien des enfants sauvages qu’aucune empreinte sociale, aucune voix adulte n’auraient marqués. Ils parlent, au contraire, le même discours que celui que les institutions éducatives leur ont adressé et qui sert ensuite à les identifier. Se sont-ils « constitués tout seuls » ? Sans doute peuvent-ils en donner l’illusion, car c’est ce que le système éducatif dans lequel ils ont baigné leur a expressément demandé. Mais il est faux de croire qu’ils sont « sans mots ». Si l’on prend l’exemple des casseurs qui ont jeté la panique dans les manifestations lycéennes de mars dernier, force est de constater que leur violence est parlée, argumentée, et que le discours qu’ils tiennent n’est en rien étranger à « nous ». L’enquête du Monde du 16 mars 2005 ne laisse aucun doute à ce propos, car les témoignages de jeunes agressés, d’enseignants ayant assisté, impuissants, à des scènes d’agression, ou de jeunes sympathisants des agresseurs rencontrés par le journaliste convergent. Trois sortes de raisons sont données, étroitement articulées : les jeunes agressés avaient des biens de consommation désirables, des portables essentiellement ; ils étaient identifiés comme des élèves scolairement intégrés, participant d’un certain pouvoir, par conséquent ; et comme des « victimes », que l’agression achève d’outrager en révélant leur lâcheté risible : « Il y avait des petits groupes qui couraient, qui faisaient de l’agitation. Et au milieu, des bouffons, des petits Français avec des têtes de victimes », raconte un jeune, tandis qu’un autre explique : « Un bolos, c’est un pigeon, une victime », et un troisième : « C’est comme s’il y avait écrit “Viens prendre mes affaires” sur leur front. » « Les bolos regardent par terre parce qu’ils ont peur, parce que c’est des lâches. »

25C’est à un véritable scénario écrit que ces jeunes disent, en somme, obéir. Un scénario qui réduit la conflictualité à un affrontement entre une victime et un dominé devenu dominant. Or, le processus correspond à une scène fantasmatique puissamment diffusée par notre société, qui cherche par tous les moyens à apprendre aux enfants à renverser des situations de domination tout en les enveloppant sans cesse d’une sollicitude panique quant à leur potentialité victimaire, terreur dont l’obsession de la pédophilie témoigne assez. Les adultes que nous sommes savons mal faire le partage entre « victime » et « agresseur », tout simplement parce que l’agresseur qui mérite sanction nous apparaît rapidement comme la victime potentielle de notre pouvoir – et nous préférons être « tous Dominici » que risquer d’être le président de la cour d’assises. C’est ainsi que dans tel collège parisien une enseignante peut remarquer qu’un élève persécute, par des vexations continuelles et agressions minuscules, son voisin qui n’ose se plaindre, mais dont le travail commence à se ressentir ; en référer au principal ; et s’entendre d’abord répondre que l’agresseur a des circonstances atténuantes car ses parents sont en plein dans un divorce difficile dont il est l’otage, et enfin conseiller, en conclusion, de changer l’un des deux élèves de place : non pas l’agresseur, pour ne pas ajouter à ses difficultés ni en créer dans la classe au cas où il refuserait, mais l’enfant victime.

26Les exemples des dégâts symboliques causés, en milieu scolaire, par cette crainte de faire une victime de plus abondent. Chaque fois, ce sont pourtant les assises de la parole qui vacillent. Et ici encore, cours de français et littérature de jeunesse jouent un rôle de premier plan.

27Je voudrais rappeler à cet égard le test d’évaluation nationale des secondes donné à la rentrée scolaire de septembre 2000, que j’ai déjà analysé ailleurs [7]. Car les questions qu’il posait sont plus que jamais, hélas, d’actualité. Une série d’exercices portait sur trois documents-supports : un texte de Buffon énonçait la supériorité de l’homme sur l’animal ; une bd de Reiser ridiculisait deux savants passant en revue, avec arrogance, des animaux de laboratoire soumis à des réflexes conditionnés, mais adoptant une attitude de bête furieuse devant le distributeur de café en panne ; enfin, une courte nouvelle fantastique de Buzzati intitulée Les Souris narrait une inquiétante transformation : d’abord pourchassées par les habitants d’une maison, des souris, progressivement devenues d’énormes rats noirs, finissaient par réduire la famille en esclavage et prendre possession de la demeure. Jouant ainsi du registre de l’allégorie, la séquence programmait une sympathie (en fait toujours déjà acquise chez les enfants) pour l’animal, symbole de la victime face à l’homme savant et dominateur. Mais la nouvelle de Buzzati semblait indiquer un renversement de situation.

