Le Débat 2003/4 n° 126

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Article de revue

Acte II : les États-Unis peuvent-ils gagner ?

Pages 128 à 140

Notes

  • [1]
    Au début des années 1990, dans le sillage de la décomposition de l’antagonisme Est-Ouest, le politologue américain Francis Fukuyama acquiert très vite une renommée planétaire en prophétisant une nouvelle fois cette « fin de l’histoire » (trad. fr. : La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1993).
  • [2]
    Au début des années 1960, l’administration Kennedy se targue d’avoir attiré « la crème de la crème » de l’intelligence américaine. Quelques années plus tard, le bilan est amer : Kennedy est mort assassiné, les soldats américains sont enlisés au Vietnam. L’administration Bush comprend beaucoup d’universitaires, d’intellectuels, nourris notamment de Leo Straus et d’Allan Bloom. Les travaux de ces derniers sont centrés sur la question de la démocratie : comment développer une démocratie cohérente face tant à l’individualisme narcissique qu’aux idéologies de masse ?
  • [3]
    D’où le traumatisme qu’est, pour l’opinion américaine, tout événement montrant l’illusion de cette sécurité absolue. À la fin des années 1950, ce sont les missiles intercontinentaux soviétiques capables de frapper les villes américaines. C’est surtout le 11 Septembre 2001 : des avions commerciaux détournés s’écrasent contre les tours du World Trade Center. Tout peut être une arme, l’ennemi est partout.
  • [4]
    Les deux guerres mondiales (1914-1918, 1939-1945) et l’antagonisme Est-Ouest se concluant en 1989-1991 par l’effondrement du bloc soviétique et l’éclatement de l’U.R.S.S.
  • [5]
    Cette notion constitue le fil conducteur du best-seller de l’historien Paul Kennedy, Montée et déclin des grandes puissances, trad. fr., Paris, Payot, 1987.
  • [6]
    La loyauté impériale est illustrée par la trêve qu’acceptent Gandhi et Nehru dans leur combat pour l’indépendance de l’Inde, la contrepartie étant qu’une fois terminées les hostilités avec le Japon l’Inde accédera enfin à cette indépendance.
  • [7]
    En 1979, l’analyste américain Ezra Vogel connaît une immense notoriété d’avoir prophétisé Japan, Number One.
  • [8]
    Le petit débiteur, mauvais payeur, appelle des poursuites pénales. Le gros débiteur dispose avec sa dette du plus efficace des moyens de pression.
  • [9]
    La richesse britannique finance les coalitions, laissant à d’autres les affrontements sanglants. À Waterloo, Wellington, toujours lucide, se rend compte que la victoire est prussienne et qu’à long terme tout l’équilibre européen en sera bouleversé.
  • [10]
    Cette diffusion universelle est presque une condition suffisante pour assurer la paix, la démocratie à tale étant posée (à raison ou à tort) comme structurellement pacifique.
  • [11]
    Selon un cliché bien enraciné, qu’affectionnent beaucoup de Français, les Américains sont un peuple « non intellectuel », inapte aux concepts. Rien n’est plus faux. Il n’y a pas plus « conceptuel » que la politique étrangère des États-Unis avec ses visions, ses doctrines (Truman, Eisenhower…).
  • [12]
    En 2003, environ 90 États sont parties à la C.P.I., ainsi une vingtaine d’États africains…
  • [13]
    C’est ce qu’aiment laisser croire les réalistes (de Gaulle, Kissinger…), ravis d’apparaître comme des acteurs tout-puissants.
  • [14]
    Le Conseil de sécurité, créé par le pacte mondial qu’est la Charte des Nations unies, est le policier institutionnel de la planète. Le Conseil est-il un policier démocratique ? C’est une question ouverte, qui n’est pas près de se clore. Ceux qui soutiennent son caractère démocratique mettent en avant cette création par la Charte. Pour les contestataires, le Conseil n’est pas démocratique pour deux raisons : 1) la présence de cinq membres permanents avec droit de veto ; 2) les capacités d’influence et de manipulation de ces Cinq, et d’abord des États-Unis.
  • [15]
    En 1938, le Premier ministre britannique Arthur Chamberlain, rencontrant Hitler, se persuade de rassasier le Fürher en lui donnant des morceaux de Tchécoslovaquie. Or, en cédant à Hitler, il ne fait qu’exciter l’appétit du dictateur allemand.
  • [16]
    Cette présentation peut être débattue. Il reste que, dans les trois guerres, il a fallu des enchaînements s’imposant ou paraissant s’imposer à Washington : attaques des sous-marins allemands dans les deux guerres mondiales ; vives sollicitations des Européens de l’Ouest dans les années 1945-1949.
English version

1Les États-Unis peuvent-ils gagner ? Telle est la seule question géopolitique d’importance dans les cinq à dix prochaines années. L’issue et les lendemains de la guerre d’Irak évoquent Rome à son apogée. L’Irak et, au-delà, le Moyen-Orient sont des provinces difficiles, stratégiquement vitales, promptes à la révolte, mais vouées à être domptées par les légions de l’empire. La victoire acquise sur le sombre barbare Saddam Hussein, George Bush, couronné de lauriers, rend visite à ses vassaux, récompensant les fidèles (ainsi la Pologne), traitant avec condescendance les rebelles (ainsi la France). La Russie, la Chine, telles des principautés orientales clientes de Rome, plus ou moins indépendantes, ont tenu à marquer qu’elles étaient des grandes puissances, mais les voici déjà cherchant à nouveau les faveurs de l’empereur. L’Organisation des nations unies (Onu), incarnation du multilatéralisme démocratique, se soumet également, heureuse de quelques miettes qui lui sont laissées dans l’administration de l’Irak. Face à la puissance américaine, il n’y a rien, ou si peu. L’empire est très conscient de ce néant. Pourtant, à ses yeux, le temps des cérémonies grandioses n’est pas venu. Le chantier de l’Afghanistan avance très mal ; celui de l’Irak, à peine commencé, est en plein chaos ; la Palestine, la Corée du Nord, à peine deux ou trois pièges désamorcés, en révèlent d’autres.

2L’extraordinaire position mondiale des États-Unis ne résulte ni d’un hasard précaire ni du radicalisme religieux de leur président. Cette position est portée par des dynamiques séculaires, qui placent pour longtemps les États-Unis au sommet des configurations internationales. Pourquoi cette prééminence écrasante des États-Unis ? Ils sont le policier de la planète, c’est un fait ! Avant de s’indigner de cette hégémonie – peut-être sans précédent –, ne faut-il pas d’abord comprendre les raisons de cette situation ?

