Le Débat 2002/3 n° 120

Couverture de DEBA_120

Article de revue

André Fermigier, la bonne et la mauvaise peinture

Pages 76 à 83

Notes

  • [1]
    La Bataille de Paris, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 1991.
  • [2]
    Bonnard, Paris, Éd. du Cercle d’art, 1969, et article du même titre, in Les Temps modernes, mars 1967, pp. 1691-1704.
  • [3]
    Picasso, Paris, Le Livre de poche-art, 1969.
  • [4]
    La Bataille de Paris, op. cit.
  • [5]
    Le terme de trésor national et la commission où s’en décide le choix datent de 1993. La création d’un fonds du patrimoine pour les œuvres exceptionnelles, de 1979.
  • [6]
    Dans « Le temple aboli », 1978 ; l’œuvre était sortie de France en 1964.
  • [7]
    Dans « Le compotier et le mimosa », 1984.
  • [8]
    Dans l’article sur « Chagall à l’Opéra », France Observateur, août 1962.
  • [9]
    Voir La Bataille de Paris, op. cit., pp. 19 et 334.
  • [10]
    Pierre Nora, « Les colères de Fermigier », Le Nouvel Observateur, 20 mai 1988.
  • [11]
    Voir l’excellent livre de Jean-François Revel, L’Œil et la connaissance. Écrits sur l’art, Paris, Plon, 1998, qui rassemble ses articles dans Connaissance des arts et dans L’Œil de 1958 à 1966.
  • [12]
    Jean-François Revel, Le Voleur dans la maison vide, Paris, Plon, 1997, p. 272 et s.
  • [13]
    Dans la collection « Histoire de l’art », Paris, Julliard, de 1959 à 1963.
  • [14]
    Cf. J.-F. Revel, L’Œil et la connaissance, op. cit., p. 323 et s.
  • [15]
    Par exemple les travaux d’André Chastel.
English version

1Paraît à la rentrée un recueil de chroniques d’art d’André Fermigier, décédé en 1988. Françoise Cachin en est l’éditrice. Nous sommes heureux de reproduire la préface qu’elle a donnée à l’ouvrage. Le Débat.

2« On ne parle bien que de ce que l’on aime. On parle encore mieux de ce que l’on déteste. » Ces mots d’André Fermigier au sujet de Baudelaire pourraient servir d’épigraphe à ses écrits sur la peinture. Son rare talent d’écrivain, sa façon de dire avec légèreté des choses essentielles, sa passion et parfois son insolence inscrivent en effet Fermigier dans la lignée de Diderot et de Baudelaire, sur lesquels on lira ses remarquables analyses en fin de volume.

3Les Salons n’existant plus tels qu’ils étaient aux xviiie et xixe siècles, c’est à travers des comptes rendus d’expositions que, pendant plus de vingt-cinq ans, il nous entraîne à voir, aimer, juger et sourire. Et contrairement au temps des Salons, où les critiques ne rendaient compte que de l’art contemporain, il entend gaiement nous instruire et nous passionner pour l’art du passé. Et gare au lecteur qui ne partagerait pas ses goûts ! « Si vous n’aimez pas cette lumière mauve, le ciseau des jambes, le bruit des écharpes, les personnages de rêve de l’arrière-plan, ce n’est pas la peine de continuer. Je vous hais, je vous tue, je vous désabonne ! », prévient-il à propos d’un tableau de Guido Reni dans l’exposition sur le xviie siècle italien. Qui l’a connu retrouve ici avec émotion sa voix faussement grondeuse, ses ah ! ah ! ah !, et son rire à la Charlus. L’humour n’est jamais loin, et même dans ses envolées d’enthousiasme et d’admiration, il nous rappelle aux réalités ; s’il voit dans Goya « le désespoir et le génie cruel, la folie et le désespoir de l’Espagne elle-même », il glisse aussitôt : « Saturne dévorant ses enfants ornait la salle à manger de la maison que Goya avait achetée près de Madrid, ce qui implique évidemment de la part du propriétaire des lieux une singulière conception de se mettre en appétit ! »