28Pour évaluer la compréhension de ces documents par les élèves, le test leur demandait de les mettre chacun en rapport avec trois autres textes. De façon inattendue, la nouvelle de Buzzati devait se trouver associée à un extrait d’une pièce de Bertolt Brecht dénonçant « la montée du nazisme » et se terminant sur ces mots : « Le ventre est encore fécond d’où est/Surgie la bête immonde. » Si l’animal victime des deux précédents documents s’était révolté, ce n’était donc pas pour établir le bien de tous les opprimés.

29Et pourtant, c’est à cet animal, dont on ne sait plus bien, à ce stade de la séquence, s’il est victime ou agresseur, que le dernier exercice demandait aux élèves de rendre la parole.

30Un dessin ornait la quasi-totalité de la page et représentait un laboratoire où se distinguaient des cages avec des rats et même, sur une table, un corps de rat disséqué. Au fond du laboratoire, plaqué contre un mur, se tenait un savant apeuré, un second corps de rat à la main. Au premier plan, redoublé par une ombre gigantesque, un rat noir géant environ deux fois grand comme le savant s’avançait vers lui dans un geste qu’il était difficile de ne pas trouver menaçant. Le sujet donné aux élèves était sans équivoque quant au sort réservé au savant : « En trois arguments, l’animal développe une critique qu’il adresse au savant et qu’il achève par : “Tel est pris qui croyait prendre !” »

31La taille du rat invitait à y lire la réalisation graphique des souris devenues « rats énormes » de la nouvelle de Buzzati, tandis que le savant rappelait les deux premiers documents. Dans une incohérence stupéfiante, le dessin superposait donc les registres symboliques précédents. Et l’exercice invitait à tenir un discours « critique », ou plutôt vengeur, contre le savoir et son représentant autorisé. L’exercice entraînait l’élève à adopter un certain ethos, bien ambigu, de victime vengeresse, à passer, quel qu’en soit le coût idéologique, de la position d’opprimé à celle de dominant. Fin visée qui conduisait à un amalgame renversant entre contestation fasciste et contestation révolutionnaire.

32Or le test constitue une allégorie parfaite des violences contre les lycéens identifiés tout à la fois comme des victimes et des bons élèves (intégrés au système scolaire). Actualisation possible que les auteurs du test n’avaient certainement pas programmée. Dans leur esprit, il s’agissait évidemment, une fois encore, d’émanciper les élèves, de leur rendre, dans un éclat de rire carnavalesque, le pouvoir linguistique, de leur permettre, à eux aussi, d’écrire une fable, comme La Fontaine ! Et pourtant, donner comme clef allégorique au « savant » un « bolos » – ou, en d’autres circonstances, un juif : qui pourrait reprocher aux jeunes violents d’avoir fait une erreur d’interprétation ?

33Il est impossible de mesurer les traces qu’un tel exercice peut avoir laissées dans l’esprit des élèves qui l’ont effectué. Le problème est plutôt celui des traces non pacifiques dont il témoigne chez ceux qui l’ont conçu et, à un moindre degré, chez ceux qui ont assuré son exécution. Et c’est là qu’il fait symptôme. Car il est relayé par toutes sortes d’autres exercices ou livres qui, de façon moins spectaculaire, diffusent pourtant le même scénario dans la même confusion.

