Notes
-
[1]
Alfred de Musset, « Projet d’une revue fantastique », Revues fantastiques, in Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 757.
-
[2]
The Life and Selected Writings of Thomas Jefferson, The Modern Library, New York, 1964. Cité in « Bad Weather and the Bastille », in Weatherwise, revue de l’American Meteorological Society, juin 1989. Pour les valeurs en degrés Celsius : 61°F = 16°C ; 70°F = 20°C ; 80°F = 25°C.
-
[3]
Tessier, Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788, in Mémoires de l’Académie des sciences, 1789. Tessier, Buache et Leroy, Rapport ou second mémoire sur l’orage à grêle du dimanche13 juillet 1788, in Mémoires de l’Académie des sciences, 1790. Messier, extraits des Mémoires de Mathématiques et de Physique, 1788. Pingré, Mémoire sur quelques grands hivers du dernier siècle; Messier, Observations de la première comète de 1788 ; Tessier, Observations faites pendant la gelée de mois de décembre 1788 et janvier 1789, in Mémoires de l’Académie des sciences, 1789. Père Cotte, Mémoire sur l’hiver rigoureux de 1788 à 1789, in Observations sur la Physique, t. XXXIV, 1789.
-
[4]
J. Dettwiller, « L’orage du 13 juillet 1788 », La Météorologie, VIe série, n° 24, mars 1981.
-
[5]
Alfred Fierro, Histoire de la météorologie, Paris, Denoël Médiations, 1991.
-
[6]
J. Neumann et J. Dettwiller, « Great Historical Events that Were Significantly Affected by the Weather: Part 9, the year leading to the Revolution of 1789 in France (II) », in Bulletin of American Meteorological Society, n° 58, février 1977.
-
[7]
Cité in Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1983, t. I, p. 92.
-
[8]
Rapport ou second mémoire sur l’orage à grêle…
-
[9]
Fénelon, cité in Histoire du climat depuis l’an mil, op. cit., p. 85.
-
[10]
J. Dettwiller, « La révolution de 1789 et la météorologie », Bulletin d’information du ministère des Transports, direction de la météorologie, n° 40, juillet 1978.
-
[11]
Père Cotte, Mémoire sur l’hiver rigoureux…
-
[12]
La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938 ; rééd. 1993, chap. II, p. 36.
-
[13]
Relation de Messier, « L’orage du 13 juillet 1788 ».
-
[14]
Tessier, Leroy et Buache, Rapport ou second mémoire sur l’orage à grêle.
-
[15]
À Paris. Messier, « L’orage du 13 juillet 1788 ».
-
[16]
Tessier, Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788.
-
[17]
E. Le Roy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, op. cit., t. I, p. 15.
-
[18]
Tessier, Mémoire sur l’orage…
-
[19]
Cotte, Mémoire sur l’hiver rigoureux.
-
[20]
Extrait d’une lettre de M. Van Swinden, in Mémoire sur l’hiver rigoureux.
-
[21]
« Observations météorologiques, faites à Valence en Dauphiné, par M. de Rozières », in Mémoire sur l’hiver rigoureux.
-
[22]
Messier, Observations de la première comète de 1788. (Je conserve la ponctuation originale.)
-
[23]
Relation de Messier.
-
[24]
Tessier, Observations faites pendant la gelée.
-
[25]
Cotte, Mémoire sur l’hiver rigoureux.
-
[26]
Messier, Observations de la première comète de 1788.
-
[27]
Note de la table des matières en introduction au Rapport ou second mémoire sur l’orage à grêle, in Mémoires de l’Académie des sciences, 1789.
-
[28]
Art. « Calamité », Dictionnaire de l’Académie française, 1992.
-
[29]
Art. « Catastrophe », ibid.
-
[30]
Tessier, Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788.
-
[31]
Th. Jefferson, lettre à Jay du 11 janvier 1789, cité dans « Great Historical Events… », p. 39.
-
[32]
Cotte, Mémoire sur l’hiver rigoureux.
-
[33]
Tessier, Observations faites pendant la gelée.
-
[34]
Tessier, Leroy et Buache, Rapport ou second mémoire sur l’orage à grêle.
-
[35]
Tessier, Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788.
-
[36]
Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788.
-
[37]
Relation de Messier.
-
[38]
Rapport ou second mémoire.
-
[39]
François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 14.
-
[40]
Lamoignon de Malesherbes, archives de la famille de Rosanbo, cité in Claude Manceron, Les Hommes de la liberté, t. V, p. 249, Paris, Robert Laffont, 1987.
-
[41]
Voyages en France dans les années 1787, 1788 et 1789, Paris, Christian Bourgois, 1970.
-
[42]
Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1979.
-
[43]
Ibid., livre I, chap. vi : « Insurrection de Paris ».
-
[44]
Voyages en France…, op. cit., p. 159.
-
[45]
Penser la Révolution française, op. cit., p. 68.
-
[46]
Histoire de la Révolution française, op. cit., livre II, chap. v, « Le clergé – la foi nouvelle ».
-
[47]
Voyages en France…, op. cit., 27 juillet 1789.
-
[48]
Livre I, chap. vii : « Prise de la Bastille (14 juillet 1789) ».
-
[49]
Voyages en France…, op. cit., 20 et 21 juillet 1789.
-
[50]
Histoire de la Révolution française, op. cit., livre II, chap. iii : « La France armée ».
-
[51]
Ibid., chap. iv, « Nuit du 4 août ».
-
[52]
Voyages en France, op. cit., 31 juillet 1789.
-
[53]
Bernardin de Saint-Pierre, Vœux d’un solitaire, cité par Jean Starobinski dans 1789. Les Emblèmes de la raison, Paris, Minuit, 1973 ; Flammarion, coll. « Champs », 1979, pp. 10-11.
-
[54]
Ibid.
-
[55]
Lamoignon de Malesherbes, Motifs de la demande que j’ai faite au Roi au mois de juin 1788.
1 Peut-on imaginer la prise de la Bastille sous une pluie « battante » ? Le lundi 10 janvier 1831, Alfred de Musset pose la question : « Si les 27, 28 et 29 juillet dernier, il avait fait à Paris une pluie battante et un verglas terrible, que serait-il arrivé [1] ? » Or, si l’on en croit le journal de Thomas Jefferson qui, au cours de son séjour comme « ministre américain » à Paris, releva scrupuleusement les températures quotidiennes à l’aide de son thermomètre personnel puis en fit le relevé méthodique, le 14 juillet 1789 fut une journée nuageuse et pluvieuse ; son tableau météorologique indique à sept heures du matin 61˚ Fahrenheit et 72˚ Fahrenheit à quatorze heures [2].
2 Mais peu de chroniqueurs, peu même d’écrivains s’attardent sur la question : il n’est fait aucune mention du temps météorologique dans l’Histoire de la Révolution française de Michelet, ni dans les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, qui relatent pourtant l’un et l’autre, à leur façon mais par le menu, l’orage révolutionnaire. Tout porte à croire que la métaphore l’emporte alors sur l’événement climatique lui-même, perçu « naturellement » comme secondaire ou de peu de poids, à l’aune d’une vie humaine et, plus encore, à l’aune de l’histoire.
3 Or, deux grands événements climatiques ont marqué la saison 1788-1789 : « l’orage du 13 juillet 1788 » et « le grand hiver » 1788-1789. Ils nous sont connus, pour l’essentiel, par des rapports de l’Académie des sciences [3].
