Notes
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Ce texte reprend l’essentiel d’un discours prononcé devant The Economic Club of Chicago le 22 mai 2003.
1La crise irakienne a ébranlé le partenariat entre les États-Unis et l’Europe qui s’était développé depuis la Seconde Guerre mondiale. Les institutions et les alliances créées en 1945 ou au cours des années suivantes ont connu un succès remarquable. Elles ont servi la paix et assuré la prospérité. Certaines de ces institutions étaient politiques et mondiales, comme les Nations unies ; d’autres, financières et mondiales comme les institutions de Bretton Woods, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Certaines étaient régionales et militaires, comme l’Otan ; d’autres, régionales et économiques comme l’Autorité européenne du charbon et de l’acier de Robert Schuman et Jean Monnet, qui, au fil des décennies suivantes, conduisit au Marché commun, puis à l’Union européenne et à l’euro.
2Récemment encore soutenues par les États-Unis, ces institutions étaient la réponse des démocraties occidentales à deux guerres mondiales et à la menace de l’Union soviétique et de l’idéologie communiste. La protection militaire de l’Otan et le soutien économique du plan Marshall assurèrent aux pays européens un avenir de pays libres et prospères et créèrent le cadre de l’Alliance transatlantique, l’alliance la plus efficace qu’on ait jamais connue en temps de paix. En matière de défense, son principe sous-jacent était celui de la sécurité collective, de l’endiguement et de la dissuasion — politique à laquelle les États-Unis se sont tenus continûment depuis la Seconde Guerre mondiale.
3Quand je suis arrivé en France comme ambassadeur, en septembre 1997, l’heure était à l’optimisme en Europe. L’introduction de l’euro était un succès. Les marchés européens des capitaux florissaient et les flux d’investissement transfrontaliers et transatlantiques connaissaient une augmentation spectaculaire. Sous l’effet de la mondialisation, de la libéralisation et des investissements, l’intégration économique transatlantique s’accrut sensiblement.
4Dans le même temps, l’intégration politique et économique de l’Europe avançait à grands pas. Des six pays qui formaient à l’origine le Marché commun (France, Allemagne, Italie, Benelux), l’Union européenne passa à quinze ; avec les candidats actuels, elle en rassemblera bientôt vingt-cinq. Avec finalement une population de plus de 450 millions d’habitants, elle dépassera les États-Unis, tandis qu’elle se placera au deuxième rang mondial avec un P.I.B. de huit billions de dollars.
5Les chiffres indiquent l’importance de l’association économique transatlantique. En 2001, suivant le Bureau of Economic Analysis, le montant global des investissements directs étrangers (I.D.E.) de l’Union européenne aux États-Unis s’élevait à 808 milliards de dollars ; et ceux des États-Unis dans l’Union européenne, à 640. Ces chiffres sont calculés sur la base des coûts historiques ; à leur valeur actuelle sur le marché, le montant serait de plusieurs fois ces sommes et se compterait en billions de dollars. En outre, les investissements européens de portefeuille aux États-Unis comprenaient plusieurs milliards d’actions et d’obligations cotées aux États-Unis, tandis que les investisseurs financiers américains possédaient de 30 à 40 % des actions cotées en France. Après l’introduction de l’euro, en 1998, les I.D.E. aux États-Unis sont passés de 160 milliards de dollars en 1988 à plus de 300 milliards en 2000. La même année, les exportations américaines vers l’Union européenne atteignirent 354 milliards de dollars, tandis que les importations s’élevaient à 415 milliards de dollars. Quatre millions et demi d’Américains étaient directement employés par des sociétés européennes, tandis qu’un nombre équivalent d’Européens travaillaient pour des entreprises américaines. Nous sommes, les uns pour les autres, les premiers clients, les premiers fournisseurs et les premiers investisseurs.
6Avant la chute du mur de Berlin, la menace dominante de l’Union soviétique permettait de surmonter les divergences qui pouvaient survenir entre les Européens de l’Ouest et les Américains. La France nous a soutenus sur la plupart des grands problèmes comme la crise cubaine des missiles, l’installation de missiles IRBM en Europe et la guerre du Golfe. La crise irakienne a fortement ébranlé cet édifice. L’unité du Conseil de sécurité s’est brisée quand la France, l’Allemagne et la Russie, mais aussi la Chine en coulisse, se sont rangées contre les États-Unis quand l’heure est venue d’agir.