Confusion éducative

34On en trouve un exemple dans un excellent manuel, très solide sur le plan des connaissances dont il organise l’acquisition, intitulé Méthodes et activités littéraires. Français Lycées. Il présente plusieurs caractéristiques intéressantes sur lesquelles je ne peux m’étendre. Je noterai simplement qu’on y repère une surreprésentation de la littérature parodique qui a pour effet de faire rire de tous les textes « premiers » et d’inhiber ainsi leurs effets émotionnels spécifiques, toujours rapidement recouverts par le rire. Mais les exercices peuvent mobiliser de tout autres affects. Ainsi, un exercice d’écriture d’invention demande de s’appuyer sur un extrait de Mateo Falcone de Mérimée. C’est le récit de l’exécution de Mateo par son père : échange dialogué entre le père et le fils suppliant ce dernier de l’épargner, coup de feu, arrivée de la mère. Et voici le sujet : « Imaginez cette fin sous la forme d’un discours rapporté à la première personne : le récit sera fait soit par Mateo lui-même, soit par son épouse [sic], à votre choix [8]. »

35On voit bien ce que l’exercice isole : le droit de vie et de mort du père sur son fils, le pouvoir patriarcal sous sa forme hyperbolique, atroce. L’exercice force l’élève à quitter la position de simple lecteur de roman, l’attitude esthétique, cathartique, induite par la fiction littéraire, et le fait devenir acteur quasi politique de la scène. Par un forçage subjectif et une déconstruction du dispositif fictionnel et de sa protection, « l’écriture d’invention » place les élèves, contraints d’éprouver au présent de la première personne l’horreur révoltante de la situation, en position de rébellion pathétique ou furieuse : même si l’issue est connue, il leur faut, désespérément, trouver les mots – supplique ? imprécation ? – qui pourraient sauver la victime et qui, du moins, accuseront le père. Ainsi la parole a-t-elle été rendue à « Dominici », l’illusion réaliste détruite, l’ordre moral littéraire déjoué.

36L’adulte, qui se décline en père, mère et enseignant essentiellement, est désormais présenté comme l’ennemi potentiel de l’enfant – c’est, du reste, la théorie explicitement défendue par Philippe Meirieu, chef de file des pédagogues, à qui l’on doit un néologisme pour désigner l’essence meurtrière de tout adulte : l’adultité. Et ce sont, bien sûr, des adultes qui diffusent ce sinistre message de méfiance. Une place, une position se vide. Ce processus est à l’œuvre partout. Paru à L’École des loisirs en 1991 et signé par deux auteurs très reconnus dans la littérature de jeunesse, Alexis Lecaye pour le texte et Nadja pour les illustrations, La bergère qui mangeait ses moutons se construit sur le retournement burlesque de l’allégorie politique, transposée du « gouvernement » à l’espace domestique : féminisé, le tyran, une bergère qui « avait de gros mollets, de grosses fesses, une grosse poitrine, de grosses nattes jaunes et de gros yeux bleus », peut figurer la mauvaise mère, tandis que les moutons trop gourmands, qui ne peuvent s’empêcher de manger alors que la bergère choisit toujours le plus gros d’entre eux pour le dévorer, figurent d’évidence les enfants, dans une famille monoparentale qui les condamne à l’impuissance.

37Or, le salut va venir, non d’un père, non d’une « autorité », mais d’un loup – car les loups sont massivement devenus « bons » dans les albums de jeunesse contemporains : à eux aussi on a rendu la parole en inversant leur sens allégorique traditionnel. Il n’en fera pas moins régner « la raison du plus fort ». Parodiant La Fontaine, détournant dangereusement sa morale, un loup survient à jeun, qui, simplement, n’aime pas les moutons : il n’aime que les bergères. Et c’est ainsi qu’avec l’aide des moutons le loup va les débarrasser de la bergère. L’histoire se termine sur le départ du loup, invité par les moutons à aller « faire un tour » du côté d’une bergerie voisine où d’autres moutons « ont aussi un petit problème avec leur bergère » :

38

« “C’est noté”, dit le loup. “Salut !”
Il s’éloigna en chantant :
Je suis un gentil loup
Je n’aime pas les petits bouts
Je n’aime pas les moutons
Parce que ça me donne des boutons.
Moi ce que je préfère,
C’est les grosses bergères,
Tra la la, la la lère… »