Les États-Unis, point final de l’utopie occidentale

3Le rang exceptionnel des États-Unis s’inscrit dans l’histoire ouverte par les grandes découvertes. L’Europe moderne se donne une ambition prométhéenne : bâtir sur terre le paradis. L’Amérique du Nord – cette terre décrétée vide –, son occupation méthodique par des immigrants offrent à des Européens l’occasion de matérialiser cette utopie du paradis terrestre. Les États-Unis, modelés à la fois par la Bible et les Lumières, sont la nouvelle Terre promise, concrétisant enfin l’alliance entre Dieu et la liberté de l’homme. L’expérience s’accomplit un peu comme un miracle : les hérétiques, les expulsés de l’Europe, les damnés du Vieux Monde réussissent une société ayant pour valeur centrale la poursuite du bonheur individuel sous le regard de la Providence. Depuis leur naissance à la fin du xviiie siècle, les États-Unis sont le laboratoire de l’utopie, le pays qu’il faut observer si l’on veut tenter de se représenter le futur. Dans le sillage des deux guerres mondiales, c’est aux États-Unis que se déploient d’abord les révolutions technologiques : cinéma, télévision, informatique… De même, les États-Unis, en redevenant, dans les dernières décennies du xxe siècle, un pays d’immigration importante, rappellent combien croissance économique et mélange sans fin des populations sont indissociables ; simultanément, les États-Unis se constituent en terrain privilégié du multiculturalisme. L’omniprésence des médias est une autre illustration de cette modernité allant jusqu’au bout d’elle-même, en quête d’une transparence absolue.

4Comme Rome, l’Espagne, la France ou l’Angleterre en d’autres époques, les États-Unis incarnent l’Histoire. Chez eux d’abord se crée le Nouveau. C’est là qu’interagissent de la manière la plus spectaculaire les contradictions du monde actuel : tensions entre unité de l’État, droits de l’individu et reconnaissance des faits communautaires ; revendication d’une égalité parfaite des chances ; débats sur les nouvelles pratiques démocratiques (par exemple, consultations électroniques)… Ce n’est pas un hasard si le thème hégélien, puis kojévien de « la fin de l’histoire [1] » a été redécouvert par un Américain. Selon ce thème, l’avènement de la modernité démocratique, associée à l’enrichissement et à l’explosion du commerce, ferait entrer les hommes dans une nouvelle ère, où la guerre, consubstantielle à l’Histoire, n’aurait plus sa place. L’Histoire serait finie, l’humanité tout entière travaillant désormais ensemble dans une paix perpétuelle. De bons esprits ont ricané : l’histoire n’a pas de fin ; il faut toute l’inculture, l’insuffisance naïve d’un Américain (Fukuyama a des origines japonaises !) pour brandir une telle baliverne. Si Fukuyama avait raison… D’une certaine manière l’administration Bush, l’une des plus intellectuelles depuis les beaux jours de « the Best and the Brightest[2] », est mue par cette perspective de fin de l’histoire : le monde ne peut être en paix qu’avec la mondialisation de la démocratie et du capitalisme. La mission des États-Unis est d’être l’accoucheur de cette mondialisation.

5Dans cette épopée américaine, tout paraît orienté par la providence. Ainsi la géographie elle-même… Les États-Unis sont une quasi-île. Il n’est guère de pays qui soit autant béni par la nature. L’insularité des États-Unis leur garantit une protection presque absolue [3]. Leur ouverture sur les deux océans les pose comme le gardien logique de la mer, celle-ci étant le vecteur fondamental de l’échange. Tous ces atouts, les États-Unis les ont superbement exploités. Durant le xixe siècle, ils construisent leur territoire : expansion vers l’Ouest, guerre de Sécession ou, bien plus exactement, Civil War… Quant au xxe siècle, ses trois conflits majeurs [4] établissent les États-Unis en maîtres de la stabilité de l’Île mondiale. Pour le géopoliticien victorien, Halford J. Mackinder (1861-1947), l’Île mondiale est l’ensemble Europe-Afrique-Asie, l’Île américaine étant l’île seconde. Pour les États-Unis, patron de l’Île américaine, il est vital de disposer d’un accès libre et permanent à l’Île mondiale, en tenant les zones maritimes périphériques et en bloquant toute tentative d’établissement d’un empire continental (d’où les luttes à mort contre l’Allemagne hitlérienne et l’U.R.S.S.). En ce début du xxie siècle, les États-Unis, victorieux, protègent ou contrôlent les trois espaces clés de pénétration de l’Île mondiale : Europe, Moyen-Orient, Asie-Pacifique.

La guerre d’Irak n’aura pas lieu

6La guerre d’Irak, souvent analysée comme le caprice délirant d’une poignée de pétroliers ou de néo-conservateurs fanatiques, obéit à des raisons bien plus profondes. Tout comme la guerre de Troie de Jean Giraudoux, la guerre d’Irak était probablement fatale.

7Tout commence, dans la mesure où il y a un commencement, avec l’effondrement du monde soviétique en 1989-1991. La victoire des États-Unis est impressionnante. L’alternative marxiste-léniniste a étalé son absurdité ; l’U.R.S.S., à la fin de son existence, est prise dans un processus de sous-développement, ses produits finaux ayant une moindre valeur que leurs ingrédients. Une « valeur ajoutée » négative ! Les deux colosses démographiques, la Chine et l’Inde, prennent conscience qu’ils n’ont pas d’autre voie, pour sortir leurs peuples de leur misère, qu’une insertion radicale et massive dans les flux mondiaux. Asie, Amérique latine, même Afrique, tous les continents sont ébranlés par l’onde de choc. De la Corée du Sud à l’Argentine, de l’Afrique du Sud à Taïwan, la démocratie se faufile partout. Seul le Moyen-Orient demeure embourbé dans ses échecs et humiliations. Les ratages ou les risques s’y accumulent : dossiers non réglés (Palestine, Kurdistan…) ; monarchies ou dictatures tenues par une ethnie ou une famille ; gaspillage de la rente pétrolière ; poussées islamistes. De 1993 à 2001, l’administration Clinton colmate les brèches : Dual Containment (double endiguement) de l’Irak et de l’Iran ; mise sur les rails d’un processus de paix israélo-palestinien… À la fin des années 1990, le terrorisme est quand même enraciné (en 1998, attentats d’al-Qaida contre les ambassades américaines à Dar esSalaam et Nairobi). Dans cette même décennie, l’éclatement de la Yougoslavie et ses guerres en chaîne (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo) mettent à nu les dilemmes de l’ordre mondial démocratique : comment faire vivre ensemble des peuples imbriqués dans les mêmes territoires, certains réclamant un territoire pour eux seuls (politiques de purification ethnique) ? Comment concilier droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, stabilité des frontières et autonomie des États ? Les États-Unis, échaudés par le Vietnam, l’Iran, la Somalie…, renâclent à s’engager dans ce qu’ils perçoivent comme un énième piège. À partir de 1994, tirés par les Européens, prenant appui sur l’Alliance atlantique, ils y vont, réglant plus ou moins le dossier bosniaque (accords de Dayton en 1995), puis mettant fin à la tragédie du Kosovo en 1999.