7Nous ne nous acheminons pas vers une troisième guerre mondiale (même si je crois le monde moins stable que durant la guerre froide), mais le système de sécurité qui a assuré la paix et la prospérité au fil des cinquante dernières années a peut-être été irrémédiablement endommagé et il convient de réfléchir d’urgence à la suite.
8Sur le problème irakien, la France et l’Allemagne avaient une évaluation très différente de la nôtre, à propos de la nécessité d’une action militaire comme de ses conséquences possibles — la France comptant la plus forte population musulmane d’Europe. La France et l’Allemagne avaient naturellement le droit d’exprimer avec vigueur leur point de vue. Mais la France est allée beaucoup plus loin. Brandissant la menace d’un veto et faisant pression sur d’autres membres, elle a empêché le Conseil de sécurité de fonctionner. Dans ce qui, à mon sens, a été une erreur historique pour la France comme pour l’Allemagne, les deux pays ont neutralisé le Conseil de sécurité et divisé l’Union européenne et l’Otan ; et la France est devenue le chef de file d’un mouvement de protestation croissante, anti-américain et contre la guerre, contestant la légitimité de nos actions en Irak.
9Il paraissait un moment que la France et l’Allemagne souhaitaient créer un contrepoids politique aux États-Unis en Europe, alors même que de nombreuses voix s’élevaient dans les deux pays pour s’inquiéter de cette évolution. Un tel résultat serait fortement préjudiciable à l’Europe comme aux États-Unis.
10Cela étant dit avec plus de regret que de colère, les deux parties sont à blâmer et, à cet égard, plusieurs administrations américaines portent une part de responsabilité.
11La première administration Bush aussi bien que Clinton ont permis à Saddam Hussein de survivre après la première guerre du Golfe et de rester menaçant. Nous n’avons pas éliminé le risque croissant que représentait Ben Laden et, à son entrée en fonctions, la nouvelle administration se trouva confrontée à des menaces de la Corée du Nord et de l’Iran aussi bien que de l’Irak et d’Al-Qaïda. Puis advint le 11 Septembre.
12Alors même qu’une vaste coalition a été organisée avec succès pour en finir avec les talibans et Al-Qaïda, il apparut vite que la nouvelle administration était plus à l’aise pour mener seule les guerres et n’aimait guère les alliances à long terme. Les États-Unis repoussèrent, l’un après l’autre, nombre des accords internationaux sur lesquels comptaient nos alliés : le traité ABM ; le traité de Kyoto sur le réchauffement de la planète ; la Cour de justice internationale ; le traité d’interdiction totale des essais nucléaires ; le traité d’interdiction des mines antipersonnel, etc. Dans bien des cas, il ne manquait pas de raisons de s’inquiéter de ces traités, et pourtant nous n’avons montré aucun intérêt à essayer de trouver un terrain d’entente et n’avons pas caché que nous tenions la plupart des traités internationaux pour des entraves plutôt que des atouts. Puis nous avons annoncé une nouvelle doctrine militaire : une doctrine de supériorité militaire permanente et totale associée au droit unilatéral de mener une guerre préventive.
13Dans un monde d’armes de destruction massive, d’États voyous et de groupes terroristes, divers arguments plaident pour une guerre de ce type. Mais l’absence de consultation et d’explication sérieuse a été un choc et une menace pour nos alliés. Et la présence d’armes de destruction massive en Irak, censée justifier la guerre, n’a pas encore été démontrée. Ainsi ont été balayées cinquante années d’alliance et de coopération soutenues par la dissuasion et l’endiguement.
