Le Débat 2005/3 n° 135

Couverture de DEBA_135

Article de revue

« Culture » contre Éducation ?

Pages 80 à 88

Notes

  • [1]
    Voir Luc Fraisse, «La perspective de l’histoire littéraire dans l’enseignement secondaire», R.H.L.F., janvier-mars 2005, pp. 161-187.
  • [2]
    J. Dagès, B. Milcent, H. Sabbah, C. Weil, Littérature 1re. Des textes aux séquences, sous la direction d’Hélène Sabbah, Paris, Hatier, 2001.
  • [3]
    Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, textes rassemblés par Guy Haarscher, Bruxelles, Bruylant, 1994.

1Lorsque j’ai écrit L’État culturel, dont je ne renie rien, l’une de mes conclusions était que l’Éducation nationale avait trouvé, depuis 1959, dans le ministère des Affaires culturelles, un rival : « Culture » contre Éducation. Fait de pièces et de morceaux (notamment de parties anciennes et nobles venant de la Direction du livre et de la Direction des beaux-arts de l’Éducation nationale), le nouveau ministère, taillé en hâte pour André Malraux, avait à l’évidence vocation, considérablement aggravée en 1981, de se fuir lui-même en mettant en avant son « action culturelle » en direction de ce qu’il appelait, dans son jargon, le « non-public » ; il entrait en concurrence, tout en la légitimant, avec la « culture » pop émanant de la publicité et du commerce des loisirs, compromettant à long terme son effort pour rajeunir l’héritage de la Direction des beaux-arts et de celle du livre, mais aussi entrant en rivalité avec ce que l’école, toutes les écoles supposent chez l’élève d’attention et d’étude « inactuelles ». Ce qui m’avait plus généralement saisi dans le mot, au fond nihiliste, de « culture », tel qu’il est employé désormais avec une fréquence torrentielle, et cela quel que soit son domaine d’application, c’est qu’il se comporte partout où il sévit avec l’avidité et la célérité d’enzymes gloutons, déglutissant et faisant disparaître les notions distinctes d’art (peinture, sculpture, architecture, musique, littérature), d’artisanat, de style, de beauté, d’éducation, de métier, de talent, dans une confusion « pseudonysiaque » où tout, en fin de compte, fait ventre, et vendre.

2Je fis alors naïvement acte de foi dans mon Alma Mater, l’Éducation nationale, dans ses instituteurs et ses professeurs, ses inspecteurs généraux et son « parlement », le Conseil supérieur de l’E.N. (dont j’ignorais qu’il était tombé en déshérence depuis les années 1970), pour tenir bon, tant vis-à-vis de la « culture » du nouveau ministère que de sa cousine, la « culture » commerciale. Avec la foi du charbonnier, je me tenais pour assuré que la démocratisation de l’enseignement public échapperait rue de Grenelle aux dérives que je dénonçais dans la prétendue démocratisation de la « culture », telle qu’on l’entendait à son de trompe rue de Valois.

3J’avais raison de parier sur mes collègues littéraires des divers degrés. La plupart d’entre eux, contre vents et marées, aiment trop leur métier et le font avec trop de conscience, de talent, d’amour, et ils ont trop de personnalité pour déroger en masse. En ce sens, ma foi avait raison. Mais pour épargner mon Alma Mater, comme les fils de Noé le firent de leur père, j’ai attribué trop d’importance aux bureaucrates de la rue de Valois. Malgré l’extension exponentielle de leur clientèle et la créativité farfelue de certains de leurs ministres, ils n’ont qu’une aire d’influence infime en comparaison de ceux de la rue de Grenelle, des syndicats d’« enseignants » ou de « parents d’élèves » qui les assiègent de l’intérieur, et des syndicats d’« élèves » qui en font autant de l’extérieur. Depuis, ma propre éducation s’est faite. J’ai suivi de loin les travaux d’une « Commission des programmes » dont j’ignore selon quels critères ses membres ont été désignés. Ces travaux ont été contemporains de plusieurs « consultations nationales » de la « base » et de nombreux colloques où il a été débattu de didactique, entre autres de celle qui s’applique à l’apprentissage de la langue et à l’étude de la littérature françaises.