8En 2001, l’administration Bush hérite des problèmes que n’a pas réglés l’administration Clinton : Palestine, Irak, Corée… George W. Bush, qui a été élu sur un programme de défense stricte des intérêts américains (America first), découvre que cette défense se confond avec la paix mondiale. Pour que les États-Unis se sentent en sécurité, il faut que la Terre entière soit sûre. Tout territoire échappant à la pax americana peut servir d’abri, de base pour n’importe quel groupe déterminé à blesser les États-Unis. Le 11 septembre 2001 agit comme un révélateur brutal : le coup peut venir de n’importe où, sous n’importe quelle forme et viser n’importe quelle cible. Pour Bush, dont la victoire électorale a été obtenue à l’arraché, c’est l’occasion historique d’émerger comme un grand président américain, dans la lignée d’Abraham Lincoln ou de Franklin D. Roosevelt. Les États-Unis doivent faire quelque chose. En se déclarant en guerre contre le terrorisme, les États-Unis de Bush se donnent une tâche infinie : anéantir un monstre fantastique, dont les formes changent constamment, se fragmentant en mille morceaux pour se réunir et se diviser à nouveau. Dans cette lutte titanesque et nécessairement décevante, il faut des victoires. En décembre 2001, en Afghanistan, l’allié d’Al-Qaida, le régime des talibans, est liquidé, mais le héros maléfique, Oussama ben Laden, échappe à la traque. Il faut une victoire. La Corée du Nord, en refusant les inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique, nargue la communauté internationale ; mais frapper Pyongyang, c’est prendre le risque de représailles terribles contre la Corée du Sud. L’Irak de Saddam Hussein s’offre comme la cible idéale. Dictature à bout de souffle, n’ayant cessé de se moquer des résolutions de l’Onu, elle est l’État voyou par excellence. Les États-Unis, en rayant de la carte cette tyrannie odieuse, ne font-ils pas une opération de salubrité publique ?

9Alors le géant américain découvre ou redécouvre la solitude ou presque (il a tout de même l’ami fidèle britannique) de la puissance. La compassion autour du 11 septembre 2001 n’est pas sans équivoque : le plus fort n’est donc pas si fort, il n’est pas mauvais qu’on le lui rappelle. Dans l’affaire irakienne, le droit est brandi comme un chiffon rouge. L’Amérique n’est pas au-dessus des lois, hurlent les foules. Le géant s’agace mais plie au moins un moment : le 8 novembre 2002, il dit oui à la résolution 1441, votée à l’unanimité par le Conseil de sécurité, qui ligote autant les États-Unis que l’Irak. Mais les États-Unis n’oublient pas leur but : ils veulent que quelque chose se produise au Moyen-Orient. Pour Washington, la région glisse vers la catastrophe. Les régimes arabes sont tétanisés, pris entre la crainte de toute réforme et la peur de l’islamisme. La montée de la jeunesse, le chômage, les variations de la rente pétrolière annoncent des séismes révolutionnaires, analogues à celui de l’Iran de la fin des années 1970, séismes qui chasseraient enfin du pouvoir les profiteurs insolents. Pour les États-Unis, hantés par le terrorisme, il ne faut plus tarder, il faut frapper.

10Un autre président (George H. Bush père ? Bill Clinton ?) aurait-il réagi différemment ? Il ne peut y avoir de réponse certaine à cette question. Il reste que, depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis, seuls dans leur catégorie, formidablement au-dessus des autres (environ un quart du produit annuel mondial brut, pour une population représentant 5 % de la population battant tous les records, sont redoutablement visibles. Ils sont la Cible, polarisant frustrations et jalousies. De plus, les années Clinton (1993-2001), période d’épanouissement économique, laissent un sentiment de grand inachèvement diplomatique, de l’Europe au Proche-Orient, du golfe Persique à la Chine. George W. Bush – « the toxic Texan », comme il se surnomme lui-même – se devait de montrer à ses concitoyens (surtout après le 11 Septembre) qu’il était un président, un chef.

11Mais les États-Unis peuvent-ils triompher dans cette lutte titanesque dont ils ont fixé eux-mêmes les termes ? Que serait, pour eux, la victoire, la victoire ultime, la fin de l’Histoire ? Ce qui a été commencé avec les trois conflits planétaires du xxe siècle serait enfin achevé : le capitalisme, la démocratie s’étendraient à toute la terre ; les hommes, enfin réconciliés ou conciliés, s’installeraient dans une paix perpétuelle, gardée par un concert mondial de puissances, sous la direction éclairée des États-Unis ; enfin, l’humanité se consacrerait à ses « vrais » défis : édification d’un homme pleinement rationnel, libéré de la misère et de la maladie ; amélioration de la gestion des ressources ; recherche d’autres univers… Ce serait la « fin de l’Histoire ».

