Notes
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[1]
« Vie et mort des idéologies », interview d’Edgar Morin par Tobie Nathan, Nouvelle revue d’ethnopsychiatrie, n° 19, 1992, p. 23.
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[2]
Ramine Kamrane, Iran, l’islamisme dans l’impasse, Paris, Buchet Chastel, 2003, p. 129.
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[3]
Cf. Zbigniew Brzezinski, Brent Scowcroft et Richard Murphy, Differentiated Containment, Foreign Affairs, Washington, mai-juin 1997.
1La République islamique aurait-elle fêté ses vingt-cinq ans en décevant les espoirs de démocratisation que l’Occident nourrissait à son égard ? La victoire des conservateurs aux élections législatives du 20 février dernier le laisse penser, justifiant la vigilance inédite avec laquelle la communauté internationale scrute l’Iran, soucieuse de ses évolutions internes et de sa conduite internationale.
2Depuis un quart de siècle, l’Iran est un défi pour les démocraties occidentales auxquelles les événements souvent tragiques, liés à l’expansion de l’islamisme radical dont la révolution iranienne de 1979 se voulait l’inspiratrice, ont appris à se méfier de la République islamique. Simultanément, l’Iran a été, au cours du xxe siècle, le laboratoire des idées du monde islamique et souvent pour le meilleur. Il fut, en 1906, le premier pays de la zone à se doter d’une constitution moderne, la nationalisation du pétrole en 1951 fut le symbole d’une farouche volonté d’indépendance nationale qui inspira ses voisins alors que, aujourd’hui, la richesse de sa société civile et la profondeur des débats qui la traversent font naître l’espoir d’une sortie pacifique de la théocratie islamique. Que l’Iran nourrisse des jugements contradictoires n’occulte pas le fait qu’il n’est pas ce domino voué à la chute par l’effondrement de ses voisins, simple étape d’une stratégie régionale de démocratisation, mais que, au Moyen-Orient, c’est bien lui qui donne le ton.
3L’Iran vit des instants cruciaux. Jamais le camp réformateur n’a été à ce point malmené. Au plan international, le programme nucléaire de l’Iran inquiète, alors que Téhéran a vu son environnement géopolitique bouleversé. Crise intérieure et incertitudes internationales s’entremêlent comme si, inexorablement, le destin national de l’Iran était voué à peser au-delà de ses frontières ou, au contraire, dépendait du rôle régional qu’on lui réserve. Retour de l’Iran à l’avant-scène, il y a dans le moment iranien indubitablement le moment clef du devenir du Moyen-Orient et de toute stratégie le concernant.
Le retour des conservateurs
4Le peuple iranien s’est-il abandonné à l’étreinte de ceux qu’il cherchait péniblement à fuir depuis l’élection triomphale de Mohammad Khatami à la présidence de la République en 1997 ? Tout porte à le croire et, effectivement, le premier tour des élections législatives qui s’est tenu le 20 février 2004 consacre le retour des conservateurs qui obtiennent la majorité absolue au Parlement. Événement symbolique que cette défaite qui prive le camp réformateur non seulement de son principal bastion, mais qui le chasse par les urnes de l’unique îlot de démocratie au cœur des institutions iraniennes, celui-là même qui fut triomphalement conquis en février 2000 en une victoire qui semblait alors porter un coup fatal aux ennemis des réformes et ramener le camp conservateur au rang de force politique anachronique. Ne demeure aujourd’hui comme ultime pôle réformiste que le président Khatami lui-même, président de la République aux pouvoirs presque symboliques comparés à ceux du Guide, politiquement affaibli et en passe d’entrer dans la dernière année de son ultime mandat.
5Vaincus par les urnes, les réformateurs ne l’ont été qu’au terme d’une crise politique sans précédent qui a vidé le scrutin législatif de toute sincérité. En décidant au mois de janvier d’invalider la candidature de près de 45 % des candidats dont 51 % des réformateurs, y compris celles de 80 députés sortants, le Conseil des gardiens de la Constitution, institution subordonnée au Guide, a anéanti les chances des réformistes, provoquant la démission de 125 députés réformistes. «Coup d’État par des moyens non militaires », selon la formule du propre frère du président Khatami et chef de file du principal parti réformiste, le Front de la participation islamique d’Iran. Cette formation, incapable de défendre ses chances dans près de 109 circonscriptions représentant à elles seules 155 sièges sur 290, a préféré boycotter le scrutin, laissant à l’Association des religieux combattants (ARC) dont est issu M. Khatami le soin de représenter les réformateurs. C’est une élection tronquée qui a vaincu les réformateurs et l’abstention de près de 50 % des électeurs suffit à l’établir. Là n’est pourtant pas l’unique leçon du scrutin.
