Notes
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[1]
Laurent Mucchielli, La Gazette, 25 juin 2001.
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[2]
Cette expression particulièrement méprisante pour qualifier les préoccupations populaires pour l’insécurité est souvent utilisée par Loïc Wacquant. Cf. Les Prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.
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[3]
Récemment, deux magistrats de l’enfance (cf. Denis Salas, Thierry Baranger, « La cité dont l’enfant est délinquant », Libération, 23 juillet 2002) suggéraient encore que c’est seulement la répression qui vise les mineurs qui se serait intensifiée, pas leur délinquance. Pourtant, jamais les mineurs appartenant à la minorité hyper-récidiviste n’ont eu d’aussi faibles chances de se faire attraper, donc sanctionner… Adossée à de tels diagnostics incrédules, la défense, par ailleurs légitime, du contenu éducatif de l’ordonnance de 1945 est fort mal partie…
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[4]
Voir notamment l’ouvrage de Sebastian Roché, La Délinquance des jeunes, Paris, Éd. du Seuil, 2001.
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[5]
Karl Marx.
-
[6]
Voir l’excellente tribune de William Gasparini : « Violences urbaines : une affaire d’hommes », Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 1er novembre 2002.
-
[7]
Et, pour certains d’entre eux, agissent en conséquence, bloquant toute innovation dans le système pénal, en permanence soupçonné d’être liberticide. Voir, par exemple, l’hostilité dont les maisons de justice et du droit (M.J.D.) ainsi que les procédures alternatives (rappels à la loi, médiations) font l’objet depuis dix ans de la part de certains secteurs de la gauche.
-
[8]
Par exemple, le gouvernement Jospin se voyait carrément accusé de « criminaliser la question sociale » par la secrétaire nationale du S.N.P.E.S.-P.J.J., Anne Leclerc, en 1999. Cf. « Les dérives sécuritaires de la délinquance des mineurs », Mouvements, n° 4, mai-juillet 1999. Selon le rapport adopté au 35e congrès du Syndicat de la magistrature, la France était déjà, en novembre 1999, « un État sécuritaire ».
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[9]
Un tiers des condamnations à l’emprisonnement ne sont jamais exécutées, selon un rapport officiel de l’Inspection générale des services judiciaires de juillet 2002.
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[10]
Ce que font clairement Xavier Raufer et Alain Bauer, en amalgamant les questions de défense et celles de sécurité intérieure, dans leur ouvrage : La guerre ne fait que commencer, Paris, J.-Cl. Lattès, 2002.
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[11]
Lorsqu’une patrouille de police se voit soumise à un intense caillassage et qu’elle préfère quitter les lieux, des dizaines d’habitants, installés à leur fenêtre, n’en perdent pas une miette. Pour l’immense majorité d’entre eux, la conclusion d’un tel spectacle est claire : « Nous sommes bien à la merci des caïds. »
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[12]
Voir la façon dont les mobilisations lycéennes de l’automne 1998 ont tout simplement été brisées par les casseurs. Cela s’était d’ailleurs déjà produit en 1993.
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[13]
« La montée actuelle, au Sud comme au Nord, des délinquances et des criminalités – qui ne sont souvent que des manifestations primitives et archaïques d’agitation sociale – constitue un signe indiscutable de l’exaspération des plus pauvres devant l’injustice du monde ». Voir « Guerre sociale », Le Monde diplomatique, n° 584, novembre 2002.
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[14]
Révélé par l’effondrement de la capacité à porter plainte, signalé par toutes les enquêtes de victimisation.
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[15]
Comme par exemple le fait, dans la loi « Sécurité au quotidien » de novembre 2001, d’avoir créé un délit, puni de six mois d’emprisonnement, pour les fraudeurs répétitifs dans les transports. Alors qu’une violence volontaire au terme de laquelle une incapacité de travail de sept jours est infligée à quelqu’un… n’est qu’une contravention, punie d’amende !
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[16]
Voir les pérégrinations intellectuelles de ceux qui, après nous avoir doctement expliqué que la délinquance n’augmentait pas, ont dit ensuite qu’on ne pouvait pas en être sûr et admettent maintenant que « oui, c’est vrai, elle a augmenté, mais pas les violences ». Chaque fois : cinq à dix ans de retard sur les évolutions réelles !