12Mais l’histoire, la nôtre, il n’est pas sûr qu’elle se termine si vite. Si le monde reste ce qu’il est, la puissance américaine n’échappera pas aux bonnes vieilles lois de l’inéluctable déclin de toute puissance. Quels sont les risques qui pèsent sur cette extraordinaire puissance ? Si elle ne peut pas gagner, peut-elle au moins ne pas perdre ? L’histoire, le passé proposent des repères, qui peuvent aider à appréhender les défis se posant pour les États-Unis : Rome à son apogée et, surtout, l’Angleterre des années 1815-1914. Pendant un siècle, la « perfide Albion » est bien la régulatrice des équilibres mondiaux. Dans la première moitié du xixe siècle, l’Angleterre dispose d’une avance technique et économique, ainsi que d’un déploiement maritime qui lui confèrent une supériorité comparable à celle des États-Unis aujourd’hui. L’histoire ne se répète jamais, mais elle recycle indéfiniment les mêmes matériaux. Dans cette perspective, la formidable suprématie américaine peut être confrontée à quatre risques : le surengagement ; la déferlante démocratique ; l’émergence d’un successeur ; l’apparition d’une alternative idéologique radicale. Face à ces quatre risques, les États-Unis ne sont en rien démunis, mais, pour les gérer, il leur faudra clairvoyance et habileté.

Le surengagement

13Le surengagement (en anglais : overstretching[5]) est identifié comme le premier des risques menaçant une puissance impériale à son apogée. Il y a surengagement, déploiement excessif d’une puissance lorsque celle-ci, emportée dans une dynamique impériale, mobilise des ressources croissantes (capitaux, troupes…), dévorant peu à peu ses capacités économiques. De Rome à l’U.R.S.S., de l’Empire ottoman à l’Angleterre impériale, aucun empire n’échappe à cette spirale de l’épuisement, la préservation de l’empire coûtant de plus en plus cher. Les États-Unis, hantés par le lent déclin de leur sœur aînée, l’Angleterre, ne cessent de débattre de ce risque. L’Amérique de George W. Bush n’est-elle pas déjà sur cette pente ? Les arguments dans ce sens ne manquent pas : multiplication hâtive des engagements extérieurs (Europe, Asie maritime, Moyen-Orient, Asie centrale…) ; dossiers non réglés (Palestine, reconstruction de l’Irak, Afghanistan, Corée du Nord…) ; endettement massif… L’idée même de « guerre contre le terrorisme » n’entraîne-t-elle pas Washington dans une course sans fin ?

14Le surengagement n’est pas aisé à évaluer. L’apogée impériale de l’Angleterre victorienne se situe au milieu du xixe siècle, alors que, très vite, les mauvaises nouvelles arrivent : défaites en Afghanistan, insurrection des Cipayes en Inde, laborieuse guerre des Boers… L’empire tient tout de même, notamment grâce à la solidarité des dominions blancs durant la Première Guerre mondiale. Cet empire s’étend même au Moyen-Orient à l’issue de ce conflit. L’Empire britannique ne meurt vraiment qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Les empires sont flexibles. Leurs sujets en sont souvent très fiers. Des sursauts les rassemblent. Ainsi l’Empire britannique contre l’Allemagne hitlérienne et le Japon impérial [6]. Si cet empire s’écroule, ce n’est pas seulement par la dégradation fatale de tout ordre, mais aussi par les coups de boutoir des deux conflits mondiaux, qui saignent l’Angleterre.

15Si l’Angleterre impériale avait une marine omniprésente, elle avait une armée faible et mal organisée. L’Empire ne devait pas coûter cher. Les États-Unis, anxieux de leur vulnérabilité, modernisent systématiquement tout leur outil militaire, afin d’être toujours techniquement, scientifiquement très en avance. Pour Washington, la défense est une charge mais, associée intelligemment avec le secteur civil, elle est traitée comme une ressource.

16Les États-Unis apparaissent bien plus puissants que l’Angleterre impériale. Leur machine à créer de la richesse et à innover demeure de loin la première du monde, creusant l’écart avec ceux qui sont censés être ses plus redoutables concurrents (Europe occidentale, Japon), attirant de très nombreux cerveaux en quête des meilleures conditions de travail et de rémunérations satisfaisantes. L’Angleterre victorienne est hantée par la concurrence des produits Made in Germany, la question se réglant mal, finalement, par deux guerres mondiales d’où l’Allemagne sort en ruine et l’Angleterre ruinée. Dans les années 1970-1980, l’industrie américaine se voit anéantie par la vigueur nippone [7]. Les dégâts sont réels, surtout dans l’automobile. Mais, à l’arrivée, le Japon est toujours le protégé des États-Unis, l’économie américaine est entrée dans l’âge postindustriel, et le Japon des années 1990 s’enlise dans son incapacité à réformer ses structures financières et politiques.

17Les États-Unis, marqués par leur recul – relatif – des années 1960-1970, ont intériorisé le risque de surengagement politico-militaire. L’économie américaine reste la locomotive de l’économie mondiale. Les créanciers étrangers des États-Unis sont prisonniers de leurs dettes (en 2003, 3 000 milliards de dollars !) : si cette économie s’écroule, les avoirs en dollars s’effondreront, les détenteurs de ces avoirs seront les premiers frappés. Le poids exceptionnel des dettes américaines, leurs implications géopolitiques font que les créanciers ont un intérêt aigu à la bonne marche du débiteur et peuvent difficilement refuser de le refinancer [8]. En outre, les États-Unis disposent de nombreux mécanismes pour transférer le fardeau vers des partenaires récalcitrants ou déjà leur rappeler qui détient le pouvoir. Tant au Koweït dans les années 1990 qu’en Irak en 2003, les États-Unis marquent clairement qu’eux seuls arrêteront les modalités de partage du « gâteau » (marchés de reconstruction, recettes pétrolières).

18Par comparaison au système économique mondial d’il y a un siècle, celui de la première mondialisation (1890-1914), le système actuel étend beaucoup plus loin ses ramifications ; il est beaucoup plus organisé. Les mécanismes institutionnels transnationaux se sont considérablement développés, contraignant les acteurs (gouvernants, bureaucraties internationales et nationales, banquiers…) à appréhender l’économie mondiale comme une totalité, aucun élément ne pouvant être désolidarisé de l’ensemble. La maîtrise des déficits américains est une affaire d’intérêt commun, mais seuls les États-Unis décident. C’est cela, la puissance.

19Le surengagement, comme toutes les explications générales, escamote le tumulte des événements. Ces derniers cristallisent, amplifient, accélèrent des mouvements qui, dans d’autres circonstances, évoluent à des rythmes lents et peuvent être disciplinés ou déviés. La chute de la maison impériale britannique ne peut être séparée de la combinaison, en un siècle (1850-1950), de deux chocs de puissance : poussée des États-Unis, qui, dès le milieu du xixe siècle, sont la future nouvelle Rome ; défi allemand, que l’Angleterre doit combattre non par sa classique stratégie indirecte [9], mais avec des fantassins tués par centaines de milliers dans la boue des tranchées de 1914-1918. Pour le moment, l’Irak n’est guère comparable aux Flandres, qui ont blessé à mort la force britannique !