Les aventures de la didactique

4Mais pourquoi donc avoir substitué didactique à pédagogie ? La pédagogie d’après guerre, avec ses « lycées-pilotes » et la faveur qu’elle a marquée envers la gnoséologie pseudo-rousseauiste de Piaget, n’a pas laissé que de bons souvenirs. Fallait-il croire que la didactique, en matière littéraire, consisterait à chercher les meilleurs moyens pour faire mieux habiter par les jeunes générations leur langue maternelle, pour leur faire mieux connaître la langue mère, le latin, et pour leur faire aimer et goûter en connaissance de cause les œuvres les plus belles et nourrissantes qui ont été écrites en français ? En réalité, le mot désignait une néo-scolastique à prétention scientifique, une nouvelle discipline autonome des « sciences humaines », qui s’est proposé, en se livrant à d’infinies acrobaties conceptuelles, de concilier l’ancien dogme pédagogique piagétien, les premiers dogmes didactiques affûtés dans les années 1970 (dont les présupposés linguistiques et formalistes ont eu tout le temps à leur tour et à plus grande échelle de révéler leurs erreurs et les effets désastreux de leur application à l’école) avec des concessions de surface aux anciennes disciplines hier méprisées, la grammaire, la rhétorique, l’histoire littéraire, l’explication de texte, le tout en restant fidèle à l’impératif de 1968 : abolir, autant que faire se peut, la distinction entre enseignants et enseignés, entre œuvres littéraires et « textes », entre art et bricolage. On le voit, toute une politique, toute une discipline à plein temps.

5Les tenants conservateurs de l’histoire littéraire « lansonienne » auraient tort de se réjouir prématurément : la seconde vague didactique, qui a porté la récente « Commission des programmes » et qui a été entérinée par le ministère en 2001, a sans doute réhabilité nominalement leur propre discipline, que la vague didactique précédente avait voulu rayer des programmes, mais c’est pour la ranger parmi les nombreuses « perspectives » officielles sous lesquelles les « textes » doivent être étudiés, au titre d’« histoire littéraire et culturelle ». Le second adjectif réduit le premier à la portion congrue, sinon à l’inexistence [1].

6Les travaux discrets de la Commission des programmes ont été ponctués, dans la rue, par les annuelles et rituelles « manifestations de lycéens », dont on est tenté de croire qu’elles relèvent, elles aussi, d’une didactique « culturelle » de la citoyenneté que la Commission ne s’est pas avisée de thématiser. Cette Commission n’en a pas moins fini par produire (en dépit du désaveu d’une minorité de ses membres, dont, si je ne me trompe, Tzvetan Todorov) des Instructions, devenues ministérielles et parues au Journal officiel en 2001. Nouveau docteur Knock, elle s’est montrée assez méticuleuse dans ses directives pour qu’on sache désormais et à tout instant (au moins en principe) ce qui s’enseigne et comment on l’enseigne, à tous les degrés des collèges et lycées de France et de Navarre. Parmi les nouveaux manuels de « littérature » pour les premières de lycées s’efforçant de suivre à la lettre les Instructions officielles, Le Débat m’a donné à lire et commenter celui qu’a publié Hatier, composé sous la direction d’un professeur de l’iufm de Versailles [2].