6Ce ne sont pas seulement les subterfuges des thuriféraires du régime islamique qui ont vaincu les réformistes. Les conservateurs ont sans doute remporté une victoire par défaut, mais les réformateurs ont subi une défaite qui sanctionne leur échec politique. Même lorsqu’ils étaient présents, les réformateurs n’ont pas été sauvés par les électeurs, à l’instar de Mehdi Karroubi, chef de file de la liste réformatrice de Téhéran, qui, en ballottage défavorable à Téhéran, a décidé de se retirer de la vie politique. Les images de ce dernier quittant l’assemblée que, jusque-là, il présidait sous les quolibets de ses rivaux suffisent à montrer que la sanction des électeurs a été plus douloureuse encore que celle du Conseil des gardiens. Les réformateurs ont perdu sur deux tableaux, à la fois accusés par les censeurs du régime d’être trop peu loyaux envers le système islamique et par l’opinion de l’être encore trop. Ils sont tombés parce que c’est sur deux fronts qu’il leur fallait désormais se battre.
7«Le temps de la mobilisation du peuple est malheureusement révolu », observait avec lucidité le député réformateur Mohsen Kadivar et, effectivement, le peuple n’a répondu à aucun des appels à manifester en faveur des réformateurs qui invitaient leurs rivaux à d’autant plus d’audace que leur offensive risquait fort peu de susciter un soulèvement populaire. Avertissement significatif, les slogans étudiants, lors des manifestations de juin 2003, n’avaient pas épargné le président réformateur. Pour le plus grand nombre, la crise qui s’est nouée au sommet de l’État était avant tout une crise interne au régime islamique qui en exprimait les contradictions et l’incapacité à se réformer. En se fondant dans les cadres institutionnels de la République islamique, les réformateurs ont tacitement accepté un rapport de force institutionnel qui leur était défavorable et qu’ils ne pouvaient que subir, paralysant leur action. Au terme de sept années de pouvoir, dont quatre soutenues par le Parlement, le président Khatami partage, aux yeux de l’opinion, la responsabilité de cette situation. C’est seulement en août 2002, soit cinq ans après sa première élection, que Khatami a déposé devant le Parlement deux projets de loi susceptibles de s’attaquer à la racine du déséquilibre institutionnel qui paralyse son action. L’un visait à soustraire des mains du Conseil des gardiens de la Constitution le pouvoir de sélectionner les candidats aux diverses élections, l’autre autorisait le président de la République à contrôler les décisions du très conservateur pouvoir judiciaire. Leur rejet par le Conseil des gardiens, en avril et mai 2003, a constitué une éclatante démonstration de l’impuissance politique du président réformateur. Cercle vicieux des institutions iraniennes, l’avenir de chacune de ces lois dépendait en dernière instance des institutions dont elles étaient censées amoindrir les prérogatives. Le mandat du peuple iranien exigeait que Khatami brisât ce cercle. Il ne l’a pas fait. Son mouvement a été étouffé par le nœud qu’il aurait dû trancher.
8Les réformateurs sont aujourd’hui encore sans prise sur le système qu’ils avaient pour mission de transformer. Khatami a été élu contre la classe politique iranienne et n’a jamais concédé la moindre alliance avec elle, pas même avec la puissante formation des Serviteurs de la reconstruction qui gravite autour de l’ancien président de la République Hashemi Rafsandjani, celle-là même qui est le pivot de la nouvelle majorité conservatrice et qui, en quête de légitimité populaire, aurait pu lui offrir en retour les relais institutionnels qui lui ont toujours fait défaut. Porteur d’un immense espoir, le camp réformateur n’aura été que la chambre de résonance du mécontentement populaire dont il n’a tiré qu’une politique lyrique, qui, à bien des égards encore marquée par l’intransigeance révolutionnaire, s’est bornée à promouvoir une stratégie de confrontation avec les conservateurs, voire à prôner une tactique de sortie de pouvoir, manière aisée de contourner la question de son exercice concret.
9Le réveil des réformateurs était bien tardif et leur engagement a paru de circonstance tant il était en contradiction avec le silence des parlementaires lorsque le Conseil des gardiens, contre lequel soudain ils se rebellaient, a rejeté des textes aussi importants pour la garantie des droits fondamentaux que la Convention pour l’élimination des discriminations contre les femmes ou celle contre la torture. La défaite des réformateurs rend d’abord visible la profondeur du fossé qui s’est creusé entre eux et une société civile pour laquelle le combat en faveur des libertés fondamentales n’est devenu la priorité des parlementaires que lorsque la défense de leurs privilèges s’est trouvée en jeu. Pis encore, il est presque acquis que la crise politique qui vient de se dérouler a été planifiée au sommet de l’État. Rafsandjani aurait été le grand ordonnateur de cette manœuvre qui visait à limiter le niveau de l’abstention en suscitant l’indignation du peuple, de manière à préserver le crédit du système islamique. Effectivement, au cours de la crise, le système islamique n’a jamais paru en danger. Au contraire, le président Khatami et le Guide ont donné le sentiment de suivre une partition qui se complétait admirablement. L’un mêlant habilement l’indignation à l’adhésion réaffirmée au système dont il est issu en refusant de démissionner et en faisant participer son parti à l’élection, par quoi il se distinguait des autres mouvances réformistes, l’autre se positionnant en gardien des institutions, allant jusqu’à plaider pour une plus grande indulgence du Conseil des gardiens qui désavouait implicitement les radicaux de son camp. L’un et l’autre paraissaient se rejoindre, opérant de concert une sorte de recentrage de la vie politique iranienne qui organisait en fait la défaite des extrêmes de chaque camp et libérait un espace nouveau au centre, celui-là même que Rafsandjani espérait investir.
