1Le Débat. – Abdesselam Cheddadi, vous êtes professeur à l’université de Rabat, historien, spécialiste de l’historiographie musulmane en général et d’Ibn Khaldoun en particulier. On aimerait savoir quelle expérience vous avez de la recherche et du dialogue des cultures. Vous vivez à cheval entre le monde marocain, arabo-musulman, et le monde occidental, surtout français. Cela vous donne une position privilégiée pour traiter de ce sujet.
2Abdesselam Cheddadi. – Né dans un pays comme le Maroc et sortant d’un milieu musulman, je suis moi-même musulman de culture et musulman de tradition. Musulman d’autant plus que ma famille descend du Prophète, si l’on en croit les généalogies. Depuis plusieurs siècles, c’est une famille de lettrés à Fès. Tel est mon milieu d’origine. Mais une personne n’est pas seulement déterminée par ses origines. Elle l’est aussi par bien d’autres choses et pour ce qui me concerne, je me suis intéressé à toutes les formes de pensée, tant à celles de l’Occident qu’à la pensée indienne et japonaise – à cette dernière d’une façon très précise et concentrée –, aux religions de l’Amérique précolombienne et aux civilisations primitives. Ce que j’ai ainsi appris sur mon propre monde, c’est que l’on ne saurait se contenter aujourd’hui de prolonger une tradition. La tradition, il faut d’abord la relire et donc se donner les moyens de la relire. Et puis, au cours de cette relecture, des contacts réels, forts, fructueux, intéressants peuvent être établis avec d’autres traditions. Si l’on ne fait que prolonger, on est réduit à un langage très limité, on se condamne à une espèce de folklorisation, ou mieux, à une chloroformisation. Ce n’est pas un mal en soi : autrefois, même quand il était question de « cultures chaudes », les sociétés bougeaient peu, et lentement. Aujourd’hui, le changement devient tout-puissant, et aucune société ne peut y échapper. La seule manière d’en sortir, c’est à la fois de s’ouvrir à ce qui se passe ailleurs et de se repenser soi-même, repenser sa propre culture. Depuis de longues années, maintenant, je me suis fait à cet exercice de relecture et de confrontation, de travail sur soi pour pouvoir dialoguer avec les autres.
3Le Débat. – À partir de là, la question qu’on est conduit tout naturellement à vous poser porte sur la manière dont vous comprenez l’état où se trouve cette entreprise que vous avez menée pour votre compte personnel, à l’intérieur de la culture à laquelle vous appartenez. De l’extérieur, mais peut-être est-ce dû au manque d’informations, une entreprise de ce type paraît relativement isolée, même si l’on en connaît d’autres exemples illustres ; elle paraît peu audible pour le public cultivé et elle rencontre, semble-t-il, dans l’aire arabo-musulmane des difficultés assez spécifiques. C’est sur ces points qu’on aimerait vous entendre.
4A. Ch. – Je suis entièrement d’accord avec ce que vous dites. Les difficultés sont très grandes. On peut parler des difficultés immédiates et de difficultés d’un type différent, qui, elles, ont des racines historiques plus profondes. Je commencerai par les premières, en prenant l’exemple de mon cheminement personnel.
5Il y a vingt ans, je me trouvais en France et je commençais à travailler sur Ibn Khaldoun. J’étudiais à l’époque son système éducatif, parce qu’il a écrit des choses fort intéressantes sur l’éducation musulmane. Or, je menais alors moi-même une réflexion sur le système éducatif au Maroc. Je suis sorti rapidement de la problématique de l’éducation pour me tourner vers d’autres aspects de la pensée d’Ibn Khaldoun, parce que ce qui le rend particulièrement attachant, c’est qu’il s’agit d’un esprit à la fois encyclopédique et profond, qui a abordé l’ensemble des problèmes du monde du xive siècle. Comme j’étais en France, j’eus immédiatement la possibilité de travailler sur un texte d’Ibn Khaldoun, de le traduire et de le publier. Cela s’est fait assez rapidement, en deux ans à peine. Or, une telle entreprise rencontrerait beaucoup de difficultés au Maroc, et ce n’est pas sûr qu’elle puisse être menée à bout. Pour pouvoir travailler sur un texte, le traduire et le publier, il faut un entourage qui stimule : matériellement, il faut des livres et des ouvrages de référence, et il faut aussi des gens avec qui l’on peut discuter des problèmes difficiles, ce qui permet d’avancer. Je crois que ma première expérience de travail en France a été réussie parce que je me trouvais dans un lieu où il était possible d’avoir rapidement accès à la littérature dont j’avais besoin et aux outils intellectuels qui me permettaient d’appréhender les problèmes d’une façon nouvelle et pas seulement dans le cadre de la continuité de la tradition.