14Survenant après le rejet successif de divers traités internationaux, la nouvelle doctrine militaire, et l’âpre rhétorique qui l’entoure, a convaincu la plupart des pays européens qu’une nouvelle Amérique entrait sur la scène mondiale. Jouissant d’une supériorité militaire absolue, cette nouvelle Amérique déterminerait par elle-même où réside son intérêt et comment user de son droit d’entrer en guerre où et quand elle se sent menacée. Pour les Européens, cela voulait dire que nous ramenions la guerre à leurs frontières — chose que depuis cinquante ans ils s’étaient efforcés d’éliminer. Le mouvement contre la guerre a tourné à l’anti-américanisme au point que l’Alliance atlantique est aujourd’hui compromise. À la suite de la guerre en Irak, vers où nous dirigeons-nous ?
15Les répercussions de cette guerre, et la nouvelle doctrine qui l’a accompagnée, ont des implications profondes pour la politique étrangère de l’Amérique, mais aussi sur sa politique intérieure, notamment économique.
16Financer une défense forte dans le cadre historique de la sécurité collective est tout autre chose que de financer la domination militaire permanente, en solitaire, d’un monde toujours plus compliqué, changeant et dangereux. En 1919, à la suite de la Première Guerre mondiale et du traité de Versailles, John Maynard Keynes fit montre de prescience dans Les Conséquences économiques de la paix, où il analysait les conséquences de la paix sur les perdants. L’époque attend son nouveau Keynes, qui, cette fois, abordera les conséquences économiques de la guerre sur les gagnants.
17D’un point de vue tant politique que militaire, je crois, il est profondément malavisé de la part de l’Amérique de s’engager seule. Mais c’est d’un point de vue économique que l’Amérique ne saurait faire cavalier seul sans conséquences gravement négatives sur notre mode et notre niveau de vie. Nous sommes aux prises avec des problèmes intérieurs très importants. Nous sommes excessivement tributaires de l’énergie et des capitaux étrangers ; nos engagements intérieurs à long terme vis-à-vis d’une population vieillissante, nos besoins sociaux insatisfaits dans nos villes et nos États sont trop grands pour s’accommoder des coûts illimités d’une domination militaire mondiale en solitaire, de guerres préventives et des chantiers de reconstruction nationale qu’elles supposent. Nous avons besoin de l’alliance pour supporter les coûts de la paix aussi bien que ceux de la guerre et soutenir la croissance économique par-delà l’Atlantique.
18Je ne suis pas un adversaire résolu des déficits (deficit hawk) ; je crois qu’il est parfois non seulement admissible, mais nécessaire de consentir à des déficits temporaires. La guerre est une phase de ce genre ; la récession en est une autre, mais aussi les phases où il faut pallier l’insuffisance des investissements publics. Ces trois éléments sont aujourd’hui réunis. Avec le temps, ces déficits, surtout ceux liés à la guerre, pourraient être résorbés en revenant sur les baisses d’impôts actuelles afin d’éviter de perdre le contrôle des emprunts fédéraux et de nos budgets. Au fil du temps, cette politique résorberait, avec une reprise de la croissance, les tensions financières créées par le poids toujours plus fort des budgets militaires en temps de paix résultant de la politique actuelle. Or c’est précisément le contraire qui se passe aujourd’hui. Nous diminuons les impôts tout en consentant un accroissement spectaculaire des dépenses militaires.
19La guerre en Irak, la récession, la chute de la Bourse ainsi que les baisses d’impôts proposées par l’administration ont changé du tout au tout nos perspectives budgétaires. Alors que notre excédent budgétaire était de 240 milliards de dollars voici trois ans, le déficit pourrait atteindre 400 milliards cette année. Dernièrement, le président a réclamé 80 milliards de dollars pour la guerre en Irak et la reconstruction, mais probablement n’est-ce qu’une première tranche ; des estimations plus réalistes parlent de 200 milliards de dollars ou plus au fil des cinq années à venir. À long terme, le tableau est sombre. Au lieu des 5-6 billions d’excédent estimés sur dix ans, jusqu’en 2013, le Congressional Budget Office (CBO) envisage actuellement un déficit de 1,8 billion. En dehors de l’administration, les économistes vont jusqu’à parler de 4 billions de déficit. L’espoir est que les recettes pétrolières de l’Irak couvriront l’essentiel des coûts de reconstruction, mais il faudra plusieurs années pour que la production tourne à plein régime, ainsi que des milliards de dollars d’investissement et un environnement paisible pour y parvenir.