4Son horreur du pompeux lui fait écrire comme en passant l’essentiel sur un peintre, sans éluder « une pincée de métaphysique » saupoudrée avec esprit, et en donnant la priorité au regard. Sur Vermeer par exemple : « Tout est cube chez lui, vision rapprochée, espace scénique et presque théâtral, théâtre de marionnettes, avec toujours, comme chez Braque, une chaise ou une carte, ou un mur, qui vous détourne du poudroiement du sensible […] pour nous ramener à la seule éternité dont nous soyons capable, celle de l’intelligence et de l’orthogonie, du cerceau de notre enfance, du miroir de nos jeunes années et de l’enclos de nos tombes. »

5Cette façon allègre de dire des choses graves est sa marque de fabrique, autant que sa méfiance devant le goût dominant, la mode, le snobisme, la complaisance, ou son dédain de paraître ringard. On retrouvera ici avec bonheur la liberté de ton et de pensée qui faisait aussi le prix de ses chroniques d’architecture et d’urbanisme des années 1960 au début des années 1980, rassemblées dans La Bataille de Paris[1], et qui, pas plus que les articles de ce volume, n’ont pris une ride.

6Avec la même ironie indignée frisant la férocité que lorsqu’il fustige la mauvaise architecture en train de se faire ou en projet, il critique l’art à la mode dans les galeries des années 1960. Les titres des articles sont éloquents : « La veuve de guerre et la gonzesse », « Il faut tuer le Minotaure (sur le Pop art) », ou « Des pièges à quoi ? »… On imagine sans peine ce qu’il aurait dit quarante ans plus tard des installations « trash » au goût du jour !

7De même, quand des artistes ou des œuvres lui paraissent surestimés, il ne craint pas de se prononcer, qu’il s’agisse du Douanier Rousseau (« Un autodidacte qui n’a rien appris »), de Morandi (« Le génie du compotier »), de Chagall « à l’Opéra », ou de Braque, également le décorateur d’un plafond – cette fois au Louvre –, mais surtout de l’artiste érigé en « saint patron » de l’art français. La gloire ne l’intimide pas s’il juge l’œuvre inégale selon les moments de la carrière, même s’il s’agit de Turner, de Berthe Morisot ou de Vuillard. Il exprime aussi clairement ses choix quand une exposition montre de nombreux peintres un peu sur le même plan, admire celui-ci, élimine celui-là : dans le domaine de la peinture ancienne, avec les « Enchanteurs de Fontainebleau », ou dans celui de l’art dit pompier ou académique, avec « Debout les morts ! », « Les pompiers et les pointus », « La bonne et la mauvaise peinture », ou encore, au xxe siècle, dans « Le futurisme, hier ».

8?

9Mais André Fermigier est rarement meilleur que lorsque son enthousiasme le porte à réhabiliter, à faire découvrir, à redresser les torts des idées toutes faites et des snobismes (Proust, qu’il adorait, est souvent derrière le rideau). Il aime révéler les enchantements d’un art prétendu froid – l’école de Fontainebleau – ou encore mal connu, comme le xviie siècle italien : « Barbares, repentez-vous ! » De celui qui passait au xixe siècle pour le plus grand peintre de l’Espagne, et ensuite pour un ennuyeux et sucré peintre de sacristie, Murillo, « le mal aimé », il prend la défense ardente, fondée sur la qualité même de sa peinture, qu’il sait faire sentir ; l’exposition Greuze est saluée comme « une injustice réparée » à l’égard d’un peintre trop facilement embaumé dans les bons sentiments ; il nous intéresse aux Macchiaioli italiens méconnus en France, ou à la peinture anglaise préraphaélite mésestimée : « Ne souriez plus ! », et nous montre Puvis de Chavannes et Hodler autrement qu’à travers les clichés panthéonesques ou helvétiques qui masquent généralement leurs qualités modernistes.