39Étrange puissance libératrice. Certes, ce loup anomique, quelque peu vagabond, quelque peu hippie, porte un tee-shirt rouge où est inscrit : « Fight the power ». Mais, mis à part cette inscription d’une autre époque dont on se demande à qui elle s’adresse vraiment, aucun discours ni moral ni « politique » n’est tenu. L’arrivée du loup n’est pas moins accidentelle que son goût n’est arbitraire. La gourmandise – le désir de consommer – est, du reste, le trait qui unit chacun des acteurs de cette fable cynique. Il se trouve, arbitrairement, que le goût du loup coïncide avec la libération des moutons. Mais rien ne permet d’interdire qu’un jour, dans le réel, des « loups » tout aussi gouailleurs et sûrs d’un bon droit identifié à leur force aient envie de manger, non les bergères, mais les « bolos ».

40Le troupeau des moutons reste seul à la fin : sans bergère – et sans berger. Enfin autonomes, les moutons vont pouvoir se « construire tout seuls ». Tel est, on le comprend, le but du livre : apprendre à des enfants dès leur plus jeune âge à « combattre le pouvoir ». En toute bonne conscience, les adultes que nous sommes donnons ces livres à lire à nos enfants pour qu’ils ne deviennent pas des « moutons ». Mais ceci signifie que, même si nous nous abritons derrière une légèreté parodique, une innocence carnavalesque, nous communiquons, par une autre sorte d’abus d’autorité, une autorisation à l’outrage, à la force, à l’irresponsabilité, autorisation dont il n’y a pas lieu de s’étonner qu’elle finisse par produire des passages à l’acte où des agresseurs lisent sur le simple front de leurs victimes qu’elles sont destinées à l’être. Et l’on ne voit pas comment, dans un tel univers d’autorité sabordée – d’incivilité généralisée, à commencer par nous-mêmes –, des messages de citoyenneté pourraient être transmis et reçus.

L’insécurité en héritage

41Poser les enjeux de l’enseignement du français à partir du problème des jeunes de cité, de leur violence et de leur langage, est donc largement une fausse piste. D’une part, parce qu’ils sont loin d’être tous des délinquants en puissance, quelles que soient les conditions socioéconomiques désastreuses dans lesquelles ils grandissent. Ensuite, parce que leur violence ne s’explique pas mécaniquement par une déficience linguistique, mais par un problème de parole. Ils n’ont, du reste, pas l’apanage des conduites agressives, irrespectueuses, inciviles. Tout adulte (parent, enseignant ou simple passant) est aujourd’hui en position de s’entendre répondre, à l’occasion d’un conflit avec un adolescent, un « ta gueule, dégage ! » ou autre « prout ! » analogue. Le premier chapitre, « Parents/enfants : une crise des transmissions culturelles ? », de Culture lycéenne de Dominique Pasquier s’ouvre à juste titre sur cet exergue emprunté au film L’Esquive, extrait du dialogue où les copains de Krimo commentent la décision de ce dernier de monter sur scène en classe pour jouer Le Jeu de l’amour et du hasard avec Lydia : « Sur la vie de ma race, il fait du théâtre à l’ancienne. Du Moyen Âge. Il a un déguisement, on dirait : “V’là l’pédé.” Même Lydia, on dirait une bouffonne, il lui fait le truc du baiser de la main. Truc de ouf ! »

42Pourtant, comme elle le souligne, son analyse ne porte pas sur les jeunes des cités, mais sur les enfants issus des classes moyennes et supérieures. Mais ce qu’elle repère, c’est que, à l’exception des élèves de rares établissements d’excellence, qui avouent un sentiment de marginalité, les copains de Krimo expriment un rejet partagé par toute leur génération. Préférant écouter de la musique ou fumer du cannabis, pris dans une adolescence interminable, les adolescents boudent les livres, boudent la langue, c’est-à-dire non pas les mots mais leur mise en forme et leur adresse, sans qu’on puisse assigner cette panne du désir de culture lettrée à des différences de couches sociales. Et, du reste, les jeunes des couches sociales moyennes et supérieures adoptent ce langage des cités dans lequel ils identifient un désir.