L’orage du 13 juillet 1788
4 « Le 12 juillet 1788, le vent violent sous un orage déracine ou casse plus de 1 000 pommiers à Montvilliers, près du Havre. Le 13 juillet 1788, les tuiles et ardoises du château de Rambouillet sont pilées et 11 749 carreaux sont mis en pièces. Des observations précises et dignes de foi rapportent que le diamètre des grêlons a atteint 3 pouces (8 cm). À Sours, près de Chartres, un moulin est renversé, tuant 2 hommes et faisant plusieurs estropiés. Les cultures sont hachées. Des lièvres, lapins, faisans et autres oiseaux sont tués un peu partout [4]. » Telles sont, très résumées par un météorologiste moderne, les conséquences de ce que la littérature de l’époque a appelé « l’orage du 13 juillet 1788 ». Cet orage, accompagné de grêlons d’une taille extraordinaire (« plus de 5 quarterons », soit plus de 600 g), aurait intéressé « deux zones parallèles larges d’une quinzaine de kilomètres et longues de 450, orientées nord-est, s’étendant de la Touraine et de l’Orléanais au sud jusqu’à la Belgique actuelle, la région entre Lille et Mons [5] ». Cette vaste bande géographique, dessinant dans son ensemble une « chaîne » ininterrompue « de la région de Tours à la Flandre autrichienne », est visualisable grâce à une carte dressée à l’époque (et reproduite ci-contre). Le phénomène, accompagné de grêle, se serait déplacé du sud-ouest vers le nord-est à une vitesse prodigieuse : à 6 h 30 en Touraine, il est repéré à Chartres à 7 h 00, à 8 h 00 à Rambouillet, à 8 h 30 à Pontoise et au Faubourg Saint-Antoine, etc. L’orage s’inscrirait dans une période de sécheresse que certains météorologistes ont tenté de chiffrer, établissant notamment un déficit pluviométrique moyen sur la France du Nord de l’ordre de 35 à 40 % [6] ; les températures auraient été élevées tout au long du printemps et au début de l’été 1788, jusqu’à culminer le 12 juillet, avec 33° C à Paris, journée la plus chaude de l’année. Le journal d’un paysan vigneron du pays de Meaux, cité par Emmanuel Le Roy Ladurie après le géographe Desbordes, résume ainsi la catastrophe : « Le 13 juillet il est arrivez une nuée de grelle qui a commancée au dela deparis a traversez toute la france Jusque dans lapicardy elle afait un grand tor [7]. »
5 Ce « tort », notamment sur les récoltes, n’est pas aisé à chiffrer, mais on s’y emploie dès le premier Mémoire de Tessier : « Il ne serait pas impossible de calculer la perte que la France vient de faire par ce terrible orage ; il s’agirait de connaître toutes les paroisses grêlées et leur étendue. » C’est, semble-t-il, chose faite à l’époque du Second Mémoire de Tessier, Leroy et Buache : « Voici l’estimation de la perte que le relevé des états nous a fait connaître dans cinq généralités. Le nombre des paroisses grêlées en France, dont nous ayons connaissance, se monte à 1 039. » Les dégâts sur les cultures sont apparemment spectaculaires : « Ce qui a le plus fixé l’attention du public, c’est le tort que la grêle a fait aux plantes nécessaires à la nourriture des hommes et des bestiaux, parce que ces plantes tiennent de près à nos besoins, et que la plupart des terres ravagées sont ordinairement consacrées à leur culture ; froments, seigles, orges, avoines, pois, fèves, haricots, lentilles, trèfles, luzernes, etc., rien n’a été épargné [8]. »
Carte de Buache. Mémoires de l’Académie des sciences, 1790, page 308
Carte de Buache. Mémoires de l’Académie des sciences, 1790, page 308
1. La plus ancienne carte d’orage du monde.Le « grand hiver » 1788-1789
6 Ayant sévi en France mais aussi dans une grande partie de l’Europe, cet hiver s’inscrit lui aussi dans une série climatique significative. Les grands hivers du xvii e siècle, siècle que les météorologistes modernes ont appelé le « petit âge glaciaire » en raison notamment d’une crue des glaciers, sont encore présents dans les mémoires de l’époque. C’est en référence à cette période froide que Pingré rédige son Mémoire sur quelques grands hivers du dernier siècle, consigné en 1789, où il établit une liste de « grands hivers », à partir essentiellement d’un seul critère : les périodes au cours desquelles « la Seine fut prise », et leur durée : 1655-1656, 1657-1658, 1662-1663 (« la Seine fut entièrement prise au mois de décembre »), 1666, 1676-1677 (« la Seine fut prise pendant trente-cinq jours consécutifs »), 1658. À ces hivers mémorables il faut ajouter ceux de la dernière décennie du siècle et, en particulier, l’hiver de 1692 qui provoqua une immense disette, transformant le pays en un « grand hôpital désolé et sans provision [9] ». Pingré évoque encore les deux hivers de 1709 et 1729. De novembre 1788 à mars 1789, on a enregistré 86 jours de gelée à Paris, dont 30 jours en décembre 1788 et 21 jours en mars 1789. « Ces 86 jours avec gelée constituent toujours le record absolu depuis 200 ans (actuellement il gèle en moyenne 25 jours par an, à Montsouris) [10]. » Le 31 décembre 1788, le thermomètre descend à Paris à – 21,8° C ; la Seine fut gelée du 26 novembre au 20 janvier.
7 Les conséquences immédiates sont catastrophiques sur les hommes et le bétail : « On se persuadera aisément qu’un froid aussi rigoureux et aussi long a dû singulièrement influer sur tout ce qui respire et végète [11]. » Il n’est pas aisé de chiffrer les conséquences du grand froid d’alors, comme les « pouvoirs publics » établissent, aujourd’hui, le « bilan » d’une « catastrophe naturelle » et déclarent telle zone « sinistrée ». Mais les faits, rapportés par les uns et les autres, donnent toutefois l’idée de l’ampleur des dégâts.
8 Si les conséquences des deux principaux événements climatiques précédant la Révolution ne peuvent être, on le voit, scientifiquement établies, l’orage du 13 juillet 1788 et le grand hiver qui a suivi n’en ont pas moins parlé aux imaginations. Les historiens de la météorologie n’ont pas manqué d’en tirer des effets suggestifs. Et si l’orage du 13 juillet 1788 et le grand hiver qui a suivi avaient été des perturbations annonciatrices, voire des secousses déclenchantes ?
9 Écartant la tentation de la causalité immédiate, de nombreux historiens modernes, tous bords confondus – Georges Lefèbvre, Georges Duby, Albert Soboul, Ernest Labrousse –, s’efforcent de problématiser la relation entre les événements météorologiques et l’événement Révolution française. La sécheresse et la chaleur des printemps et été 1788, la précocité des vendanges la même année sont remarquables, mais non exceptionnelles ; l’hiver 1788-1789 est bien intégré à une série de « grands hivers », mais celui de 1794-1795, au cours duquel la température s’abaissa jusqu’à – 23,5° C à Paris où la Seine fut gelée du 25 décembre au 28 janvier, mérite plus que tout autre cette appellation.
10 Mais, dans sa résolution à se démarquer des « historiens du climat », Emmanuel Le Roy Ladurie, dans son Histoire du climat depuis l’an mil, est un des seuls à refuser explicitement la causalité immédiate. Si la grêle de 1788 « parachève le désastre des grains », elle « ne saurait rendre compte, à elle seule, de l’ampleur du déficit céréalier de cette année-là ». Même l’extension géographique du phénomène, qui se serait en fait limité à une surface bien inférieure à celle retenue par « l’Histoire » sur la foi exclusive de quelques rapports qui demeurent très partiels, peut être contestée. Le chiffre de « 1 039 paroisses grêlées » avancé par le Second Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788 ne paraît pas finalement si catastrophique. Une autre cause interviendrait en fait pour expliquer le désastre des grains de cette année-là : « La cause fondamentale du manque des grains c’est bien, antérieur à la grêle, l’épisode d’échaudage qui a racorni partout la moisson de 1788. » La conclusion est prudente et préfère recourir à la métaphore : « La chaude année 1788, si remarquable par son hiver trop doux, par ses moissons échaudées puis grêlées, par ses vendanges précoces, contribue donc elle aussi à faire mûrir à sa façon les “raisins de la colère” et les temps de la grande peur, pour l’année cruciale que sera 1789. » François Furet, au-delà de la question strictement météorologique, met lui aussi en garde contre la causalité expéditive : « On peut […] rendre compte du soulèvement populaire urbain de juin-juillet par la crise économique, le prix du pain, le chômage, le traité de commerce franco-anglais, etc. ; mais ce type d’explication n’implique pas le passage de l’émeute frumentaire, ou taxatrice, relativement classique dans les villes de l’ancienne France à la “journée”. »
11 C’est sur un autre terrain que l’analyse nous semble devoir se situer. On posera plutôt ici l’hypothèse qu’une autre force que celle du sujet conscient est très probablement à l’œuvre dans ces textes. Qu’on appelle cette force « inconscient » ou « Histoire », ou que l’on ose supposer un « inconscient de l’Histoire », un autre événement pointe à l’horizon du grand orage du 13 juillet 1788. Dans les marges des rapports académiques, une histoire potentielle s’écrit : quelque chose peut arriver que les esprits se disposent à accueillir. En d’autres termes, si le climat ne saurait déterminer à lui seul l’événement, ne pourrait-il, à rebours, creuser par avance sa place dans les représentations ?