10C’est dire avec quelle autorité il conduit le lecteur à voir ou revoir les peintres commémorés dans ces expositions, même s’il s’emploie à le divertir au passage. Lisez en particulier ses digressions farces et gourmandes et les conseils hilarants qu’il donne sur la manière de bien voyager, lorsqu’il passe un « week-end au Saint Empire » pour voir l’exposition Dürer, à Nuremberg, ou lorsqu’une exposition Duchamp l’attire à Londres, dans « L’oracle et la sibylle ». Son humour truculent, sa culture, ses références littéraires toujours pertinentes, son émotion devant la « bonne peinture » font d’André Fermigier un merveilleux pédagogue. Nous avons d’ailleurs traité ce choix de textes un peu comme un manuel d’histoire de la peinture : la chronologie est celle des artistes dont il parle, et non celle des articles. Bien sûr, de nombreux peintres manquent à l’appel – il fallait bien faire un choix – ou n’ont pas eu la chance de se voir consacrer une rétrospective au cours des années d’activité de Fermigier, qui a cessé d’écrire en 1984 et a disparu en 1988. Comme on aimerait savoir ce qu’il aurait dit de Fragonard (1987), de Degas (1988), de Gauguin (1989), de Cézanne ou Poussin (1995), tous exposés au Grand Palais, sur Matisse jusqu’en 1917 (1992) au Centre Pompidou, sur le Caravage (1985) qu’il aimait tellement, à Naples, ou Velázquez (1990) qu’il se serait précipité pour aller voir à Madrid. Mais avec quels sarcasmes eût-il rendu compte aussi de certaines expositions purement médiatiques et commerciales, a-scientifiques en tout cas, comme celles qui ont eu lieu à Rome sur les ténors de l’impressionnisme, ou récemment à Paris, sur le plus célèbre peintre de la Renaissance italienne !

11?

12Ses chroniques ont coïncidé avec la multiplication des expositions et l’expansion de leurs catalogues, au cours du dernier quart du siècle, à Londres, New York et surtout à Paris, grâce au développement de la Réunion des musées nationaux. Il suit tout avec intérêt, mais reste très vigilant sur la qualité scientifique des manifestations et des publications, grogne dans plusieurs cas si le catalogue est faible, remarque impitoyablement les manques dans une rétrospective et renvoie le lecteur compléter sa visite – à propos de Chassériau par exemple, au Louvre ou dans des églises parisiennes –, quand ce qui est montré sur les cimaises ne lui semble pas assez représentatif. Une exposition de peinture doit, selon lui, être naturellement de délectation, mais aussi, impérativement, une contribution à la connaissance : « Le Siècle de Rubens, écrit-il en 1977, continue cet ensemble d’expositions souvent mémorables qui, depuis celle des “Primitifs italiens” en 1954, dressent une sorte d’inventaire des tableaux des musées de province (et ce qui est peut-être plus utile encore des églises, y compris, c’est le cas ici, des églises parisiennes), il faut, une fois de plus, souligner l’utilité de telles manifestations, fruit d’un patient labeur et seul moyen de sauvegarder un patrimoine souvent mal connu et plus souvent encore conservé dans des conditions déplorables. »

13Dans le compte rendu – par ailleurs vibrant sur l’artiste concerné – de l’exposition « Dans la lumière de Vermeer », où l’on montrait, pas toujours avec pertinence, à coté des œuvres du peintre, d’autres artistes allant de Chardin à Cézanne ou Seurat, il manifeste ses exigences d’historien : « Il ne me paraît pas souhaitable que de telles expositions se multiplient. Fondées sur des rapprochements poétiques et sentimentaux elles ne proposent aucune certitude, n’invitent même pas à en découvrir. L’essentiel d’une œuvre nous échappe toujours, sinon dans l’émotion personnelle, elle-même presque toujours incommunicable, que nous éprouvons devant elle, et qu’un homme bien élevé a la décence de garder pour soi. Cet impressionnisme d’homme de goût était la plaie de la critique d’hier, et le structuralisme d’aujourd’hui [nous sommes en 1966], en dépit des apparences, n’en est pas loin. Si médiocres, décevantes, épuisantes à obtenir et provisoires que soient les certitudes historiques, il n’y a de méthode possible que là, il n’y a de vérité que dans l’histoire. »

14Le temps qui nous sépare de sa disparition fait mesurer l’étendue de la perte, la justesse de son œil nous manque, et le sérieux inégalé de son travail sous une trompeuse désinvolture de ton. D’autant que les usages journalistiques ont bien changé depuis une vingtaine d’années : on accordait aux articles d’André Fermigier, publiés dans Le Nouvel Observateur puis Le Monde, un espace généralement deux fois plus long qu’aux comptes rendus d’aujourd’hui.

15?