10Conscient de ces manœuvres, le peuple iranien s’est retiré du jeu politique qui, selon lui, ne vise qu’à reconduire les forces politiques en présence sans altérer les cadres et les dogmes de la République islamique, à commencer par celui du Velayat-e faquih, qui consacre la supériorité du religieux sur le politique. La dépolitisation est le symptôme de cette lassitude, l’abstention son mode d’expression. Moins marquée en province que dans les grandes villes, elle signe la rupture sans retour du plus grand nombre et du système politique issu de la révolution islamique.
Où va l’Iran ?
11Les résultats des législatives paraissent conforter les interprétations les plus pessimistes du devenir de l’Iran. La défaite des réformateurs serait-elle le symptôme d’une rupture sociale désormais imminente capable d’emporter le régime islamique ? L’Iran a-t-il célébré le vingt-cinquième anniversaire de sa révolution à la veille d’une nouvelle ? La thèse est répandue parmi l’opposition monarchiste au régime islamique et au sein de la frange «interventionniste » de l’administration Bush pour qui l’échec du réformisme priverait le régime islamique de l’ultime dérivatif au mécontentement populaire. À l’image des pays de l’ancien bloc soviétique, le soulèvement des masses serait désormais inévitable.
12Ce mode de pensée occulte la dynamique propre de la société iranienne qu’il confond avec une simple construction politique. Or, celle-ci n’est pas un artifice, et si elle imprime effectivement un mouvement irréversible en direction du changement qui a précédé et constamment dépassé le discours réformiste du président Khatami, certains de ses traits, tels que la profondeur et l’intensité du sentiment national, paraissent protéger l’Iran d’un nouveau déchirement et nourrir un consensus que l’alternance politique ne suffit pas à ébranler. L’Iran souhaite une franche rupture avec les cadres hérités de la révolution islamique, à commencer dans le domaine économique. Cependant, il ne veut pas d’une seconde révolution en vingt-cinq ans qui remettrait son indépendance en cause et nuirait à sa stabilité. C’est précisément dans ce chenal que les conservateurs espèrent avancer et bâtir un nouveau consensus majoritaire conciliant la souveraineté de la nation avec une ouverture contrôlée. Leur nouveau domaine est bien ce centre que les manœuvres politiques ont libéré pour eux. L’ambition des conservateurs ne consiste pas à braver la société civile en lui contestant les niches de liberté chèrement acquises sous Khatami. L’islamisation ne l’intéresse plus. Elle consiste plutôt à encourager une mue du régime, caractérisée par l’abandon progressif du terrain idéologique de l’islam révolutionnaire, aujourd’hui discrédité au profit des espaces consensuels de la nation et de son indépendance ainsi que du développement économique.
13La profondeur du sentiment d’exception de la destinée iranienne paraît offrir un cadre solide aux évolutions de l’Iran et justifier ce pari. La dynamique de changement de la société iranienne est réelle, mais constitue, à proprement parler, une dynamique nationale dont aucun des acteurs ne prône une politique de la table rase au profit de « sauveurs » étrangers. Ainsi, la rue en rébellion a elle-même fixé, à plusieurs reprises, les limites de la contestation. Démonstration frappante que la réaction des étudiants aux tentatives de récupération de leur mouvement de juin 2003. Ce sont eux qui ont, de leur plein gré, demandé à ne plus être soutenus par les télévisions en langue persane de Los Angeles avant d’ériger en slogan : « Ceci est un mouvement étudiant, pas un mouvement américain », en réponse aux appels au soulèvement émanant des franges radicales de l’administration américaine. Adversaires du régime, les étudiants ne sont pas partisans d’une crise qui mettrait en péril l’indépendance et l’intégrité de la nation iranienne. La dérive despotique du régime islamique n’a pas occulté le traumatisme collectif que constitue la domination des puissances étrangères sur l’Iran jusqu’à la révolution, traumatisme qui alimente une profonde méfiance à l’égard de l’ingérence étrangère. L’attachement du mouvement étudiant à la figure du Dr Mossadegh, symbole de l’indépendance nationale bafouée par l’étranger, l’établit et rend d’autant plus malheureux les appels américains au soulèvement que ceux-ci coïncidaient avec le cinquantième anniversaire du coup d’État contre Mossadegh fomenté par la cia.