43La « langue des cités » n’est donc en rien d’abord, ou exclusivement, un problème linguistique ou un problème social, mais un problème éthico-politique. Car si les jeunes de milieux favorisés l’adoptent, c’est à cause de l’ethos qu’elle véhicule. Sans doute le font-ils plus souvent par identification fantasmée au pôle victimaire des jeunes des cités, ce qui les révélera comme « bolos » aux « casseurs ». Mais rien n’indique qu’ils ne s’identifient pas non plus au pôle « agresseur », même s’ils ne le traduisent pas par les mêmes actions. L’essentiel n’est pas dans cette différence, mais dans l’identité d’un langage et d’une scène – que l’école, l’éducation ont puissamment contribué à inculquer. Aucun accroissement de capital linguistique, aucune « maîtrise de la langue française », ne suffira à changer cette situation – ces complicités dangereuses. Le problème n’est donc ni la langue des cités ni une hypothétique menace qui pèserait sur la langue française, sur sa pureté, son intégrité. Tous les enfants parlent du reste « français », avec une compétence inégale, certes, mais avec un égal manque de distance, de réflexivité, de lenteur, c’est-à-dire de patience. Et ils partageront cette espèce de communication à l’aveugle et sans adresse, tant que les adultes que nous sommes continueront à déserter une place – la nôtre, parodiée – pour en occuper abusivement une autre – la leur – les poussant dans une fuite en avant hors de la culture pour se construire indépendamment de nous. Il est légitime qu’ils se construisent en dehors de nous, voire « contre » nous : mais il n’est pas légitime qu’ils ne puissent plus trouver d’appui symbolique en nous et soient obligés de se séparer en prenant seulement appui sur la « bande de copains », son autorité « massive » et la culture de masse.

44Ce que révèlent ces exercices de français pratiqués en classe, ces lectures effectuées dans les familles, dans les crèches, les écoles, c’est que la langue ne s’offre plus pour eux comme un support, un appui symbolique. C’est à cela qu’il est urgent de remédier, par une reconfiguration de la parole, l’introduction à une certaine position de soi à l’égard de la langue et de la communication, plutôt que par la transmission obligée de certains contenus. Ceci engage, bien sûr, la question de la grammaire et de la littérature, mais implique de la poser en des termes où l’on n’a guère l’habitude de le faire.

45Dans les premières années où j’ai commencé à enseigner, en 6e et 5e, je suis partie en guerre contre la règle connue de tous : « Quand deux verbes se suivent, le second est à l’infinitif. » J’avais repéré qu’elle était source de fautes dans les dictées de mes élèves, rarement il est vrai, mais son absurdité m’agaçait. Je pensais devoir combattre son autorité abusive et pouvoir le faire par la mise en avant d’une rationalité. J’écrivais au tableau : « Les vêtements pendent, accrochés à des cintres. » Je leur fournissais une explication. Pendant toute l’année, je la serinais à mes élèves. En pure perte. Comme ils me l’objectaient assez régulièrement, tous leurs professeurs, et pas seulement les enseignants de français, leur répétaient cette règle que je voulais renverser. Et ma contestation devait leur sembler tellement insécurisante par rapport à un consensus aussi massif. Au demeurant, j’étais également celle que certaines de leurs erreurs de grammaire, pertinentes d’un point de vue linguistique, plongeaient dans un abîme de perplexité – fallait-il les sanctionner ? ; celle qui était incapable de répondre à cette question que des élèves de collège vous posent avec angoisse : « Madame, de combien de carreaux, la marge ? » Cette préoccupation disciplinée m’apparaissait évidemment comme une aliénation dont j’essayais de les libérer, de même que j’essayais de les libérer – sans y parvenir – de l’emploi du passé simple dans leurs rédactions, temps de l’écrit, temps de la littérature bourgeoise, de l’illusion réaliste. J’avais une compétence disciplinaire sûrement supérieure à la moyenne de mes collègues, mais aucune compétence didactique ni pédagogique, si bien que la première ne me donnait guère d’autorité. Et malgré toutes les dictées, malgré tous les exercices que je leur faisais faire, je n’obtenais que peu de résultats : les mauvais ne progressaient pas, les bons progressaient, mais à côté de moi, dans une certaine méfiance à l’égard de mon savoir. Ils recevaient ma propre méfiance et ma propre incertitude en miroir, et l’appliquaient aux sujets de conflit qui leur convenaient. Ils doutaient de moi, à juste titre d’un certain point de vue, qui n’était pas celui de mon savoir réel, et ce doute les coupait en partie de la possibilité d’apprendre de moi.