16On pourra lire ce livre de diverses façons : en connaisseur complice, heureux de visiter ou de revoir en excellente compagnie quelques-unes des meilleures expositions faites à Paris, Londres ou Nuremberg, voire Vichy ou Vesoul, des années 1960 aux années 1980 ; en lecteur savourant surtout le talent et la verve ; ou simplement en se laissant guider le regard pour la première fois par un homme d’une intelligence, d’une sensibilité et d’une liberté rares.

17Un exemple : Bonnard, « l’oncle Pierre », « à la fois le plus simple et le plus subtil des hommes » pour qui, cela n’échappera pas au lecteur, André Fermigier avait une particulière tendresse. Il lui consacrera d’ailleurs un livre et une autre remarquable chronique [2], malheureusement trop longue pour être reproduite dans ce volume (mais reproduite ci-après).

18De ses natures mortes, « il faudrait être vraiment bien aveugle pour ne pas voir que la modestie du sujet ne contredit en rien la majesté poétique de l’intention, la sensualité raffinée et en même temps l’ambition intellectuelle d’un peintre pour qui le point de départ du tableau était, tout comme pour Matisse, “une idée”. Voyez par exemple le coin de table du musée d’Art moderne, l’extraordinaire dérapage hors de la réalité qu’il nous propose et comment, grâce au déséquilibre des plans, à la pulsation frémissante de la couleur, les tons plats étant réservés aux zones abstraites, les objets, à peine lestés d’ombre, filent dans tous les sens et semblent sortir de leurs contours et des limites mêmes de la toile ». Après quoi, Fermigier ne peut résister au coup de patte : « Comparez cela au modernisme dévot, au côté offrande funèbre, reposoir et ménage bien fait qui caractérise tant de natures mortes de Braque, et dites-moi si ce n’est pas tout de même un peu plus stimulant. » Puis le chat se lèche les babines : « Et le Placard Rouge, sa porte s’ouvre sur un spectacle si grand, féerique et mystérieux que toutes les gourmandises et les souvenirs de l’enfance semblaient y avoir été enfermés. »

19?

20De chaque peintre, il retrace le parcours, et fait, avec une curiosité et une empathie pénétrantes, le portrait à la fois physique et moral. Qu’il s’agisse de Vermeer ou de Bonnard – « ces deux-là, je les sens véritablement fraternels » –, d’Ingres ou de Soulages, on les voit, on les entend presque, une sorte d’affection lucide le relie à eux. On se trouve par exemple devant un Greuze inattendu : « Un homme bizarre, compliqué, quelque peu mégalomane, sensible jusqu’au désordre, et dont les attendrissements semblent avoir caché une redoutable violence, des obsessions presque macabres », ou voici « Monsieur Ingres » : « un petit Méridional plein de feu et de bile, très court, très colérique, très grognon et très bon, têtu et dogmatique sans un sourire… »

21Quant à Millet : « Commençons par dire ce qu’il n’était pas, et en particulier qu’il n’était pas un imbécile comme on l’a souvent prétendu » ; tout comme Courbet, qui lui non plus n’était pas « une brute, un crétin, comme on l’a souvent dit, un Hercule forain de la peinture », mais… lisez plutôt ce qu’en écrivait Fermigier, dans « Le Michel-Ange des paysans » et dans « Le troisième homme ». De Matisse, ce « barbare exquis », il s’exclame qu’il est « le plus grand peintre de son temps » alors que Picasso, auquel il a consacré un petit livre toujours essentiel [3], en serait « le plus grand acteur », selon, ici, sa remarque dans « L’empire de Picasso ». Matisse, lui, ne paye pas de mine : « Levé tôt, travaillant tout le jour, il a, avec sa barbe, ses lunettes cerclées d’or, ses vêtements toujours très soignés, l’apparence d’un intellectuel, d’un bourgeois raisonnable et volontiers disert, calme, assuré, très soucieux d’hygiène et sagement épicurien, qui sait que rien ne s’obtient que par l’effort, la réflexion, l’équilibre de la prudence et de la témérité. » À la fois visuels et intellectuels, les portraits de Fermigier se nourrissent parfois d’une rencontre, même brève. Miré : « Un homme très petit, timide, hermétique, dont la présence ne pesait pas plus que celle d’un oiseau ou de l’un de ces insectes à peine perceptibles qui circulent dans les plis profonds de la nature et dont il a composé son bestiaire familier. Le regard était sérieux, l’allure inquiète, étonnée, et jusqu’à la fin de sa vie son visage était demeuré celui d’un enfant réservé, mélancolique – et très malin. » Son admiration et sa sympathie sont d’autant plus pudiques qu’il connaît personnellement les artistes. C’est le cas pour Avigdor Arikha, ou Pierre Soulages, dont il nous avertit dans « Le noir n’est pas si noir » qu’il « n’est pas d’être moins funèbre et moins pincé, plus disposé à rire et à s’emballer ».