La déferlante démocratique

20Au cœur des États-Unis, il y a la démocratie. Même si des expériences importantes se produisent en Europe (Angleterre libérale, France révolutionnaire), les États-Unis sont le grand laboratoire de la démocratie moderne, allant au fond de ses contradictions : quelles articulations entre égalité et liberté, entre individualisme et solidarité collective… ? Le grand projet international des États-Unis est bien la diffusion de la démocratie sur toute la terre [10]. Wilson, Roosevelt, Reagan, les deux Bush sont tous portés par cette même idée [11]. Ici, les États-Unis butent contre des dilemmes permanents, peut-être impossibles à surmonter : comment la première puissance du monde, se sachant à part, au-dessus des autres, peut-elle se couler dans un ordre universel démocratique, dont le principe central est l’égalité des États ? Comment la souveraineté du peuple américain, fondement des États-Unis, peut-elle se subordonner à des normes internationales, qui l’encadrent et la disciplinent ? Comment concilier la sécurité des États-Unis avec l’universalisation de la démocratie, cette dernière pouvant accoucher de régimes nationalistes, agressifs et donc menaçants pour ces États-Unis ?

21La réponse de l’administration Bush à ces défis est abrupte : la mondialisation de la démocratie est le but ; mais il faut un gardien contre ses débordements ; ce gardien ne peut être que les États-Unis. La Paix romaine fut une paix impériale ; quelque temps elle se combina bien avec une coexistence plutôt pacifique des peuples-clients et une citoyenneté de plus en plus universelle au sein de l’Empire.

22Les principes démocratiques contemporains sont obstinés, rien ne les arrête. Ainsi est-il très improbable que les États-Unis deviennent un jour partie à la Cour pénale internationale (C.P.I.)… Pour Washington, il y a quelque chose d’absolument inadmissible dans cette juridiction : selon l’égalité démocratique, tout État partie à la C.P.I. peut mettre en cause les dirigeants de tout autre État partie. Dans l’hypothèse où les États-Unis rejoindraient la C.P.I., leur président pourrait être mis en cause devant la Cour par, par exemple, le Cambodge [12]… Un État douteux dans le domaine des droits de l’homme serait donc aisément en mesure d’humilier les États-Unis à la suite de n’importe laquelle de leurs interventions. Les États-Unis sont inquiets, habitués (aux États-Unis mêmes) à la ténacité d’individus ou de mouvements privés, prêts à tout pour faire triompher leur cause. Les États-Unis se défendent avec des armes incertaines (en particulier, accords bilatéraux avec le plus grand nombre possible d’États, ces États s’engageant à ne pas transférer de citoyens américains vers la C.P.I.). Le feuilleton est loin d’être terminé. Les mouvements de droits de l’homme sont sûrs d’être portés par le vent de l’histoire et ils ont besoin de résultats. Rien n’exclut que le gouvernement américain ne se fasse pas coincer. Cela peut survenir de la manière la plus inattendue… aux États-Unis même, devant des juges américains. Mais les États-Unis ont leurs contradictions : la quête têtue de la justice par quelques-uns peut se briser contre le patriotisme du plus grand nombre.

23La centralité de l’idée démocratique dans la diplomatie américaine confirme qu’une politique étrangère n’est en rien l’expression d’une volonté abstraite et cohérente [13]. Tout projet idéologique s’articule avec toutes sortes d’enjeux tant internes qu’externes. La politique étrangère est un processus conflictuel de forces conflictuelles. Le président des États-Unis et son équipe tentent en permanence une synthèse subjective et instable d’intérêts, de représentations, d’idées. À long terme, les États-Unis, parce que le messianisme démocratique est leur substance même, sont agis par cette dynamique de mondialisation de la démocratie. Or tout État, inspiré par une idéologie universaliste (démocratisme mais aussi, en d’autres temps, marxisme-léninisme), est un apprenti sorcier. Les idées n’obéissent qu’à elles-mêmes et se retournent le plus souvent contre leur initiateur. Plus la démocratie se diffuse, plus ses porte-parole sont nombreux, chacun mettant l’idée au service de ce qu’il pense être son intérêt.

24La puissance américaine peut-elle être broyée par la démocratie ? Peut-être… Depuis leur naissance, les États-Unis, quelles que soient leurs explosions extrémistes, savent gérer la démocratie de telle façon qu’elle n’anéantisse pas la vie. L’omniprésence, l’exaltation de la compétition combinent dynamique démocratique (débat permanent sur l’égalité des chances) et sélection des meilleurs. À l’échelle mondiale, la paix démocratique ne permettra-t-elle pas aux sociétés de s’affronter sur des terrains moins sanglants, plus utiles que la guerre : recherche du meilleur modèle économique et social, santé publique, environnement… ?

25Empire et démocratie s’opposent a priori. L’empire accepte des peuples divers ; il implique un pouvoir pyramidal ; l’empereur, au sommet, veille tant à la paix intérieure qu’à la défense contre les ennemis extérieurs. La démocratie requiert en principe un seul peuple, une nation ; le pouvoir ne descend pas d’en haut mais émane d’en bas ; la guerre entre des ennemis s’efface au profit de la police, celle-ci étant assurée par des institutions chargées de sanctionner des délinquants. L’histoire montre la complexité mouvante des relations entre empire et démocratie. Tout empire (en particulier les empires coloniaux) a besoin d’ingrédients démocratiques, ne serait-ce que pour donner aux colonisés de l’espoir. La démocratie, elle, ne cesse de buter contre ses utopies. Ainsi réclame-t-elle l’égalité des hommes, or la démocratie n’arrête pas de classer (ainsi les élections), produisant en permanence de l’inégalité. Pour la démocratie, le pouvoir appartient au peuple ; or le pouvoir est une ressource rare, convoitée, que beaucoup veulent s’approprier.

26Dans les faits, empire et démocratie se combinent. Dans l’ordre mondial actuel, le policier officiel, instauré par l’Onu, le Conseil de sécurité [14], se paralysant aisément, des policiers de fait sont inévitables. Ainsi le policier impérial américain. Il est envié, détesté. En même temps, beaucoup s’arrangent de ce colosse ; il faut bien que quelqu’un s’occupe des abcès de la planète. De plus, l’empire peut être équilibré par un mécanisme stabilisateur bien connu : la concertation des grands féodaux, des colosses du monde (Russie, Chine…). Ces derniers partagent de très nombreux intérêts communs, et d’abord celui de la conservation de leur puissance. En définitive, si, un jour, la multipolarité, tant prônée pour résister aux États-Unis, se matérialise, elle sera sans doute modelée par les États-Unis, eux-mêmes faisant revivre une longue tradition anglo-américaine, allant de Castlereagh à Kennan.

Les États-Unis n’auront pas de successeur

27De nouveaux États-Unis sont-ils possibles, se substituant aux actuels ? Face aux États-Unis, une puissance à vocation universelle, d’envergure égale peut-elle s’affirmer ? Les États-Unis sont l’enfant de l’Europe. Non seulement cet enfant a pleinement réalisé l’ambition prométhéenne de l’Europe, mais encore cette dernière s’est tellement entre-tuée qu’à l’issue des deux conflits qui l’ont ravagée elle ne retrouve équilibre, prospérité et liberté que par la protection américaine. Dans le sillage des guerres mondiales, l’Angleterre, prenant conscience qu’elle n’a plus la capacité de sauver l’Europe de ses délires, passe le flambeau au « petit frère » américain. Alors les États-Unis peuvent-ils à leur tour avoir un successeur ? Après la pax britannica, la pax americana, y aura-t-il une pax… ? Ce successeur doit réunir cinq atouts : une force incontestable ; l’exemplarité ; le sens impérial ; la sécurité géographique ; enfin, peut-être, la bénédiction du prédécesseur. Ce qui établit un empire multiséculaire, c’est une synthèse évolutive de réelle force militaire, d’organisation et d’intelligence des hommes. Le successeur des États-Unis ne doit pas seulement être la première puissance du monde, il doit s’approprier et dépasser le rêve américain.

28Depuis l’aube de l’histoire, des empires se rêvent universels. La spécificité des États-Unis vient du moment et des conditions où ils émergent. Les puissances européennes, avec les grandes découvertes et la colonisation, inscrivent la planète entière dans une même histoire. Ces puissances, et surtout l’Espagne du xvie siècle puis l’Angleterre du xixe, tiennent à portée de leurs mains cet empire. Mais les déchirements de l’Europe font qu’avec les guerres du xxe siècle les États-Unis ramassent la mise. En outre, ils incarnent l’accomplissement extrême de la modernité, d’une modernité qui, à l’opposé de l’Europe, n’est entravée ou déviée par aucun héritage. Les États-Unis à la fois consacrent la fin de la domination européenne et, avec l’individualisme, la démocratie et le marché achèvent la mondialisation des idées occidentales. L’« empire américain » serait alors le premier et dernier empire universel. Avec leur hégémonie démocratique, les États-Unis diffusent à toute la planète les idées qui anéantiront cette hégémonie : droit des peuples à être eux-mêmes ; insertion de ces peuples dans la compétition économique mondiale, celle-ci promettant à chacun qu’il sera un jour le premier.

29Il n’y aura pas de successeur aux États-Unis. Par exemple, pour ces derniers qui aiment à se faire peur, la Chine pourrait être leur prochain challenger. Si la Chine veut être l’égale des États-Unis, elle doit s’extraire de sa continentalité, de sa sinitude pour s’ouvrir au monde et se faire le laboratoire créateur de l’avenir. Au début des années 1990, l’asiatisme a promis aux Asiatiques de les rendre plus riches que les Occidentaux, tout en préservant leurs traditions, leurs valeurs familiales. Avec la crise de la fin des années 1990, l’asiatisme s’est révélé n’être qu’un habillage de pratiques très anciennes (en particulier, préservation des mafias familiales). La Chine, comme l’ensemble du monde, est une zone d’accouchement douloureux et permanent de la modernité. Mais, pour qu’elle dépasse les États-Unis, il lui faudrait, en quelques années ou décennies, condenser et dépasser tous les conflits et débats par lesquels l’Occident s’est modelé : rapports entre individu et groupe, entre liberté et cohésion collective…

30Probablement la Russie ou plutôt des Russes nostalgiques imaginent-ils un troisième âge impérial russe, « synthèse » après la « thèse » (l’âge des tsars orthodoxes) et l’« antithèse » (l’âge de l’Antéchrist communiste)… Ce troisième âge réaliserait l’universalité qu’ont manquée les deux premiers. Toutes ces utopies sont bien finies. La Russie a eu trop d’échecs, de défaites, trop de modernisations ratées, de Pierre le Grand à Gorbatchev. La Russie, puissance pauvre, selon la belle formule de Georges Sokoloff, n’a plus les moyens de son messianisme. Peut-elle encore y croire ? La Russie est condamnée à devenir une nation comme les autres.

31Et l’Union européenne, inventant, la première, la paix perpétuelle ? L’Union, telle une serre abritée des turbulences extérieures, est toujours sous la protection des États-Unis. La paix perpétuelle européenne, ne s’étendant guère au-delà de l’Europe occidentale et centrale, est possible parce qu’au-dessus d’elle le colosse américain se charge de réguler la jungle (ainsi en ex-Yougoslavie dans les années 1990). Pour que l’Union soit peut-être un jour l’égale des États-Unis, il lui faut d’abord réussir comme ensemble régional, c’est-à-dire développer économiquement et politiquement toute sa périphérie, de la Russie au Maroc. L’universalité sera alors encore moins qu’aujourd’hui la propriété de l’Occident.

32Avec le triomphe des États-Unis, s’accomplit et s’achève la phase de l’histoire humaine ouverte par la Renaissance et les grandes découvertes. Toute la planète est vouée à l’occidentalisation. Les États-Unis peuvent être l’ultime puissance impériale, celle qui conçoit l’empire universel pour réaliser la démocratie universelle. Les États-Unis, comme beaucoup avant eux, paieraient d’une forme de mort la matérialisation de leur utopie. Ce n’est ni la première fois ni la dernière qu’une puissance meurt parce qu’en elle se loge et prospère un principe à la fois condition de sa survie et source de sa destruction. À l’apogée des empereurs païens, dans cet âge parfait où l’homme s’accepte dans sa finitude absurde, Rome agonise sans le savoir, vidée d’elle-même par la chrétienté en gestation, qui, elle, insuffle un sens, son sens à la vie. L’empire américain est-il la dernière Rome, le principe impérial étant dévoré de l’intérieur par la dynamique démocratique ?