6Le Débat. – Vous voulez dire qu’au Maroc, il n’y a pas de bibliothèques qui auraient pu vous fournir ce qui était nécessaire à votre travail ?
7A. Ch. – Si j’étais resté au Maroc, j’y aurais trouvé certaines choses, une partie de la littérature. Le texte de l’Autobiographie d’Ibn Khaldoun sur laquelle je travaillais fut édité par un Marocain, mais qui vivait en Turquie, et le livre parut en Égypte. On pouvait, évidemment, mettre la main sur ce livre au Maroc, ainsi que sur quelques autres. Mais ce n’est pas suffisant. Pour comprendre Ibn Khaldoun, il faut se poser par exemple la question de l’autobiographie. Pour répondre, il faut pouvoir faire le tour tant de ce qui s’écrit maintenant sur la question que de ce qui s’écrivait à l’époque musulmane. Et là, il faut traverser toute une littérature qui n’est pas toujours facile d’accès. Et sans avoir tout cela à portée de main, on ne peut pas faire de travail sérieux.
8Le Débat. – Cela signifie, autrement dit, que le contact de la culture arabo-musulmane avec ses grands classiques n’est pas globalement assuré par un système de bibliothèques d’accès commun ?
9A. Ch. – Arrêtons-nous un instant sur le cas d’Ibn Khaldoun. Il a été repris en Turquie entre le xviie et le xixe siècle, mais la véritable redécouverte à partir de laquelle on commence à écrire sur lui un peu partout, y compris, assez rapidement, dans les pays musulmans mêmes, se fait au début du xixe siècle en Europe. Une œuvre telle que la Muqaddima (Les Prolégomènes) d’Ibn Khaldoun est fondamentale et peut parfaitement être mise au même niveau que les œuvres des grands philosophes grecs, Aristote ou Platon, ou d’historiens comme Thucydide ou Polybe. Ce texte a eu une édition en France à partir d’un nombre réduit de manuscrits au milieu du xixe siècle et une autre édition au Caire, à peu près à la même époque, faite, elle aussi, à partir d’un nombre limité de manuscrits. Cela est tout à fait insuffisant s’agissant de l’établissement critique d’un texte, lorsqu’on sait que les manuscrits de la Muqaddima se comptent par dizaines. La première publication d’un tel texte fondamental aurait dû normalement conduire plusieurs personnes ou équipes de recherche à l’établir d’une façon mieux justifiée et à l’étudier. Rien de tel ne s’est produit. Jusqu’à aujourd’hui nous n’avions pas d’édition critique valable de la Muqaddima d’Ibn Khaldoun. Une des choses auxquelles je me suis attelé, c’est précisément cela. Je me suis dit : je commence à m’attacher à ce sujet, il faut donc que j’aille jusqu’au bout. Et la première chose qu’il me faut faire, c’est établir une édition critique.