14Le champ de la nation, de son prestige, de la défense de son rayonnement transcende les clivages politiques et un conservateur capable de faire ses preuves sur ce terrain ne serait pas moins représentatif et légitime aux yeux du plus grand nombre qu’un réformateur. Tel est le cas de Hassan Rohani, issu des rangs conservateurs : chargé de la négociation du dossier nucléaire, il est aujourd’hui auréolé du succès de l’accord d’octobre 2003 qui offre un répit à l’Iran. C’est un destin national qui s’ouvre devant Rohani, désormais l’un des favoris de l’élection présidentielle de 2005. La rupture qui oppose réformateurs et conservateurs est finalement moins significative que le consensus qui se recrée autour de la figure du « héros national ».
15C’est au nom de ce même attachement farouche à la nation iranienne et à son indépendance que ceux-là mêmes qui affichent leur hostilité au régime islamique peuvent être amenés à se montrer solidaires de certaines de ses initiatives. Ainsi le programme nucléaire iranien et son probable volet militaire nourrissent-ils un consensus qui va bien au-delà des seuls cercles cléricaux. En octobre dernier, cinq cents étudiants de l’université Sharif, la plus occidentalisée des universités iraniennes formant l’élite scientifique de l’Iran, ont manifesté pour soutenir le programme nucléaire de leur pays au nom de l’indépendance nationale. « L’énergie du phénomène iranien, soulignait Edgar Morin, […] ce n’est pas uniquement le retour des religieux à travers le chiisme. C’est l’intégration mutuelle du religieux et du vieux nationalisme iranien avec la cristallisation de l’État-nation moderne et nullement le refus, mais au contraire l’intégration, de tous les ingénieurs, techniciens et scientifiques formés par l’université américaine [1]. » Cette alliance demeure, et la perte de crédit du régime entraînée par le déclin de l’islam révolutionnaire ne peut dissimuler l’efficace relais que prennent la thématique nationale et l’exigence de progrès et de rayonnement scientifique qui sert son indépendance. La permanence du culte rendu à la communauté nationale, que ce soit par le biais d’une politique culturelle qui encense l’héritage national et reprend à son compte un passé historique objet de fierté, bien au-delà des partisans du régime, ou de la nécessité de maîtrise des savoirs techniques qui amèneront l’Iran parmi les nations les plus développées, renoue les liens défaits par les joutes politiques.
16Le champ économique illustre de la façon la plus spectaculaire cette conversion au pragmatisme. Loin de se montrer nostalgique du joug religieux des premières années de la révolution, la nouvelle majorité lui préfère un regard lucide sur la situation de l’Iran et place le développement économique au cœur de ses préoccupations. La puissante formation des Serviteurs de la reconstruction constitue le cœur de cette nouvelle majorité qui, d’ailleurs, se nomme « Coalition des bâtisseurs de l’Iran Islamique », quasi-homonymie ne devant rien au hasard. Troisième force de la vie politique iranienne que les observateurs occidentaux ont trop souvent passée sous silence au nom d’une lecture manichéenne surévaluant la cohérence interne des catégories de «réformateurs » et de «conservateurs », celle-ci plaide pour une approche pragmatique des problèmes de l’Iran et se montre favorable au libéralisme économique. À l’image de sa principale figure, le richissime et tout-puissant Hashemi Rafsandjani, elle reflète la nature oligarchique du système islamique et l’affairisme de ses élites. Ses relais importants dans l’appareil d’État, la technostructure et les services de renseignement lui offrent, de surcroît, la possibilité d’agir concrètement et pourraient provoquer le ralliement de réformateurs lassés de l’impuissance institutionnelle de la précédente législature. « L’atmosphère du nouveau Parlement sera différente. Les conflits partisans seront réduits. La priorité est de créer un environnement propice aux décisions rationnelles », déclarait Gholam-Ali Haddad Hadel, chef de file de la nouvelle majorité. Ce francophone, ancien élève d’Henry Corbin, n’a rien d’un leader rétrograde. Des réformateurs pourraient répondre favorablement à cet appel tant ce qui les sépare de ces nouveaux conservateurs est finalement moins important que ce qui les opposait à l’aile gauche de leur propre camp, laquelle, empreinte de marxisme, se montrait farouchement opposée à la libéralisation de l’économie. Les solidarités familiales feront le reste, Haddad Hadel est en effet le cousin maternel du ministre réformateur des Affaires étrangères, Kharrazi, et déjà le futur remaniement ministériel promet d’être de faible ampleur. La défaite des idéologues de chaque camp libère un espace inédit d’initiatives. En Iran comme ailleurs, les intérêts prennent la relève des idéaux. Dès lors, la victoire de cette formation politique, plutôt que d’inaugurer une période de régression sociale, pourrait, au contraire, favoriser l’adaptation des structures et l’ouverture internationale, à commencer en direction des États-Unis.