L’irruption d’une alternative radicale

33Une dernière hypothèse n’est pas à écarter : le surgissement d’un projet idéologico-politique, se dressant contre l’universalisme capitaliste et démocratique, et s’incarnant dans une ou des expériences étatiques crédibles. L’hégémonie britannique du xixe siècle se brise contre des puissances (Allemagne, États-Unis…), mais aussi contre des passions idéologiques incarnées dans des États. La gestion de l’équilibre européen à la britannique requiert des acteurs raisonnables, aux appétits limités ; les jeux sont le bridge ou les échecs. Mais, si les acteurs ne sont pas raisonnables, s’ils préfèrent le poker [15]… Tout comme l’Angleterre a été dépassée par les déchaînements nationalistes et communistes, les États-Unis, après avoir terrassé les monstres nazi et soviétique, peuvent-ils se découvrir face à face avec une nouvelle hydre, porteuse d’une ambition planétaire ? Derrière l’émotion suscitée par Ben Laden et Al-Qaida, se profile la peur d’une apocalypse, les États-Unis s’engageant dans un combat total contre le terrorisme, fabriquant eux-mêmes la bête qui les terrassera.

34Rien n’est impossible. Encore faut-il des circonstances… Le xixe siècle est l’enfant des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, le xxe celui de la Première Guerre mondiale. Sans ces ébranlements terribles, les graines des alternatives radicales ne trouvent pas le sol qui les fera germer. Pour que des utopies anti-occidentales prennent forme, il faut un terreau qui les accueille et les nourrisse. L’islamisme radical a trouvé des nids (Iran khomeyniste, Afghanistan des talibans…), mais jusqu’à présent il n’a connu aucune victoire décisive. L’Iran khomeyniste est une Union soviétique avortée : ni développement industriel faisant rêver intellectuels et foules, ni victoire éclatante devant l’ennemi. Al-Qaida a fait très peur mais, au-delà de camps d’entraînement, n’a pour le moment rien construit. En même temps, d’où viennent ces tremblements de terre ? Ne sont-ils pas secrètement, patiemment mûris par les décennies heureuses ? La Révolution française est-elle déjà dans Marivaux ? Lénine et Hitler ne sont-ils pas des enfants de la « longue paix » du xixe siècle ? La paix n’est jamais tranquille, elle n’est peut-être qu’une période où les vagues de fond travaillent sourdement, invisibles mais se gonflant inexorablement.

35Pour que l’alternative radicale se change en projet politique crédible, il faut une cassure majeure, une béance qui ouvre sur l’horreur. Lénine serait resté un révolutionnaire en chambre sans la grande boucherie de 1914-1918. Hitler serait demeuré un politicien de brasserie sans le krach de 1929. Le monde actuel n’est pas à l’abri d’une telle rupture. La difficulté de la prévoir vient de ce qu’elle se matérialisera d’une manière totalement inattendue et pourtant évidente. De 1815 à 1914, les guerres sont plus ou moins contrôlées, ou du moins s’en persuade-t-on… Cependant, tout est là pour produire l’apocalypse : développement industriel, masses bonnes à massacrer, fanatismes idéologiques. Dans les années 1930, comme le suggèrent les mouvements pacifistes, beaucoup d’hommes se croient définitivement guéris du sang et de la boue (plus jamais ça !), ils plongeront quand même dans la frénésie meurtrière.

36Aujourd’hui, les pièces du puzzle sont là, éparpillées : conflits non réglés, frustrations mal refoulées, formidables capacités de mobilisation d’argent, d’armes, d’hommes… Tout comme les utopies féroces du xxe siècle (communismes, fascismes…) sont préparées par les constructions intellectuelles du xixe (scientismes, racismes…), le xxie siècle a de quoi puiser dans le siècle passé, dans les métissages d’occidentalisation et de fondamentalisme qui s’ébauchent dans l’après-guerre froide des années 1980-1990. Ce qui transforme le potentiel en réel – la fatalité, le destin, la providence – ne se sépare pas de l’engrenage aveugle de décisions-réactions en principe rationnelles et libres. Les années précédant les tragédies (par exemple, 1911-1914, 1929-1933) mettent en scène toutes sortes d’acteurs, tentant d’être lucides et finalement manipulés par leurs préjugés – préjugés qui sont bien une seconde nature.

37La cassure est toujours imprévisible mais possible. Si elle se produit, les États-Unis et, au-delà, l’Occident ne se retrouveront pas dans une guerre mondiale, analogue aux affrontements massifs d’alliance à alliance, de bloc à bloc du xxe siècle. Ils seront attirés dans un magma de conflits : guerres classiques pour des territoires (par exemple, Inde-Pakistan), affrontements communautaires, guerres civiles et même bagarres entre mafias… Le Moyen-Orient n’est-il pas l’illustration de ces enchevêtrements insolubles ? Chaque conflit garde sa spécificité, tout en étant l’une des péripéties du drame planétaire, l’enjeu étant : quelle gouvernance universelle ?

38La question qui se pose alors est : tout comme la guerre civile d’Espagne fut le prélude de la Seconde Guerre mondiale, les événements du Moyen-Orient annoncent-ils un affrontement plus total, plus vaste ?

Le Moyen-Orient, champ de bataille décisif pour le moment

39Pour les États-Unis, la guerre en cours ne fait que commencer. C’est dans une certaine mesure leur première guerre à eux. Les deux guerres mondiales, la guerre froide sont en partie imposées aux États-Unis, nostalgiques de leur insularité perdue, mais pressés par l’extérieur, et d’abord les Européens, de s’engager [16]. L’affrontement en cours couronne et dépasse les précédents. L’Europe, loin de tirer les États-Unis, est spectatrice. Les enjeux sont, à court terme, la pacification du monde et, à long terme, l’implantation de la démocratie à l’occidentale sur toute la planète. Tous les continents, avec leurs particularités, constituent autant de scènes de ce drame planétaire.