7En 1968, le mot d’ordre était à la rébellion contre le « Pouvoir ». Les « enseignants » étaient appelés à mener leurs classes à leur guise dans une joyeuse concertation avec leurs élèves. Toute inspection était conspuée comme une intrusion de police. De cette époque il ne reste que le rite lycéen des manifestations de rue et le dogme diffus dans plusieurs cabinets ministériels successifs qu’il ne faut ni enseigner ni transmettre, mais laisser les élèves s’éveiller à ce qu’ils savent déjà. Dûment institutionnalisée et bureaucratisée, la révolution fondée sur ce principe a organisé depuis l’ex-spontanéité libertaire en normes méticuleuses. Passage classique de l’émeutier au commissaire. Les commissaires didacticiens ne peuvent que tenir la littérature en suspicion. Elle a toujours été, dans ses chefs-d’œuvre, une école de probité artistique, donc d’« élitisme », d’intelligence et d’ironie, donc d’humanité et d’indépendance personnelles. La didactique radicale des instructions officielles des années 1970-1990 soumettait l’« explication de texte » à une grille linguistique et narratologique excluant, sous couleur de « scientificité », l’accès à cette école de l’esprit et du cœur. La didactique officielle de 2001 atténue ce rigorisme qui a fait des ravages. Le compromis qu’elle lui substitue n’aboutit-il pas, sous couleur cette fois de « culture », de « socio-culturel » et de « nouvelle rhétorique », à une clôture pour le moins analogue ?

8Rétrospectivement, on découvre au moins un mérite à l’absolutisme d’Ancien Régime, celui d’avoir laissé les régents de collège libres de faire comprendre et goûter par leurs élèves les chefs-d’œuvre de l’antique Rome, école de liberté, de jugement et d’ironie en temps de tyrannie. Ce qu’il y avait de meilleur dans les espérances de 1789 vient de là. Milan Kundera me faisait récemment remarquer que le régime totalitaire soviétique a trouvé d’autant plus d’opposants, quand il s’est affaibli, que, dans les écoles de son ressort, Dostoïevski ou Joyce n’étaient sans doute pas au programme, mais les grands classiques européens y figuraient, les professeurs les faisaient aimer et admirer et leurs jeunes lecteurs et lectrices pouvaient y trouver de quoi regarder, avec d’autres yeux que ceux du Parti, la vie qui leur était réservée. Tout s’est passé ici comme si notre propre bureaucratie pédagogique et didactique avait fait en sorte que l’initiation à l’intelligence littéraire, consentie imprudemment dans les dictatures, était disputée aux citoyens d’un pays qui, s’affirmant libre en principe, peut se croire permis de les dispenser d’apprendre à sentir juste et voir clair. Comme aime à dire V. S. Naipaul, il n’y a malheureusement jamais progrès, mais passage d’une imperfection à une autre. La vigilance est donc toujours de mise.

L’histoire littéraire « culturalisée »

9Ce qui me frappe d’abord dans ce manuel Hachette, de présentation typographique et iconographique très avenante, mais rédigé en style gris et plombé, c’est l’abrasion persévérante de la notion de chef-d’œuvre et de hiérarchie esthétique. Le premier quart du volume est trompeur : les grands auteurs français canoniques et obligés du xvie au xviiie siècle y sont cités. Mais ils sont aussi pulvérisés sous forme de montage de très courts textes (en principe compensé par la lecture intégrale, recommandée en aparté, de huit œuvres, pp. 363-371). Quelques grands auteurs étrangers des mêmes époques leur sont adjoints avec le même traitement. Autant de « repères culturels » effleurés et désaccordés. Les Instructions ont en effet renversé l’ordre des temps, réservant à la classe de seconde le romantisme, bien que les romantiques aient dû beaucoup à leur rébellion contre le néo-classicisme des Lumières et à leur redécouverte du Moyen Âge et du xvie siècle.

10Cette promenade sommaire sur les sommets littéraires d’autrefois dure peu, et elle relève beaucoup moins de l’histoire de l’art littéraire que d’une histoire culturelle où l’art littéraire est dissous dans des « courants socio-culturels » dont il n’est qu’un élément, prélevé pour la notoriété de l’auteur et du titre, plus que pour sa valeur propre. Conformément aux directives officielles, ce manuel est divisé en « séquences », dont huit sont des « scansions » de cette histoire « socioculturelle » très vaguement chronologique. Les seize autres, soit les deux tiers du manuel et du temps d’étude, sont consacrées à des « transversalités » formelles, à la faveur desquelles et la chronologie et les hiérarchies esthétiques peuvent être gommées, autorisant à juxtaposer tout à loisir, à des citations extraites de chefs-d’œuvre, des « textes » d’auteurs très secondaires de la même époque, traités sur le même pied.

