L’heure n’est plus où une sommité de la discipline pouvait péremptoirement déclarer : « La sociologie démontre l’inexistence de l’individualisme. » J’ai entendu ce fier propos, de mes oreilles, quelque part autour de 1985. Ces belles certitudes se sont faites plus discrètes. Pour tout dire, l’ampleur du processus d’individualisation dont nous sommes témoins a fini par les rendre dérisoires. Ses proportions sont telles qu’il n’est plus possible de le réduire à un épiphénomène monté en épingle par des « journalistes » ou compris de travers par des publicistes étrangers à la rigueur scientifique. La science sociale se doit de le prendre en compte et de s’en expliquer. À cet égard, le livre de Jean-Claude Kaufmann représente une date importante. Il marque le tournant de l’appropriation du thème par la sociologie qui lui était a priori la moins favorable. Et il montre que cette saisie tardive et contrainte peut se révéler féconde.
Les réticences profondes qu’on sent d’un bout à l’autre de son livre à l’égard du concept d’individu sont, pour finir, ce qui fait le prix de son entreprise. Car, comme par ailleurs, celle-ci est conduite avec une parfaite bonne foi vis-à-vis des données du problème et un grand souci de rigueur, elle tire de cette réserve même une lumière inhabituelle et puissante. L’individu (au sens sociologique du terme) ne devrait pas exister. Or il est là. Comment cela peut-il se faire ? Loin des « évidences » de l’individu, qu’il récuse, avec de forts arguments, sans toutefois les réduire à une pure et simple illusion, Kaufmann fait ressorti…