10Si l’on élargit maintenant ces remarques aux formes globales des rapports qui sont entretenus aujourd’hui avec la culture arabo-musulmane, une culture d’une richesse incroyable dans tous les domaines, d’ailleurs encore inégalement explorée, on constate un phénomène déroutant : la culture arabo-musulmane est mieux étudiée et mieux connue à l’étranger que dans les pays musulmans eux-mêmes. Dans les pays occidentaux et au Japon, on dispose d’institutions de recherche et de moyens documentaires sur l’islam d’une qualité et d’une envergure sans équivalents dans aucun pays arabe ou musulman, à l’exception, peut-être, de la Turquie. Le fonds arabe des textes fondamentaux dans tous les domaines a été, pour l’essentiel, édité et étudié par des Occidentaux. Ces « orientalistes » ont eu quelques émules parmi les savants arabes qui ont prolongé leurs efforts en travaillant selon les critères actuels d’édition savante. Mais le plus souvent, peut-être dans 90 % des cas, les textes du fonds arabe classique et médiéval qui se trouvent sur le marché arabe ont été établis sans aucune règle et publiés sans présentation, sans commentaires ; ces textes, qui ne sont pas fiables, ne sont, par conséquent, pas de véritables outils de travail et de connaissance. En plus, l’impulsion qui est derrière la plupart de ces travaux d’édition de textes est une impulsion presque uniquement religieuse. Il n’y a pas de parti pris général de reconquête du fonds traditionnel dans toute sa variété et sa richesse. Il y a un certain nombre de poussées de caractère idéologique ou religieux, qui restent fragmentaires, disparates, et qui ne permettent pas aux musulmans de maîtriser leur propre patrimoine. Leur connaissance de leur passé et de leur culture reste donc très fragmentaire, sélective, et réalisée avec des moyens tout sauf rigoureux. Autrefois, il y avait des musulmans qui avaient des méthodes précises et rigoureuses d’établissement des textes, qui permettaient d’assurer la continuité de la tradition savante. Ces méthodes sont complètement perdues, sans avoir été remplacées par les méthodes critiques de l’érudition occidentale.
11Le Débat. – À partir de là, on pourrait en venir à ce que vous évoquiez au début de notre entretien : les difficultés de fond qui appartiennent en propre à la culture arabo-musulmane et à son histoire, pour, ensuite, généraliser sur cette culture aujourd’hui et, notamment, sur ses rapports avec l’Occident.
12A. Ch. – Ces problèmes de fond, il faut les replacer dans l’histoire, à l’époque où, face à deux grandes aires de civilisation dominantes jusque vers le xve siècle, l’aire arabo-musulmane et l’aire chinoise, une troisième civilisation commence à émerger : la civilisation occidentale. On se serait attendu à ce que l’Islam, qui avait déjà montré sa capacité d’assimiler l’apport d’autres civilisations, profitât de ce nouveau venu et reprît de lui les nouvelles acquisitions des connaissances, les nouveaux concepts scientifiques, etc. Malheureusement, il n’en a rien été. Et le retard s’est accumulé de siècle en siècle.
13Prenons les bibliothèques américaines avec leurs millions de volumes, qui ont récupéré les fonds anciens, tout en veillant à les compléter avec les créations nouvelles ; même si chaque lecteur n’en lit qu’une infime fraction, c’est cette accumulation gigantesque qui permet aujourd’hui à la recherche de fonctionner et aux Américains d’être à la pointe de la recherche mondiale dans de nombreux domaines. Or la civilisation musulmane n’a rien fait pour s’approprier toutes ces nouveautés et pour reprendre dans une perspective nouvelle son propre héritage. Aussi n’a-t-elle pas de base minimale pour se penser elle-même ni pour s’adresser aux autres. La première difficulté majeure résulte donc du fait que la civilisation musulmane s’est laissé distancer d’une façon presque insurmontable sur le plan culturel.
14D’où la rupture entre deux fonctions d’habitude liées étroitement l’une à l’autre, celle du pouvoir et celle du savoir. Le savoir étant complètement décalé, le pouvoir vivote ; il ne peut que se défendre par des moyens inappropriés et, plus généralement, compter sur la technologie militaire et le soutien stratégique étrangers. Le lien entre le pouvoir et le savoir permet en effet au premier de se penser lui-même et il lui assure en outre des moyens adéquats aux défis qu’il lui faut relever. Coupé du savoir, le pouvoir est démuni. Dans l’Islam lui-même, on a assisté à une élaboration de ce lien qui a existé à l’âge classique. Si le mouvement de traduction du grec en arabe a pu réussir, c’est parce que la classe dirigeante arabe de l’époque s’est directement impliquée dans ce travail d’assimilation. Le lien entre le pouvoir et le savoir était alors parfaitement réalisé et réfléchi ; d’un côté, le pouvoir consentait au prix qu’il fallait payer pour l’acquisition du savoir, de l’autre, les savants aidaient le pouvoir. Cela s’est totalement perdu, surtout à partir du xviiie siècle.
15Dans le monde arabe, la décadence politique commence bien plus tôt. L’empire arabe, à partir du milieu du xie siècle, submergé par les Turcs seldjoukides, n’existe pratiquement plus. Mais l’islam ne se réduit pas au monde arabe. L’époque seljoukide elle-même reste intéressante, parce qu’elle a créé un modèle d’administration largement appuyé sur une élite intellectuelle, en plus des castes militaires. Cela contribuera fortement à l’assimilation des Mongols quand ils déferleront sur le monde de l’islam aux xiiie et xive siècles et atténuera les effets destructeurs de leurs conquêtes. Nous assistons par ailleurs, encore au xve siècle, à la création de trois empires très puissants (les Séfévides d’Iran, les Moghols de l’Inde et les Ottomans) qui se sont maintenus jusqu’au xviiie, voire, comme l’Empire ottoman, jusqu’au xxe siècle. Et dans ces empires, le lien entre le savoir et le pouvoir était resté vivant. Des œuvres scientifiques importantes furent créées ; cela vaut notamment pour l’historiographie ottomane, pour les mathématiques, pour l’astronomie ; l’architecture, la peinture, la calligraphie étaient florissantes, et dans le domaine de l’armement les Ottomans, jusqu’au xviiie siècle, étaient à égalité avec l’Occident. C’est au xviiie siècle que le déclin devint réel. On sait que la modernité occidentale se distingue par un double mouvement de démocratisation du savoir et du pouvoir, sans que les liens entre les deux instances se desserrent, bien au contraire, ils se renforcent, mais d’une manière multiforme et diffuse. Ce qui se passe pour le monde de l’islam à partir du xixe siècle, c’est que le savoir non seulement rencontre d’extraordinaires difficultés pour se démocratiser, mais, plus grave, se rigidifie, se rétrécit. De son côté, le pouvoir a du mal à changer dans le bon sens, et il perd dans le même temps les garde-fous religieux et juridiques qui réfrénaient autrefois sa tendance à la tyrannie. On peut se demander comment les sociétés musulmanes ont pu vivre – ou plutôt survivre – pendant deux siècles avec un système du savoir sclérosé qui ne pouvait plus avoir de liens vivants avec un système du pouvoir lui aussi généralement tyrannique et en rupture avec la société. Il faut regarder de plus près la conjoncture internationale au cours de ces deux derniers siècles, qui peut seule expliquer, à mon sens, cette situation. C’est une question historique des plus passionnante, mais malheureusement, nous ne pouvons pas trop nous y attarder ici.
16Le Débat. – Pouvez-vous évoquer les énormes problèmes que pose l’acquisition par une langue comme l’arabe d’une terminologie, des catégories non seulement de la philosophie mais aussi des sciences humaines, de la philologie, sans même parler des sciences exactes.
17A. Ch. – Le travail sur la langue qui a été fait en Europe à partir de la Renaissance, à la suite de l’assimilation du savoir des Anciens et de la science arabe, d’une part, et, d’autre part, à une exceptionnelle effervescence culturelle, n’a pas eu d’équivalent dans le monde arabe. La langue arabe avait montré auparavant ses capacités d’assimilation et sa créativité en s’appropriant les apports de la culture grecque, de la culture iranienne, dans une certaine mesure, de la culture indienne, et, sans doute aussi, d’éléments importants de la culture chinoise. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle n’assimilât pas, de même, les innovations introduites par les Européens. Le problème ne se pose pas à propos de la langue en elle-même. Il se pose au sujet de la réaction globale du monde musulman à l’émergence de la modernité. C’était une réaction difficile, réticente, lente, souvent mal pensée et mal conçue, pas du tout coordonnée. Le résultat c’est que, aujourd’hui, la langue arabe n’a pas les textes fondamentaux de la science moderne, ni dans les sciences exactes ni dans les sciences humaines, tout aussi importantes, sinon plus. La langue arabe dont on dispose aujourd’hui ne dépasse pas, le plus souvent, le niveau de la communication courante. Dès qu’on veut aller au-delà du niveau journalistique et politique, les difficultés sont immenses. Vocabulaire incomplet et imprécis, syntaxe truffée d’expressions calquées sur l’anglais ou le français, absence