20Tout cela n’est pas réaliste au regard de nos besoins intérieurs, notamment en termes de financement des retraites et des soins médicaux d’une population vieillissante. Ces besoins ne seront pas satisfaits, mais de nouvelles réductions s’imposeront. Le contribuable américain va-t-il financer la reconstruction de l’Irak ou une autre guerre, alors que nous fermons les établissements scolaires nationaux et les casernes de pompiers ? C’est peu probable.
21Il faut aussi considérer ces faits dans le contexte de notre dépendance de plus en plus grande vis-à-vis des capitaux étrangers pour Financer nos déficits et l’impact de notre politique étrangère sur l’avenir de la mondialisation. financer notre commerce et nos déficits budgétaires nécessite des afflux de capitaux extérieurs toujours plus importants. Pour financer un déficit extérieur d’environ 500 milliards de dollars par an (niveau record), nous avons besoin chaque jour de 1,5 milliard de capitaux nouveaux. Le volume de notre dette extérieure est actuellement de 3 billions de dollars et continue d’augmenter, nécessitant un montant toujours plus élevé d’investissements étrangers. Avec un dollar soumis à des pressions constantes, c’est une situation intenable et précaire.
22La montée en flèche des coûts de la guerre en Irak — une guerre brillamment conduite contre un ennemi faible, qui n’en a pas moins éprouvé notre armée — devrait indiquer clairement qu’une nouvelle guerre suivie d’une reconstruction, maintenant ou plus tard, contre la Corée du Nord, l’Iran ou même la Syrie, serait téméraire sans une politique économique intérieure différente et sans le solide soutien des alliés.
23Les troubles causés par la guerre en Irak ont déjà un effet sur l’économie mondiale. L’Amérique a été la principale bénéficiaire de la mondialisation. L’éclatement du système d’alliances et l’affaiblissement des institutions internationales qui ont soutenu la paix et la prospérité cinquante années durant sont la principale menace qui pèse sur la mondialisation. La dégradation du commerce et des investissements mondiaux, mais aussi des mouvements de capitaux du fait de la fracture de l’Europe et d’une posture unilatérale et agressive des États-Unis, handicaperait gravement l’économie américaine, qui est déjà faible.
24Le dollar a déjà baissé de 25 % par rapport à l’euro ; jusque-là, on a assisté à une baisse maîtrisée. Mais elle pourrait devenir plus aiguë et, dans un climat dangereux, l’investissement étranger aux États-Unis pourrait être soumis à rude épreuve. Suivant une tendance négative prononcée, les I.D.E. sont tombés de plus de 300 milliards de dollars en 2000 à moins de 50 en 2002. Entre 1997 et 2001, les étrangers ont acheté des actions et des obligations américaines pour environ 1,3 billion de dollars ; un retrait massif serait un coup dur pour ces marchés. Les récentes déclarations du secrétaire au Trésor, John Snow, équivalent à une politique de dévaluation continue délibérée du dollar. À mon sens, c’est un choix dangereux, qui va totalement contre notre intérêt national. La Réserve fédérale pourrait bien se trouver confrontée à un choix sans véritable alternative : soit relever les taux d’intérêt afin de protéger le dollar et ralentir encore l’économie, soit laisser le dollar poursuivre sa baisse au risque de provoquer une crise financière internationale.
25Il est crucial de reconstruire l’Alliance atlantique si nous voulons protéger les bénéfices de la mondialisation, dont nous avons été les champions pendant un demi-siècle. Dans sa phase actuelle, la mondialisation est totalement solidaire de l’Alliance atlantique. Le plan Marshall fut lancé en même temps que l’Otan en vue de créer une Europe assez forte pour se remettre de la guerre et, finalement, devenir notre principal partenaire commercial.
26Pour le monde comme pour les États-Unis, la mondialisation a donné des résultats positifs spectaculaires : les premiers bénéficiaires auront été l’économie et les multinationales américaines.