17Ces « néo-conservateurs » iraniens n’ont jamais caché leur admiration pour le modèle chinois, combinant une croissance économique fondée sur l’ouverture aux investissements étrangers, une libéralisation sociale et culturelle avec une limitation du champ politique. Scénario idéal pour les conservateurs que celui qui verrait l’Iran emboîter le pas de cette Chine post-totalitaire qui promeut les échanges économiques, l’enrichissement des classes moyennes et la libéralisation de la société civile, pour peu que l’autorité politique soit sans rivale. Il serait offert aux Iraniens de sortir du religieux et, par la même occasion, du politique. Le « Japon islamique » que le Guide appelle de ses vœux en prenant soin au passage d’occulter le caractère trop peu démocratique de la référence à la Chine, présenterait le double avantage d’offrir de nouvelles perspectives à la société civile, sans pour autant remettre en cause les immenses privilèges des oligarques islamiques. « Enrichissez-vous ! » sera-t-il le nouvel idéal de l’Iran théocratique ? Les conservateurs savent leur ambition fondée et le modèle chinois est en quelque sorte déjà appliqué par l’Iran. La croissance dépasse les 6 %, l’inflation a été ramenée à 16 % et les conservateurs n’iront pas contre la libéralisation des mœurs. La jeunesse dépolitisée, qui ne connaît que trop bien les risques de l’action publique, demande avant tout du travail. Par ailleurs, comme la Chine, l’Iran dispose d’une puissante diaspora, notamment aux États-Unis, qui a depuis longtemps renoué avec ses origines et compris le potentiel économique du marché iranien. Véritable « choc des affairismes », le développement des réseaux d’affaires semi-clandestins, qui, entre Téhéran et Téhérangeles – Los Angeles dans le vocabulaire des élites iraniennes – via Dubayy, permettent de contourner l’embargo et de bâtir en un temps record les fortunes des « nouveaux riches » iraniens, alimente dans les rangs conservateurs l’espoir d’une levée prochaine des sanctions économiques américaines. L’Amérique est l’obsession des conservateurs en un sens diamétralement opposé à la condamnation du « Grand Satan » des premières années de la révolution. En 1995, alors président de la République, Rafsandjani avait offert à la société américaine Conoco l’exclusivité sur le marché pétrolier iranien, avant même de considérer les candidatures européennes. Aujourd’hui, il a placé à la tête des principales chancelleries iraniennes en Europe quelques-uns de ses proches, dont la consigne officieuse est d’aider au rapprochement avec les États-Unis. La nouvelle majorité sait que son pari ne sera tenu que si elle parvient à normaliser les relations entre Téhéran et Washington, enjeu qui, malgré le discours officiel, constitue le Graal de la vie politique iranienne.
18Étrange « retour des religieux » que l’arrivée de cette nouvelle majorité qui fonde son action sur les deux piliers séculiers de la nation et du développement. Ce n’est pas un hasard si Hassan Rohani, la figure montante de la vie politique iranienne, est à la fois en charge du dossier nucléaire et des contacts secrets avec les États-Unis, principalement pour le compte d’Hashemi Rafsandjani. Ironiquement, ce sont les conservateurs qui prennent acte de la sécularisation de la société iranienne et aucun des trois futurs candidats à la présidence du Parlement n’est un religieux. Étonnant paradoxe, jamais dans l’histoire de la République islamique un laïc n’aura occupé de si hautes fonctions. Paradoxe ou nécessité ? Dans l’Iran dont la religion politisée a accéléré la sécularisation, quoi de plus normal, au fond, que ce soient les religieux qui gèrent la sortie de la religion ? L’attachement aux valeurs religieuses n’intervient plus que pour justifier les subventions sur les biens de première nécessité et le fort niveau des emplois publics qui garantit la paix sociale tant que la rente pétrolière le permettra. Car, dans le long terme, c’est avec leur propre base sociale que les conservateurs risquent d’avoir des problèmes. C’est bien cette majorité portée par les déclassés de l’Iran et autres bénéficiaires traditionnels du système islamique de redistribution qui risque de donner l’impulsion libérale qui les obligera à se découvrir comme le sous-prolétariat de l’Iran nouveau. Téhéran ne pourra pas maintenir sa croissance au-dessus de 6 % et réformer son économie sans d’importantes tensions sociales. La rupture risque finalement de se produire à la droite de la nouvelle majorité plutôt qu’à sa gauche.
19Enfin, la stratégie des conservateurs ne peut aboutir que si l’Occident la cautionne en se montrant un partenaire commercial peu regardant de la situation des droits de l’homme, en d’autres mots s’il joue le jeu qui est le sien en Chine et qui consiste à noyer le politique dans l’économique. Or, ne serait-ce qu’au plan démographique, l’Iran n’est pas la Chine, et il n’est pas certain que les dividendes du marché iranien suffisent à acheter la complaisance des nations industrialisées. Plus encore, l’Iran réclame l’indifférence de l’Occident au plan politique, mais a-t-il seulement idée de l’implication de ses propres projets dans les affaires du monde ? Cette normalisation diplomatique et commerciale que Téhéran recherche, le régime islamique a-t-il la lucidité de comprendre que sa conduite internationale la compromet ?
L’hypothèque du nucléaire
20Du point de vue iranien, les deux piliers de l’indépendance nationale et du développement économique se complètent naturellement. Or, en plaçant son ambitieux programme nucléaire et son probable volet militaire au cœur de sa stratégie d’indépendance, l’Iran compromet aux yeux de l’Occident son désir d’ouverture commerciale. Sur la scène internationale, les deux pôles de la stratégie des conservateurs se contredisent.
21L’Iran considère son programme nucléaire comme une œuvre nationale qui, entamée par le Shah, conditionne son avènement comme pôle régional de puissance. Avec la découverte, en août 2002, des sites secrets de Natanz et d’Arak, respectivement consacrés à la centrifugation de l’uranium et à la production d’eau lourde, la communauté internationale a compris l’ampleur du programme iranien. L’Iran est en faute sur trois points : l’importation de matières nucléaires, la transformation de ces matières et les sites de recherche. Sans compter que son programme présente de nombreuses anomalies pour une entreprise qui se veut exclusivement civile. L’Iran poursuit des recherches dans des domaines peu utiles au nucléaire civil, alors que sa volonté de maîtriser complètement le cycle du combustible, malgré la proposition de Moscou de fournir le combustible civil, intrigue. En fait, peu de doutes demeurent sur l’existence d’un programme nucléaire militaire avancé. Comment, d’ailleurs, l’Iran voisin du Pakistan nucléarisé, passionnément attaché à son indépendance et à sa grandeur, n’ambitionnerait-il pas la maîtrise du nucléaire militaire ?
22L’Iran est passé avec habileté au travers de la crise diplomatique soulevée par ses ambitions nucléaires. Sa décision de signer le protocole additionnel au tnp le 21 octobre lors de la visite des ministres français, allemand et britannique des Affaires étrangères a éloigné le risque d’une saisine du Conseil de sécurité des Nations unies et souligné le crédit politique de l’Europe. Avancée significative que la promesse du gel des opérations de centrifugation et l’acceptation d’un régime d’inspection renforcé, elle ne lève pourtant pas les doutes de la communauté internationale. Signé le 18 décembre 2003, le protocole additionnel n’est toujours pas ratifié et ne pourra l’être que par le nouveau Parlement. Enfin, entretenir l’ambivalence sur les intentions de la République islamique est la chose la mieux partagée par la classe politique iranienne. L’Iran s’en cachait de moins en moins, il a rendu sa décision publique le 10 mars et reprendra ses activités de centrifugation. Le 28 février dernier, Hassan Rohani reconnaissait l’existence de sites encore tenus secrets et estimait que l’Iran n’était pas obligé de les déclarer.
23Téhéran ne chercherait-il qu’à gagner du temps, conservant son cap tout en cédant, une fois les seuils technologiques franchis, pour mieux esquiver les menaces internationales ? L’Iran le sait, s’il reprend sa parole, c’est à ses partenaires européens qu’il risque de faire perdre la face, ceux-là mêmes avec lesquels Téhéran négocie un accord de coopération commercial essentiel à son économie. La conduite iranienne est-elle à ce point enivrée de rêves de grandeur qu’elle en devient irrationnelle ou, au contraire, l’Iran persiste-t-il à vouloir tenir son pari nucléaire car il sait disposer dans le nouveau contexte géopolitique imposé par la guerre américaine contre le terrorisme d’atouts susceptibles de lui servir de monnaie d’échange ?
Le renversement géopolitique
24L’Iran a vu se dérouler à ses frontières occidentale et orientale les deux grandes opérations militaires américaines de l’après-11 Septembre. Associé à « l’axe du mal » par l’administration Bush, l’Iran est vite apparu comme une cible potentielle de l’Amérique en guerre, qui considère le régime islamique comme un des obstacles majeurs à sa stratégie de démocratisation du Moyen-Orient. L’environnement immédiat de l’Iran a été bouleversé, et la chute de Bagdad clôt l’encerclement du territoire iranien par l’armée américaine. Pourtant, à Téhéran, les heures d’inquiétude sont aujourd’hui passées.