alarmante des concepts les plus élémentaires de la philosophie moderne, des sciences humaines et sociales, sans parler du vaste domaine des sciences exactes. Le nombre de livres traduits en arabe dans ces différents domaines est infime, les ouvrages de vulgarisation rares, les créations proprement arabes quasi inexistantes. On croit pouvoir résoudre le problème à coups de lexiques techniques pour lesquels on s’affaire dans les académies, mais qui restent le plus souvent lettre morte. Dépourvus des moyens de penser le monde, les locuteurs de l’arabe se trouvent dans des situations absurdes. Les gens sont obligés de réagir, mais ils n’ont pas les moyens de le faire de façon adéquate. Alors ils réagissent par le silence ou l’agression. Quand ils pensent adopter un langage qui leur est propre pour s’adresser aux autres, étant donné les handicaps linguistiques et culturels que je viens d’évoquer, leur langage n’est pas audible. S’enfermant dans des conceptions traditionnelles mal assimilées, avec parfois un saupoudrage moderne, n’ayant qu’un accès fragmentaire et extrêmement limité aux conceptions scientifiques et politiques modernes, ce langage est condamné à être cacophonique, c’est-à-dire proprement barbare. Les seules réactions qu’il suscite chez l’autre, comme on s’en est aperçu récemment, c’est soit, sur le plan politique, le rejet et l’anathème en tant que discours barbare, contraire à la civilisation, soit, sur le plan académique, sa réduction à un objet d’étude ethnologique.
18Le Débat. – C’est peut-être le moment d’évoquer l’état du système d’éducation dans le monde arabe et plus particulièrement au Maroc, dont vous avez l’expérience la plus directe. On aimerait savoir surtout si des moyens sont mis en œuvre qui permettent, à terme, de surmonter les handicaps dont vous parliez.
19A. Ch. – La civilisation musulmane, en continuité d’ailleurs avec l’Antiquité gréco-romaine et la Perse sassanide, avait créé un système éducatif qui avait un côté informel très fort : l’éducation, c’étaient les hommes beaucoup plus que les institutions ; le savoir, c’était ce qui se passait dans le cœur de l’homme, et la transmission se faisait d’homme à homme. Les institutions n’avaient donc pas l’importance qu’elles ont acquise en Occident avec la création du système d’enseignement universitaire, même si celui-ci a emprunté plusieurs éléments à l’éducation musulmane, en particulier au niveau de la conception et de l’organisation du curriculum scolaire et à celui du concept même d’université. Même si les madrasas ont précédé les collèges et les universités occidentales, elles avaient un caractère beaucoup plus informel que les universités européennes s’agissant, notamment, de la fonction des professeurs, de l’organisation des études, des examens et des diplômes. Et c’est un tel système qui s’est maintenu jusqu’au xxe siècle.
20Au Maroc, un nouveau système éducatif a commencé à être instauré avec la présence française, à l’époque du protectorat. La France, on le voit aujourd’hui, a joué un mauvais jeu. Elle s’est intéressée à la formation d’un personnel très limité, d’une élite très étroite capable de l’aider à gérer ses intérêts. Par ailleurs, un choix a été fait qui, à mon sens, n’a pas été très intelligent : la France a en quelque sorte fonctionnalisé la langue. Tout ce qui était moderne était l’apanage du français ; l’arabe était réservé à la religion et, jusqu’à un certain niveau, à la culture littéraire. On a essayé également de faire un enseignement en berbère en isolant les régions montagneuses où le berbère était prépondérant des régions urbaines, parlant généralement l’arabe. Autant dire que la politique linguistique française à l’époque coloniale a eu des conséquences particulièrement néfastes. Le système éducatif lui-même était très cloisonné avec, d’un côté, les Français et les Israélites, de l’autre côté les musulmans notables ; à cela s’ajoutaient quelques écoles pour le peuple qui n’ont connu une certaine extension que vers la fin de la période coloniale. La recherche en histoire, en langues et dans les autres domaines des sciences humaines et sociales, ainsi d’ailleurs que dans les sciences exactes, était elle aussi orientée selon les besoins de la colonisation.