1L’insécurité contemporaine est un poison pour la communauté. Elle engendre des dommages inacceptables pour ses victimes. Elle est également l’un des moteurs de la dégradation des rapports sociaux. La délinquance apparaît comme la forme la plus violente d’une crise de la relation à autrui ou, si l’on préfère, de la « civilité ». En retour, parce qu’elle est un authentique fait social, et non seulement un « symptôme », elle renforce cette fêlure en répandant la méfiance, l’amertume et la peur. Elle n’est pas une catastrophe généralisée qui justifierait des mesures d’exception et la mise entre parenthèses de la tolérance démocratique. Elle n’est pas non plus une écume insignifiante à la surface des rapports sociaux.
2 Nous voudrions nous pencher ici plus particulièrement sur les mécanismes pervers qu’elle déclenche dans le champ politique. La défaite de la gauche plurielle en 2002 a bien des causes. Entre autres, à coup sûr : son double échec en matière de sécurité. Échec dans l’action, échec dans l’explication. En arrière-plan : une grande désinvolture théorique. La gauche est à notre avis condamnée pour longtemps à demeurer dans l’opposition si elle ne procède pas, vite et bien, à un aggiornamento complet en matière de sécurité. Contrairement à ce qui est soutenu ici et là, cette mutation ne conduirait pas à une contamination de la gauche par la pensée ultra-sécuritaire ou à une atténuation de ses différences avec la droite, mais à édifier une pensée autonome et démocratique de la sécurité.
Le déni et ses dégâts
3Longtemps, à gauche, on s’est employé à relativiser la criminalité. Sauf quelques voix dissidentes, tout se passait comme s’il fallait présenter le système pénal comme arbitraire, destiné à plaquer sur des « situations-problèmes », forcément banales, des punitions, forcément barbares. Une dynamique aussi bien intellectuelle que militante a ainsi été enclenchée où l’insécurité se transformait en « imaginaire », ses impacts étant dématérialisés, ses victimes discréditées. Les pourfendeurs de la sécurité comme préoccupation légitime – à défaut de l’emporter sur le terrain plus ingrat de la confrontation au réel – ont gagné une bataille sémantique décisive en répandant la fable d’un « sentiment » d’insécurité, installée comme paradigme intouchable depuis les travaux du comité Peyrefitte en 1977. Effet induit de cette appellation gorgée de sous-entendus : la préoccupation sociale pour le crime est posée d’emblée comme décrochée de la réalité. Il n’est envisagé qu’avec des pincettes que la délinquance puisse produire des effets de conscience : elle susciterait principalement des émotions, des affects, des « paniques ». Traduction en clair : « Inquiets, vous êtes des idiots. »
4 Mais parlerait-on de « sentiment du chômage » pour un fonctionnaire inquiet de l’avenir de ses proches, même s’il n’est pas directement menacé ? Va-t-on opposer aux militants du développement durable un « sentiment » de la crise écologique ? Faut-il avoir été personnellement victime d’un accident de la route pour se voir accorder le bénéfice d’une inquiétude rationnelle quand on prend le volant ?
5 Certains n’hésitent pas à soutenir qu’il faudrait « combattre les fantasmes de l’insécurité autant que l’insécurité elle-même [1] ». Affirmation sidérante tant pour le diagnostic qu’elle suppose qu’en ce qui concerne les conséquences pratiques qu’elle entraîne. Ainsi, il serait aussi important de faire baisser le « sentiment » d’insécurité que la délinquance elle-même ? La société devrait accorder autant de soins à « ramener à la raison » une opinion affolée que pour juguler l’insécurité réelle ? Dénégationnisme rime un peu trop souvent avec paternalisme.
6 Quelles fonctions objectives auront remplies ces thèses relativistes à propos de l’insécurité ? Premièrement, de masquer ou de ratifier l’immense retard de l’État dans la construction de dispositifs consistants d’aide aux victimes ; deuxièmement, de marginaliser les citoyens, réduits à d’obscures « paniques morales [2] », dans la construction d’une politique de sécurité. Au fond, de nier que celle-ci puisse être simultanément efficace (faire baisser la pression négative de la criminalité sur les rapports sociaux) et démocratique (une politique publique au sens propre : faite par tous et pour tous).
7 Ne vivons-nous pas aujourd’hui la faillite d’une analyse excessivement constructiviste des rapports sociaux ? Selon cette approche, il n’y a pas de phénomènes sociaux réels (c’est-à-dire qui existent indépendamment de la conscience – approximative – qu’on peut en acquérir) : il n’y a que des croyances et des discours, lesquels se disputent dans la sphère de la communication les faveurs d’un « imaginaire » social, ballotté au gré des circonstances. On comprend alors pourquoi une partie de la gauche s’est fourvoyée dans la négation de la montée de la délinquance depuis deux décennies. Aujourd’hui, c’est la croissance de la délinquance juvénile qui suscite la même incrédulité [3]. À la limite, qu’une telle évolution soit vraie ou fausse est un détail pour un constructiviste : ce qui compte, c’est le combat pour le sens, la « déconstruction » rhétorique du « discours sécuritaire » : les mots, toujours les mots, plutôt que les choses. Ce débat peut se poursuivre. Ce qui est anormal, c’est l’extraordinaire influence que le relativisme exerce, y compris dans les politiques publiques, lorsque la gauche est au gouvernement. Ennuyeux, car il se trouve que pour son électorat traditionnel, c’est précisément l’inverse que pour un constructiviste : les choses, plutôt que les mots.
8 Quelles que soient ses formes d’organisation futures, la gauche doit aujourd’hui opter pour une approche réaliste de l’insécurité. Ce n’est pas la seule, certainement, mais c’est l’une des conditions de la reconquête de sa base sociale.
De Villepinte à Évry : un tournant inachevé
9Le colloque de Villepinte, en octobre 1997, avait amorcé un virage vers une authentique politique de gauche en matière de sécurité. Le phénomène de l’insécurité commençait à être appréhendé avec réalisme. De bonnes idées émergent, par exemple celle des contrats locaux de sécurité (C.L.S.).
10 Par la suite, l’élan de Villepinte s’est perdu dans les sables du compromis entre cet effort d’intégration et une résistance libertaire diffuse aux politiques de sécurité.
11 Le document « Mieux prévenir, mieux punir » adopté par le P.S. lors de la rencontre nationale d’Évry en 2001, tout en comportant quelques bonnes idées – hélas tardives –, constitue un excellent révélateur de cette logique de compromis par anticipation entre angélisme et réalisme.
12 Dans son introduction, il y a, autour de la question de la « violence incrustée dans la société », une résurgence de la théorie de l’excuse, contradictoire avec d’autres passages : ainsi, il est affirmé que « la violence enracinée dans notre société est la résultante de l’augmentation des inégalités, des effets durables d’une crise que la reprise économique n’a pas effacée, de la violence faite aux individus par les ravages d’un capitalisme débridé ». Il faudrait « combattre les causes sociales de la violence ». Mais si la violence est « enracinée » dans la société et « causée » par les inégalités, en attendant la « transformation sociale » (qui n’est sans doute pas pour demain, puisque cinq ans de gouvernement de gauche n’avaient pas empêché, si l’on comprend bien, « l’augmentation des inégalités » et « les ravages d’un capitalisme débridé »…), il y a forcément à l’égard des délinquants une certaine complaisance qui s’impose, en fait sinon en droit : le système exerce sa violence sur les individus, et les plus fragiles d’entre eux répondent par la délinquance. Ce discours est d’abord contestable d’un point de vue historique. Peut-on raisonnablement soutenir que la société française des années trente ou celle des années cinquante était moins objectivement « violente » que la société contemporaine ? Travailler cinquante heures par semaine et sans aucun congé payé était-il moins brutal que travailler trente-cinq heures ? La privation d’emploi était-elle plus facile à endurer en 1930 ? L’encadrement et la surveillance des salariés par les contremaîtres dans les usines et les mines de l’après-guerre étaient-ils moins forts ? L’habitat ouvrier était-il plus confortable il y a cinquante ans ? Les disciplines imposées aux jeunes (notamment à l’école, mais aussi par un service militaire qui pouvait durer plusieurs années…), le contrôle familial des individus, l’oppression quotidienne des femmes étaient-ils moins durs à vivre ?
13 Mais ce causalisme aura également été l’arrière-fond d’une conception de la prévention qui consiste à l’ériger en solution de rechange de la répression, au lieu de l’y articuler. Insensiblement, on tend à présenter les auteurs comme des victimes du système et parfois même les victimes comme les auteurs de leurs préjudices : dans la mesure où, en qualité de citoyens, elles supportent le fonctionnement d’une société injuste, n’ont-elles pas, après tout, la délinquance qu’elles méritent ?
14 D’innombrables études sociologiques ont pourtant, ces derniers temps, mis en pièces le postulat d’une causalité mécanique entre pauvreté et délinquance [4]. La croissance des prédations et des vandalismes, qui apparaît au milieu des années soixante dans un pays comme la France, précède de plus de dix ans les premiers effets de la crise due au choc pétrolier, et de plus de quinze ans l’installation d’un chômage de masse dans la société. Outre que cette sociologie expéditive fait insulte à la majorité des « pauvres », parfaitement honnêtes et non violents, elle a fait d’immenses dégâts dans le champ du travail éducatif, du travail social et de la justice des mineurs. Il est en effet difficile d’ébranler la vision que les délinquants ont du monde si l’on n’est pas soi-même solidement convaincu de deux choses : un, que la violence et les prédations ne sont pas acceptables, même dans une société inégalitaire ; deux, que les délinquants, sauf exceptions rarissimes, ont un certain choix : « Ils agissent librement, dans des conditions non librement déterminées par eux », pour paraphraser un auteur injustement démodé [5].
15 Il faudrait, sans négliger les facteurs sociaux (et culturels) qui conditionnent son essor, défataliser la délinquance : montrer que, en général et en particulier, elle n’est nullement automatiquement déclenchée par les difficultés sociales et, par conséquent, se pencher sur les motivations réelles des individus et accepter l’idée qu’ils disposent, sur la base d’une situation pré-donnée, de marges de manœuvre, d’options pour entrer, ou non, dans la délinquance (comme d’ailleurs pour en sortir). Bref, les délinquants non plus ne doivent pas être pris pour des imbéciles. C’est à cette condition qu’un travail éducatif, qui consiste à restaurer une responsabilité vis-à-vis des actes posés, peut avoir lieu, en dépit des stratégies d’esquive utilisées par les sujets, et sans prendre pour argent comptant les justifications qu’ils se donnent, parfois avec un art consommé de la médiatisation. Il y a de « tendres voyous », certes, mais il y a aussi quelques caïds parfaitement cyniques qui font régner une douce terreur, notamment, mais pas seulement, sur de jeunes filles d’origine maghrébine [6]. Une sensiblerie exacerbée (dont la compassion n’englobe que très rarement les victimes) est, à la fin, d’une efficacité douteuse.
16 Peut-être faudrait-il aussi s’intéresser à ce fait que la délinquance, loin de n’être qu’un symptôme, est aussi facteur actif de création de nouvelles inégalités : elle contribue à faire naître une division entre classes menacées et classes protégées, qui se superpose, en la brouillant, à celle qui existe entre les démunis et les pourvus. Elle creuse des fossés supplémentaires entre les individus et les groupes, elle tétanise les mobilisations et les projets collectifs : la plupart des gens perdent toute envie de s’engager dans une cité vécue comme hostile, dangereuse, globalement « ennemie ».
17 En plusieurs endroits le document d’Évry donnait ainsi l’impression d’un patchwork, d’une juxtaposition de logiques antagonistes. Le parti socialiste s’est ainsi fâché avec tout le monde : les libertaires d’abord, qui en redemandent toujours plus dans le refus du pénal. Ceux-là pensent qu’aucune punition n’est légitime dans une société, tant qu’elle est imparfaite [7]. Ils n’ont pas aperçu que, parfois, c’est l’absence de pénal qui déshumanise. Le prolétariat, ensuite, qui n’a bénéficié de 1997 à 2002 que de modestes progrès dans sa vie quotidienne, et aura même subi, en ce qui concerne l’insécurité, une aggravation de ses conditions d’existence. Parce qu’il n’y a pas, en effet, de « qualité de la vie » possible quand on fait l’objet de vandalisme, de prédations, de violences, petites ou grandes, particulièrement insupportables quand elles s’ajoutent aux misères sociales traditionnelles (bas revenus, chômage, habitat indigne, etc.). Le départ de Jean-Pierre Chevènement (même si sa démission avait d’autres motifs), publiquement mis en minorité dans le débat gouvernemental, alors qu’il faisait un diagnostic assez juste et relativement modéré de la situation, aura été le couronnement symbolique de ce processus d’enterrement des acquis de Villepinte.
18 Naïveté et angélisme, improvisations et absence d’esprit de suite auront été les facteurs cumulatifs d’un ratage, il faut le dire, retentissant en matière de sécurité. La question qui est posée maintenant, c’est de savoir si la gauche va examiner lucidement les causes de son insuccès, ou si elle va en quelque sorte approfondir l’échec… en se cantonnant aux commentaires acerbes, à des postures systématiquement oppositionnelles ou encore en se livrant à une critique infantile des médias.
Sécurité ou barbarie ?
19Alors, comment enrayer les prédations massives et la violence contemporaines ? Par de nouvelles stratégies de prévention, certes. Mais il ne s’agit pas seulement de prévenir, il s’agit de défaire une insécurité constituée. En face d’un gang, un agent de médiation ne peut pas grand-chose. Il ne s’ensuit pas que la médiation soit inutile, loin de là, c’est dire qu’elle ne constitue pas la clef de la situation. Faut-il se résigner à une sorte de répartition du travail où la répression serait en soi une figure de droite et la prévention une exclusivité de gauche ? Observons que ce type de raisonnement est rarement tenu en matière d’agressions sexuelles, ou d’infractions au droit. Si l’on veut se donner les moyens d’édifier et de diffuser une culture démocratique de la sécurité (qui allie prévention et répression), il faut accepter de réfléchir à la justesse et à la portée de la répression en tant que telle (sans négliger pour autant les politiques de prévention).
20 Faute de lignes directrices établies avec netteté, les dispositifs patinent et leurs acteurs se démoralisent. Le festival des incohérences, des slogans expéditifs, des réponses improvisées au fil de l’actualité, le spectacle des guérillas interministérielles (quand elles ne sont pas infra-ministérielles) a été donné à satiété de 1997 à 2002. Il est vrai qu’il avait commencé bien avant, y compris sous les gouvernements de droite. Vingt ans d’incurie ont fini par détraquer, au bout de la chaîne pénale, la mobilisation professionnelle des acteurs quotidiens de la sécurité. À côté de l’expression des revendications catégorielles habituelles, les manifestations de policiers et de gendarmes de l’automne 2001 étaient aussi une quête de sens.
21 La question du traitement adéquat des illégalismes est devenue majeure dans nos sociétés hypercomplexes, multiculturelles et clivées. Comme disait Spinoza, on ne doit ni en rire ni en pleurer, mais essayer de le comprendre. La gauche ferait en tout cas un très mauvais calcul en esquivant, une fois de plus, le débat de fond sur une question qui est devenue stratégique : l’insécurité est un authentique problème posé à la démocratie et à la communauté.
22 Une sortie ultra-répressive de cette crise est possible. Mais ceux qui crient depuis trente ans et quoi qu’il se passe à l’avènement d’un « État policier » [8], outre qu’ils sont un peu disqualifiés (comme le petit berger et son loup imaginaire), camouflent une part significative de la réalité contemporaine : l’extraordinaire flottement des dispositifs publics de sécurité. Ils se donnent l’air de résister à un « Léviathan » qui fait eau de toutes parts. Le taux d’élucidation est deux fois moins élevé aujourd’hui qu’il y a trente ans. L’effectivité des sanctions pénales prononcées par la justice est douteuse, sans parler des peines qui, après être prononcées, ne sont jamais, pour diverses raisons, exécutées [9]. Des délinquants s’en sont aperçus, des masses de victimes aussi.
23
L’issue autoritaire à la crise actuelle de la sécurité imposerait de lire toute la réalité sociale et ses conflits à travers le prisme de la délinquance : « Ami ou ennemi ? » De reconfigurer le débat social sur un axe de guerre [10]. Nous savons désormais qu’un courant politique pourrait, dans les années qui viennent, donner une traduction électoralement majoritaire à cette réaction. Il suffirait pour cela que trois conditions se réunissent et se connectent :
- un Front national relooké (des formations de type populiste-autoritaire se consolident dans toute l’Europe) ;
- une aspiration à la sécurité qui se renforce dans la jeunesse (qui, rappelons-le, est la première victime de l’insécurité) dont une partie substantielle pourrait, radicalisée, se chercher une expression politique ;
- enfin, un événement catalyseur dans l’actualité : ravages désormais possibles de l’hyperterrorisme et / ou choc d’un incident gravissime dans une banlieue.
24 À cet égard, on peut se référer à l’extraordinaire hypocrisie du débat sur les flash-balls qui s’est déroulé l’été dernier. Un petit détail semble avoir échappé à ceux qui se sont mis à protester comme si cette mesure – évidemment préparée sous l’administration précédente – nous faisait basculer dans « l’horreur sécuritaire » : le fait que les policiers qu’on envisage de munir sont actuellement équipés de revolvers qui constituent des armes de guerre, avec une puissance et des balles qui tuent. Une chose est de critiquer la façon dont le gouvernement actuel a géré la médiatisation de cette mesure. Autre chose est de refuser par principe d’imaginer tout armement intermédiaire. Car alors c’est le refus de sortir les policiers de l’alternative concrète face à un caillassage : soit la bavure, soit la fuite éperdue hors du quartier [11]…
25 Aujourd’hui, l’insécurité empoisonne une bonne partie du débat public, mine la démocratie et fait dysfonctionner l’ensemble des dispositifs de prévention, de santé, d’éducation et d’habitat. Nous n’avons pas seulement en face de nous ses « causes », nous avons affaire à ses conséquences. Des conséquences qui deviennent à leur tour des causes. Ainsi, l’insécurité n’a pas été pour rien dans l’effondrement du mouvement ouvrier dans les banlieues, ni dans certaines difficultés du mouvement associatif. Ceux qui minimisent la réalité de la délinquance, ou refusent d’en parler, seraient bien incapables d’aller distribuer un seul de leurs tracts dans certaines zones : ce ne sont pas des C.R.S. qui les en empêcheraient. Dans la période récente, c’est la délinquance, et non une répression étatique, qui a réussi à disperser des manifestations, et à écœurer des militant(e)s [12]. Les caïds font aussi dans certains quartiers la chasse aux travailleurs sociaux et aux militants associatifs.
26 La police est parfois liberticide, la justice parfois dans l’erreur. Elles sont imparfaites ? À nous de les améliorer, patiemment, démocratiquement : difficile, mais possible. La violence et les prédations, elles, seront toujours liberticides, donc injustes : de ce côté-là, il n’y a guère d’amélioration à attendre. Continuer à plaquer sur ces phénomènes un sens globalement progressiste, comme le faisait encore récemment Ignacio Ramonet [13], c’est faire un tragique contresens.
27 Un projet social a besoin de la démocratie, comme de l’air qu’il respire. Or l’insécurité, en restreignant les marges de manœuvre des individus, en comprimant les circulations possibles, en faisant régner un climat d’hostilité et de méfiance, lequel s’ajoute à l’humiliation et au désenchantement des victimes [14], fabrique de l’abstentionnisme civique (et électoral). Elle ne fait pas signe vers un monde meilleur : elle sape l’altruisme minimal qui conditionne la démocratie réelle.
Sortir du flou
28Quand il conviendrait d’ouvrir le diagnostic social de façon compréhensive aux inquiétudes de la société civile ainsi qu’aux souffrances et aux humiliations bien concrètes des victimes, quand il faudrait s’atteler à un renouvellement profond de la philosophie politique et élaborer de nouveaux programmes éducatifs, ce qui manque, ce ne sont pas seulement des moyens, ce sont aussi quelques idées.
29 Dans le registre du diagnostic, il reste à ouvrir grand les yeux sur les ravages de l’insécurité. De même que la gauche a su se montrer capable, petit à petit, de prendre en compte, à côté des oppositions de classes, l’existence de discriminations transversales (par exemple entre les hommes et les femmes), ou encore l’émergence de nouvelles inégalités (comme celles des chances d’accès à l’emploi et les problématiques particulières de l’exclusion), elle devrait aujourd’hui se mobiliser, y compris, si l’on peut dire, sur le plan philosophique, contre cette inégalité devenue flagrante : l’inégalité devant la sécurité.