46La scolarité de mes fils dans le primaire a été marquée par des conflits répétés de structure identique, dans un contexte socio-symbolique bien dégradé par rapport à ces années-là. Ils concernaient notamment la correction des fautes d’orthographe ou de ponctuation dans leurs cahiers ou, plus tard, l’emploi des temps dans leurs rédactions. Lorsqu’ils apprenaient à écrire, par exemple, je leur demandais de corriger l’absence de majuscule après le point ou d’ajouter les accents sur les « e » qui en demandaient. Je m’entendais répondre invariablement : « La maîtresse ne demande pas ça. » Ils affirmaient aussi, malgré mes explications rationnelles : « Ça ne sert à rien. » Ils n’avaient pas tort : sans même parler de leurs résultats scolaires ordinaires, ils participaient à des concours d’orthographe et obtenaient des accessits avec cinq ou six fautes dans une dictée de cinq lignes où les fautes d’accent n’étaient pas pénalisées.

47Ce que je vois d’identique dans ces situations peut sans doute s’éclairer par un souvenir plus « originel ». Lorsque mon premier fils est arrivé au stade des « pourquoi ? », j’ai abordé ce moment avec une confiance sereine, munie du souvenir d’un autre passage de Mythologies où Barthes dénonce la tautologie dans laquelle on se réfugie, dit-il, quand, « à court d’explication », on préfère « s’abriter derrière un argument d’autorité : ainsi les parents à bout répondent-ils à l’enfant quémandeur d’explications : “c’est comme ça, parce que c’est comme ça” ». Et Barthes ajoute : « La tautologie atteste une profonde méfiance à l’égard du langage : on le rejette parce qu’il vous manque. Or tout refus du langage est une mort. La tautologie fonde un monde mort. »

48Je n’avais pas l’intention de fuir mes responsabilités ni d’introduire mon fils à un monde mort, à un monde où le langage serait mis en échec. Évidemment, il eut vite fait de m’acculer. Mais cette tautologie finale, je l’ai toujours prononcée avec un sentiment d’échec et de trahison, déçue d’occuper malgré moi une position d’autorité censoriale et de frustrer ainsi un désir de comprendre qui continuait à me paraître parfaitement fondé. Le son de ma voix devait contredire absolument l’autorité de la tautologie, alors que je comprends maintenant qu’elle peut communiquer une sérénité quant à l’ordre du monde, une assise dont les enfants ont besoin. Cette sérénité, les intellectuels d’après guerre avaient quelque raison de l’avoir complètement perdue. Nous emboîtions le pas à une même « terreur », une même hantise du « fascisme ». Je ne voulais pas couper la parole à mon fils, ce que me semblait faire la tautologie. Je voulais, obstinément, la lui donner. N’être qu’une fonction explicative et affective qui s’efface, sans le marquer, pour le laisser passer.

49Si je raconte cette expérience qu’on pourra juger dérisoire, c’est que je la crois exemplaire de l’incertitude de ma génération face à la parole adressée aux enfants et de notre attente face à la leur. C’est par ce détail, ou d’autres, que nous aurons aussi déréglé le langage. Nous sommes profondément convaincus que toute position d’autorité est un refus du langage, et que « tout refus du langage est une mort ». C’est même cette certitude qui anime les pédagogues voulant absolument donner les mots à des adolescents violents supposés en manquer pour comprendre et nommer le monde. Or, ce dont ils manquent, c’est peut-être plutôt d’un point de tautologie énoncée sereinement.