22?

23Cependant, André Fermigier n’était pas seulement un chroniqueur d’expositions, un remarquable connaisseur de « la bonne peinture », un écrivain savoureux, mais aussi un véritable historien de l’art, doublé d’un combattant pour le bien public, convaincu et pugnace – plus que bien des universitaires, administrateurs et politiques dont c’eût été le rôle, mais qui n’avaient ni son œil ni son jugement, ni peut-être son courage. Défenseur du patrimoine architectural [4], il était également soucieux de l’intégrité des biens dits patrimoniaux et s’indignait comme le plus farouche des conservateurs de musées de l’évasion hors de France de ce que l’on n’appelait pas encore des « trésors nationaux » [5] : ainsi, et à juste titre, du départ des Grandes Baigneuses de Cézanne pour la National Gallery de Londres, autorisé par André Malraux, alors ministre de la Culture [6]. Même fureur à propos de l’envol définitif pour le musée de Düsseldorf d’une des plus belles compositions de grande dimension de son cher Bonnard, La Terrasse à Vernon[7].

24C’est également en « patriote patrimonial » que Fermigier réagit aux musées eux-mêmes, à leurs espaces, à leur conception, et pas seulement à leur contenu souhaité. Très tôt il se plaint de l’exiguïté et du manque de moyens du Musée national d’Art moderne et suggère, dès 1962, qu’on le déménage, pourquoi pas, suggère-t-il à l’époque… à la gare d’Orsay [8]. Quant à la création d’un musée qui montrerait sous tous ses aspects l’art de la seconde moitié du xixe siècle, il en émet en quelque sorte déjà le souhait au début de 1973, dans son compte rendu de l’exposition « Équivoques » : « Ne nous laissons pas prendre au piège de cette exposition. Ne rions pas trop vite. Demain la gare d’Orsay abritera peut-être le musée du xixe siècle : accrocher Bougereau à côté de Van Gogh serait une stupide provocation, mais il est souhaitable que quelques peintres retrouvent la place qu’ils occupaient avant la guerre au Louvre, et dont les a privés une étape, très provisoire, de l’évolution du goût. Quelques-uns, encore une fois, pas tous. » Rappelons que le nouveau musée d’Art moderne ouvrira quinze ans plus tard au Centre Pompidou en 1977, et le musée d’Orsay, fin 1986, treize ans après la remarque de Fermigier. C’est d’ailleurs en grande partie grâce à lui que le bâtiment de la gare fut sauvé d’une destruction programmée [9]

25?

26Historien, défenseur du patrimoine, certes ; mais André Fermigier est peut-être avant tout un écrivain. Sur ce point, ses plus proches, comme Pierre Nora, ne s’y sont pas trompés : « Il y avait en lui du Proust inaccompli, du Stendhal des Mémoires d’un touriste, du Larbaud amoureux du cœur frais de la France, de l’Émile Mâle et du Focillon dans la science et l’autorité du jugement, du Léautaud pour ses bêtes noires et du Cocteau dans le feu d’artifice [10]. » Sans doute est-ce son goût pour la littérature qui l’a d’ailleurs entraîné vers l’art, comme le montre une conférence remarquée qu’il fit à l’âge de vingt-cinq ans, à l’Alliance française de Copenhague, sur Manet et Baudelaire. Et c’est en autodidacte passionné qu’il est devenu « connaisseur » et historien d’art, et d’emblée avec une fougueuse et insolente autorité : en témoigne son premier article, consacré à la rétrospective David de 1949, écrit au même âge que cette conférence.

27?