27Si l’on n’y prend garde, l’actuelle fracture politique pourrait bien déboucher sur une fracture économique. Des sanctions commerciales imposées par le Congrès contre les pays européens qui se sont opposés à nous appelleraient des représailles de l’Europe et des sanctions de l’O.M.C. De même que la Première Guerre mondiale fut suivie par la loi protectionniste Smoot-Hawley et la grande crise, l’effondrement de l’Alliance atlantique pourrait mettre fin à la mondialisation et se solder par une récession économique mondiale grave et prolongée. Je crois que l’administration Bush a clairement conscience de ces risques, mais rien ne garantit qu’on puisse les éviter. La plainte qu’elle a déposée auprès de l’O.M.C. à propos des O.G.M. et la plainte de la Commission européenne contre le statut fiscal de nos sociétés de vente à l’étranger augurent mal de l’avenir de nos relations commerciales.
28Il est temps pour nous de prendre le temps de réfléchir à la nature contradictoire de nos politiques économiques et de notre nouvelle doctrine internationale. Il est clair que nous ne saurions, dans la durée, financer nos besoins intérieurs en même temps que l’envolée des coûts d’une domination militaire mondiale unilatérale ; il nous faudra céder sur un plan. La dégradation des relations atlantiques aggravera sensiblement le problème.
29« Trop de choses se sont passées qui empêchent un retour au cours normal des choses », observait dernièrement Henry Kissinger dans le Washington Post. « Une relance des liens transatlantiques est impérative si l’on veut que les institutions mondiales fonctionnent efficacement et si le monde veut éviter de glisser vers un retour aux politiques de puissance du xixe siècle. » Kissinger a parfaitement raison, mais il faudra un changement de perspective de plusieurs dirigeants de l’Alliance, y compris des nôtres, pour y parvenir. Il sera extrêmement difficile d’y arriver et il faudra pour cela redéfinir l’Alliance atlantique.
30En 1975, le président français, Valéry Giscard d’Estaing, et le chancelier allemand, Helmut Schmidt, organisaient le premier sommet économique des principaux pays européens et des États-Unis. Il conviendrait de proposer aujourd’hui une conférence analogue pour traiter de l’avenir politique, économique et militaire de l’Alliance atlantique. Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins : à nous de décider si nous voulons continuer de soutenir et d’encourager la poursuite de l’intégration politique et militaire de l’Europe ou, comme le suggèrent certains, adopter une politique baptisée par euphémisme de « désagrégation » ou, au fond, du « diviser pour mieux régner ».
31« Quand l’Europe s’unit, déclarait l’an passé à Berlin le président Bush, c’est la sécurité de l’Europe et de l’Amérique qui s’accroît. » De nombreux Européens pensent aujourd’hui que ce n’est plus vrai et que les États-Unis s’efforcent au contraire de miner activement l’unité européenne.
32Si tel était le cas, ce serait un changement de cap historique de notre politique. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis n’ont cessé de promouvoir l’idée d’une « union toujours plus étroite » en Europe pour empêcher des guerres, consolider l’Europe occidentale contre le bloc soviétique et renforcer la croissance économique européenne en encourageant nos investissements sur le Continent. Lors de mon arrivée en France, en 1997, j’ai soutenu la création de l’euro au nom de l’administration Clinton ; j’ai défendu cette politique avec vigueur et je continue de le faire aujourd’hui.
33Toutefois, tandis que l’Europe commence à se concentrer sur des problèmes tels que la défense commune, parmi d’autres, certains dirigeants européens comme le président Chirac et le chancelier Schröder semblaient dire que leur objectif est de faire contrepoids aux États-Unis, de les défier. Selon Romano Prodi, qui préside la Commission européenne, l’un des principaux buts de l’Union est de créer « sur le continent européen une superpuissance au même niveau que les États-Unis ». « Nous avons besoin du moyen de lutter contre l’hégémonie américaine », a pareillement déclaré Jacques Chirac.
34La nouvelle doctrine de l’administration Bush amplifie certainement les peurs d’une hégémonie américaine, laquelle risque, à son tour, de refroidir les ardeurs de l’administration à l’idée d’une Europe plus unie. Sur bien des points, l’administration pourrait estimer plus facile de traiter avec des coalitions ad hoc, comme elle l’a fait à propos de la guerre en Irak. Ce serait une erreur de notre part, comme ce serait une erreur de la part de certains dirigeants européens que d’essayer de construire un bloc rival face aux États-Unis.