Enseigner la grammaire et la littérature : des assises symboliques

50Ainsi, si je devais maintenant à nouveau enseigner la grammaire dans des classes de collège, il me semble que je chercherais à montrer aux enfants qu’en parlant ils ont déjà incorporé des règles – non celles du bon usage, tout à fait secondaires par rapport à l’enjeu que cette réflexion essaie de mettre en lumière, mais celles qui font de la langue un « ordre symbolique ». Aussi mal qu’ils parlent français, ils ne disent pas : « appelle maître le élèves les. » Et même s’ils ne parviennent pas spontanément à retrouver l’ordre des mots de cette phrase, cela ne signifie pas qu’il n’aient aucune connaissance à partir de laquelle amener cet ordre à leur conscience – c’est-à-dire, précisément, à construire une conscience et, par là, une représentation d’eux-mêmes, à distance, à leur place. Car l’école devrait permettre une objectivation de ce qu’ils savent déjà, non au sens d’une compétence innée que le maître ne devrait qu’aider à accoucher, mais au sens où ils sont déjà des êtres sociaux, introduits dans l’ordre symbolique, et non des êtres en friche, des enfants sauvages. Ils n’ont pas dit « je » avant même de naître, dans la continuité du désir de leurs parents malgré les nouveaux faire-part de naissance qui précitent anxieusement leur « prise de parole [9] », croyant ainsi leur faire place, et ils ne diront pas mieux « je » une fois qu’ils se seront aguerris dans les innombrables exercices, toujours plus ou moins agonistiques, d’« écriture d’invention » qu’on leur fait exécuter. Ils ont dit « je » parce que la langue existait avant eux, et que c’est elle, non moins que leur existence concrète et plus que leur force rebelle, qui leur permet de parler.

51Les enseignants qui font l’expérience de cette approche structurée, et clairement médiatisée, de la langue pour elle-même, sont formels : aussi difficiles que soient les élèves à qui ils s’adressent, leur attention est captée, ils écoutent, ils apprennent [10]. La langue leur parle d’eux-mêmes, de leur position de sujets, détachant le « je » d’un « moi » jusque-là collé, purement imaginaire et, par le fait, confisqué. C’est donc à partir de ce but, symbolique ou de symbolisation, pourrait-on dire, et démystifiant, qu’il me paraît important de repenser l’enseignement de la grammaire.

52Travail de cadrage, donc, de mise à distance, d’institution d’une scène. La littérature pourrait, devrait jouer un rôle analogue. Nous devons sortir d’une situation paradoxale, qui est double. La littérature que nous offrons en lecture aux enfants est fondée sur un mélange de parodie (tournée contre l’autorité : celle des parents, de l’école, de la littérature, etc.) et de proximité qui vise à placer l’enfant face à ce qui est supposé le concerner vraiment, le représenter. On peut, à cet égard, citer une auteure de romans de jeunesse, Brigitte Smadja, qui affirme écrire non pas pour les enfants, mais « à la place de l’enfant qu’elle invente » : « Parfois, j’imagine que je suis un garçon de seize ans et j’écris pour lui, c’est-à-dire à sa place [11]. » D’où le choix presque exclusif, dans ses romans, en accord avec nos convictions les plus ancrées, de la première personne, narrateur-enfant qui semble souvent porter seul tout le poids d’un monde dénué de toute fiabilité et se perdre dans une profusion d’images contradictoires où personne ne vient le guider – c’est même souvent lui qui guide des adultes incertains.

53Mais parallèlement à cette littérature de proximité, dès qu’elle fait l’objet d’un discours scolaire, la littérature est déconstruite, comme s’il s’agissait encore et toujours d’interdire les effets d’identification, de captation, d’aliénation pernicieuses qu’elle pourrait comporter. Or, et pour revenir à l’interrogation « tourmentée » qui a ouvert cette réflexion, la question n’est alors pas celle du culte serein des chefs-d’œuvre, d’une littérature bourgeoise ou non. Mais celle d’un certain rapport à la culture, d’un certain dispositif de transmission. Ce dont cette approche purement rationnelle (« critique ») de la littérature « lettrée » prive les élèves, c’est de la possibilité d’y transférer, à distance, dans le libre jeu de la métaphore, leurs propres impasses, leurs propres déchirements subjectifs, pour y trouver une ressource, y puiser une force pour se reconstruire, au croisement de leur intimité et de la mise en commun. Nul commentaire fondé sur la projection et l’identification n’est pourtant autorisé. Nous avons « tué » l’auteur, le personnage, l’illusion mimétique. Nous leur fournissons les armes conceptuelles – « focalisation interne », « externe », « champs sémantiques », « lexicaux », etc. – qui leur permettent de ne plus être les dupes des fictions.