30 Dans le registre de l’action, elle devrait tirer toutes les leçons des expériences totalitaires et celles de la crise actuelle de la civilité en ménageant au droit une place différente dans la régulation et la transformation sociale. Il s’agit de bien autre chose que de saluer d’un coup de chapeau l’État de droit, pour passer, dans les affaires courantes, aux pratiques habituelles de mépris des normes. Cela nécessiterait, pour commencer, l’invention d’un nouveau service public, celui de l’accès au droit. La gauche devrait aussi se fixer pour objectif d’injecter une dynamique transformatrice dans les institutions dédiées à la sécurité : police, gendarmerie et justice sont aujourd’hui presque entièrement fondées sur le refoulement des citoyens. En dehors d’une crise de performance factuelle marquée par l’effondrement des taux d’élucidation et l’ineffectivité de trop de condamnations, c’est leur point de faiblesse essentiel : alors que l’insécurité « travaille » la communauté, les appareils censés défendre la sécurité, excessivement dissociés de la société civile, travaillent, eux, à l’écart des intelligences citoyennes. Même les C.L.S. auront été conçus et mis en œuvre comme des instruments de coordination entre services de l’État, non comme les outils d’une nouvelle sécurité participative : les citoyens en étaient les grands absents.
31 Ce qui est certain, c’est qu’une pensée éclectique (qui oscille entre des emprunts à la pensée sécuritaire [15] et des poussées récurrentes d’angélisme), molle (imprégnée d’une sorte de mauvaise conscience qui insinue l’illégitimité de la sanction dans un monde imparfait), tacticienne (obsédée par la volonté de prendre le contre-pied de l’adversaire plutôt que par celle d’asseoir sur de solides fondements ses analyses et ses orientations [16]) placera vite la gauche dans une subtile mais réelle dépendance à l’égard de la pensée dite « sécuritaire ».
32 ?
33 Les formations de gauche ne pourront donc indéfiniment remettre à plus tard un véritable travail théorique sur la place de la sécurité dans le changement démocratique. Évidemment, semblable réflexion suppose de reconnaître l’existence d’un problème, ce à quoi se refuse encore toute une partie de la galaxie intellectuelle de gauche, qui s’obstine à ne parler d’insécurité que pour glisser sur d’autres sujets. Cela impliquerait également l’ouverture de quelque chose qui ressemble à un débat contradictoire : la fin du quasi-monopole de l’idéologie angélique. Or les dénégationnistes ont tendance à présenter les orientations différentes des leurs comme des sous-produits de la pensée de droite : les simples vecteurs dans les rangs de la gauche d’une idéologie sécuritaire. D’où le règne des anathèmes, fondés sur les procès d’intention (« ça fait le jeu de… ») et les étiquettes expéditives (« sécuritaires »). Vingt ans durant, un débat, pourtant crucial, a été ainsi tué dans l’œuf. Les résultats de cette politique de la terre brûlée et de terrorisme intellectuel sont-ils si excellents que l’on puisse poursuivre sans un examen de conscience approfondi ?
34 Avant d’être une implacable machine à perdre les élections, l’idée encore répandue que la sécurité n’est pas « un sujet pour la gauche » est fausse, tout simplement : aucun projet de transformation sociale ne peut convaincre et prospérer si l’espace public est saturé de délinquance et d’incivilités. Protéger, défendre, sécuriser : ce sont aussi des mots de gauche. L’élaboration d’une nouvelle urbanité républicaine, donc d’une politique de sécurité, ne peut plus être la simple annexe d’un programme de gauche, au mieux vécue comme une concession tactique à un air du temps défavorable… Un projet de transformation sociale ancré dans la réalité des sociétés fortement clivées du capitalisme du troisième âge doit intégrer en son centre une réponse cohérente et concrète aux inquiétudes d’ici et de maintenant, sans faire le tri entre celles qui seraient convenables et d’autres qui ne le seraient pas.
35 Faute de rompre clairement, pratiquement et théoriquement, avec le dénégationnisme et l’angélisme, la gauche court le risque d’aller à d’autres défaites, à côté desquelles le 21 avril 2002 pourrait apparaître a posteriori comme un simple coup de semonce.
Notes
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[1]
Laurent Mucchielli, La Gazette, 25 juin 2001.
