La réflexivité est incontestablement une donnée centrale de la modernité : là où la tradition définissait a priori les réponses, les individus et les institutions multiplient désormais les questions. Il n’est plus rien qui ne puisse être aujourd’hui interrogé avec les armes pointues de la science, massivement vulgarisées par les médias. La sécurité alimentaire en a fourni récemment une belle illustration : nous n’acceptons plus de manger sans savoir le fin du fin de ce qui est dans notre assiette. L’homme ordinaire est devenu un homo scientificus traitant sa propre expérience quotidienne comme un objet de laboratoire. Quant aux institutions et organisations diverses, elles inventent un nouveau type de fonctionnement bureaucratique, plus intelligent.
Çà et là cependant, quelques voix s’élèvent pour signaler que cette réflexivité généralisée n’implique pas obligatoirement une avancée du savoir, que la connaissance toujours plus spécialisée des détails masque une perte de maîtrise intellectuelle des processus d’ensemble. Notre société serait-elle devenue trop complexe pour être appréhendée comme du temps des encyclopédistes ? La spécialisation de la pratique scientifique ne représente en fait qu’un élément technique, qui n’est pas en lui-même insurmontable. Le cœur de la difficulté se situe ailleurs, dans le bouleversement du mode de production de la théorie. Justement à cause de la réflexivité généralisée, qui débouche sur ce paradoxe : c’est parce que la société est devenue plus intelligente que l’intelligence théorique parvient plus difficilement à s’imposer…