54Pourtant, Dominique Pasquier montre que le goût des élèves pour les séries télévisées est lié à la ressource qu’elles leur offrent d’échanger leurs sentiments, de parler d’eux-mêmes, protégés par le détour des fictions. Selon elle, si le livre « a du mal à se maintenir comme support actif dans la sociabilité avec les pairs », c’est que, contrairement aux programmes de télévision, il ne donne pas lieu à « consommation simultanée » [12]. On voit bien ainsi l’occasion que manque l’enseignement du français. Sans doute l’école ne peut-elle ni ne doit-elle se substituer à une scène médiatique si puissante. Mais elle n’a aucune chance de lutter contre ces productions culturelles de masse si elle interdit aux élèves d’entretenir un rapport vivant avec de « grands » livres choisis en raison de l’accord des générations antérieures sur leur valeur, leur richesse. La littérature, comme le pensait Aristote avec la catharsis, a une potentialité transitionnelle dont il est aberrant de priver les élèves. Par la métaphore, le voile de la fiction, elle permet que des épreuves incommensurables et apparemment incommunicables deviennent communicables, partageables. Si notre société se prive de la médiation de ce langage exceptionnel, nous n’aurons aucune chance d’aider les élèves à échapper aux identifications massives ou communautaires qui les protègent de la « fatigue d’être soi [13] » en agglutinant leur faible « je » à un « nous » rassurant, mais bien dangereux pour l’avenir de la démocratie.

55?

56Pour réfléchir sur l’enseignement du français, il faut sortir des querelles héritées qui ne peuvent que trahir l’urgence du présent. De bons enseignants, de bons programmes scolaires, de bonnes formations, tout cela est certainement utile. Mais il faut aussi un cadre bienveillant et juste, apte à garantir des échanges civils et à assurer à chacun une place de sujet qui l’arrache à l’attraction fascinante de la communion ou de la haine, à l’oscillation funèbre entre l’empathie fusionnelle et l’outrage, auxquelles les incitent trop souvent la littérature de jeunesse et les exercices de français.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.135.0106

Notes

  • [1]
    Viviane Isambert-Jamati, «Approches sociologiques des contenus d’enseignement», dans Le Français hier et aujourd’hui. Politiques de la langue et apprentissages scolaires, études offertes à Viviane Isambert-Jamati, réunies par Nicole Ramognino et Pierrette Vergès, Publications de l’Université de Provence, 2005, p. 32.
  • [2]
    Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, 2005.
  • [3]
    Sauvegarde des enseignements littéraires, Association des professeurs de lettres, Sauver les lettres, « L’enseignement du français à la dérive », encart publicitaire, Le Monde, 7 mars 2002.
  • [4]
    Nicole Ramognino, « Du concept d’institution : la langue et l’école instituent un “monde commun” », dans Le Français hier et aujourd’hui, op. cit., p. 193.
  • [5]
    Roland Barthes, « Dominici ou le triomphe de la littérature », dans Mythologies, Œuvres complètes, t. I, Paris, Éd. du Seuil, 2002, pp. 708-711.
  • [6]
    Jean Giono, Notes sur l’affaire Dominici, Paris, Gallimard, 1955, pp. 67-68 et 74.
  • [7]
    « Des rats et des hommes », Le Monde, 7 décembre 2000 ; La langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Éd. du Seuil, 2003.
  • [8]
    Méthodes et activités littéraires. Français Lycées (sous la dir. d’Alain Pagès), Paris, Nathan, 2001, pp. 120-121.
  • [9]
    Cf. Marcel Gauchet, « L’enfant du désir », Le Débat, n° 132, novembre-décembre 2004.
  • [10]
    Cf. Jacqueline Authier-Revuz, témoignage auprès de l’Observatoire de l’éducation, http ://observatoire-education.org/, CR du 9 mars 2005.
  • [11]
    Mon écrivain préféré. Brigitte Smadja, Paris, École des loisirs, 2003, p. 35.
  • [12]
    D. Pasquier, Cultures lycéennes, op. cit., p. 56.
  • [13]
    Cf. Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.

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