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[2]
Cette expression particulièrement méprisante pour qualifier les préoccupations populaires pour l’insécurité est souvent utilisée par Loïc Wacquant. Cf. Les Prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.
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[3]
Récemment, deux magistrats de l’enfance (cf. Denis Salas, Thierry Baranger, « La cité dont l’enfant est délinquant », Libération, 23 juillet 2002) suggéraient encore que c’est seulement la répression qui vise les mineurs qui se serait intensifiée, pas leur délinquance. Pourtant, jamais les mineurs appartenant à la minorité hyper-récidiviste n’ont eu d’aussi faibles chances de se faire attraper, donc sanctionner… Adossée à de tels diagnostics incrédules, la défense, par ailleurs légitime, du contenu éducatif de l’ordonnance de 1945 est fort mal partie…
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[4]
Voir notamment l’ouvrage de Sebastian Roché, La Délinquance des jeunes, Paris, Éd. du Seuil, 2001.
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[5]
Karl Marx.
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[6]
Voir l’excellente tribune de William Gasparini : « Violences urbaines : une affaire d’hommes », Les Dernières Nouvelles d’Alsace, 1er novembre 2002.
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[7]
Et, pour certains d’entre eux, agissent en conséquence, bloquant toute innovation dans le système pénal, en permanence soupçonné d’être liberticide. Voir, par exemple, l’hostilité dont les maisons de justice et du droit (M.J.D.) ainsi que les procédures alternatives (rappels à la loi, médiations) font l’objet depuis dix ans de la part de certains secteurs de la gauche.
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[8]
Par exemple, le gouvernement Jospin se voyait carrément accusé de « criminaliser la question sociale » par la secrétaire nationale du S.N.P.E.S.-P.J.J., Anne Leclerc, en 1999. Cf. « Les dérives sécuritaires de la délinquance des mineurs », Mouvements, n° 4, mai-juillet 1999. Selon le rapport adopté au 35e congrès du Syndicat de la magistrature, la France était déjà, en novembre 1999, « un État sécuritaire ».
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[9]
Un tiers des condamnations à l’emprisonnement ne sont jamais exécutées, selon un rapport officiel de l’Inspection générale des services judiciaires de juillet 2002.
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[10]
Ce que font clairement Xavier Raufer et Alain Bauer, en amalgamant les questions de défense et celles de sécurité intérieure, dans leur ouvrage : La guerre ne fait que commencer, Paris, J.-Cl. Lattès, 2002.
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[11]
Lorsqu’une patrouille de police se voit soumise à un intense caillassage et qu’elle préfère quitter les lieux, des dizaines d’habitants, installés à leur fenêtre, n’en perdent pas une miette. Pour l’immense majorité d’entre eux, la conclusion d’un tel spectacle est claire : « Nous sommes bien à la merci des caïds. »
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[12]
Voir la façon dont les mobilisations lycéennes de l’automne 1998 ont tout simplement été brisées par les casseurs. Cela s’était d’ailleurs déjà produit en 1993.
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[13]
« La montée actuelle, au Sud comme au Nord, des délinquances et des criminalités – qui ne sont souvent que des manifestations primitives et archaïques d’agitation sociale – constitue un signe indiscutable de l’exaspération des plus pauvres devant l’injustice du monde ». Voir « Guerre sociale », Le Monde diplomatique, n° 584, novembre 2002.
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[14]
Révélé par l’effondrement de la capacité à porter plainte, signalé par toutes les enquêtes de victimisation.
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[15]
Comme par exemple le fait, dans la loi « Sécurité au quotidien » de novembre 2001, d’avoir créé un délit, puni de six mois d’emprisonnement, pour les fraudeurs répétitifs dans les transports. Alors qu’une violence volontaire au terme de laquelle une incapacité de travail de sept jours est infligée à quelqu’un… n’est qu’une contravention, punie d’amende !
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[16]
Voir les pérégrinations intellectuelles de ceux qui, après nous avoir doctement expliqué que la délinquance n’augmentait pas, ont dit ensuite qu’on ne pouvait pas en être sûr et admettent maintenant que « oui, c’est vrai, elle a augmenté, mais pas les violences ». Chaque fois : cinq à dix ans de retard sur les évolutions réelles !