40Comme tout héros tragique, les États-Unis ne peuvent échapper à l’épreuve, ce piège qu’il faut éviter à tout prix pour mieux tomber dedans. Le décor est en place : Irak, Palestine, Arabie saoudite, Afghanistan, Pakistan et, au-delà, la planète entière… Le drame a commencé. Ce n’est que le premier ou le deuxième acte. Des personnages sont en place (Bush, Sharon, Arafat…), certains vont disparaître, d’autres vont apparaître. Le Moyen-Orient doit sortir du cycle infernal des derniers siècles : soumission à des empires éphémères, échec des rêves locaux (notamment du nationalisme arabe)… Cette région doit-elle et peut-elle trouver sa place dans les flux de la mondialisation ? Ou est-elle vouée au chaos ? Ou, après une série de ratages, de l’Égypte de Nasser à l’Iran de Khomeyni, inventera-t-elle enfin un modèle crédible ? Enfin, il ne peut être exclu que, tout comme la guerre américaine du Vietnam (1963-1973), vécue comme capitale à l’époque de son déroulement, ne fut, pour Washington, qu’une défaite très limitée dans l’affrontement Est-Ouest, le théâtre irakien se révèle d’importance secondaire, l’Asie-Pacifique ou même l’Europe attirant vers elle, par l’enchaînement des circonstances, les antagonismes planétaires.

41Les États-Unis peuvent-ils gagner ? À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, en Europe occidentale et au Japon, ils ont toutes les cartes en main : leur victoire, la peur du communisme, l’épuisement de l’Europe, des populations prêtes pour les bonheurs de la consommation. Au Moyen-Orient, qu’ont-ils comme atouts ? Leur puissance, l’anxiété des régimes en place, tétanisés par l’intégrisme… Reste une énigme : que pensent et que veulent les populations ? Attendent-elles vraiment un nouvel âge d’or de l’islam ? Ou, au contraire, sont-elles lasses de tous ces mythes et prêtes à briser la bulle des rancœurs et des amertumes ? Peut-être le Moyen-Orient, après la Russie, la Chine et tant d’autres, aspire-t-il à devenir normal… Ce serait alors, pour les États-Unis, la plus grande des victoires mais aussi une étonnante défaite : ils cesseraient d’être exceptionnels, l’humanité entrant dans la fin de l’Histoire.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.126.0128

Notes

  • [1]
    Au début des années 1990, dans le sillage de la décomposition de l’antagonisme Est-Ouest, le politologue américain Francis Fukuyama acquiert très vite une renommée planétaire en prophétisant une nouvelle fois cette « fin de l’histoire » (trad. fr. : La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1993).
  • [2]
    Au début des années 1960, l’administration Kennedy se targue d’avoir attiré « la crème de la crème » de l’intelligence américaine. Quelques années plus tard, le bilan est amer : Kennedy est mort assassiné, les soldats américains sont enlisés au Vietnam. L’administration Bush comprend beaucoup d’universitaires, d’intellectuels, nourris notamment de Leo Straus et d’Allan Bloom. Les travaux de ces derniers sont centrés sur la question de la démocratie : comment développer une démocratie cohérente face tant à l’individualisme narcissique qu’aux idéologies de masse ?
  • [3]
    D’où le traumatisme qu’est, pour l’opinion américaine, tout événement montrant l’illusion de cette sécurité absolue. À la fin des années 1950, ce sont les missiles intercontinentaux soviétiques capables de frapper les villes américaines. C’est surtout le 11 Septembre 2001 : des avions commerciaux détournés s’écrasent contre les tours du World Trade Center. Tout peut être une arme, l’ennemi est partout.
  • [4]
    Les deux guerres mondiales (1914-1918, 1939-1945) et l’antagonisme Est-Ouest se concluant en 1989-1991 par l’effondrement du bloc soviétique et l’éclatement de l’U.R.S.S.
  • [5]
    Cette notion constitue le fil conducteur du best-seller de l’historien Paul Kennedy, Montée et déclin des grandes puissances, trad. fr., Paris, Payot, 1987.
  • [6]
    La loyauté impériale est illustrée par la trêve qu’acceptent Gandhi et Nehru dans leur combat pour l’indépendance de l’Inde, la contrepartie étant qu’une fois terminées les hostilités avec le Japon l’Inde accédera enfin à cette indépendance.
  • [7]
    En 1979, l’analyste américain Ezra Vogel connaît une immense notoriété d’avoir prophétisé Japan, Number One.
  • [8]
    Le petit débiteur, mauvais payeur, appelle des poursuites pénales. Le gros débiteur dispose avec sa dette du plus efficace des moyens de pression.
  • [9]
    La richesse britannique finance les coalitions, laissant à d’autres les affrontements sanglants. À Waterloo, Wellington, toujours lucide, se rend compte que la victoire est prussienne et qu’à long terme tout l’équilibre européen en sera bouleversé.
  • [10]
    Cette diffusion universelle est presque une condition suffisante pour assurer la paix, la démocratie à tale étant posée (à raison ou à tort) comme structurellement pacifique.
  • [11]
    Selon un cliché bien enraciné, qu’affectionnent beaucoup de Français, les Américains sont un peuple « non intellectuel », inapte aux concepts. Rien n’est plus faux. Il n’y a pas plus « conceptuel » que la politique étrangère des États-Unis avec ses visions, ses doctrines (Truman, Eisenhower…).
  • [12]
    En 2003, environ 90 États sont parties à la C.P.I., ainsi une vingtaine d’États africains…
  • [13]
    C’est ce qu’aiment laisser croire les réalistes (de Gaulle, Kissinger…), ravis d’apparaître comme des acteurs tout-puissants.
  • [14]
    Le Conseil de sécurité, créé par le pacte mondial qu’est la Charte des Nations unies, est le policier institutionnel de la planète. Le Conseil est-il un policier démocratique ? C’est une question ouverte, qui n’est pas près de se clore. Ceux qui soutiennent son caractère démocratique mettent en avant cette création par la Charte. Pour les contestataires, le Conseil n’est pas démocratique pour deux raisons : 1) la présence de cinq membres permanents avec droit de veto ; 2) les capacités d’influence et de manipulation de ces Cinq, et d’abord des États-Unis.
  • [15]
    En 1938, le Premier ministre britannique Arthur Chamberlain, rencontrant Hitler, se persuade de rassasier le Fürher en lui donnant des morceaux de Tchécoslovaquie. Or, en cédant à Hitler, il ne fait qu’exciter l’appétit du dictateur allemand.
  • [16]
    Cette présentation peut être débattue. Il reste que, dans les trois guerres, il a fallu des enchaînements s’imposant ou paraissant s’imposer à Washington : attaques des sous-marins allemands dans les deux guerres mondiales ; vives sollicitations des Européens de l’Ouest dans les années 1945-1949.

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