25L’armée américaine campe aux frontières de l’Iran, certes, mais il est peu sérieux de penser que l’option militaire puisse être retenue dans le cas de ce pays quatre fois plus grand que l’Irak, défendu par sa géographie et une armée compétente, et dont la population ne se ralliera pas à une option de démocratisation qui lui coûterait son indépendance nationale. L’Iran n’est pas le prochain sur la liste et se découvre, depuis la chute des talibans et de Saddam Hussein, débarrassé de deux de ses pires ennemis alors qu’en Afghanistan et en Irak son influence grandit. Ironiquement, « l’ensemble des opérations menées par les États-Unis, si elles se bornent à l’étape actuelle, aura pour conséquence probable d’ouvrir la voie à un renforcement de la position de l’Iran dans la région [2] », remarque Ramine Kamrane. Étonnant renversement géopolitique qui ferait de l’Iran le gagnant de la nouvelle situation imposée par l’« ennemi » américain.
26L’Irak est le terrain d’expression privilégié de ces nouvelles ambitions iraniennes. Washington souhaite que le réveil des chiites irakiens restaure un puissant pôle de contestation des fondements théologiques du régime iranien. La stratégie est fondée et Téhéran sait ses dogmes fondateurs vulnérables à la discussion théologique. Personne, en Irak, ne plaide pour une révolution islamique de type iranien et la fracture au sein du chiisme ne cessera de s’élargir. Les grands ayatollahs irakiens, notamment l’ayatollah Ali Sistani, sont effectivement des rivaux potentiels du Guide iranien. En demandant à Sistani qu’il condamne l’invalidation des candidats réformateurs, quatre cents députés et intellectuels iraniens témoignaient en février dernier de l’espoir que suscitait dans l’opposition iranienne au régime islamique la renaissance des pôles chiites de Najaf et Kerbala. Les fatwas des grands ayatollahs ont en effet accompagné les grands soulèvements de l’Iran et nombreux sont ceux qui espèrent que cela puisse encore être le cas. Cependant, le quiétisme de ces hautes autorités religieuses ne pèse guère pour le moment face à la machine de propagande iranienne et au sens tactique de ses relais d’influence. La fracture théologique rêvée par Washington est réelle, mais requiert le temps long. Dans l’immédiat, elle n’a rien de l’idéal renversement d’alliance qui aurait vu les chiites devenir la minorité confessionnelle alliée des États-Unis contre le fondamentalisme sunnite. Les intérêts de Téhéran et de Washington se rejoignent dans le temps court. Téhéran a déjà renforcé les liens entre les écoles théologiques de Qôm et de Najaf, alors que ses réseaux caritatifs ou des organes politiques liés au régime iranien et militairement autonomes comme l’Assemblée suprême de la révolution islamique (asrii) assurent un contrôle efficace des zones chiites. Le retour des chiites dans le jeu politique en Irak ne se fera pas sans l’Iran et une année aura suffi pour convaincre Washington que Téhéran dispose des clefs de la stabilisation de l’Irak.
27Il est trop tôt pour que Washington l’admette, mais la plupart des décisions américaines récentes concernant la région flattent l’Iran. Le premier voyage officiel du président du Conseil intérimaire du gouvernement irakien, Jalal Talabani, fut à destination de Téhéran. Les Moudjahidin du peuple, avec lesquels Washington a d’abord signé un cessez-le-feu, se sont vus, à la grande satisfaction de Téhéran, sommés de quitter l’Irak. Enfin, l’Amérique, qui a dépensé tant d’énergie et d’argent pour marginaliser l’Iran des grandes routes du pétrole, vient d’autoriser la construction d’un oléoduc Irak-Iran. Téhéran est déjà de retour dans le grand jeu de la reconstruction du Moyen-Orient avec l’aval de Washington.
Mars, Vénus et l’Iran
28Jamais depuis vingt-cinq ans l’Amérique et l’Iran n’ont eu à ce point intérêt à se parler. Aux yeux de Washington, l’Iran n’est pas la troisième cible, mais bel et bien la seule puissance suffisamment stable pour servir de pivot à sa stratégie régionale. Réciproquement, personne à Téhéran n’a intérêt à laisser le fondamentalisme sunnite triompher en Irak. Cette convergence d’intérêts se heurte à l’absence de relations diplomatiques entre les deux pays depuis 1979. L’Amérique est en quête d’une stratégie iranienne qu’elle peine à trouver. Tout et son contraire a pu être entendu à Washington, du discours belliciste à la proposition de reprise d’un dialogue limité en passant par les appels au soulèvement et les demandes de crédits voués à déstabiliser le régime islamique. Cette diversité d’opinion illustre la difficulté de l’Amérique à comprendre l’Iran et la régression de son expertise après vingt-cinq années de rupture. Mars aurait-il finalement besoin de Vénus, pour reprendre la fameuse distinction de Robert Kagan ? La force militaire trouvant sa limite, l’Amérique redécouvre l’importance du dialogue. Les deux mondes séparés sur l’Irak vont-ils redécouvrir qu’ils n’en forment qu’un seul sur l’Iran ?
29Washington mesure l’importance stratégique de l’Iran, il n’a, en fait, jamais cessé de le faire. Tel est le paradoxe, les relations entre l’Amérique et l’Iran sont inexistantes et exclusives à la fois. Aucun autre pays que les États-Unis n’a eu un impact aussi grand sur l’Iran, y compris depuis la révolution. L’Iran a payé au prix fort la perte de l’allié américain. Jamais, en effet, Saddam Hussein n’aurait attaqué l’Iran si ce dernier avait continué à bénéficier de la protection des États-Unis. De même, la volonté iranienne de puissance consiste à occuper l’espace stratégique régional que les États-Unis réservaient à l’Iran avant la révolution. Les cadres géopolitiques de l’Iran contemporain sont hérités des États-Unis. Washington est à la base du programme nucléaire iranien, et c’est le grand projet américain d’un Iran nucléarisé tenant son rang de pôle régional de puissance conçu pour le Shah qui est en train de devenir une réalité dans le cadre de la République islamique. Nombreux sont ceux dans les rangs républicains à Washington qui considèrent cette ambition régionale comme inscrite dans l’ordre des choses et qui ne sont pas nécessairement hostiles à la perspective d’un Iran nucléaire si Téhéran fait la preuve de sa volonté de démocratisation. Ce sont eux, d’ailleurs, qui se sont opposés à l’administration Clinton en 1996 [3] lors du vote des lois d’Amato qui aggravaient les sanctions commerciales contre l’Iran. Aujourd’hui, ils sont les premiers à souligner que ces sanctions ne pénalisent plus que les compagnies américaines et à appeler, comme ce fut le cas en marge de la tragédie de Bâm, à une réévaluation pragmatique du différend qui oppose Téhéran à Washington.
30L’heure des avancées concrètes est peut-être venue et l’initiative « Greater Middle East » que lance l’administration Bush témoigne d’une complète remise à plat de la stratégie moyen-orientale des États-Unis. Loin de cultiver la menace, la nouvelle démarche américaine appelle à définir avec les États de la région un calendrier d’avancées concrètes en faveur de la démocratie et de la modernisation des économies. La participation active des sociétés civiles sera le pivot de cette nouvelle approche et Washington découvre en l’Iran un acteur possible de ce projet, désormais convaincu qu’il est un des pays qui présentent le plus fort potentiel de démocratisation de la région. Washington souhaite que l’Europe soit étroitement associée à la démarche, et la crise transatlantique que la crise irakienne a ouverte pourrait se refermer sur le dossier iranien. Mars paraît se rallier à Vénus.
31Un tel scénario n’occulte pas les craintes européennes de voir Washington faire un usage opportuniste des instruments diplomatiques de l’Europe. L’Europe se méfie d’autant plus que, en cas de rapprochement entre Téhéran et Washington, le marché iranien deviendrait, avec l’assentiment des Iraniens eux-mêmes, une quasi-chasse gardée américaine. La solidarité transatlantique ne pourra se rebâtir sur l’Iran que si elle est une solidarité politique et morale, tournée vers la lutte contre la prolifération et exigeante dans les domaines des droits de l’homme et du terrorisme. Dans le cas contraire, Téhéran jouera sur les divisions de l’Occident.
32Enfin, la nouvelle stratégie américaine fait figure de diversion par rapport au conflit israélo-palestinien. Or, Israël est en première ligne du terrorisme islamiste financé par Téhéran et considère le programme nucléaire iranien comme un danger mortel. Il l’a prouvé par le passé, l’État hébreu a sa propre conception des manières de neutraliser une telle menace et les moyens de la mettre en œuvre. L’Iran, prêt à toutes les conversions idéologiques pour sauver son économie et assurer son retour dans le concert des nations, conserve intacts des pans d’idéologie islamiste et de haines irrationnelles. Le recentrage de la vie politique iranienne pourrait, en frustrant les durs du régime, provoquer le réveil de cette part de son identité que le régime n’a pas encore évacuée et avec laquelle, aujourd’hui, le conflit est inévitable.
Notes
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[1]
« Vie et mort des idéologies », interview d’Edgar Morin par Tobie Nathan, Nouvelle revue d’ethnopsychiatrie, n° 19, 1992, p. 23.
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[2]
Ramine Kamrane, Iran, l’islamisme dans l’impasse, Paris, Buchet Chastel, 2003, p. 129.
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[3]
Cf. Zbigniew Brzezinski, Brent Scowcroft et Richard Murphy, Differentiated Containment, Foreign Affairs, Washington, mai-juin 1997.