11Dans la séquence 23 (« Réécritures ») un médiocre article de Jacques Chevrier ( ?) sur « Littérature et cinéma » est rangé sur la même étagère qu’une courte citation de Madame Bovary, envisagée elle-même par le petit bout de la lorgnette, en concurrence avec deux fragments correspondants de scenarii rédigés à partir du roman, sans que le roman lui-même (ni les films proprement dits) soient un seul instant envisagés comme un tout, ni dans leur forme ni dans leur signification. Le cinéma n’est pas traité en art visuel dont on aurait à découvrir les ressources, mais comme un moyen de détourner le jeune lecteur de découvrir ce qui fait l’art d’un chef-d’œuvre romanesque. Tout au long de ces « séquences » perce l’intention plus ou moins délibérée de niveler et éteindre par les procédés les plus divers la différence entre les richesses propres aux œuvres d’art littéraire et l’intérêt fugitif que peut présenter un texte honorable.

12Le second trait qui saute aux yeux, c’est l’évacuation de la chronologie et de l’histoire, malgré la feuille de vigne initiale d’une « perspective d’histoire littéraire et culturelle » déployée, dirait-on, par convenance. Parmi les « séquences », ou « points de repère culturels », sont évoqués abstraitement, dans un ciel des idées pseudo-platonicien, soit des « mouvements » et des « courants », grandes choses vagues rebattues mais réitérées ici au titre de « scansions » d’une temporalité nuageuse (Humanisme et Lumières, superposables par le même appétit plus ou moins résolu d’une « société plus juste » ; baroque et classicisme), soit des catégories formelles, bricolées à partir de la linguistique pragmatique et du traité de l’argumentation de Perelman (l’une et l’autre profondément a-littéraires, je vais y revenir), telles que « genres », « registres », « techniques d’argumentation », « intertextualité-réécritures ». La seule passerelle entre ces grands universaux figés et schématisés et cet équipement rhétorico-formaliste, bien mieux adapté au commentaire de débats télévisés qu’à la lecture de beaux et grands textes, c’est leur commune sécheresse maussade. Une fois la génuflexion faite aux « repères culturels », on peut coucher sur le lit de Procruste d’une néo-rhétorique n’importe quel texte, quels que soient sa date, et le talent, le génie ou le style de son auteur, et le désosser sans miséricorde. Il est sans cesse question de tenir compte du « socio-historique », mais ce devoir reste un vœu pieux, renvoyé au Centre de documentation du lycée (et probablement aussi à Google).