21Après l’indépendance du Maroc, il fallut trouver un remède à tout cela. Malheureusement, on n’en a trouvé à aucun des problèmes les plus cruciaux. En particulier, il aurait fallu qu’il y ait des gens pour penser le système éducatif, des concepteurs, et il fallait reposer sérieusement la question de la langue et de la double reconquête culturelle : celle du patrimoine propre, berbère et arabo-musulman, et celle du patrimoine moderne qui s’était accumulé au cours des quatre ou cinq derniers siècles. Or, pendant la première dizaine d’années, on a assisté simplement à la prolongation du système colonial avec des tentatives de corriger quelques-uns de ses défauts. Et puis, on a essayé de démocratiser l’enseignement, de l’ouvrir au plus grand nombre et d’introduire massivement la langue arabe, ce qui était parfaitement légitime. Mais ni pour la démocratisation ni pour l’introduction de la langue arabe, on n’a pris les mesures nécessaires à la réalisation de ces objectifs.
22On a décrété un certain nombre d’objectifs sans jamais penser sérieusement à réunir les moyens permettant de les atteindre. Les problèmes se sont ainsi accumulés d’année en année, et aujourd’hui on se trouve avec un système bloqué tant pour ce qui est des professeurs que pour ce qui est de la langue. Les Marocains dans leur majorité maîtrisent aussi mal le français que l’arabe. Le problème de la langue berbère n’a pas été résolu de façon courageuse ; resté longtemps tabou, il est encore regardé par le petit bout de la lorgnette. Quant à la double reconquête culturelle, je ne suis même pas sûr que la question ait jamais été posée clairement.
23Nous avons certes une quinzaine d’universités et une trentaine de grandes écoles au Maroc, mais la formation qui y est dispensée laisse beaucoup à désirer, parce que ni les enseignants ni les étudiants n’ont les moyens d’en assurer un bon niveau. Il eût mieux valu être pendant un certain temps moins démocratique mais plus efficace. L’énorme système éducatif que nous avons est aujourd’hui malade et très difficile à soigner.
24Le Débat. – Quelles sont alors les possibilités d’évolution que vous voyez à partir de ce diagnostic sans complaisance ?
25A. Ch. – Il faut d’abord que les gens au pouvoir prennent conscience du fait que leur destin est irrémédiablement lié à celui du système d’éducation. Ce n’est pas quelque chose d’adventice. Leur destin réel dépend de cela. Une véritable prise de conscience devrait se traduire par un train de mesures concrètes de diffusion et de démocratisation de la culture générale et du savoir en créant les institutions adéquates, en encourageant la création et la publication, en prenant au sérieux le problème fondamental de la langue, en restaurant la dignité de tous ceux qui s’occupent d’éducation, de science et de culture. Cela ne va pas sans une démocratisation profonde du pouvoir et de la vie politique en général, car, on vient de le voir, le savoir et le pouvoir sont aussi solidaires dans la société moderne qu’ils l’ont toujours été, mais, bien sûr, selon des modalités différentes.
26Je crois qu’une telle conscience n’existe pas encore ou, du moins, ne s’exprime pas encore avec assez de force. Or, c’est elle et elle seule qui pourrait faire comprendre aux gens du pouvoir, par exemple, qu’ils doivent construire les bibliothèques – bibliothèques conformes aux exigences d’aujourd’hui – et d’autres équipements culturels, car l’université et l’école, ce ne sont pas seulement des professeurs, des murs et des étudiants. C’est tout un système fort complexe qui comprend les concepteurs de l’éducation, les moyens pédagogiques et didactiques, les premiers noyaux de constitution du savoir ; si l’on n’est pas capable aujourd’hui de suivre la science qui se fait dans le monde, on peut au moins poser les premiers jalons pour y arriver un jour. Tout cela, on doit encore pouvoir le faire ; la situation n’est pas désespérée. Mais il y faut de la volonté.