28Tout jeune, donc. Revenons brièvement sur son parcours. Agrégé de lettres classiques, il enseigne à Reims (1946-1947), au lycée français d’Alexandrie (1947-1948) où il se lie d’amitié avec Étiemble, puis à l’Institut français de Copenhague (1948-1951). Mais c’est à Florence, on le comprend aisément, où il passe trois années à l’Institut français de 1951 à 1954, que se détermine sa vocation d’historien d’art. Non seulement les lieux sont évidemment stimulants, et André Fermigier a sillonné en « pèlerin passionné » toute l’Italie, pendant ses années florentines ; mais aussi la présence de nombreux historiens, célèbres – Bernard Berenson, et Roberto Longhi, dont il suivit les cours – ou de jeunes collègues, comme l’Américain Jacob Bean qui dirigera quelques années plus tard le cabinet des dessins du Metropolitan Museum de New York, et Jean-François Revel, arrivé en 1952 à l’Institut français, philosophe, et lui aussi amateur d’art, la suite le prouvera largement [11]. Il est intéressant d’observer sous la plume de ce dernier le rôle joué alors par André auprès de lui : « Deux adjuvants concoururent à réformer l’amateurisme superficiel avec lequel j’avais alors abordé jusque-là la peinture, et l’art en général. Le premier fut le rôle de guides que jouèrent pour moi André Fermigier et Jacob Bean dans mon étude de l’art italien. De guides, ou plutôt de modèles car ce fut surtout moi qui épiait leur manière de procéder, et qui reconstituait, en les écoutant, leurs antécédents intellectuels et leurs expériences esthétiques. Jamais ils ne se firent pédagogues, attitude didactique qui aurait été en complet contraste avec la désinvolture de leur talent [12]. » À peine dix ans plus tard, en 1961, c’est d’ailleurs Revel, alors journaliste à l’Observateur, qui poussa Fermigier à y écrire ses premiers articles. C’est donc lointainement à lui que ce recueil doit son existence.

29Historien d’art, Fermigier le fut aussi dans son action d’éditeur, lorsqu’il prit en main la série « Art » du Livre de poche Hachette, de 1965 à 1972, avant de terminer sa carrière en enseignant l’histoire de l’art à l’université de Paris Sorbonne. C’est ainsi lui qui aura mis à la disposition du grand public les livres essentiels des plus grands historiens d’art du xxe siècle, anglo-saxons ou allemands, dont son ami Revel venait pour la première fois de publier ou commander les traductions [13]. Pour ne citer que les plus importants, Anthony Blunt, Jacob Burckhardt, Kenneth Clark, Max Friedlinder, E. H. Gombrich, Roberto Longhi, Nikolaus Pevsner, Fritz Saxl : ou les bonnes et sérieuses lectures cosmopolites de Florence à la portée de tous ! Le rôle de ces deux outsiders, ni conservateurs ni, au départ, professeurs d’université ou spécialistes en la matière, aura été essentiel pour donner une ouverture internationale à l’histoire de l’art en France à partir de 1960, lui faisant rattraper un retard qui, vu d’aujourd’hui, paraît assez stupéfiant [14]. On nous répondra : mais les chercheurs pouvaient lire dans la langue originale. Eh bien, justement ! l’entreprise des deux amis s’attaquait aux chasses gardées des spécialistes, au caractère renfermé de la critique et de la recherche françaises, aux péchés mignons bien hexagonaux des années trente aux années cinquante, quand on privilégiait l’approche poétique ou lyrique – par exemple à la Malraux –, avant que les analyses structuralistes, sociologiques ou idéologiques, n’occupent – sauf exceptions [15] – le territoire de l’histoire de l’art dans l’édition française, tout comme, la plupart du temps, celui de la critique d’art.

30?

31Or André Fermigier s’inscrivait précisément dans une lignée qui remonte bien au-delà des années vingt, moment où, selon lui, les poètes s’emparèrent de la critique d’art, avec André Salmon en particulier. Il stigmatise la critique dite poétique – qui n’est pas forcément celle des meilleurs poètes : Baudelaire n’écrit pas « poétiquement ». « Je pense que la critique poétique est en partie responsable de l’incroyable niveau d’irresponsabilité, d’ignorance et de sottise, de la bouillie intellectuelle et du jargon moliéresque qui caractérisent une grande partie de la critique de ces vingt dernières années », écrivait-il au début de 1968.