Hypothèses pour un programme de tourmente
12 On pourrait, convenons-en, établir l’existence d’un « genre », celui de l’article d’information météorologique, encore florissant de nos jours dans la littérature journalistique. Il faut relire, sous cet angle, les articles relatifs aux tempêtes de décembre 1999, ou à l’ouragan du château de Pourtalès, près de Strasbourg, le 6 juillet 2001. Mais autant le journalisme moderne assume une rhétorique qui manie volontiers l’hyperbole, autant nos académiciens revendiquent une objectivité de type scientifique : c’est que la météorologie – c’est évident dans le mémoire du père Cotte – est précisément en train de se constituer en science ; on se trouve à cette période intermédiaire du discours météorologique qui, lourd encore du « merveilleux » des récits d’autrefois, entend pourtant désormais se placer sous la garantie de la « raison ». Une telle tension fait de ces textes des fragments de littérature en mouvement, lieu ouvert où vient s’inscrire l’imaginaire d’une période tourmentée.
Un parcours fléché entre deux bornes
13 La plupart des documents utilisés permettent d’esquisser une géographie de la France, limitée à la Beauce pour les deux rapports de Tessier, étendus à une partie de l’Europe du Nord pour le Second mémoire sur l’orage et, au-delà, à une Europe que l’on pourrait dire éclairée, identifiable à travers le mémoire de Cotte. Un certain itinéraire, géographique, politique et symbolique se voit ici représenté : parcours physique et symbolique à la fois dans l’espace, le temps, les modes de pensée de l’époque. De même que l’orage, dans ses effets dévastateurs, s’est déchaîné en « deux bandes » sans communication entre elles, de même le discours produit par nos rapports progresse entre deux bornes : celle du rationalisme conscient, sur son versant lumineux, et celle du merveilleux, sur son versant plus obscur. Et c’est à la merveille qu’on s’arrêtera ici : « Plus les événements sont extraordinaires, plus on y ajoute de merveilleux », dit excellemment le P. Cotte.
14 Qu’ils le veuillent ou non, les rapporteurs des deux grands événements météorologiques des années 1788-1789 cèdent de loin en loin à la tentation du merveilleux. Tentation « naturelle », si l’on veut, face à des phénomènes de cette ampleur. Tentation première du « savant », qui doit surmonter « le premier obstacle », celui de « l’expérience première », qui le conduit à s’arrêter au spectaculaire, à goûter le pittoresque, les couleurs, « les merveilles ». « Une science, écrit Bachelard, qui accepte les images est, plus que toute autre, victime des métaphores [12]. » Mais il s’agit de préciser sur quoi porte ici la merveille, quel type de rhétorique elle engendre et quel regard elle implique sur le réel.
15 Si chacun fait effort pour rapporter les phénomènes extraordinaires de l’orage du 13 juillet et de la grande gelée de l’hiver suivant à de saines proportions conformes à un certain ordre des choses, l’orage, plus encore que le grand hiver, est vécu, à travers les images qu’il suscite chez les observateurs, comme une catastrophe surnaturelle. Tous évoquent, d’abord, l’obscurité qui s’abat sur la terre avant que les éléments ne se déchaînent : premier signe lisible. Certains s’en tiennent à une description pondérée : « Pendant la matinée du 13, le ciel se couvrit de plus en plus. Vers les huit heures, un vent violent s’éleva, les nuages s’accumulèrent, et amenèrent une grande obscurité [13]. » D’autres n’hésitent pas à donner au phénomène une ampleur véritablement astronomique : « Les moments qui précédèrent l’orage furent remarquables par plusieurs phénomènes, surtout par un bruissement considérable, et par une obscurité extraordinaire […]. Cette obscurité peut se comparer à une éclipse du soleil [14]. » Des forces infernales sont à l’ouvre : « La chaleur, avant l’orage, étoit très incommode, très étouffante, sur-tout dans les rues ; elle enveloppoit, et sembloit sortir d’un brasier [15]. » Ciel et terre semblent en lutte : « La nuée paroissoit très bas. Elle occasionnoit une si grande obscurité, qu’un prêtre qui disoit la messe demanda de la lumière [16]. » Plus tard, au cour de la tempête, c’est l’ordre même des saisons qui paraîtra perturbé. Ainsi, Tessier observe à Rambouillet : « Ce qui reste d’arbres entiers dans le parc est effeuillé, les feuilles en sont criblées, et ont pris la couleur terne qu’elles ont au commencement de l’automne. » Les auteurs du Second mémoire tenteront de trouver une certaine rationalité au cour de l’extraordinaire ; mais la causalité qu’ils suggèrent, celle d’un retour cyclique des mêmes catastrophes, paraît plutôt relever de la magie, ou d’un raisonnement cabalistique. Faisant référence à d’autres « orages désastreux dans l’histoire », ils concluent : « Nous ferons remarquer ici que les trois orages que nous venons de rapporter, et celui qui fait l’objet de ce mémoire, ont eu lieu de deux siècles en deux siècles, savoir, l’un en 1186, un autre en 1360, un autre en 1593, et le dernier en 1788, un en mai, deux en juin et en juillet, presque aux mêmes époques de leurs siècles. » Comment ne pas reconnaître ici ce « démon de la cyclomanie », caractéristique de certaines études climatiques jusqu’à notre époque, et dénoncé par Le Roy Ladurie [17] ?
16 Enfin, l’orage provoque un bouleversement des lois naturelles. On voit, par exemple, « des pièces de terre, dont les plantes sont rentrées dans la terre », ou « un taureau, vigoureux, qui s’étoit trouvé dans la prairie » mourir « le lendemain, enflé comme un ballon, ayant du sang épanché dans le corps » [18]. Surtout, la taille des grêlons est l’objet de longues et étranges considérations : « On assure, poursuit Tessier, en avoir vu qui étoient presque aussi gros que le poing. J’ai vu un homme qui, pour avoir reçu un coup de grêle, avoit encore, quatre jours après, le dessous de l’ongle violet et echimosé. » Le Second mémoire invoque une fois encore la prudence : « Pour bien juger la grosseur et le poids des grêlons, il faut les mesurer et les peser à l’instant même où ils viennent de tomber. » Mais lorsque les auteurs entreprennent de classer les grêlons, les précisions ont pour effet de nous précipiter dans un univers proprement fantastique, géométrique et menaçant : « Parmi les grêlons irréguliers, les uns étoient demi-sphériques, d’autres arrondis par le milieu et comme armés de pointes, d’autres approchent de la forme de l’octaèdre, d’autres longs et épais comme des morceaux de glace, d’autres représentant des stalactites branchues. »
17 L’hiver 1788-1789 n’inspire pas des images aussi saisissantes, du moins en apparence. En effet, les rapporteurs insistent, à l’inverse de ce qui est observé pendant l’orage du 13 juillet, sur le calme et la clarté de l’atmosphère pendant la grande gelée. Si le ciel se couvrait de loin en loin pour laisser tomber la neige, il a « presque toujours été serein [19] ». Le phénomène est évidemment naturel – on parlerait de nos jours de conditions anticycloniques –, mais il mérite d’être remarqué cependant comme une « singularité » : « Une des singularités les plus remarquables qui ont eu lieu, c’est la grande hauteur du baromètre les 4, 5 6 de janvier, nonobstant la très-forte gelée [20]. » Plus étranges, certains phénomènes dus au gel lui-même, qui pare toutes choses d’une pellicule glacée : « On a remarqué, rapporte Tessier, le 31 décembre au matin, dans deux écuries de ferme, que les poils des chevaux étoient couverts de petits glaçons ; c’étoit leur transpiration qui avoit gelé ; ces écuries sont cependant assez chaudes. Les fermiers, dont un est très-âgé, n’avoient jamais vu cet effet. »
18 Mais de tels « effets » ne sont pas extraordinaires au point de nous entraîner vers le surnaturel, comme c’était le cas, à l’occasion, dans la relation de l’orage. En revanche, la grande gelée de cet hiver-là semble renvoyer chacun à une magie qui serait celle de l’enfance. Le gel, s’il fige toute chose, permet aussi de braver les lois physiques qui interdisent en temps normal, par exemple, de marcher sur l’eau. Lorsque « depuis le 29 décembre jusqu’au 13 janvier », le Rhône est resté gelé, « des hommes même des femmes l’ont traversé […], plusieurs fois avec des mulets chargés ». « Personne, poursuit M. de Rozières, ne se rappelle ici, quoiqu’il y ait plusieurs octogénaires, d’avoir ouï dire que l’on ait passé sur ce fleuve glacé à Valence seize jours de suite [21]. » Mais c’est encore Messier, observateur décidément émerveillé, qui donne à cet hiver-là son caractère « mémorable ». La Seine, rapporte-t-il, « fut entièrement prise » du 24 novembre au 20 janvier. Et voici la merveille : « Pendant que la rivière fut gelée, elle était fréquentée comme les rues ; on y voyait passer, sans aucune crainte, les hommes et les femmes, même des animaux : on y avait établi de petites boutiques de fruits et autres ; à côté des passages les plus fréquentés, qui répondaient aux guichets du Louvre, pour passer au faubourg-Saint-Germain, les ponts n’étaient pas préférés, moi-même je la passai plusieurs fois [22]. »
19 L’événement est prêt à être inscrit dans la mémoire collective : ainsi se fabrique la merveille. Mais entre le rationalisme invoqué et la persistance souvent inconsciente du merveilleux, la lutte est âpre. Alors le phénomène météorologique semble s’affranchir, et se raconter lui-même : c’est encore un mode d’écriture de l’histoire.
Un événement sans sujet
20 Tout porte à croire, en définitive, que les deux grands phénomènes météorologiques de l’année 1788-1789 sont produits par une force autonome et irrésistible. Les explications scientifiques font défaut dans l’ensemble : seul le P. Cotte s’aventure dans l’atmosphère, dont la connaissance lui permet de « hasarder » une cause unique à l’origine de l’orage du 13 juillet et du grand hiver qui a suivi. Mais, en réalité, tous les rapporteurs s’en tiennent au visible : à l’événement lui-même et à ses effets largement immaîtrisables. L’orage, plus encore que le froid de l’hiver, semble s’engendrer seul : du moins est-ce l’effet produit par l’écriture.
21 L’orage est, le plus souvent, le sujet grammatical des phrases. Ainsi dans la relation de Messier : « Vers les neuf heures, l’orage se déclara : le vent au sud-ouest ; un tonnerre roulant se fit entendre avec force ; et pendant huit minutes environ il ne mit presque pas d’interruption entre les coups. » Ce qui est remarquable dans l’ouverture de ces rapports, c’est la mise en relation de l’orage avec un vocabulaire de type moral (« consternation », « désolation ») ou militaire : l’orage, qui « ravage » tout sur son passage, ignore les frontières et semble même, dans sa rapidité, poursuivre un objectif stratégique déterminé. C’est ainsi que le parc du château de Rambouillet, selon les dires de Messier, a été l’objet d’un déchaînement particulier : ne dirait-on pas que « tous les efforts de la tempête se soient réunis dans le parc » ? L’orage, grâce à ses « agents » – grêle, vent –, opère donc une véritable agression ; et les auteurs du Second mémoire ne reculent pas devant les images guerrières. Le vent, qui semble suivre là encore un plan concerté, apparaît comme un personnage invisible et maléfique : « Cet agent a tout conduit, tout réglé, tout entraîné. » Bref, l’orage est personnifié, mais il est impossible de se le figurer.
22 Dès lors, ses victimes, animaux ou humains, apparaissent totalement impuissantes. L’orage est « agent », sujet grammatical des phrases ; les effets, quant à eux, sont rapportés au passif : « Tous les pays affectés de cet orage n’offroient plus que le spectacle de pays totalement ruinés et détruits par la grêle. Tout fut enterré, haché, abîmé, déraciné ; les toits découverts, les vitres brisées, les vaches et les moutons tués ou blessés [23]. » Les arbres du parc de Rambouillet sont l’objet d’une attention particulière de la part de Tessier ; ceux-là se voient comme anthropomorphisés : « Les arbres des allées, ou ceux qui étoient à l’entrée des massifs, ont été les plus maltraités. » L’anthropomorphisation est encore un trait de la rhétorique préscientifique, née de la confrontation du « savant » avec ce que Bachelard appelle l’« obstacle animiste ». Et d’une façon générale, l’énumération, l’hyperbole, la personnification sont les procédés rhétoriques les plus courants qui autorisent un certain investissement passionnel du rapporteur. Pourtant, l’orage, rappelons-le, n’a tué personne : l’ampleur accordée à la catastrophe aurait tout lieu, à ce titre, de nous étonner.
23 Il n’en va pas exactement de même pour le grand hiver 1788-1789. Certes, on note des effets rhétoriques similaires à ceux dont usent les rapporteurs de l’orage. L’hiver, et son agent le froid, est, comme l’orage, personnifié. Gelée et dégel sont sujets grammaticaux. Si la gelée « prend » (« c’est vers les cinq heures du matin que la gelée prenoit »), le dégel « se décide » (« le dégel a été décidé le 11 [24] »), puis « se déclare » (« le vrai dégel s’est déclaré le 13 janvier à midi [25] »). Les dégâts, comme ceux de l’orage, peuvent faire l’objet d’une énumération et d’un traitement au passif : « La classe du peuple a été réduite à la plus grande misère » ; « Il paroît que tous les végétaux en général ont été fort maltraités : la vigne est en grande partie gelée […] ; les poiriers […] sont ou entièrement gelés ou ne conservent plus qu’un reste de sève qui ne suffira pas pour entretenir la végétation jusqu’à la fin de la saison. » Mais le procédé est moins systématique que dans les mémoires sur l’orage, comme si le gel endormait ou tuait le vivant d’une façon uniforme et universelle : le champ lexical du gel, limité au verbe « geler » et au substantif qui lui correspond, ne permet pas plus. Bien qu’impropre, donc, à une rhétorique spectaculaire, le grand hiver est plus meurtrier, semble-t-il, que l’orage : « Le plus grand malheur qu’ait causé la gelée est la mort de plusieurs hommes. On en a trouvé sans vie, dans quelques villages […]. On m’a assuré aussi que dans les chemins on avoit trouvé des hommes morts. » Plus meurtrier, et plus insidieux.
24 Car le froid – nouvelle isotopie engendrée par la personnification – est décrit comme une maladie opiniâtre et maligne. S’il semble céder par instants, c’est pour mieux affirmer sa vigueur par la suite : « Depuis le 10 décembre, jusqu’au 11 janvier, rapporte encore Tessier, le thermomètre n’a pas toujours été au-dessous de zéro. Le 22 décembre, à 8 heures du matin, il étoit à 0 ; il étoit à ce degré le 24 à midi et à 11 heures du soir, et le 26 à midi. Le froid n’en a été que plus fort à la suite de cette courte rémission […]. On voit que le froid a eu, dans sa continuité, pour ainsi dire des hauts et des bas. » La ténacité du grand froid est aussi soulignée par Messier, qui personnifie à son tour la gelée : « Ce jour du 13 janvier, fut le dernier de la gelée, qui avoit duré cinquante jours consécutifs, de la manière la plus opiniâtre et la plus constante [26]. » Le froid – autre métaphore en concurrence avec celle de la maladie – tient le siège du pays comme une armée ennemie.
25 Monstre invisible, ennemi violemment dévastateur ou insidieusement destructeur, longue maladie aux séquelles désastreuses : telles sont les principales images qui valident l’autonomie imparable de la grande perturbation météorologique de l’année 1788-1789. Car, à n’en pas douter, les deux phénomènes de l’orage et du grand froid sont liés, du moins symboliquement. « L’année 1788, décidément, semble avoir été destinée à réunir tout ce que l’intempérie des saisons les plus opposées peut offrir de plus affligeant [27]. » Et si les deux grands événements climatiques de l’année ont fait si forte impression sur leurs contemporains, c’est sans doute qu’une autre histoire était en train de s’écrire, dont ils étaient, à leur manière, les auteurs. La grande perturbation du 14 juillet 1789 est inscrite, non pas dans on ne sait quelle configuration astrale, mais dans les textes qui traitent de l’« intempérie » : très exactement intempestif, le phénomène le plus « naturel » est peut-être le plus lourd de symboles. C’est en tentant de repérer précisément les métaphores à l’ouvre dans le discours météorologique de cette année-là que nous nous proposons de faire la part de ce symbolique entendu comme une programmation de la tourmente révolutionnaire.
L’histoire en marche dans ses métaphores
26 Peut-on dire que la tourmente révolutionnaire est contenue en germe dans le discours météorologique des mois qui l’ont précédée ? Deux faits sont indéniables : d’une part, chacun de ces textes, même celui qui se veut le plus scientifique, est écrit par un auteur impliqué dans son siècle, biographiquement et idéologiquement ; d’autre part, aucun texte ne peut être dit « neutre », exempt d’effets rhétoriques, et il semble bien que certains de ces effets, conscients ou non, rencontrent alors l’imaginaire, l’imagerie ou le symbolisme révolutionnaire qui se verra cette fois assumé par les discours de l’après-coup ; autrement dit, témoignages et relations de l’événement révolutionnaire viendront confirmer, à leur manière, la métaphore météorologique.
27 Tous les textes font état d’une perturbation au sens fort, d’un bouleversement du cours des choses. C’est ce que l’on appelle une « catastrophe », un « renversement », si l’on s’en tient au sens étymologique. La catastrophe est d’abord décrite en termes de destruction universelle et violente : le pays est « ravagé » ou « dévasté » par l’orage du 13 juillet ; c’est une véritable apocalypse, annoncée, on s’en souvient, par une « grande obscurité » et une « chaleur qui sembloit sortir d’un brasier ». C’est aussi des images apocalyptiques que Thomas Jefferson rapporte dans son Autobiographie, lorsqu’il évoque la situation à Paris lors du grand hiver 1788-1789 : à chaque carrefour, de grands feux rassemblent la foule des indigents menacés de périr de froid. Le discours du P. Cotte n’échappe pas à ce lexique hyperbolique, même s’il ramène le malheur engendré par le grand hiver sur un terrain plus concret ; le terme qu’il emploie est celui de « calamité générale » : or, la calamité se définit d’abord comme un « malheur public qui répand la ruine, la désolation sur une contrée, une ville [28] ».
28 Mais le lexique de la catastrophe est ambigu en ce qu’il implique un certain nombre de métaphores, dont la plus explicite renvoie au deuxième sens étymologique du mot : « Dernier et principal événement d’un poème dramatique ; dénouement funeste d’une tragédie [29] ». On observe en effet dans l’un ou l’autre de nos textes une théâtralisation de l’événement météorologique, en particulier le grand orage, qui à l’évidence se prête plus volontiers que l’hiver rigoureux au spectaculaire : Tessier, notamment, évoque non sans grandiloquence « ce triste événement » aux « funestes effets » [30]. Plus loin, il ne reculera pas devant la mise en scène : « Un éclair et un coup de tonnerre ouvrirent la scène », « Alors on entendit de grands coups de tonnerre ». C’est bien un retournement dont il fait état au fur et à mesure de son mémoire, d’abord sur la route qui le conduit à Rambouillet (« Quatre lieues de pays, depuis Angerville jusqu’à Aulneau, avaient été préservées par la grêle ; les campagnes en étoient riantes et assez belles : mais à Aulneau la scène étoit bien changée »), puis dans le parc du château, où tout semble sens dessus dessous : « Un peuplier, placé sur le bord d’un canal, étoit tellement panché [sic] du côté du couchant, qu’on s’atendoit depuis long-temps à le voir tomber ; l’orage du 13 l’a fait tourner pour le jeter du côté du nord. » Nous ne sommes pas loin du « Tout a changé de face » de la tragédie racinienne ou, dans un autre ordre des choses, d’une « révolution ».
29 Tout le pays est paralysé au plus fort de l’hiver 1788-1789, quelques mois avant la « Révolution » : les moulins ne tournent plus, on n’achemine plus le grain, et « toutes les opérations militaires en Europe semblent avoir été interrompues par l’excessive rigueur de l’hiver [31] ». Toute respiration est comme suspendue. « Le poisson privé d’air ou saisi au milieu d’un élément qui devenoit solide, périssoit dans les étangs [32]. » Au milieu de ce gel universel, d’étranges bruits se font entendre : discret, ce bruit que fait l’« eau gelée » du 8 janvier « en tombant sur les habits » [33] ; mais le même jour, à cinq heures du matin, c’est « un bruit considérable » que l’on a entendu dans la campagne. « Les uns, rapporte Tessier, l’ont comparé à des coups de fusil, les autres à de simples pétards. » L’observateur, aux aguets, tente d’y trouver une explication rationnelle : « Réveillé par ce bruit, je crus que c’étaient celui que faisoient des hommes en cassant de la glace. » Les paysans sont victimes quant à eux de peurs irrationnelles : le bruit est inexplicable. C’est la campagne entière qui semble maintenant résonner de ces craquements. En fait, tout l’édifice construit par le gel est en train de se briser : « Dans la journée du 9, on a encore entendu quelques éclats, mais plus faibles. Les fentes multipliées de la croûte de glace qui étoit sur la neige, m’ont donné facilement l’explication de ce phénomène. Le vent avoit tourné au sud le matin. » Laissons Tessier rassuré encore pour quelques mois, sur sa terre d’Andouville.
30 Mais le 13 juillet 1788, un an et un jour avant l’autre orage, c’est un « bruit épouvantable » qui retentit dans le pays. Tessier, impressionné cette fois par le tonnerre et la grêle, en était alors resté lui-même tout « étonné ». Comme dans une tragédie, le spectateur est saisi d’une peur incontrôlable : « Le bruissement, occasionné par la chute des grêlons, qui se choquoient les uns les autres, et frappoient fortement la terre, à quelque distance du lieu où on les entendoit, étoit véritablement effrayant et inspiroit à l’âme un sentiment de peine et de terreur involontaires [34]. » Ces grêlons sont menaçants : ils semblent lancés par des agresseurs invisibles « avec une telle force, qu’ils bondissoient comme des balles de paume [35] ». L’attaque, soudaine, paraît de surcroît avoir des cibles privilégiées.
31 Car il s’agit d’une attaque en règle. Les « deux bandes » tracées par la gigantesque perturbation sont aussi organisées que des bataillons. C’est en stratèges que les rapporteurs du Second mémoire évoquent la progression conjointe de ces « deux bandes de grêle », séparées par une largeur moyenne de « cinq lieues un quart » ; l’une sera appelée « bande de l’ouest », l’autre « bande de l’est », chacune suivant sa « marche » à son allure, criblant champs et habitations de grêlons.
32 Sur le passage de l’orage, les maisons sont des cibles privilégiées : « indépendamment de la dévastation des plaines », la grêle et le vent ont « causé d’autres dommages » [36]. Les images d’agression se précisent : « Je vis, rapporte Tessier, une partie des tuiles des maisons tombées, ou restées sur place, et moulues comme avec un pilon, le crépi des murailles du côté du sud-ouest étoit enlevé ou criblé comme si on y eût tiré des millions de balles. » Le verre est partout pulvérisé : « On n’est point étonné qu’une grêle aussi grosse ait cassé tous les carreaux de vitre qui étoient au midi, tous les verres des châssis et les cloches de jardin. » Mais les vitres des châteaux, surtout, sont l’objet d’une destruction que l’on croirait systématique : « Le comte de Merci, ambassadeur de l’Empire, eut sept cents carreaux de vitres cassés à son château de sa terre de Chenevière, à quatre lieues de Versailles [37]. » Plus riches sont les demeures, plus spectaculaire est la destruction : « On a compté 11 749 carreaux, mis en pièces dans le château et les dépendances du château de Rambouillet. Les tuiles et les ardoises ont été pilées, les plombs et les faîtages roulés dans les enduits des murs, à l’exposition de l’ouest et du sud, enlevés presque entièrement [38]. » Le lecteur rétablit de lui-même, bien entendu, l’agent de cette destruction ; mais la syntaxe ne permet pas d’en décider si simplement, d’autant que la note 16 de ce Second mémoire introduit une comparaison qui retient l’attention : « Le contrôleur des bâtiments à Rambouillet a remarqué que dans les ardoises, il y en avoit beaucoup qui n’étoient pas cassées, mais percées, ainsi que les carreaux des vitres, de trous de deux à trois pouces, et d’une infinité de petits trous, comme si on avoit tiré dessus avec du plomb de chasse. » D’ailleurs ne croirait-on pas, à lire le mémoire de Tessier, que le parc et le château de Rambouillet « placé sur une éminence », sont les lieux les plus ravagés, offrant plus qu’aucun autre « l’image de la destruction » ?
De l’autre côté du miroir, toujours, la tempête
33 Le miroir, c’est « l’événement fondateur [39] » : la Révolution française, et d’abord son inauguration du 14 juillet 1789. Car, si l’on « pense », avec François Furet, la Révolution française, « 1789 est la date de naissance, l’année zéro du monde nouveau ». Sans doute la « coupure révolutionnaire » est-elle un « mythe » dénoncé par Tocqueville. Mais avant de tenter de comprendre ce qui est peut-être une continuité, de part et d’autre de l’événement, il faut se borner à constater que l’orage, de phénomène naturel et réel objet de rapports savants, est devenu la métaphore la plus féconde pour caractériser ce qu’on appelle la Révolution. La tempête est désormais passée du côté de la métaphore. Dans l’avant de l’événement-miroir, l’orage véhicule des images de destruction prémonitoires ; après coup, l’orage fait retour, mais comme image lui-même. Un tel processus de symbolisation, qui rend active et féconde la métaphore météorologique, n’est repérable que dans ce va-et-vient de l’avant à l’après : avant, le bouleversement programmé par l’écriture météorologique, lourde, on l’a vu, d’idéologie ; après, la météorologie comme image naturalisant l’événement, présenté comme un phénomène historiquement nécessaire et déterminé, fût-il inspiré.
34 On a choisi ici trois textes : le premier, écrit avant l’événement, à l’été 88, est un mémoire rédigé par Malesherbes et remis à Louis XVI à l’été 1788, Motifs de la demande (de me retirer) que j’ai faite au Roi au mois de juin 1788 [40] ; le second est rédigé dans le feu de l’action ou, du moins, en donne l’illusion : ce sont les Voyages en France [41] d’Arthur Young ; le troisième, écrit dans l’après-coup romantique, est l’Histoire de la Révolution française de Michelet (1847-1853) [42]. Ces deux derniers textes, récits l’un et l’autre de l’événement, offrent de significatives coïncidences avec le discours de la grande perturbation climatique des mois précédant la prise de la Bastille et la Grande Peur de l’été 1789.
Une incontrôlable perturbation
35 Dans les mémoires de l’Académie des sciences, les deux événements climatiques majeurs de l’année 1788-1789 apparaissaient, notamment l’orage du 13 juillet 1788, comme des phénomènes autonomes, « sans sujet ». Mais à creuser les images (« balles de paume », « plombs de chasse »…), on s’aperçoit qu’ils semblent plutôt régis par des forces invisibles curieusement anthropomorphes. Inversement, ou plus exactement « en miroir », la Révolution se donne à lire, aussi bien chez Michelet que dans les Voyages d’Arthur Young, comme une perturbation orageuse qui prend naissance et s’étend par l’effet de sa propre force. Les journées précédant immédiatement le 14 juillet sont décrites par Michelet comme dominées par le calme avant l’orage : « Du 23 juin au 12 juillet, de la menace du roi à l’explosion du peuple, il y eut une halte étrange. C’était, dit un observateur, c’était un temps orageux, lourd, sombre, comme un songe agité et pénible plein d’illusions, de troubles. » Les indéfinis, les pluriels indéterminés abondent : « Fausses alarmes, fausses nouvelles ; fables, inventions de toutes sortes. On savait, on ne savait pas. On voulait tout expliquer, tout deviner. » L’explosion se prépare, sans qu’on puisse déceler dans ces prémices orageuses d’acteurs bien définis : « Des mouvements commençaient sans auteur et sans projet, d’eux-mêmes, d’un fonds général de défiance, de sourde colère. Le pavé brûlait, le sol était comme miné, vous entendiez dessous déjà gronder le volcan [43]. » D’un côté donc (versant « orage du 13 juillet »), les métaphores vont dans le sens d’une anthropomorphisation du phénomène ; de l’autre côté, en miroir (versant « Révolution »), on note à l’inverse un procédé de naturalisation de l’événement.
36 Au plus fort de la tempête, lorsque les aristocrates menacés commenceront à quitter le pays, Arthur Young soulignera lui aussi l’autonomie étrange du phénomène qui semble se conduire tout seul ; les termes de « magie » ou de « merveille » émergent alors dans le discours : « Voici donc, conclut-il le 25 juillet, une révolution effectuée comme par magie ; tous les pouvoirs sont détruits dans le royaume, excepté celui des Communes ; il n’y a plus qu’à voir quels architectes ils feront, pour reconstruire un édifice, à la place de celui qui s’est si merveilleusement écroulé [44]. » Le ton des deux auteurs est bien différent : là où Michelet voit un souffle grandiose et s’émerveille devant la puissance de la force à l’ouvre, Arthur Young observe avec méfiance et ironie des événements qui lui semblent parfaitement incontrôlés. On note, là encore, une inversion du système métaphorique par rapport aux textes de l’orage : si ceux-ci étaient dominés par des images « végétales », le texte d’Arthur Young met au contraire l’accent sinon sur le minéral, du moins sur le « bâti », pour dire, bien sûr, son écroulement.
37 Lorsqu’il s’agit de décrire la situation dans le pays lors de l’été 89, Michelet et Young s’accordent pour souligner encore l’absence apparente d’acteurs : c’est un temps de « vacance », pour reprendre le mot de Pingré. L’analyse de François Furet confirme exactement ces témoignages. Vacance circonstancielle : « La convocation des états généraux, l’appel à Necker, le rappel des parlements, dans l’été 88, constituent une série de capitulations de Louis XVI, qui créent une vacance globale du pouvoir [45]. » Vacance essentielle : « La Révolution se caractérise par une situation où le pouvoir apparaît à tous comme vacant, devenu libre, intellectuellement et pratiquement. Dans l’ancienne société, c’était le contraire : le pouvoir était occupé, de toute éternité, par le roi, il n’était jamais libre, qu’au prix d’une action à la fois hérétique et criminelle, et il était d’ailleurs propriétaire de la société, arbitre de ses fins. Or, le voici non seulement disponible, mais propriété de la société, qui doit l’investir, le soumettre à ses lois. »
38 De fait, Paris est livré à lui-même : « C’est un fait terrible et certain, commente Michelet, que dans cette ville de huit cent mille âmes, il n’y eut aucune autorité publique, trois mois durant, de juillet à octobre. » Et d’énumérer les vacances du pouvoir : « Point de pouvoir municipal », « Point de police », « Point de justice », « Plus d’autorités de corporations ». Mais Michelet y voit encore la puissance du peuple investi d’une souveraineté quasi divine ; la Révolution, une fois lancée, semble dans ces moments-là s’accomplir d’elle-même : « Ce qui étonnera toujours ceux qui connaissent l’histoire des autres révolutions, c’est que dans cette situation misérable et affamée de Paris, laissé sans autorité, il y eut au total très peu de violences graves [46]. » Arthur Young, quant à lui, note aussi l’absence de « loi » et d’« autorité » déplorée par la noblesse victime des violences paysannes dans les provinces qu’il traverse ; mais c’est pour stigmatiser le peuple, sujet incontrôlé de l’histoire : « La populace, dans sa complète ignorance, pille, brûle et détruit ; et cependant, avec toutes ces obscurités, avec ces nuées ténébreuses, cette masse générale d’ignorance, on voit tous les jours aux états des gens qui se vantent d’appartenir à la première nation de l’Europe, au premier peuple de l’Univers [47]. » L’orage révolutionnaire est une force violente, remarquable pour Michelet qui en fait une image du souffle animant le peuple, menaçante pour Young qui n’y voit guère alors que les ténèbres de la « racaille ». Dans l’un et l’autre texte, en tout cas, la vacance du pouvoir justifie la métonymie : le pouvoir, en tant que vacant, n’a plus de nom propre ; ou plutôt, chez Michelet, il porte celui de la capitale, métonymie du peuple ; chez Arthur Young, même procédé métonymique, mais avec inversion du signe : le peuple s’appelle « populace ». Les forces agissantes n’ont plus la rationalité même des « bandes de grêles » assimilées à des armées en marche : la métonymie est l’outil linguistique d’une nouvelle forme du pouvoir, qui, pour se loger en lieu et place du roi, n’en est pas moins absolu, du moins dans l’imaginaire révolutionnaire. C’est la perspective de François Furet qui semble même lire dans cette substitution d’un pouvoir à l’autre les indices d’une fatale dérive terroriste.
Dans la tempête
39 Quant à l’événement lui-même tel qu’il est décrit par Michelet et par Young, l’orage semble pour eux une métaphore presque évidente, et particulièrement éloquente lorsqu’il s’agit d’évoquer les violences du 14 juillet à Paris, ou celles des paysans dans les campagnes au cours de l’été 1789. Le peuple qui va prendre la Bastille est encore, chez Michelet, une force qui agit collectivement et solidairement : « Paris, bouleversé, délaissé de toute autorité légale, dans un désordre apparent, atteignit, le 14 juillet, dans l’ordre le plus profond, l’unanimité des esprits [48]. » Alors, les métaphores orageuses, clichés apparents, se voient comme réactivées par la force du symbole. Pour franchir le pont-levis de la Bastille, on voit ainsi un charron qui « sous une grêle de balles, […] travaille paisiblement, coupe, abat les chaînes, fait tomber le pont ». La violence est du côté de l’arbitraire. Après que les prisonniers sont libérés, et après seulement, la tension orageuse peut se résoudre en pluie apaisante : « Vous auriez vu alors les visages bruns, les mains noircies par la poudre, qui commençaient à se laver de grosses larmes, comme tombent après l’orage de grosses gouttes de pluie. »
40 Les provinces parcourues par Arthur Young sont aussi la proie de la tempête révolutionnaire. Comme l’orage du 13 juillet 1788, la force à l’ouvre s’en prend aux symboles féodaux : ce sont les vitres des châteaux qui sont d’abord brisées. Les 20 et 21 juillet 1789, Young est à Strasbourg ; partout, les vitres des châteaux sont pulvérisées : « On a brisé les vitres de quelques magistrats impopulaires, et une grande foule est en ce moment assemblée, qui réclame à grands cris la viande à cinq sous la livre. » Le 21 juillet au soir, c’est un autre symbole qui devient la cible de la foule affamée : « J’ai assisté à une scène curieuse pour un étranger, mais terrible pour les Français qui réfléchissent. En traversant la place de l’Hôtel de Ville, j’ai vu la foule qui brisait les vitres avec des pierres, malgré la présence d’un officier et d’un piquet de cavalerie. » Alors, les métaphores orageuses se bousculent sous la plume du voyageur anglais, comme les « émeutiers » qui pénètrent à l’intérieur de l’édifice : ceux-ci « se précipitèrent comme un torrent dans l’intérieur, aux applaudissements de tous les spectateurs. Ce fut aussitôt une pluie de volets, de châssis, de chaises, de tables, de sofas, de livres, de papiers, de peintures, etc., par toutes les fenêtres du palais, qui a 70 ou 80 pieds de façade. Puis ce fut une averse de tuiles, de lambris, de balustres, de pièces de charpente, enfin de tout ce qui peut être arraché par la force dans un bâtiment [49] ». On retrouve ici, de façon significative, le procédé énumératif et l’emploi de la voix passive qui autonomise le phénomène ravageur.
Rumeurs et ravages de l’été 89
41 Les campagnes en cet été 89 sont la proie d’un autre phénomène irrationnel et collectif : le bruit court que des bandes innombrables de pillards dévastent les champs, fauchant les épis avant que les blés ne soient mûrs ; c’est la « Grande Peur » : « L’opinion s’étendait, s’affermissait, que les brigands qui coupaient les blés pour faire mourir de faim le peuple n’étaient point des étrangers, comme on l’avait pensé d’abord, point Italiens, point Espagnols, comme Marseille le croyait en mai, mais des ennemis français de la France, de furieux ennemis de la Révolution, leurs agents, leurs domestiques, des bandes soldées par eux. La terreur en augmenta, chacun croyant avoir près de soi des démons exterminateurs. Le matin, on courait au champ voir s’il n’était pas dévasté. Le soir, on s’inquiétait, craignant de brûler dans la nuit [50]. » La Grande Peur est d’abord une forme fantasmatique du ravage, comme l’orage suscitait un sentiment de « peine et de terreur involontaires ».
42 Mais c’est alors qu’on entre dans le réel et sur la scène de l’histoire ; les campagnes s’organisent, et les paysans – « la France est un soldat » – s’en prennent, comme un seul homme et comme une tornade, aux symboles de la féodalité : les châteaux. On brûle d’abord les actes consacrant les droits féodaux, puis « les châteaux même [51] ». Le pays est-il alors véritablement « ravagé » ? C’est l’opinion, bien entendu, des nobles chassés de leurs terres, qu’Arthur Young croise sur sa route ; ainsi à Dijon, le 31 juillet : « À la table d’hôte, seulement trois convives : moi et deux gentilshommes, chassés de leurs terres, comme leur conversation le laisse à penser ; mais pas d’allusion au fait que leurs châteaux aient pu être brûlés. La description de la province d’où ils viennent, entre Langres et Gray, est effrayante ; il y a eu peu de châteaux brûlés, mais trois sur cinq ont été pillés, et leurs propriétaires ont été chassés du pays, heureux d’avoir la vie sauve. L’un de ces messieurs, bien renseigné et de beaucoup de bon sens, considère comme abolis de fait, en France, tout rang nobiliaire et tous les privilèges qui y tiennent, et que les meneurs de l’Assemblée, n’ayant eux-mêmes que peu ou pas de propriétés, sont disposés à attaquer cette institution et à tenter un partage égal. Nombreux sont ceux qui s’y attendent ; mais que cela se produise ou non, il considère la France comme absolument ruinée. » Et quand Young fait mine de replacer son interlocuteur sur un terrain plus mesuré (« Vous allez trop loin, ai-je observé, la destruction du rang n’implique pas la ruine »), le gentilhomme en fuite rétorque avec aplomb : « J’appelle ruine […] une guerre civile générale et persistante, ou le démembrement du royaume [52]. » Ainsi, il n’est pas de lieu neutre d’où l’on puisse parler de « ruine » : la ruine, ici, apparaît dans un discours de déploration sur la perte d’antiques privilèges. La question est de savoir quel est ce « pays » ruiné par la Révolution : est-ce le même que celui que ravagea l’orage du 13 juillet 1788 ?
43 Dire que l’on en reste à la métaphore, de part et d’autre de l’événement fondateur, serait une erreur : il ne s’agit pas de nier la réalité « ravageuse », chacun à leur aune, des événements. Mais une certaine unité de discours apparaît dans les mémoires météorologiques et dans ces deux relations de l’événement révolutionnaire. On peut dire, en un sens, que la métaphore météorologique vise à naturaliser le phénomène historique : c’est du moins l’effet d’écriture produit par le témoignage immédiat (Arthur Young), ou par sa théâtralisation romantique (Michelet). À rebours, on peut aussi prudemment que possible suggérer que le discours météorologique, lourd nécessairement de son inscription dans une situation socio-historique complexe, porte en lui des signifiants que l’Histoire est sur le point d’investir. C’est parler alors en victimes de cette « illusion rétrospective » épinglée par François Furet, illusion qui conduit à lire tout événement antérieur à la Révolution comme anticipation du phénomène lui-même. Cette illusion rétrospective s’est, semble-t-il, engagée au plus près de l’événement. Bernardin de Saint-Pierre décrit ainsi son jardin au printemps 1789, mais au passé, dans un précoce après-coup : « Le 1er mai de cette année 1789, je descendis au lever du soleil, dans mon jardin, pour voir l’état où il se trouvait, après ce terrible hiver où le thermomètre a baissé, le 31 décembre, de 19 degrés au-dessous de la glace. Chemin faisant, je pensais à la grêle désastreuse du 13 juillet, qui avait traversé tout le royaume. En y entrant, je ne vis plus ni choux, ni artichauts, ni jasmins blancs, ni narcisses ; presque tous mes oillets et mes hyacinthes avaient péri ; mes figuiers étaient morts, ainsi que mes lauriers-thyms, qui avaient coutume de fleurir au mois de janvier. Pour mes jeunes lierres, ils avaient pour la plupart leurs branches sèches, et leur feuillage couleur de rouille.
44 » Cependant le reste de mes plantes se portaient bien, quoique leur végétation fût retardée de plus de trois semaines. Mes bordures de fraisiers, de violettes, de thyms et de primevères étaient toutes diaprées de vert, de blanc, de bleu et de cramoisi ; et mes haies de chèvrefeuille, de framboisiers, de groseilliers, de rosiers et de lilas étaient toutes verdoyantes de feuilles et de boutons de fleurs. Pour mes allées de vignes, de pommiers, de poiriers, de pêchers, de pruniers, de cerisiers et d’abricotiers, elles étaient toutes fleuries. À la vérité les vignes ne commençaient qu’à entr’ouvrir leurs bourgeons ; mais les abricotiers avaient déjà des fruits noués [53]. »
45 On ne saurait changer un mot au commentaire que Starobinski fait de ce texte, et de sa suite, car il y lit cette projection – cette métaphore – que nous voyons à l’ouvre dans la description la plus apparemment anhistorique, « naturelle », la plus météorologique. « En lisant la suite du texte que nous venons de citer, nous constaterions que la grêle, l’orage, le gel, signifient beaucoup plus qu’une catastrophe naturelle : ce sont les images sensibles à travers lesquelles la banqueroute menaçante, la décrépitude des institutions, la misère du peuple, s’expriment à l’échelle de l’univers physique. Sous cette lecture symbolique, le cataclysme devient l’emblème des malheurs de l’État : il n’en est nullement le décor surajouté ; il nous en offre la manifestation visible. Le printemps et son jaillissement de vie, en revanche, proposent à l’espoir un texte persuasif. C’est la prophétie d’un renouveau universel. » Starobinski poursuit, et sa perspective justifie, croyons-nous, une approche que l’on peut croire, en effet, « magique » : « On dira que pareille lecture symbolique des signes est le propre d’une âme naïve (ou sans doute faussement naïve) qui méconnaît l’ordre anonyme des lois de la nature, et qui prétend déchiffrer les intentions d’une Providence dans le domaine où règne le seul enchaînement des causes mécaniques. » Réponse à l’objection : « Pourtant, l’interprétation de Bernardin de Saint-Pierre, en associant la grêle, le gel, et la gestion désastreuse des finances publiques, nous fait entrevoir un des aspects essentiels du sentiment qui prévalait au printemps 1788. Le désastre financier et le bouleversement météorologique étaient les deux faces d’une même adversité : la menace de la banqueroute avait trouvé son expression cosmique dans la grêle du 13 juillet 1788 […]. La même puissance sombre, déraisonnable, hostile, se manifestait. La même malveillance obscure habitait le ciel, les institutions, l’administration [54]. »
46 Mais, ne l’oublions pas, le texte de Bernardin est écrit au passé : il n’a pu être rédigé en 1788, avant l’Événement. Nous sommes bien là dans « l’illusion rétrospective ». Que dire, en amont, de la « prospective », que l’on ne saurait appeler « illusion », car elle est au mieux intuition, prémonition, préscience de l’Événement ? C’est cette imminence de la catastrophe que nous lisons dans les mémoires relatifs à l’orage du 13 juillet, et aux perturbations météorologiques antérieures au 14 juillet de l’année suivante : « mémoires », certes, mais de seuls événements climatiques. C’est cette imminence de la catastrophe que traduit, dès l’été 88, et naturellement par la métaphore orageuse, le vieux Malesherbes, qui tente d’en avertir Louis XVI : « Je vois se former un orage que la toute puissance royale ne pourra calmer, et des fautes de négligence et de lenteur, qui, dans d’autres circonstances, ne seraient regardées que comme des fautes légères, peuvent être aujourd’hui des fautes irréparables, qui répandront l’amertume sur toute la vie du Roi et précipiteront son royaume dans des troubles dont nul ne peut prévoir la fin [55]. »
47 Il faut dire d’abord que la remarquable coïncidence de l’orage de part et d’autre le 14 juillet 89 peut s’expliquer historiquement, ou rationnellement si l’on préfère, et c’est François Furet lui-même qui nous y invite : si l’orage réel, celui du 13 juillet 88, et les perturbations météorologiques avoisinantes sont rapportés dans un discours qui nous paraît marqué par le pressentiment ou la préscience de l’orage révolutionnaire, ce n’est pas un hasard. Aussi inédite que fut la journée révolutionnaire en elle-même, il faut bien admettre que le « commencement de la Révolution française » lui est antérieur : qu’on le date de 1787 ou de 1788, l’été 1788 était à l’évidence lourd de signes avant-coureurs. Ensuite, c’est au titre du symbolique, précisément, que l’on peut s’autoriser à surinvestir le réel le plus prétendument insignifiant : l’« intempérie », parce qu’elle se présente comme événement exactement intempestif, c’est-à-dire sans relation avec le cours de l’histoire humaine, est à même de se charger, dans un discours nécessairement déterminé par son inscription dans cette histoire, de toutes les valeurs symboliques du moment. C’est qu’elle se joue sur « l’autre scène » : un an et un jour avant la Bastille, comment n’aurait-on pas entendu résonner les trois coups dans la campagne ?
Notes
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[1]
Alfred de Musset, « Projet d’une revue fantastique », Revues fantastiques, in Œuvres complètes en prose, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960, p. 757.
-
[2]
The Life and Selected Writings of Thomas Jefferson, The Modern Library, New York, 1964. Cité in « Bad Weather and the Bastille », in Weatherwise, revue de l’American Meteorological Society, juin 1989. Pour les valeurs en degrés Celsius : 61°F = 16°C ; 70°F = 20°C ; 80°F = 25°C.
-
[3]
Tessier, Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788, in Mémoires de l’Académie des sciences, 1789. Tessier, Buache et Leroy, Rapport ou second mémoire sur l’orage à grêle du dimanche13 juillet 1788, in Mémoires de l’Académie des sciences, 1790. Messier, extraits des Mémoires de Mathématiques et de Physique, 1788. Pingré, Mémoire sur quelques grands hivers du dernier siècle; Messier, Observations de la première comète de 1788 ; Tessier, Observations faites pendant la gelée de mois de décembre 1788 et janvier 1789, in Mémoires de l’Académie des sciences, 1789. Père Cotte, Mémoire sur l’hiver rigoureux de 1788 à 1789, in Observations sur la Physique, t. XXXIV, 1789.
-
[4]
J. Dettwiller, « L’orage du 13 juillet 1788 », La Météorologie, VIe série, n° 24, mars 1981.
-
[5]
Alfred Fierro, Histoire de la météorologie, Paris, Denoël Médiations, 1991.
-
[6]
J. Neumann et J. Dettwiller, « Great Historical Events that Were Significantly Affected by the Weather: Part 9, the year leading to the Revolution of 1789 in France (II) », in Bulletin of American Meteorological Society, n° 58, février 1977.
-
[7]
Cité in Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1983, t. I, p. 92.
-
[8]
Rapport ou second mémoire sur l’orage à grêle…
-
[9]
Fénelon, cité in Histoire du climat depuis l’an mil, op. cit., p. 85.
-
[10]
J. Dettwiller, « La révolution de 1789 et la météorologie », Bulletin d’information du ministère des Transports, direction de la météorologie, n° 40, juillet 1978.
-
[11]
Père Cotte, Mémoire sur l’hiver rigoureux…
-
[12]
La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938 ; rééd. 1993, chap. II, p. 36.
-
[13]
Relation de Messier, « L’orage du 13 juillet 1788 ».
-
[14]
Tessier, Leroy et Buache, Rapport ou second mémoire sur l’orage à grêle.
-
[15]
À Paris. Messier, « L’orage du 13 juillet 1788 ».
-
[16]
Tessier, Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788.
-
[17]
E. Le Roy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, op. cit., t. I, p. 15.
-
[18]
Tessier, Mémoire sur l’orage…
-
[19]
Cotte, Mémoire sur l’hiver rigoureux.
-
[20]
Extrait d’une lettre de M. Van Swinden, in Mémoire sur l’hiver rigoureux.
-
[21]
« Observations météorologiques, faites à Valence en Dauphiné, par M. de Rozières », in Mémoire sur l’hiver rigoureux.
-
[22]
Messier, Observations de la première comète de 1788. (Je conserve la ponctuation originale.)
-
[23]
Relation de Messier.
-
[24]
Tessier, Observations faites pendant la gelée.
-
[25]
Cotte, Mémoire sur l’hiver rigoureux.
-
[26]
Messier, Observations de la première comète de 1788.
-
[27]
Note de la table des matières en introduction au Rapport ou second mémoire sur l’orage à grêle, in Mémoires de l’Académie des sciences, 1789.
-
[28]
Art. « Calamité », Dictionnaire de l’Académie française, 1992.
-
[29]
Art. « Catastrophe », ibid.
-
[30]
Tessier, Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788.
-
[31]
Th. Jefferson, lettre à Jay du 11 janvier 1789, cité dans « Great Historical Events… », p. 39.
-
[32]
Cotte, Mémoire sur l’hiver rigoureux.
-
[33]
Tessier, Observations faites pendant la gelée.
-
[34]
Tessier, Leroy et Buache, Rapport ou second mémoire sur l’orage à grêle.
-
[35]
Tessier, Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788.
-
[36]
Mémoire sur l’orage du 13 juillet 1788.
-
[37]
Relation de Messier.
-
[38]
Rapport ou second mémoire.
-
[39]
François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 14.
-
[40]
Lamoignon de Malesherbes, archives de la famille de Rosanbo, cité in Claude Manceron, Les Hommes de la liberté, t. V, p. 249, Paris, Robert Laffont, 1987.
-
[41]
Voyages en France dans les années 1787, 1788 et 1789, Paris, Christian Bourgois, 1970.
-
[42]
Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1979.
-
[43]
Ibid., livre I, chap. vi : « Insurrection de Paris ».
-
[44]
Voyages en France…, op. cit., p. 159.
-
[45]
Penser la Révolution française, op. cit., p. 68.
-
[46]
Histoire de la Révolution française, op. cit., livre II, chap. v, « Le clergé – la foi nouvelle ».
-
[47]
Voyages en France…, op. cit., 27 juillet 1789.
-
[48]
Livre I, chap. vii : « Prise de la Bastille (14 juillet 1789) ».
-
[49]
Voyages en France…, op. cit., 20 et 21 juillet 1789.
-
[50]
Histoire de la Révolution française, op. cit., livre II, chap. iii : « La France armée ».
-
[51]
Ibid., chap. iv, « Nuit du 4 août ».
-
[52]
Voyages en France, op. cit., 31 juillet 1789.
-
[53]
Bernardin de Saint-Pierre, Vœux d’un solitaire, cité par Jean Starobinski dans 1789. Les Emblèmes de la raison, Paris, Minuit, 1973 ; Flammarion, coll. « Champs », 1979, pp. 10-11.
-
[54]
Ibid.
-
[55]
Lamoignon de Malesherbes, Motifs de la demande que j’ai faite au Roi au mois de juin 1788.