27La jeunesse marocaine est très vivante, très créative dans beaucoup de domaines. L’activité des O.N.G. est débordante, parfois de la façon la plus inattendue : depuis les initiatives en vue de donner aux gens dans les campagnes les éléments culturels nécessaires et de les aider à concevoir des projets de développement de leurs régions, jusqu’aux nouvelles revues d’architecture, la construction d’édifices parfois extrêmement modernes, les créations littéraires… Il y a aussi une élite économique moderne très dynamique, et des milliers d’experts et d’intellectuels dans tous les domaines peu ou mal exploités, sans compter tous ceux qui ont choisi de vivre à l’étranger faute de trouver un climat favorable dans le pays. Je ne veux pas brosser une image noire du Maroc. Il s’y passe beaucoup de choses et il y a beaucoup de possibilités. Mais ces possibilités, si on ne les consolide pas, si on ne leur donne pas une base ferme, si on ne prépare pas d’abord l’avenir des enfants, parce que c’est là que tout se décide, risquent d’être perdues.
28Pour illustrer cela, voyons comment fonctionne au Maroc l’enseignement primaire et secondaire. Dès l’âge de trois-quatre ans, les enfants sont formés dans ce qu’on appelle les écoles coraniques. Cet enseignement pré-scolaire a été instauré il y a plus d’une vingtaine d’années pour que tous les enfants puissent bénéficier d’une prise en charge et d’un minimum d’apprentissage. Malheureusement, ce système a simplement reproduit une organisation ancienne vénérable, mais complètement inadaptée, sans la repenser pour la rendre compatible avec les nouvelles conditions de la société, du savoir et de la pédagogie, et en ne lui accordant que des moyens extrêmement rudimentaires. Il est impensable aujourd’hui de ne donner à un enfant que le Coran ; cela ne va pas l’aider dans la vie. Au contraire, cela risque d’être pour lui un handicap. Un auteur andalou du xiiie siècle, Abou Bakr Ibn Arabî, à ne pas confondre avec le célèbre soufi Mouhyi d-dîn Ibn Arabi, critiquait déjà cette forme d’enseignement où l’on commence par inculquer à l’enfant un texte qu’il ne peut même pas comprendre. Le Coran en lui-même n’est pas en cause. Mais c’est le fait de réduire pratiquement l’éducation première de l’enfant à apprendre par cœur un texte qu’il ne comprend pas qui procède d’une mauvaise méthode pédagogique. Un tel enseignement ne permet à l’enfant ni de s’adapter, ni de s’ouvrir à autrui, ni d’avoir les outils conceptuels nécessaires pour trouver un travail. Or, ce sont ces écoles coraniques, le plus souvent dans un état de dénuement total, qui accueillent la majorité des enfants en bas âge, bien que cette scolarité ne soit pas obligatoire. Quant à ses résultats, ils laissent perplexe quand on sait qu’il y a au Maroc environ 50 % d’illettrés. Et même les personnes alphabétisées ne le sont souvent que de manière rudimentaire. Nous savons que, aujourd’hui, dans une société normalement développée, être vraiment alphabétisé, c’est avoir accès à Internet et être capable de s’en servir. Bientôt, en tout cas je l’espère, à travers Internet, les sciences, les technologies seront à la portée de tous. Être alphabétisé voudra alors dire être capable d’aller puiser de façon autonome dans les différentes sources du savoir et de la technologie en marche. Ce système sera peut-être un jour généralisé. Mais, au Maroc, nous avons encore besoin d’une alphabétisation minimale. Et ce minimum n’est pas encore acquis.
29À côté de ces écoles coraniques, il s’est développé un système d’écoles privées pour les enfants des classes moyennes et aisées. Lui aussi manque de moyens. Par exemple, les enfants disposent d’une littérature en langue arabe qui ne dépasse pas cent ou deux cents œuvres de fiction ou d’éveil. À part cela, il n’y a rien. Toute l’initiation qu’on devrait donner aux enfants dans les différents domaines de la vie, de l’environnement, de la société, de l’ouverture vers le monde, des sciences ne peut pas se faire en arabe. Aussi les parents sont-ils obligés de faire lire à leurs enfants une littérature en langue française ou en anglais, quand ils sont en mesure de le faire. C’est un problème sérieux.
30Quand on passe au niveau plus élevé de l’école primaire, en plus du problème général des moyens matériels dont dispose une école et qui sont très souvent insuffisants, on est affronté à celui des moyens pédagogiques, encore plus redoutable. Les écoles primaires ne possèdent pas de bibliothèques. Les bibliothèques municipales sont très rares et les enfants n’ont presque pas de livres chez eux. Et quand les bibliothèques municipales existent, les municipalités ne font pas d’efforts pour les approvisionner, aussi dépassent-elles rarement quelques milliers de volumes, et encore ne s’agit-il pas des œuvres les plus intéressantes. Les maîtres des écoles primaires, dont la formation initiale laisse souvent à désirer, n’ont donc rien sous la main qui leur permette d’enrichir leurs connaissances, d’élargir leurs horizons, de proposer aux enfants des choses nouvelles. Il n’en va pas autrement pour ce qui est des collèges et des lycées. À l’université, un effort est fait pour constituer quelques bibliothèques, mais, là aussi, cela reste insuffisant ; par exemple, la bibliothèque de la faculté des lettres de mon université ne reçoit plus toutes les revues et tous les ouvrages de son domaine. Il fut un temps où elle était assez riche. Puis les crédits ont été réduits, ils n’ont pas suivi le rythme de développement de l’établissement, et maintenant elle a le plus grand mal à acquérir les livres indispensables à la formation des étudiants.
31Nous avons ainsi au Maroc toute l’apparence d’un système scolaire et universitaire, avec des établissements, des maîtres et des élèves, des professeurs et des étudiants, mais qui, du fait de l’insuffisance des moyens, livre des produits très difficiles à placer dans la société. Vous pouvez ainsi rencontrer un licencié de physique qui travaille comme manœuvre, un bachelier qui se présente à une usine et qui est refusé, un garçon qui, avec un bac en mathématiques, n’a pu entrer dans aucune école ni trouver de travail. On parle aujourd’hui de plus d’une centaine de milliers de diplômés chômeurs. Cela signifie que les gens qu’on forme n’ont pas été préparés à créer des emplois. Bref, le système éducatif non seulement a des défauts intrinsèques, mais il engendre des difficultés pour la société car il déforme ceux qu’il est censé former, de sorte que, une fois sortis de l’école, ils ne peuvent plus être employés.
32Le Débat. – Il serait intéressant de compléter cela par des observations sur ceux qui font leurs études à l’étranger et qui, quand ils rentrent au pays, s’ils y rentrent, se retrouvent coupés des réalités.
33A. Ch. – Une petite fraction de jeunes Marocains, peut-être entre 8 et 10 %, disposent d’une formation dans des écoles étrangères ou dans des écoles marocaines de qualité satisfaisante. Le plus souvent, ils quittent ensuite le Maroc pour faire leurs études supérieures à l’étranger.
34Ils sont nombreux à rester dans les pays où ils ont fait leurs études : au Canada, aux États-Unis, en France et dans d’autres pays européens. Beaucoup reprennent le chemin de l’étranger, après un séjour plus ou moins long qui ne leur a pas permis de trouver leur place. Une hémorragie dommageable, mais que rien ne semble pouvoir arrêter. Ceux qui rentrent et qui restent peuvent être répartis en plusieurs catégories ou plutôt en clans : ceux qui viennent de grandes écoles françaises, ceux qui sortent des écoles américaines, ceux qui reviennent des pays de l’Est. Il y a une tradition depuis l’indépendance qui aboutit à ce que le recrutement dans les postes les plus élevés ou les plus lucratifs de l’administration et du privé se fait selon l’appartenance à de tels clans. Cela crée des blocages, des voies sans issue. Parmi ceux qui rentrent au
35Maroc, certains veulent créer des entreprises. Il y en a qui réussissent. Mais, très souvent, cela se solde par un échec, parce que des difficultés insurmontables résultent de la défense par certains clans de leurs intérêts particuliers. Pour exercer certaines activités économiques, il faut passer par des réseaux ; sinon, ce sera un échec. Le libéralisme économique dont se targue le Maroc est un libéralisme de façade, car, en fait, l’économie est plutôt régie par des réseaux d’intérêts occultes, et ceux qui en pâtissent le plus, ce sont les jeunes, surtout les jeunes des classes populaires, sans attaches avec les milieux influents.