13Cette réduction à la portion congrue de l’histoire tout court et de son contrepoint, l’histoire littéraire entendue autrement qu’à titre d’alibi, peut aller jusqu’à la censure et à l’ignorance pure et simple. Qui n’approuvera que l’on fasse place, dans un manuel d’enseignement littéraire, aux arts visuels contemporains des œuvres littéraires étudiées en classe et à l’art cinématographique ? Pour le cinéma, c’est un exercice difficile, comme on l’a vu pour Flaubert « jivarisé » par les scénaristes. Mais ce n’est pas impossible. Le cinéma a influencé le roman, des romanciers ont écrit pour le cinéma. Pour les arts visuels, cela ne va pas non plus sans péril. Faute d’historien de l’art, l’équipe réunie par Mme Sabbah verse dans une « sensibilisation » qui égare, au lieu d’instruire. Si l’on évoque l’« Humanisme » (le terme « Renaissance » est soigneusement évité dans ce manuel), rien de mieux que de citer Raphaël, et pourquoi pas son École d’Athènes ? À condition, toutefois, de ne pas écrire et de ne pas faire croire qu’il s’agit d’un « tableau », d’une « toile » ! À condition aussi de ne pas isoler cette fresque des trois autres peintes par Raphaël, et de ne pas cacher où l’on peut toujours les admirer aujourd’hui. À condition, enfin, de ne pas dissimuler qu’elles ont été conçues d’un seul tenant sur la commande d’un pape, Jules II, pour ses appartements du Vatican, au moment où il préparait le concile de Latran, et où il tenait à affirmer et célébrer au nom de l’Église catholique, et à la face du monde, la continuité entre la philosophie grecque (L’École d’Athènes), les lettres gréco-latines (Le Parnasse), la théologie (La Dispute du Saint-Sacrement) et le droit canon (La Remise des Décrétales à Grégoire le Grand), c’est-à-dire justement la synthèse entre lumières naturelles et lumières de la Révélation génératrice de la Renovatio literarum et artium inaugurée par Pétrarque. Privée de ces précautions élémentaires, privée de la comparaison avec les trois autres fresques qui forment un tout avec elle, L’École d’Athènes n’est plus qu’un « tableau » de musée, illustrant l’un des « thèmes » de la séquence « Humanisme » : sa « découverte de l’Antiquité ». Cette découverte de la lointaine Antiquité (et notamment de sa sculpture et de son architecture, non mentionnées ici) reste fort mystérieuse. L’« Humanisme » (concept tardif, comme le Baroque, et forgé comme lui par l’historiographie allemande de la fin du xixe siècle) étant à peu près confondu ici avec l’humanitaire et crédité d’une appétence exclusive pour un avenir terrestre meilleur, on ne comprend pas comment un « courant » à ce point emporté vers l’avenir peut se soucier autant d’une « Antiquité », par ailleurs difficile à se représenter.

14Toujours dans la séquence « Humanisme », l’Utopie de Thomas More bénéficie d’une citation. Excellente ouverture européenne. Mais c’est un minuscule fragment, anatomisé plutôt qu’expliqué. On ne saura jamais que l’auteur a été un ministre d’Henri VIII Tudor, que ce roi l’a fait exécuter, que l’Église catholique l’a canonisé, et l’on n’aura pas l’occasion de se demander s’il y a un lien entre l’Utopie et le supplice de son auteur. La séquence dédiée au « baroque », associé assez abusivement à la préciosité, laisse ignorer la puissante composante religieuse de l’esthétique de la Contre-Réforme, et pour cause, celle-ci étant entièrement passée sous silence dans le livre de l’élève comme dans le livre du professeur.

15La séquence « Lumières » n’est pas moins schématique. Le « courant » emporte tout vers un monde meilleur, soit par le rationalisme de l’Encyclopédie, soit par sa « marge » émotionnelle. La marquise du Deffand elle-même est présentée sous les traits progressistes et contestataires d’une « intellectuelle » qui recevait chez elle des « philosophes » ! Il est vrai que l’ancienne présentation par siècles avait ses défauts. Le xviie siècle finit en 1715, avec la mort de Louis XIV et le xviiie siècle a commencé avec la révolution anglaise de 1688. Du moins retenait-elle sur la pente d’un « esprit du temps » dominant et dominateur, et laissait-elle largement ouverte la porte à la diversité, voire aux contradictions de chaque époque. Une brève citation, en soi bienvenue, de Jonathan Swift le range ici dans les Lumières « contestataires » alors que ce formidable ironiste anti-whig l’est du point de vue conservateur et tory, possibilité manifestement inconcevable aux yeux des auteurs de ce manuel. Les Lumières émotionnelles ne sont pour eux qu’une variante des Lumières rationnelles, ce qui leur permet de laisser dans l’ombre le violent antagonisme qui a dressé contre Rousseau les philosophes du parti de Voltaire et de Diderot, ce qui oblige aussi nos didacticiens à reléguer l’inclassable Marivaux dans la séquence « Formes et langages du théâtre ». Il n’est pas sain de donner à croire, même à des élèves de première, qu’un élan politiquement correct unanime, sec ou humide, a entraîné tout ce qui écrit au xviiie siècle.

16Cela dit, il faut reconnaître que dans ce manuel les grands écrivains sont nommés avec le titre et la date de quelques-unes de leurs œuvres et, malgré l’enseigne « culturelle » qui autorise le flou et l’erreur (le poète Philippe Jaccottet est donné pour traducteur de Thomas Mann, alors qu’il l’est de Robert Musil), il faut accorder aux rédacteurs de bonne volonté, même s’ils tâtonnent et essuient en quelque sorte les plâtres, le mérite d’élargir le « canon » littéraire français à des classiques européens et d’associer au moins des bribes d’histoire des arts visuels et du cinéma à des grumeaux d’histoire littéraire « culturalisée ».

Triomphe et misère de la « nouvelle rhétorique »

17Ces vagues efforts d’historicité « pluridisciplinaire » n’occupent qu’un tiers de ce manuel. Tout le reste est rempli par des « séquences » consacrées aux « genres », poésie, théâtre, autobiographie et biographie (l’auteur sort la tête de la trappe où la précédente didactique l’avait fait tomber), épistolaire, puis à l’« argumentation », et enfin à l’« intertextualité et singularité » des textes. Parmi les séquences « genres » ne figurent ni le roman, ni la nouvelle, ni le récit, qui préoccupaient de façon privilégiée la génération structuraliste et sa narratologie. Faut-il croire que le genre-gigogne de la fiction narrative a été traité en classe de seconde, avec le romantisme ? Ou bien faut-il voir dans cette omission une manière de plus de se démarquer des didacticiens des années 1970-1990 ?

18En tout cas, l’absence du roman en classe de première jure avec les citations de Rabelais et de Cervantès, présentes dans les premières « séquences » de ce manuel et témoignant, très indirectement il est vrai, que le roman européen était bel et bien né déjà dans le « courant » de l’« humanisme » et du « baroque ».

19Au formalisme des « structures » dépourvues de « sujet » autre que fonctionnel (le « sujet de l’énonciation ») a succédé le formalisme d’une « rhétorique de l’argumentation », elle-même encadrée, d’un côté par une « poétique » néo-aristotélicienne des « genres » et, de l’autre, par une problématique à la Paulhan de l’imitation et de l’originalité. Mais c’est bien au centre de ce dispositif qu’a été déployée l’étude de l’argumentation pro et contra et de la dispute, les ailes de ce massif étant laissées à ce qui dépasse un peu trop l’argumentation pure et qui relève du « littéraire » (les « genres » plus ou moins réguliers) et à cette étrange source de l’invention, non réductible, elle non plus, à l’argumentation pure et simple, la répétition du déjà dit et du déjà écrit, troublée par ce que Harold Bloom a appelé « anxiety of influence », et poussant donc à la « réécriture », au pastiche, ou à la transposition dans un autre médium.

20Les auteurs du manuel ont bien lu les Instructions officielles, ils reproduisent les schèmes qui leur ont été indiqués. Mais quelles sont, en dernière analyse, les autorités qui ont inspiré la Commission des programmes et ses chefs de file ? Le fait que l’argumentation soit au centre stratégique du manuel, débordant autant qu’elle peut du côté de la poétique des genres, et se déversant même dans la « séquence » « Intertextualité », montre l’importance capitale que lui accordent les Instructions, et révèle la philosophie qui a inspiré leurs auteurs.

21Cette philosophie, c’est celle de la délibération juridique et, en général, de la négociation quotidienne, telle que l’a proposée dès 1952 le philosophe bruxellois Chaïm Perelman dans son livre Rhétorique et philosophie. Pour une théorie de l’argumentation, illustré par sa collaboratrice Lucie Olbrechts-Tyteca de nombreuses citations littéraires (Bossuet, Proust, Paulhan). Il a amplifié lui-même sa théorie dans la brochure L’Empire rhétorique, publiée en 1977.

22Cette réinterprétation de la Rhétorique d’Aristote (dont Heidegger a pu dire qu’elle est la meilleure analyse phénoménologique du langage quotidien) en fonction des besoins de la société européenne d’après guerre a suscité un intérêt certain non seulement de la part de philosophes, de sociologues, de juristes et d’hommes d’affaires, mais aussi auprès des spécialistes de l’Antiquité classique et de la Renaissance, qui y ont vu une ouverture « moderne » propre à rendre du lustre à l’ancienne rhétorique grecque et latine, dont l’étude souffre toujours de la condamnation portée contre elle par le scientisme du xixe siècle et par la logique formelle de l’école de Vienne. L’éducation oratoire des grands poètes et écrivains romains et des Pères de l’Église était fondée sur cette rhétorique, et les éducateurs de la Renaissance l’ont remise pour longtemps à l’honneur. Il était cependant évident pour ces érudits comme pour moi qu’un monde séparait la théorie de l’argumentation de Perelman et l’antique ars rhetorica réhabilitée par la Renaissance.

23La « nouvelle rhétorique » du préférable proposée par Perelman prenait son sens dans le contexte politique et philosophique d’après guerre : elle voulait frayer à la délibération et à la décision démocratiques une voie moyenne et sûre entre le relativisme absolu, qui est la tentation irrationnelle ou cynique de toute doxa, et la terreur de l’épistémé mathématiquement établie, qui rejette sans distinction toutes les vraisemblances dans l’ordre du bricolage subjectif et de l’irrationnel. On trouvera dans un recueil publié en 1994 [3] exposés et discussions savantes de la « nouvelle rhétorique » de Perelman, à plusieurs reprises rapprochée de, ou opposée par les intervenants à, la Diskursethik de Jürgen Habermas, dont la Théorie de l’agir communicationnel, on le sait, avait l’admiration de Pierre Bourdieu. Les deux théories veulent sauver la raison et la justice jusque dans la sphère confuse et faillible du forum moderne où entrent en collision les faits, les normes sociales en conflit et les subjectivités individuelles. Mais l’un, Perelman, part de la pragmatique du droit, et l’autre, Habermas, de l’éthique kantienne « perfectionnée » par la théorie pragmatique du langage.

24Nul doute qu’en principe, mais dans un sens très général, dans l’absolu démocratique, Perelman comme Habermas légitiment la littérature contre toute terreur scientifique.

25L’ennui, comme je ne fus pas seul à le remarquer au colloque « pérelmanien » de Bruxelles en 1994, c’est que les citations littéraires incrustées après coup dans la théorie de l’argumentation du philosophe belge par Mme Olbrechts-Tyteca ne sont que des ornements de La Théorie de l’argumentation. J’ajoutai, pour ma part, que la théorie elle-même, qui peut être utile, dans leur métier, à l’avocat, au magistrat, à l’homme politique, au diplomate, à quiconque aussi s’engage dans un débat télévisé où on lui laisse la parole, ne nous apprend strictement rien ni sur l’art littéraire ni sur l’intelligence, extra-communicationnelle et extra-argumentative, qu’il se propose d’établir avec le lecteur. Speech writing et speech acts relèvent d’un autre ordre que l’adresse proprement littéraire.

26Ce que je ne dis pas alors, pour ne pas aggraver mon cas en cette circonstance commémorative, c’est que la rhétorique telle que l’entendaient les éducateurs antiques, tel le Grec Hermogène ou le Romain Quintilien, ou de nouveau leurs émules de la Renaissance, ne se limitait ni à la logique argumentative ni à ces « registres » élémentaires, éthiques et pathétiques, du discours quotidien que le manuel Hatier, conformément aux Instructions, s’efforce d’énumérer. L’ars rhetorica la bien nommée faisait le plus grand cas des saveurs, des ellipses, des ornements, du style, bref de l’art avec lequel l’œuvre littéraire était écrite, accoutumant l’élève qui l’étudie à discerner dans sa forme le meilleur du sens que l’artiste, poète ou prosateur, avait entendu partager avec son auditeur ou son lecteur. C’était sans doute du luxe pour un futur avocat, mais manifestement ces anciens professeurs pensaient que l’avocat peut être aussi un homme cultivé, doué de plus d’antennes que n’en suppose l’exercice quotidien de son métier. L’argumentation, au contraire, se veut transparente, elle s’épuise pour ainsi dire dans sa technique. L’art littéraire (et les œuvres d’art qui en sont le fruit) cachent dans la forme du discours et dans les détails de celle-ci infiniment plus de sens que ce même discours désossé et réduit à son « argument » (à son scénario) n’en laissera jamais apparaître. Par ailleurs, les exercices élaborés par les Anciens et renouvelés par les précepteurs ou régents de la Renaissance préparaient à l’invention comme à la délectation littéraires ; ils étaient de tout autre nature et portée que les pauvres « pastiches » et « inventions libres » auxquels sont invités aujourd’hui nos futurs bacheliers. Nul ne s’est avisé, dans les innombrables conciliabules de didactique qui ont accompagné l’élaboration des Instructions, de se livrer avec les nombreux et excellents spécialistes de l’Antiquité et de la Renaissance à un inventaire de ces anciens exercices pour voir ce que l’on en pourrait retenir au bénéfice d’une éducation littéraire d’aujourd’hui.

27Aussi les citations de grands poètes, Ronsard, Hugo, Baudelaire, incrustées par le manuel Hatier dans les « séquences » du chapitre « Argumenter et délibérer » sont-elles non moins déplacées que ne le furent celles de Bossuet dans la Théorie de l’argumentation de Perelman, d’autant qu’elles sont mises par le manuel sur le même plan qu’une interview de Jean-Luc Godard ou un article de Léon Schwarzenberg. Ce que se garda de faire Mme Olbrechts-Tyteca. L’effet est celui d’une mosaïque de ciment parsemé de perles, diamants et cailloux. La « nouvelle rhétorique » se révèle une machine aussi niveleuse que la narratologie et autres macro-sciences du langage de naguère.

28Je ne m’étendrai pas sur le chapitre des « Genres », pénible tentative, mais parfaitement conforme aux Instructions, de moderniser la Poétique d’Aristote (qui ne traite que de la forme de la tragédie et de ses effets) ou celle de l’abbé Batteux au xviiie siècle, qui légiférait sur tout, afin de compenser un peu, en faveur de la littérature, l’évidente et abusive réduction de toute espèce de texte à son argumentation. Je n’insisterai pas non plus sur cette autre tentative, non moins docile et non moins contorsionnée, de faire coïncider l’intertextualité selon Gérard Genette avec une réduction des Fleurs de Tarbes de Paulhan à l’antithèse imitation/originalité, qui semble ici résumer la spécificité ultime du texte littéraire.

29Les didacticiens lisent manifestement beaucoup de littérature secondaire, ils en oublient ce qui devrait être leur objet, sans doute trop primaire à leurs yeux : l’art et les œuvres littéraires. Il faut espérer que les professeurs et leurs élèves ne les prendront pas au mot.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.135.0080

Notes

  • [1]
    Voir Luc Fraisse, «La perspective de l’histoire littéraire dans l’enseignement secondaire», R.H.L.F., janvier-mars 2005, pp. 161-187.
  • [2]
    J. Dagès, B. Milcent, H. Sabbah, C. Weil, Littérature 1re. Des textes aux séquences, sous la direction d’Hélène Sabbah, Paris, Hatier, 2001.
  • [3]
    Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, textes rassemblés par Guy Haarscher, Bruxelles, Bruylant, 1994.

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