35Des suites de l’intégration économique de l’Europe occidentale, qui est presque achevée, la dynamique d’une plus grande intégration politique et militaire est très forte, même si elle doit se faire par étapes et si les dépenses militaires européennes restent très en deçà des niveaux à atteindre. Il n’existe pas vraiment de « nouvelle Europe » qui s’opposerait à une « vieille Europe ». L’Allemagne et la France forment encore le cœur de l’Europe, nouvelle ou ancienne, et, pour des pays comme la Pologne, la République tchèque et la Hongrie, les relations politiques et économiques avec l’Allemagne et la France compteront toujours au moins autant que leurs liens avec les États-Unis sur le terrain de la sécurité. Prétendre enfoncer un coin entre eux est absurde ; les volées de bois vert rhétoriques à l’adresse de la France et de l’Allemagne ne résolvent rien. Il est bien plus préférable d’encourager celles-ci à s’engager sur un chemin constructif pour rejoindre l’Alliance atlantique et prendre part à la reconstruction de l’Irak ; cela allégerait notre fardeau tout en améliorant les chances de succès dans l’Irak de l’après-guerre.
36Pour l’Europe comme pour nous, l’économie transatlantique est de loin la relation la plus importante en termes d’échanges et d’investissements. L’Europe, en particulier l’Allemagne, traverse aujourd’hui de graves difficultés économiques ; les États-Unis sont confrontés, dans le meilleur des cas, à un ralentissement de la croissance ; au pire, à une récession et à une déflation. La coordination des politiques économiques transatlantiques — en premier lieu, la baisse des taux d’intérêt par la Banque centrale européenne (B.C.E.) — est nécessaire pour éviter un nouveau déclin sur les deux rives de l’Atlantique. Mais cela requiert une alliance saine.
37La crise créée par la guerre en Irak n’a rien d’un événement isolé ; elle est le fruit de différences qui couvaient de longue date, qui ont alors fait surface et qu’il faut maintenant résorber. À cette fin, nous devrions assurément procéder à des ajustements en matière de consultation, de coopération et de partage des responsabilités, mais la France et l’Allemagne devront aussi repenser leur politique en Irak. Les événements récents peuvent d’ailleurs amener chacune des parties à modérer sa position et à accepter un compromis qui aurait été inenvisageable au début de l’année.
38Nous sommes et resterons une puissance européenne aussi bien qu’une superpuissance mondiale. Nos impératifs en termes de sécurité, nos liens culturels et les effets économiques de la mondialisation en font une réalité. À la longue, il n’y aura pas de « nouvelle Europe » ou de « vieille Europe ». Une Europe politiquement, économiquement et militairement intégrée et partenaire des États-Unis concrétiserait, à notre avantage mutuel, la vision du grand Américain et du grand Européen que furent George Marshall et Jean Monnet. L’autre membre de l’alternative pourrait être un conglomérat d’États européens, incapables, isolément, de jouer un rôle de premier plan sur la scène mondiale. Un tel résultat serait dommageable pour eux comme pour nous.
39Il faudra du temps pour réduire la fracture, et ce ne sera pas facile. Pour notre plus grand bénéfice comme pour celui de l’Europe, l’Amérique n’a cessé de jouer le rôle d’une puissance européenne depuis la Seconde Guerre mondiale. En ce moment, ce sont les chefs d’entreprise, de part et d’autre de l’Atlantique, qui sont les plus impliqués dans la recherche du remède ; il appartient maintenant aux responsables politiques des deux côtés de relever le défi. Le Premier ministre britannique, Tony Blair, pourrait jouer un rôle majeur dans une initiative de ce genre en accélérant l’accession du Royaume-Uni à l’euro, et nous devrions l’y encourager. L’Europe devra partager avec nous le fardeau de la paix aussi bien que les fardeaux de la guerre. Sans quoi il ne saurait sans doute y avoir de paix.
40Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat.
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Ce texte reprend l’essentiel d’un discours prononcé devant The Economic Club of Chicago le 22 mai 2003.