Le Débat 2005/2 n° 134

Couverture de DEBA_134

Article de revue

Recherche publique, innovation et société aujourd'hui en France

Analyses et propositions

Pages 76 à 91

Notes

  • [1]
    Avenirs de la recherche et de l’innovation en France, sous la dir. de Jacques Lesourne, Alain Bravo et Denis Randet (Paris, La Documentation française, 2004). Ce document résulte de l’opération Futuris lancée par Francis Mer en tant que président de l’Association nationale de la recherche technique. La recommandation est dans l’un des scénarios élaborés page 155.
  • [2]
    Cette première partie reprend l’essentiel de ce que j’ai développé dans un livre récent, Science, argent et politique, un essai d’interprétation (Paris, inra, 2003). Les notes seront donc réduites aux références directes et aux citations.
  • [3]
    Voir le rapport très complet du Conseil d’analyse économique intitulé Propriété intellectuelle, par Jean Tirole, Claude Henry, Michel Trommetter, Laurence Tubiana et Bernard Caillaud (Paris, La Documentation française, 2003). Les exemples sont détaillés pp. 64 et 87-88.
  • [4]
    Sur cette question, on se reportera à l’excellent numéro de Daedalus du printemps 2002.
  • [5]
    Ibid., p. 109.
  • [6]
    Les Ressources végétales et le droit dans les rapports Nord-Sud, sous la direction de Marie-Angèle Hermitte et P. Kahn, Bruxelles, Bruylant, 2004. Pour la licence Creative Commons, voir Lawrence Lessig, Free Culture, The Penguin Press, 2004.
  • [7]
    Parmi de nombreux exemples, on lira Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société (Paris, Odile Jacob, 2000), et Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même (Paris, Gallimard, 2002).
  • [8]
    Philippe Kourilsky et Geneviève Viney, Le Principe de précaution (Paris, Odile Jacob et La Documentation française, 2000).
  • [9]
    Voir le chapitre « Socialiser l’innovation : un pari pour demain », dans Avenirs de la recherche et de l’innovation en France, op. cit., pp. 175-228 ; ajouter Pierre-Benoît Joly, « Besoin d’expertise et quête d’une légitimité nouvelle : quelles procédures pour réguler l’expertise ? », Revue française des affaires sociales, 1 (1999), pp. 45-52.
  • [10]
    Voir le chapitre « Compétitivité par la recherche et l’innovation », dans Avenirs de la recherche et de l’innovation en France, op. cit., pp. 133-173 ; Rethinking the European ICT Agenda, ministère des Affaires économiques, The Netherlands, rapport Price Waterhouse Coppers, 2004.
  • [11]
    Sur Lions, voir le prochain livre de Amy Dahan, à paraître à La Découverte ; sur Kastler et Néel, voir Dominique Pestre, Louis Néel, le magnétisme et Grenoble (Paris, cnrs, Cahiers pour l’histoire du cnrs, 1989).
  • [12]
    Cour des comptes, La Valorisation de la recherche dans les epst, 1997.
  • [13]
    Philippe Larédo, « Six Major Challenges Facing Public Intervention in Higher Education, Science, Technology and Innovation », Science and Public Policy, 30 (1), 2003, pp. 4-12.
  • [14]
    Christine Noiville et Pierre-Henri Gouyon, « Principe de précaution et organismes génétiquement modifiés. Le cas du maïs transgénique », in Ph. Kourilsky et G. Viney, Le Principe de précaution, op. cit., note 8, pp. 277-340.
  • [15]
    Lee Kleinman, « Beyond the Science Wars : Contemplating the Democratization of Science », Politics and the Life Sciences, 16 (2), septembre 1998, pp. 133-145.
English version

1Pour débuter ma réflexion, je formulerai deux diagnostics. Le premier est que le monde des Trente Glorieuses et des principes sur lesquels il reposait internationalement est révolu, radicalement révolu – et avec lui toute une conception des savoirs. On pourrait dire que s’est mis en place, dans les trois dernières décennies, un nouveau régime de production, d’appropriation et de régulation des sciences, un régime en rupture très profonde avec l’histoire du siècle et demi qui précède. Or ce changement est rarement perçu dans ce qui le structure principiellement ou dans ses conséquences. Mon premier objectif est de mettre en évidence ce changement historique, d’en comprendre les racines et les enjeux. Un point essentiel, quoique banal, consiste à noter que ces changements ne sont pas des données fixes et que nous pouvons peser sur eux.

2Le second diagnostic porte sur la situation des sciences et de l’innovation en France. Le discours le plus courant, et répété à satiété dans les médias depuis des mois, est celui d’une sclérose. La responsabilité est massivement imputée à la recherche publique et les solutions préconisées orientent toutes l’attention dans une même direction : flexibilité accrue du marché du travail scientifique, mobilité vers les entreprises, incitation à la prise de brevets par les chercheurs. « La culture, l’organisation et les orientations et objectifs de la recherche publique », suggère ainsi un rapport récent, devraient privilégier « les programmes de recherche susceptibles de déboucher sur des applications industrielles, commerciales ou sociétales » [1]. Or ce diagnostic, s’il pointe des problèmes réels, manque l’essentiel. Les responsabilités sont certainement plus partagées – je pense aux industriels et aux milieux financiers, par exemple, ou à la « technostructure » qui pilote ce pays depuis des décennies. Le rapport final des états généraux de la recherche est très certainement insuffisant, mais les sciences sociales, spécialistes en titre de ces questions, sont elles-mêmes d’une infinie discrétion depuis le printemps 2004 – et l’on ne peut qu’être frappé par le long silence des politiques (même s’ils commencent à en sortir).

3Cet article souhaite donc élargir le champ de vision habituel et tracer un paysage qui soit davantage en prise avec les réalités contemporaines. Il espère aussi conduire à une lecture plus pragmatique des transformations en cours, lecture qui puisse être utile aux divers acteurs impliqués. C’est la raison pour laquelle il se veut propositionnel et formule des principes pour l’action à venir.

Des transformations majeures des dernières décennies

4En guise d’introduction, je souhaite décrire d’abord quelques-unes des transformations majeures qui ont marqué l’univers techno-scientifique depuis deux ou trois décennies à l’échelle internationale [2].

De la multiplication des acteurs dans la production des savoirs

5La première grande transformation, bien connue, est liée aux régulations productives, économiques et politiques qui sont maintenant les nôtres à l’échelle de la planète. Nous sommes passés, si l’on simplifie outrageusement la description, de systèmes massivement régulés par des États démocratiquement élus dans le cadre national à des systèmes régulés à des niveaux différents et par des instances nombreuses. L’ensemble apparaît aussi comme en transformation globale permanente, sans point de repère très stabilisé. Il n’est plus de position sûre, même pour les entreprises ou les pays les plus prospères, et les différentiels de croissance sont considérables de région à région et à l’intérieur de chaque société.

6Ce passage à un régime très neuf qu’on pourrait qualifier de libéral à dominante financière, d’une part, de régime de concurrence et de prédation tous azimuts de l’autre, s’accompagne bien sûr d’une transformation des manières de produire les savoirs, de les réguler, de se les approprier. Plus important : ces savoirs sont le plus souvent au cœur des stratégies nouvelles.

7Précisons ces points. D’abord, les intérêts présents dans le champ de la recherche se sont démultipliés en deux décennies. Ils ont conduit à une prolifération d’institutions nouvelles dont les rapports se sont réordonnés. Le capital-risque, les fonds de pension, le Nasdaq et les start-up sont ainsi devenus décisifs dans l’orientation de la recherche, dans les formes qu’elle prend, dans ce qui est étudié et oublié. L’Université, en revanche (et les valeurs qui l’ont historiquement constituée), a perdu sa place de référent. L’identité universitaire a été bousculée et les pratiques interdisciplinaires et inter-métiers ont gagné du terrain dans la recherche et l’innovation – ce que l’Université, par définition enseignante, a du mal à intégrer.

8Pour sa part, la recherche industrielle s’est émancipée du cadre national et territorial qui demeure, par définition, celui des universités et des populations. La localisation de la recherche des grandes compagnies est maintenant définie à l’échelle du monde, tel laboratoire étant installé en Inde, tel autre aux États-Unis, au gré des potentialités. Le jeu devient donc d’emblée planétaire – et cela a des conséquences directes pour les politiques de recherche comme pour les universités. Les lieux pertinents de la décision stratégique se multiplient en conséquence : ils se déploient des régions aux échelons nationaux, européen ou mondial, et la question de l’attractivité (pour les investissements et la localisation des laboratoires) devient une question primordiale. À vrai dire, elle définit l’horizon des universités qui souhaitent rester parmi les meilleures.

9Au cœur de cette économie politique d’un nouveau type se trouve enfin un changement structurant, celui des règles de la propriété intellectuelle et du brevetable. En bref, le brevet est devenu l’arme stratégique par excellence, l’arme de négociation la plus utilisée sur le marché des savoirs techno-scientifiques. La définition et les règles d’octroi des brevets ont été profondément modifiées dans les années 1980 et 1990 aux États-Unis, ce qui a conduit à des formes de privatisation et de parcellisation, de monopole et de judiciarisation des savoirs qui nous font entrer dans une économie politique de la connaissance et de l’innovation radicalement neuve. Des droits de propriété sont maintenant accordés sur des savoirs de plus en plus « fondamentaux », les contraintes d’utilité justifiant traditionnellement du dépôt d’un brevet ont été rendues très lâches – ce qui explique qu’on puisse aujourd’hui breveter un gène, une méthode commerciale ou un « clic » de souris d’ordinateur.

De l’importance cruciale de la politique nouvelle des brevets

10Pour préciser cette question centrale de la propriété intellectuelle, je partirai de l’idée qu’il n’est pas de savoir « en soi », de savoir déconnecté d’un mode d’existence sociale ; les savoirs scientifiques, en particulier, sont pris, ne serait-ce qu’en négatif, dans des modalités de circulation et d’appropriation. Un élément décisif est ici de savoir où se trouve le curseur qui sépare historiquement la science ouverte de la connaissance comme bien privé. Depuis la seconde révolution industrielle, le brevet a joué un rôle essentiel dans le déploiement des technosciences et dans les réussites économiques – et il a toujours été un moyen, pour les États, de constituer ou d’interdire des situations de monopole. Bien évidemment, il serait naïf de croire que cette fonction a disparu.

11La raison première du changement récent de définition du brevetable est le fait de la jurisprudence américaine en matière de biotechnologies et de génie logiciel. Il convenait certainement, au début des années 1980, de s’adapter à des pratiques de science nouvelles s’insérant mal dans les définitions courantes des droits de propriété (c’était le cas des manipulations sur le vivant). Il s’est toutefois aussi agi de placer les sciences au cœur d’une nouvelle logique économique et d’une volonté politique d’user de l’arme du brevet pour restaurer une suprématie économique vécue comme menacée par le Japon. Les États-Unis étant alors très en avance pour les biotechnologies et les sciences et techniques de l’information et de la communication (stic), une remontée en amont du droit des brevets revenait à réserver des droits aux start-up du pays, à enclore des territoires entiers de recherche dont les bénéfices étaient réservés pour le futur.

12La société Myriad Genetic s’est ainsi vu accorder des brevets sur les gènes de prédisposition au cancer du sein qui l’autorisent à interdire aux chercheurs des pays où ses brevets sont reconnus (c’était le cas en Europe de 2002 à mai 2004) de développer, par exemple, des tests de dépistage autres que les siens. C’est pour cette raison que l’institut Curie, l’Assistance publique et d’autres institutions européennes ont fait appel de l’octroi de ces brevets par l’Office européen et qu’ils ont obtenu en partie gain de cause en mai dernier – ce qui constitue une décision majeure sur laquelle je reviendrai. Si d’autres exemples de cette formidable extension du droit des brevets étaient nécessaires, on pourrait mentionner la firme Agracetus qui a obtenu en 1992 un brevet pour le développement de cotons transgéniques qui implique « que toute entreprise qui veut travailler sur l’amélioration des variétés de coton avec transfert(s) de gène(s) doit demander l’autorisation à Agracetus » ; ou le brevet sur les cellules souches accordé à l’université de Wisconsin, qui conduit aux mêmes privilèges. On peut donc parler, à juste titre, d’un nouveau phénomène d’« enclosure des savoirs » [3].

13À travers ce changement historique du droit de la propriété intellectuelle, c’est la définition du savoir et de ses pratiques qui a été affectée. Il faut donc partir de ce constat si l’on souhaite comprendre le malaise actuel de certains scientifiques, en Europe et hors d’Europe, ou si l’on souhaite penser une réforme du système français de recherche. Trois précisions me semblent utiles à apporter.

141) Ce régime d’appropriation des sciences est décrit par beaucoup de ses praticiens comme présentant des inconvénients majeurs – et la presse universitaire et juridique américaine est remplie de ces débats. La prise de brevets systématique sur les connaissances de base parcellise le savoir disponible et rend plus longue la mobilisation des ressources. Le trop grand nombre de brevets limite le nombre de contributeurs potentiels dans la mesure où les risques sont grands de voir son travail bloqué par un concurrent (disposant d’un brevet stratégique) et dans la mesure où les coûts peuvent s’avérer élevés (il faut avoir des avocats pour négocier et payer des droits). Cette situation explique le sentiment de plusieurs gestionnaires d’universités américaines qui considèrent que le système est actuellement trop lourd et complexe. C’est aussi ce qui motive les accords passés entre firmes d’un même secteur (la pharmacie, par exemple) et qui visent à recollectiviser des portefeuilles de brevets afin de réduire la complexité des négociations accompagnant dorénavant tout projet de recherche [4].

15En d’autres termes, ce régime n’est pas idéal pour l’innovation. La question se pose alors de savoir pourquoi la Commission européenne est si constante dans sa volonté de transcrire purement et simplement ce « modèle » américain dans le droit européen et pourquoi les gouvernements français n’ont jamais pris cette question à bras-le-corps. Le fond de l’affaire est peut-être tout simplement la croyance qu’il existe un système de régulation économique idéal, et que ce sont ces règles de la propriété intellectuelle qui sont causes du dynamisme américain – ce qui est hautement contestable. Quoi qu’il en soit, ce refus d’imaginer d’autres options est le signe d’une myopie politique dommageable pour l’Europe. On pourrait réfléchir à d’autres options, des options qui soient plus justes (beaucoup de ces brevets sont injustes), plus efficaces économiquement, et qui aident l’Europe dans la compétition internationale. On pourrait, par exemple, réfléchir à la création d’un espace européen de la propriété intellectuelle dans la lignée de la décision récente contre Myriad Genetic, un espace où les règles du brevet redeviendraient plus restrictives et qui laisseraient plus de place à la science ouverte. Dans cet espace, pour continuer sur le même exemple, plusieurs tests de dépistage du cancer du sein verraient le jour (ce qui a existé au Canada avant que Myriad ne les fasse interdire) et cette multiplicité conduirait à une augmentation de la qualité moyenne des recherches et à une baisse du prix des produits. Un tel système serait scientifiquement créatif, techniquement innovant, économiquement viable – et il est infiniment probable que, sous la pression des « consommateurs », le droit américain ait, en retour, à s’adapter à cette situation.

162) Les stic offrent un autre exemple intéressant dans la mesure où la prise de brevets y est aussi massive (de l’ordre de 100 000 aux États-Unis et 30 000 en Europe). Étant donné ce qu’est un logiciel (une suite parfois très longue de lignes de codes), il est difficile de savoir exactement ce qui est breveté et ce qui ne l’est pas. Par méconnaissance, on est donc souvent sous la menace d’un brevet existant. Si l’on en a les moyens financiers, l’affaire se règle par négociation (ou au tribunal), mais la conséquence en est, disent tous les experts, que les petites entreprises innovantes ont toutes raisons de perdre : il leur est en effet très difficile de faire valoir leurs droits puisque la justice est lente et chère. On est ici dans le cas limite où le brevet est l’arme ultime de régulation des savoirs – un phénomène très neuf.

17Le cas des stic est intéressant pour une autre raison : dans ce domaine, il existe un mode alternatif au modèle propriétaire de type Microsoft, un mode économiquement et techniquement efficace, celui des logiciels libres et des codes sources ouverts. Lancé par Stallman en 1985, ce système de production de savoirs réappropriables a fait ses preuves ; il s’est diversifié (avec une variante permettant des gains financiers) et a commencé à concurrencer directement les logiciels à codes sources fermés. Cela lui vaut donc d’être devenu une cible de Microsoft qui ne vise pas moins que son élimination. Ici la question est double, comme avec les biotechnologies : ne faut-il pas défendre cette forme de vie sociale (pas si éloignée d’ailleurs de la science ouverte classique), cette manière de produire de la connaissance que le durcissement des droits de propriété cherche à laminer ? Je crois que la réponse doit être positive parce qu’il est bon que nos sociétés reconnaissent le droit à l’existence de « cités de justice » multiples, qu’il est vital, pour les démocraties de marché, qu’existent des systèmes parallèles de création intellectuelle, de production et de circulation des biens. La seconde question est plus pragmatique : étant donné le rapport de force international, n’est-il pas de bonne politique que les sociétés européennes parient aussi sur le système open source (avec la plupart des concurrents de Microsoft, comme ibm) et garantissent son droit à l’existence ? Stratégiquement, la question vaut d’être posée.

183) Par extension, j’aimerais finalement évoquer les problèmes induits par la privatisation de régulations autrefois régaliennes – je pense, par exemple, aux conflits d’intérêts à l’œuvre autour de l’évaluation des médicaments. Il est aujourd’hui banal que les compagnies contrôlent directement l’évaluation de leurs produits et utilisent pour ce faire des compagnies sœurs. Le résultat de ce contrôle plus étroit pourrait bien être, selon les termes d’un numéro récent de Daedalus, le journal de l’Académie américaine des arts et des sciences, que « l’intégrité de la recherche clinique est compromise ». Daedalus rapporte en particulier le fait (mais d’autres cas sont maintenant connus) que, après avoir essayé d’arrêter la publication d’un rapport, « une compagnie a exigé de 7 à 10 millions de dollars de dommages (de la part du groupe qui avait organisé l’étude clinique et publié le rapport) au motif que la publication avait entamé les perspectives financières de la compagnie ». Si l’on ajoute qu’il est devenu courant de ne plus communiquer les molécules nouvelles aux universitaires sans engagement de leur part à ne rien publier qui puisse être dommageable pour la compagnie, on peut penser que ce mouvement de rétrécissement des possibilités de travail de la science ouverte mérite une analyse approfondie – et certainement la mise en place de contre-feux [5].

19Ceux-ci sont déjà partiellement présents, mais il est essentiel d’en imaginer d’autres. Du point de vue judiciaire, plusieurs plaintes sont en cours d’instruction sur le comportement de compagnies pharmaceutiques ayant caché des résultats cliniques négatifs – et des réaffirmations de principe en découleront. En Europe, en matière agricole, le droit des brevets sur les ogm n’a pas éliminé les droits d’obtention végétale – qui sont des droits de propriété plus complexes : pas simplement binaires, ils sont marqués d’exceptions comme le droit du sélectionneur ou le privilège du fermier. À l’échelle internationale, les droits de propriété sur les ressources végétales et les savoirs thérapeutiques des peuples autochtones sont aussi en passe d’être reconnus ; à la fois par l’action de juristes dans diverses enceintes internationales et par des actions de justice contre le brevetage de savoirs découlant directement de l’étude de la pharmacopée des peuples indigènes. Finalement, un nouveau type de copyright se diffuse actuellement. Intitulé « Creative Commons », il permet de se réserver la paternité d’un travail tout en le rendant public et non appropriable. Je cesserai ici mes exemples et conclurai sur le fait que ces questions sont essentielles aujourd’hui, que nous pensions en termes de valeurs et de philosophie politique (comment définissons-nous « une bonne société »), ou en termes de politiques publiques (et des cadres socio-juridiques dans lesquels nous préférons agir) [6].

Du changement profond du social

20Les éléments du régime de production et de régulation des technosciences que j’ai considérés jusqu’à présent sont d’ordre politique, économique et juridique. J’aimerais maintenant insister sur un autre élément, la transformation tout aussi profonde du corps social dans ses exigences et modes d’être. Je l’ai évoquée à propos du logiciel libre, réseau de millions d’acteurs inventant une nouvelle forme de vie, mais ce changement est beaucoup plus large. Quelles sont ces transformations et en quoi conduisent-elles à devoir repenser nos manières de gérer la recherche et l’innovation ?

21Il faut d’abord noter qu’il s’agit de changements sociaux massifs – ce dont rend compte la réémergence de la notion de « société civile », le poids nouveau des ong et autres associations dans la vigilance et les négociations de tous types (autour de la santé, de l’environnement, etc.). On peut repérer ces transformations autant dans la « composition » de la société (montée des groupes à fort capital scolaire, par exemple) que dans la transformation des subjectivités : changements dans les « mœurs », les modes de vie et les régimes d’existence psychique. Les formes classiques d’autorité sont contestées et des microsociétés défendant des arts de vivre propres se multiplient (« raveurs », « hackers »). On assiste à une personnalisation et un changement plus rapide des adhésions – et fleurissent, pour citer Marcel Gauchet, les attitudes de désengagement et les modes de déliaison [7].

22Les conséquences en sont, quant aux attitudes vis-à-vis des sciences et des produits techno-industriels, un changement des certitudes sociales qu’il serait irresponsable d’ignorer. La croyance en un progrès toujours positif s’est érodée – et cette érosion s’est accélérée du fait des crises sanitaires et environnementales. La confiance dans les institutions fait souvent défaut aujourd’hui et les décisions d’experts travaillant en vase clos sont contestées. De nouvelles formes d’appropriation des savoirs apparaissent – associations de malades obtenant un rôle actif dans la définition des choix de recherche comme dans la conduite des essais cliniques (avec l’épidémie de sida) ; création de laboratoires associatifs comme la crirad qui, défiante devant les déclarations du complexe nucléaire français publiées au moment de Tchernobyl, entreprend elle-même des campagnes de mesures ; tenue de « conférences de citoyens » invités à considérer en détail une question (que faire avec les ogm par exemple) et proposant ses conclusions au politique. Le web devient un lieu d’échanges de données et d’informations qui marginalise, pour les plus jeunes, les canaux habituels de transmission des savoirs et est un lieu puissant de culture.

23Dans les milieux savants (y compris dans les sciences sociales), une tendance est à ne pas vraiment considérer ces nouvelles réalités sociales, à les tenir comme non représentatives, comme l’expression d’un irrationalisme à combattre – en bref, comme une maladie du social qu’il convient de soigner par l’école et la promotion de la « culture scientifique et technique ». Cette réduction est, je le crois profondément, un non-sens, une façon de ne pas prendre en compte des réalités sociales massives impliquant des populations larges et parmi les plus créatives. Un phénomène générationnel, en un mot, et des pratiques sociales qui ne peuvent que s’étendre. L’idée qu’il s’agirait d’obscurantistes est démentie par toutes les études : ce ne sont d’ailleurs pas les sciences qui sont d’abord visées, mais les régulations (de l’environnement, des produits technoscientifiques, des risques, des crises), les attitudes systématiquement technophiles (tout ce que la science peut faire doit advenir), les valeurs que portent et les effets sociaux et économiques qu’induisent ces changements (les ogm transforment les rapports entre paysans et compagnies). D’ailleurs, dans le cadre du changement climatique (Convention des Nations unies), l’alliance est le plus souvent entre les scientifiques et les ong.

24Mon sentiment est que la montée en puissance de ces pratiques (et de cette nouvelle société civile bigarrée) est un phénomène dont on ne doit pas faire l’économie car il est une source de progrès futurs. Les questions posées sont légitimes – sur la nature des savoirs et de l’expertise, par exemple – et il nous faut prendre acte que toute institution humaine est faillible, la contre-expertise comme l’expertise officielle – et la solution n’est peut-être pas dans le fait d’imaginer l’institution idéale pouvant enfin dire le vrai, mais dans la confrontation organisée des arguments et des preuves. L’innovation, pour sa part, est radicalement non anticipable. Cette dernière ne sourit certes qu’à ceux qui sont prêts, mais il n’est aucun déterminisme. D’où l’intérêt de soutenir aussi le plus grand nombre possible d’acteurs dans ce jeu de la connaissance, de multiplier les pistes pouvant être suivies, les méthodes utilisées, les principes de départ et les valeurs sociales ou morales en guidant la réalisation. Une telle attitude n’interdit pas de se demander comment répartir des ressources qui demeurent rares, mais la position de principe doit être claire [8].

25Je la résumerais ainsi : aujourd’hui plus que jamais, la dynamique de l’innovation est une dynamique sociétale, la résultante d’interactions entre des acteurs aux projets et outils différents – et non un phénomène top-down maîtrisable du sommet. Nous devons nous appuyer sur ces nouvelles potentialités sociales et faire de la variété des démarches, et de leur confrontation, un levier d’innovation et de mobilisation sociale. Dans le monde en changement très rapide qui est le nôtre aujourd’hui, il est aussi capital de pratiquer une expertise contradictoire et la plus transparente possible ; pas simplement pour la beauté du geste, mais parce que ces « bonnes pratiques » sont la condition de la cohésion sociale et d’une innovation acceptable et acceptée. Président de l’une des quatre commissions de l’opération Futuris, Chevassus-au-Louis, président du Muséum, avance des recommandations que je me réapproprie pour clore cette partie. À savoir qu’il est essentiel aujourd’hui de développer une culture du débat et de militer pour des apprentissages collectifs et en continu ; qu’il convient de renforcer le « tiers secteur » scientifique aux côtés des sciences académiques et du secteur privé ; qu’il est urgent, finalement, d’apprendre à gérer et « interpréter » les crises – et à rompre, par exemple, avec le dilemme « précaution contre innovation » [9].

Du système français de recherche et d’innovation

26Quand on parle des sciences et de l’innovation en France aujourd’hui, le mode est trop souvent celui de la lamentation sur l’archaïsme et l’inadaptation – la faute étant imputée à la rigidité des chercheurs et à leur manque d’esprit d’entreprise. Comme je l’ai rappelé en introduction, je crois ces diagnostics et ces « explications » trop étroits pour être suffisants.

27Laissez-moi commencer par deux remarques. Partout dans le monde, les universitaires ne sont pas au cœur du système des brevets et de l’innovation – ce sont les entreprises qui y sont, bien évidemment. Pour les principaux pays industrialisés (y compris les États-Unis), la part de la recherche universitaire dans la prise de brevets oscille entre 1 % et 3 %. Or le taux français est de 2,7 % – ce qui n’indique pas, par rapport aux brevets pris par les industriels, une déficience particulière. Seconde remarque : l’Allemagne est réputée pour ses liens anciens et solides entre « science » et « industrie », l’intégration de la recherche à tous les niveaux des processus innovatifs. Il n’empêche que la situation actuelle de l’Allemagne présente de nombreux points communs avec celle de la France – ce qui suggère de ne pas se limiter à une « cause » unique et simple.

28Plus fondamentalement, on peut retenir – je cite ici un rapport officiel – que les nouvelles technologies sont d’abord handicapées en France par la faiblesse des capitaux privés ; que les dispositifs administratifs d’aide aux pme manquent de réactivité et de souplesse ; que l’industrie à forte intensité de r&d présente des faiblesses structurelles ; que les grandes entreprises françaises aident moins les pme innovantes à l’exportation qu’en Allemagne ou au Japon, etc. Un rapport du cabinet Price Waterhouse Copper, rapport publié par la présidence néerlandaise de l’Europe à la fin 2004, explique le retard européen en matière de stic de deux façons. Il souligne d’abord le rôle central des États dans les succès américain, indien et coréen, le rôle de protecteur des industriels et de la r&d que ces États ont joué et continuent de jouer (via des politiques actives de brevets par exemple), leur rôle de financeur ayant ciblé des technologies et des marchés, de fédérateur ayant été décisionnel sur les standards, d’acheteur massif à travers des politiques offensives de e-government, d’éducateur par un apprentissage de masse des usages des tic. Le rapport insiste ensuite sur le fait que le retard européen ne sera comblé qu’à la condition que les industriels investissent eux-mêmes beaucoup plus dans les tic (en Europe, ils investissent trois fois moins dans ses technologies qu’au Japon, et cinq fois moins qu’aux États-Unis), ce manque d’investissement expliquant, selon le rapport, l’essentiel de l’écart de productivité entre l’Europe et ces pays [10].

29Ces quelques mots ne visent pas à la démonstration, bien évidemment. Ils cherchent seulement à illustrer la complexité des choses en matière d’innovation, à indiquer la variété et l’interdépendance des facteurs de succès ou d’échec. Si le point est acquis, il est alors possible de prendre à bras-le-corps la question de la recherche publique, de ses modes de travail et d’administration – ce que je me propose de faire dans ce qui suit.

30Commençons par une question : est-il vrai que les chercheurs français ne se mélangent pas « avec les marchands du temple », qu’ils restent dans leur tour d’ivoire, heureux d’être fonctionnaires et sans contacts industriels ? Globalement, la réponse à cette question est non. Depuis longtemps, et depuis les années 1950 avec certitude, beaucoup de physiciens, chimistes et biologistes travaillent avec les industriels, voire fondent des entreprises et prennent des brevets. Un exemple parfait est celui de l’école française de mathématiques appliquées créée par Jacques-Louis Lions qui, depuis les années 1960, a conçu et monté avec les industriels et les militaires une large gamme d’institutions de transferts, dont ont profité abondamment des entreprises comme Dassault ou l’Aérospatiale. Certes, chacun connaît la philosophie « puriste » de Bourbaki, mais elle n’épuise pas la question du rapport mathématiques/industrie. Il convient aussi de ne pas idéaliser le reste du monde : aux États-Unis, la majorité des mathématiciens se refuse aux « compromissions ». Un autre exemple est celui d’Alfred Kastler, très représentatif des scientifiques-intellectuels français. Il avait peu de liens « organiques » avec l’industrie, mais ils n’étaient pas nuls, et ses travaux, notamment via l’accueil de nombreux chercheurs au laboratoire de la rue d’Ulm, ont été au fondement de l’industrie française des lasers. Il a aussi été décisif par ses contacts réguliers avec les ingénieurs militaires – une pratique paradigmatique des scientifiques français. Un troisième exemple serait le cas de Grenoble, de l’arrivée de Louis Néel en 1940 à aujourd’hui. Physicien de la rue d’Ulm, lui aussi, Néel a jeté les bases du Grenoble innovant que nous connaissons. C’est bien un scientifique pur, académicien et prix Nobel, qui a initié et consolidé ce réseau pendant plusieurs décennies [11].

31Ces cas ne constituent pas des exceptions. Il n’est en particulier pas vrai que, dans leur masse, les universitaires restent dans leur coin (les hybridations sont courantes avec les gens du cnrs ou du cea, comme avec les acteurs économiques) ; que les responsables de r&d des grandes entreprises n’aient pas de lien et ne profitent pas de la recherche publique ; ou que les crédits de fonctionnement de la recherche universitaire et des laboratoires cnrs ne proviennent que du saupoudrage de l’argent public (les contrats sont le nerf de la guerre pour beaucoup de laboratoires). D’ailleurs, dans la lignée de la réforme Chevènement de 1982 – c’est la Cour des comptes qui le note dans son rapport de 1997 –, on a assisté, dans les epst, à une période d’« euphorie de la propriété intellectuelle ». Elle a duré jusqu’à la fin des années 1980, la « rationalisation » de la gestion des portefeuilles de brevets par des professionnels ayant conduit, depuis, à une période « de raison » [12].

32Les réalités françaises ne sont donc pas simples, et il existe des succès même si l’on prend comme normes les régions constituant un tissu intégré entre universités et start-up. Grenoble, en nanotechnologie, en est bien sûr l’exemple le plus réputé internationalement. Où se situe alors le problème ? Il est dans la nature des relations entre universitaires, industriels et militaires, et dans leur inadéquation au contexte nouveau que j’ai décrit (mais qui dit relation dit au moins deux partenaires). Historiquement, les modes de liaison que je viens d’évoquer ont rarement été marchands de façon explicite (on contribuait plus au développement du pays qu’à gagner de l’argent) ; ponctuellement conçues, pour résoudre un problème industriel ou proposer le développement d’une idée originale apparue au laboratoire, ces relations étaient euphémisées et rarement pérennes ; se connaissant mal, notamment du fait de la césure entre universités et grandes écoles, les élites académiques et industrielles avaient du mal à « cumuler » leurs expériences et les demandes étaient, de part et d’autre, plutôt molles. C’est cette situation qui rend ce mode de fonctionnement mal adapté au système très réactif et dynamique actuel.

33Un second problème est que, dans ce pays, les pratiques les plus indéfendables peuvent côtoyer les principes les plus intangibles. Ou, plus précisément, ces principes étant absolus (« Science et argent sont inconciliables », par exemple), mais les réalités étant complexes (les lasers sont des outils remarquables que la France pourrait développer), la main droite peut se mettre à agir indépendamment de la main gauche – et, cette fois, sans plus aucun principe. C’est ainsi que le département de chimie d’une grande université de province française a pu utiliser la règle de la thèse sous embargo, inventée par Claude Allègre, pour autoriser, pendant plusieurs années, la délivrance de thèses sans même que le titre en soit rendu public, au nom de la protection du financeur industriel. Et cela a concerné jusqu’à un tiers des thèses soutenues dans ce département! De façon symétrique, le gouvernement actuel, au nom du principe du développement nécessaire en France de « fondations à caractère scientifique », a accepté de cofinancer la création d’une dizaine de fondations « portant sur des thèmes d’intérêt général » – dixit le site du ministère –, mais qui apparaissent si étroites et « intéressées » qu’elles en perdraient, hors de France, toute crédibilité. Je citerais la fondation « Pour une utilisation raisonnée de l’expérimentation animale », financée par l’Oréal, Sanofi-Aventis et lvmh, « Sécurité routière », soutenue par Renault et psa, « tics et santé », financée par Orange, Bouygues Telecom, Cégétel, Alcatel, Sagem et tdf, enfin « Cœur et artères », qui a Bonduelle, MacCain et Unilever comme membres fondateurs.

34Dans beaucoup de cas, le problème est peut-être donc moins, en France, le non-contact entre universitaires et monde économique que des contacts mal assumés et l’effacement trop rapide et sans principe des frontières (l’alignement de la recherche universitaire sur l’intérêt immédiat des industriels). À terme, cet alignement – parce que les métiers sont différents et doivent en large part suivre des logiques propres – ne peut qu’être dommageable pour les deux partenaires et pour la dynamique d’ensemble. N’importe quelle visite sur le site d’une université américaine montrera d’ailleurs combien nos amis américains sont attentifs à cette question et préservent jalousement différences et autonomies.

Pistes pour des réformes

35Quelles peuvent être, finalement, les pistes possibles permettant de formuler des propositions ? Je n’ai pas la prétention de pouvoir être complet – et ce n’est pas mon métier. Beaucoup de propositions sont de toutes façons déjà sur la table et il serait bon d’en organiser la confrontation. Devant rester bref, je rappellerai d’abord quatre points découlant des analyses précédentes – avant d’avancer dix principes de réforme pour la recherche publique.

361) Il convient d’abord de mettre en place une vraie politique budgétaire et d’augmenter les financements de façon significative (un chiffre encore : le coût moyen de formation d’un étudiant en France est le tiers de ce qu’il est aux États-Unis). Il est ensuite important de développer ou, plus précisément, d’inciter au développement de recherches industrielles avec, comme pour la recherche publique, la mise au point de mesures d’efficacité lorsque de l’argent public est en jeu : le « crédit impôt-recherche » par exemple (il représente un tiers du milliard supplémentaire pour la recherche accordé par le gouvernement à la suite du mouvement « Sauvons la recherche ») est distribué sans condition et sans incitation à des investissements particuliers. Il faut aussi apprendre à faire des choix : faut-il, par exemple, garder les points de force (spatial, aéronautique, nucléaire) ou se déplacer sur d’autres segments (biotechnologies, stic) et miser sur un autre régime de développement ? Autre type de choix à faire : quelle part donner aux investissements de « bien commun » (comme la recherche environnementale ou l’étude des maladies chroniques des pays du Sud) par rapport aux investissements soutenant l’innovation de marché ? Il est finalement essentiel de réfléchir aux cadres réglementaires et législatifs, pour des raisons stratégiques (pensez à ma discussion sur les brevets) ou pour des raisons politiques (maintenir la pluralité des « cités de justice » et, par exemple, s’assurer que la recherche associative n’est pas menacée de disparition). Ces questions font totalement partie du sujet – j’espère qu’on l’aura maintenant compris.

372) Concernant la réorganisation directe de la recherche publique, je proposerai :

38Principe n° 1 : abandonner l’idée d’un système piloté par un centre tout-puissant.

39Un système de recherche publique piloté centralement, comme au bon vieux temps du général de Gaulle et de la dgrst, a sans nul doute été opératoire, mais le monde a changé d’une façon telle qu’il ne l’est plus. Malheureusement, cette manière de penser reste dominante. La définition des priorités scientifiques, techniques ou industrielles de la nation à partir d’un centre ne peut plus être suffisante parce que, dans de nombreux secteurs, les logiques de concurrence sur des marchés d’emblée mondiaux reposent sur la déstabilisation rapide et continue des grands acteurs. Les marchés et les acteurs sont très instables et les croissances (pensez à Nokia) sont aussi spectaculaires que les chutes. L’innovation de produits et d’outils, qui est autant technico-scientifique que de marketing, conduit à une prolifération de trajectoires qui ne peut être anticipée par personne. Certes, le département de la défense américain est fondamental pour la recherche et l’innovation américaine, mais il n’est pas seul et il ne procède plus comme dans les années 1950 [13].

40Principe n° 2 : décider et agir au bon niveau.

41Est-ce à dire que tout est tellement en mouvement sur un échiquier tellement large qu’il n’est plus possible de concevoir de politiques ? Non, bien sûr, et des scénarios sont à confronter et mettre en œuvre. Ils doivent toutefois être élaborés aux niveaux où le jugement est le plus en prise sur l’action et où les moyens sont engagés (principe de responsabilité). Parce que les dynamiques sont complexes, il ne faut pas se tromper d’échelle. Oublier ce principe ne peut que conduire à la création d’« usines à gaz » déconnectées des réalités économiques, à ce que Michel Callon a autrefois appelé la « rana », la « recherche appliquée non applicable », une spécialité française. Ce qu’il faut donc imaginer, c’est la carte des responsabilités, de la place des États au rôle des régions, du niveau européen à celui des présidents d’université, chaque niveau ayant ses modes d’action et ses priorités. Si un acteur peut intervenir partout (une direction ministérielle décidant de l’affectation d’une prime au sein d’un établissement, ce qui est malheureusement banal aujourd’hui), alors le ver est dans le fruit. Dire, construire, expliciter cette architecture, et la respecter, sont les conditions d’un fonctionnement efficace.

42Principe n° 3 : créer plusieurs agences de moyens généralistes et qui soient en concurrence.

43La difficulté à anticiper les évolutions techno-commerciales et à agir au bon moment – comme le fait que les jugements divergent souvent sur ce qu’il convient de faire – conduit à préférer l’existence de deux ou trois agences de moyens généralistes (comme il existe plusieurs grandes fondations aux États-Unis aux côtés des agences fédérales). À nouveau, penser que la raison planificatrice et unique saura toujours faire les bons choix est un leurre. Pour des raisons conjoncturelles (la trop grande volatilité des trajectoires de l’innovation commercialement réussies), mais aussi pour des raisons de fond : rien n’indique qu’une agence unique soit assez sage pour prendre en compte, par exemple, des propositions allant dans des directions opposées. Que deux ou trois agences indépendantes travaillent en parallèle et soient en concurrence dans le choix des projets à soutenir est donc une solution pragmatique, une solution qui repose sur l’expérience que nous avons tous des errements possibles de la raison administrative et planificatrice. L’existence de fondations parallèles facilite le financement de l’hétérodoxie, qui a souvent du mal à trouver des moyens dans des systèmes centralisés à gestion unique, elle facilite la prise en compte de projets reposant sur des principes différents – elle aide à court-circuiter les comportements de « clans » excluant systématiquement certaines approches et questions.

44Principe n° 4 : inciter les agences à être attentives aux domaines délaissés par la recherche privée.

45Les agences ont à voir avec l’innovation, mais elles ont des fonctions de bien public qui sont plus larges et dépassent les demandes et intérêts marchands. Ces derniers sont importants, mais ils n’épuisent pas ce que la recherche publique doit prendre en compte. Elle doit s’intéresser aux problèmes orphelins, à des exigences culturelles plus larges, aux besoins et questions des plus faibles – parce qu’il en va de la justice sociale et que ces questionnements peuvent s’avérer d’une extrême importance. Un exemple est celui des savoirs humanistes comme l’histoire, dont nous sommes beaucoup à penser qu’il faut continuer de les financer ; un second est celui des transformations récentes, du fait de la pression conjointe des chercheurs universitaires et des associations, des pratiques cliniques à partir de l’épidémie de sida ; un troisième est la production des connaissances en biotechnologie végétale. D’un côté, Montsanto ou Novartis disposent de milliers de chercheurs développant un ogm après l’autre, produits qu’ils souhaitent mettre sur le marché le plus vite possible, ce qui est compréhensible ; de l’autre, des généticiens des populations végétales essaient de juger des effets de ces nouveaux produits (étude des flux de transgènes) – un travail qui requiert des années de travail sur le terrain avant d’aboutir, mais qui est essentiel. À l’évidence, ces recherches doivent faire partie des priorités affichées des fondations ; et si celles-ci ne les soutiennent pas, elles disparaîtront [14].

46Principe n° 5 : donner une vraie autonomie à des universités et des équipes de recherche devenant responsables de leurs choix.

47Il faut apprendre à vivre dans un monde mouvant et radicalement multipolaire – je l’ai dit. Cela implique de savoir faire confiance, de laisser l’initiative à ceux qui, à l’échelle des universités, des laboratoires ou des équipes de recherche, ont la meilleure perception de ce qui se modifie, qui ont les connaissances les plus adaptées à une action efficace. Or les réalités françaises sont exactement transversales à ces besoins : beaucoup de décisions sont prises « trop en amont », alors que les équipes, qui dépendent de plusieurs tutelles, doivent naviguer entre des exigences contradictoires et des financements mineurs à trouver auprès de dix guichets. Il est donc essentiel d’inverser l’ordre des responsabilités et de donner de réels pouvoirs aux universités et laboratoires. Il faut que ceux-ci puissent contrôler leurs actions (incluant le recrutement des chercheurs, techniciens, post-docs), qu’ils puissent réagir vite et montrer ce dont ils sont capables, en bref, qu’ils soient autonomes. Il est stratégique de les laisser faire leurs paris et de leur laisser le choix des moyens. Bien sûr, il conviendra d’évaluer ces actions, mais cela se fera a posteriori. Quant au choix des directeurs de laboratoires et présidents d’université, il serait bon qu’ils se fassent sur la base de propositions qui engagent publiquement leurs auteurs.

48Principe n° 6 : maintenir la « diversité écologique » de la recherche, une variété sociale des acteurs et des lieux de sciences.

49Il est aussi extrêmement important de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier en termes de « cités de justice ». Il faut savoir s’appuyer sur la créativité distribuée, la multiplicité des lieux de connaissance et d’innovation, la variété des modes de création et d’appropriation des savoirs, qu’ils soient publics, privés ou associatifs. Il faut protéger l’émergence des futurs Bellmann, des futurs crirad et autres Associations françaises des myopathies ; il faut prévoir des financements pérennes pour ces structures, notamment pour les recherches et laboratoires associatifs (une politique de ce type est d’ailleurs en train d’être expérimentée par la région Île-de-France). Cela implique de penser à soutenir délibérément des recherches avec des cadrages initiaux différents, qu’ils soient épistémologiques, techniques, de collaboration avec des industriels ou non, visant du long terme ou non, du plus « fondamental » ou des activités orientées. Non seulement ceci est la seule garantie de ne pas se tromper sur toute la ligne dans le monde mouvant qui est le nôtre, mais c’est aussi un choix de philosophie politique.

50Principe n° 7 : les universités et équipes de recherche doivent être attentives à la demande sociale.

51Il importe que les universités et laboratoires, autonomes et maîtres de leurs choix, ne vivent toutefois pas en monde clos et mettent en place des structures de dialogue et de collaboration avec l’univers économique – ce qui est admis –, mais aussi avec l’ensemble du corps social, où beaucoup reste à inventer. Une idée simple mais symboliquement percutante a été proposée par Daniel Lee Kleinman. Elle n’a de sens précis que dans le cadre américain, mais rien n’interdit d’en transcrire l’intention dans le système français. Il propose qu’un travail en coopération avec une association puisse être officiellement considéré comme relevant des « activités de service » – la tenure – et soit traité par les présidences d’université avec la même bienveillance que les collaborations avec l’industrie. Cela revient à étendre les droits des chercheurs à intervenir dans la vie de la cité, à les autoriser à se lier à la société civile en tant qu’individu ou groupe de professionnels (pour aider à l’analyse de l’état de la nappe phréatique locale, par exemple, ou pour répondre aux craintes manifestées à propos d’une pollution) ; cela revient à les inciter à multiplier leurs liens avec les acteurs locaux pour imaginer les solutions les plus efficaces et simples. Plus généralement, les universités (et, bien sûr, des institutions comme le cnrs) pourraient considérer de leur devoir d’établir des vice-présidences « entreprise » et « société civile » leur permettant d’intégrer le plus en amont possible un large échantillon de questions et de préoccupations [15].

52Principe n° 8 : l’autonomie implique, pour les universitaires, de devoir rendre des comptes de façon transparente – et à tous les niveaux hiérarchiques.

53Une autonomie accrue (et la capacité d’engager des moyens importants) implique une responsabilité plus grande et le devoir de rendre des comptes de façon claire et publique. Toute nomination, toute action doivent donc être précédées d’un engagement explicite (principe de transparence) et, après coup, d’une évaluation ; cela doit se faire selon des normes publiques et établies à l’avance (principe d’accountability) et doit être réalisé à tous les niveaux hiérarchiques. Un problème majeur du système français est, en effet, la déresponsabilisation générale, le fait que celui qui recrute n’est pas souvent le directeur du laboratoire d’accueil par exemple, et que le premier n’aura donc jamais à « subir » les conséquences de ses choix. Toute décision importante implique aussi, dans ce pays, de devoir s’arranger avec beaucoup de personnes – ce qui fait que des choix forts sont presque impossibles et que les responsabilités sont diluées (on ne maîtrise jamais assez de paramètres pour pouvoir être « responsable » de quelque chose). Car chacun pèse sur chacun, les choix vont aussi vers le plus consensuel, le moins problématique, le moins risqué – ce qui est catastrophique en termes de politique scientifique. Il est donc essentiel de réaffirmer les principes conjoints d’autonomie et de droit à l’initiative, d’une part, d’évaluation systématique a posteriori de l’autre. Cela est notamment vrai pour les niveaux de direction (cela inclut les directions d’agence), afin de limiter les pratiques de « république bananière », malheureusement de moins en moins rares en France.

54Principe n° 9 : l’expertise et l’évaluation doivent être encadrées par des règles claires.

55Cela conduit à la question de l’évaluation. Le plus souvent, celle-ci est conçue comme une activité d’expertise devant juger du travail d’un chercheur ou d’une unité de recherche. Ce type d’évaluation est capital et doit être un moyen d’aider au repérage des problèmes et de leur solution.

56Pour que ces évaluations soient acceptées et soient acceptables, il importe d’en fixer les règles. Il convient, d’abord, de définir les diverses instances auxquelles on doit rendre compte – elles dépendent des objectifs visés et il est bon qu’il y en ait plusieurs ; il faut ensuite s’être engagé sur des projets, avoir dit ses choix et ses attentes, comme on le demande aux étudiants de thèse ou aux post-doctorants. Il faut enfin respecter quelques principes : l’indépendance des évaluateurs (une idée cruciale en termes de principe, même si nous savons qu’elle n’est pas applicable simplement) ; la variété (sociale comme épistémique) des évaluateurs ; le principe de la confrontation et du contradictoire ; le fait de rendre publiques des conclusions motivées, ainsi que les avis minoritaires.

57Principe n° 10 : l’évaluation experte doit se doubler d’épreuves de réalité multiples.

58Aucune procédure d’évaluation n’est toutefois parfaite : les principes ne suffisent jamais et il n’est pas un critère unique d’excellence. Les pairs « se tiennent » souvent les uns les autres (puisqu’ils sont tour à tour sujet et objet des évaluations) et il est aisé de tourner les outils de mesure (la stratégie de citation de certains grands laboratoires internationaux est maintenant explicitement construite pour optimiser les résultats statistiques construits à partir du Science Citation Index). Il faut donc penser l’évaluation de façon beaucoup plus large.

59Une solution est de la penser en termes d’épreuves de réalité, de mesures diverses ne dépendant pas d’un travail explicite d’évaluation. Un moyen de savoir si une université ou une filière doctorale fonctionne bien, par exemple, peut consister à regarder les choix et préférences des étudiants (un critère décisif pour les grandes universités américaines, nous le savons), comme l’évolution de leurs carrières ultérieures. D’autres épreuves de réalité doivent être imaginées, la qualité des partenariats internationaux, l’attractivité en termes de contrats industriels ou avec la société civile. On comprend que toutes n’ont pas le même poids en fonction des objectifs suivis, qu’il n’est pas question de construire une seule échelle. En revanche, leur étude fine et croisée permet de comprendre la perception que les autres ont de soi, ce qui n’est pas rien. Ce sont ces épreuves de réalité qui sont primordiales, à mon sens, même si elles doivent être complétées par des procédures d’évaluation plus classiques.

60?

61Au moment où cet article paraîtra, le débat fera rage autour des propositions du gouvernement. Je ne peux les anticiper, mais j’espère que ces remarques pourront alors servir pour apprécier les propositions et contre-propositions qui seront faites. À mon sens, c’est à cette épreuve de réalité qu’il conviendra de les juger.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.134.0076

Notes

  • [1]
    Avenirs de la recherche et de l’innovation en France, sous la dir. de Jacques Lesourne, Alain Bravo et Denis Randet (Paris, La Documentation française, 2004). Ce document résulte de l’opération Futuris lancée par Francis Mer en tant que président de l’Association nationale de la recherche technique. La recommandation est dans l’un des scénarios élaborés page 155.
  • [2]
    Cette première partie reprend l’essentiel de ce que j’ai développé dans un livre récent, Science, argent et politique, un essai d’interprétation (Paris, inra, 2003). Les notes seront donc réduites aux références directes et aux citations.
  • [3]
    Voir le rapport très complet du Conseil d’analyse économique intitulé Propriété intellectuelle, par Jean Tirole, Claude Henry, Michel Trommetter, Laurence Tubiana et Bernard Caillaud (Paris, La Documentation française, 2003). Les exemples sont détaillés pp. 64 et 87-88.
  • [4]
    Sur cette question, on se reportera à l’excellent numéro de Daedalus du printemps 2002.
  • [5]
    Ibid., p. 109.
  • [6]
    Les Ressources végétales et le droit dans les rapports Nord-Sud, sous la direction de Marie-Angèle Hermitte et P. Kahn, Bruxelles, Bruylant, 2004. Pour la licence Creative Commons, voir Lawrence Lessig, Free Culture, The Penguin Press, 2004.
  • [7]
    Parmi de nombreux exemples, on lira Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société (Paris, Odile Jacob, 2000), et Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même (Paris, Gallimard, 2002).
  • [8]
    Philippe Kourilsky et Geneviève Viney, Le Principe de précaution (Paris, Odile Jacob et La Documentation française, 2000).
  • [9]
    Voir le chapitre « Socialiser l’innovation : un pari pour demain », dans Avenirs de la recherche et de l’innovation en France, op. cit., pp. 175-228 ; ajouter Pierre-Benoît Joly, « Besoin d’expertise et quête d’une légitimité nouvelle : quelles procédures pour réguler l’expertise ? », Revue française des affaires sociales, 1 (1999), pp. 45-52.
  • [10]
    Voir le chapitre « Compétitivité par la recherche et l’innovation », dans Avenirs de la recherche et de l’innovation en France, op. cit., pp. 133-173 ; Rethinking the European ICT Agenda, ministère des Affaires économiques, The Netherlands, rapport Price Waterhouse Coppers, 2004.
  • [11]
    Sur Lions, voir le prochain livre de Amy Dahan, à paraître à La Découverte ; sur Kastler et Néel, voir Dominique Pestre, Louis Néel, le magnétisme et Grenoble (Paris, cnrs, Cahiers pour l’histoire du cnrs, 1989).
  • [12]
    Cour des comptes, La Valorisation de la recherche dans les epst, 1997.
  • [13]
    Philippe Larédo, « Six Major Challenges Facing Public Intervention in Higher Education, Science, Technology and Innovation », Science and Public Policy, 30 (1), 2003, pp. 4-12.
  • [14]
    Christine Noiville et Pierre-Henri Gouyon, « Principe de précaution et organismes génétiquement modifiés. Le cas du maïs transgénique », in Ph. Kourilsky et G. Viney, Le Principe de précaution, op. cit., note 8, pp. 277-340.
  • [15]
    Lee Kleinman, « Beyond the Science Wars : Contemplating the Democratization of Science », Politics and the Life Sciences, 16 (2), septembre 1998, pp. 133-145.

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