32Il appartenait évidemment à l’autre famille, celle des critiques qui va du xviiie siècle jusqu’à la guerre de 14. Il faut savourer ce qu’il écrivait sur la peinture à la lumière de ses admirations pour certains de ses prédécesseurs. Elles vont de Diderot à Fénéon, Thadée Natanson ou Jacques Émile Blanche, en passant par Baudelaire, Fromentin, Thoré ou Gustave Geffroy, « chroniqueurs attentifs, chaleureux parfois et même vigoureusement engagés, mais préférant toujours l’analyse à l’effusion ».

33Il n’est pas tendre pour certains penchants de Diderot, qui pourtant généralement l’enchante. Ainsi, dans son Essai sur la peinture, l’auteur des Salons « veut montrer qu’il est capable d’en remontrer à tous les abbés esthéticiens de son temps, qu’il sait aussi raisonner sur la peinture en philosophe et en professionnel. Et voilà que nos malheurs commencent. Car si Diderot, lorsqu’il dit ce qu’il voit et ressent, lorsqu’il note sans apprêt ses enthousiasmes et ses dégoûts, est presque toujours charmant, irritant à l’occasion mais plus d’une fois irrésistible, dès l’instant où il se mêle de théorie, où les grands principes et les règles du beau le travaillent, le voilà qui s’empêtre et s’embarbouille de façon abominable, court la poste, tombe dans le fossé, revient à la grande route, mais c’est pour la prendre en sens contraire, nous éblouit de ses incidentes, de ses digressions, […] c’est de la bouillie pour les chats ».

34On comprend pourquoi la modestie et la justesse d’œil et d’analyse d’un Jacques Émile Blanche, qui n’était plus alors à la mode – raison de plus ! –, plaisaient tant à André Fermigier. Au point qu’il semble se décrire lui-même lorsqu’il dit du peintre-chroniqueur : « Il n’a pas, en somme, si mal séparé le bon grain de l’ivraie. Ajoutons qu’il fut le plus indépendant des hommes, ne se lia à aucune coterie, et que les vertus morales, qui sont les premières vertus du critique, étaient chez lui aussi remarquables que ses dons naturels. »

35Un esprit libre, en somme, comme André Fermigier. Cet homme de gauche était le contraire d’un idéologue, cet esprit sérieux était d’une drôlerie irrésistible, et son absence de prétention ne doit pas faire oublier le talent de l’écrivain. Modeste, trop peut-être, lorsqu’il conclut son « Hommage à Baudelaire, critique d’art » par ce programme minimal : « Nous ne pouvons tous prétendre à la profondeur psychologique, au merveilleux pittoresque d’expression, à l’humour royal de Baudelaire. Nous pouvons toujours dire ce que nous avons vu, essayer au moins d’être des chroniqueurs sincères et véridiques. »


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.120.0076

Notes

  • [1]
    La Bataille de Paris, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 1991.
  • [2]
    Bonnard, Paris, Éd. du Cercle d’art, 1969, et article du même titre, in Les Temps modernes, mars 1967, pp. 1691-1704.
  • [3]
    Picasso, Paris, Le Livre de poche-art, 1969.
  • [4]
    La Bataille de Paris, op. cit.
  • [5]
    Le terme de trésor national et la commission où s’en décide le choix datent de 1993. La création d’un fonds du patrimoine pour les œuvres exceptionnelles, de 1979.
  • [6]
    Dans « Le temple aboli », 1978 ; l’œuvre était sortie de France en 1964.
  • [7]
    Dans « Le compotier et le mimosa », 1984.
  • [8]
    Dans l’article sur « Chagall à l’Opéra », France Observateur, août 1962.
  • [9]
    Voir La Bataille de Paris, op. cit., pp. 19 et 334.
  • [10]
    Pierre Nora, « Les colères de Fermigier », Le Nouvel Observateur, 20 mai 1988.
  • [11]
    Voir l’excellent livre de Jean-François Revel, L’Œil et la connaissance. Écrits sur l’art, Paris, Plon, 1998, qui rassemble ses articles dans Connaissance des arts et dans L’Œil de 1958 à 1966.
  • [12]
    Jean-François Revel, Le Voleur dans la maison vide, Paris, Plon, 1997, p. 272 et s.
  • [13]
    Dans la collection « Histoire de l’art », Paris, Julliard, de 1959 à 1963.
  • [14]
    Cf. J.-F. Revel, L’Œil et la connaissance, op. cit., p. 323 et s.
  • [15]
    Par exemple les travaux d’André Chastel.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions