Le Débat 2002/2 n° 119

Couverture de DEBA_119

Article de revue

La loterie à Babylone

Le vote, entre procédure rationnelle et rituel

Pages 4 à 19

Notes

  • [1]
    Jorge Luis Borges, « La Lotería en Babilonia », in El jardín de senderos que se bifurcan, Buenos Aires, 1941.
  • [2]
    René Girard, La Violence et le Sacré, Paris, Grasset, 1972.
  • [3]
    Ici Rousseau prend congé de Montesquieu. « Ce ne sont pas là des raisons », écrit-il. Cependant, après avoir insisté sur ce que ne voit pas, selon lui, Montesquieu, à savoir que « l’élection des chefs est une fonction du gouvernement et non de la souveraineté », et relève donc de la loi et non du contrat, il ajoute : « Dans toute véritable démocratie la magistrature n’est pas un avantage, mais une charge onéreuse qu’on ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu’à un autre. La loi seule peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera. Car alors, la condition étant égale pour tous, et le choix ne dépendant d’aucune volonté humaine, il n’y a point d’application particulière qui altère l’universalité de la loi » (Du Contrat social, livre IV, chap. III, « Des élections »).
  • [4]
    Il est possible de lire certains textes de la tradition libérale dans le sens suivant. L’institutionnalisation du hasard y apparaît comme un garant de la liberté, et les institutions libres comme des générateurs de hasard. Le hasard, cependant, ne s’y donne ni comme aléa, à la façon moderne, ni comme signe ou destin, à la façon ancienne. Il se nomme contingence ou complexité, et c’est sous ces formes nouvelles qu’il joue son rôle traditionnel de producteur d’extériorité. Cf. Jean-Pierre Dupuy, Le Sacrifice et l’Envie, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
  • [5]
    Du Contrat social, livre IV, chap. ii, « Des suffrages ».
  • [6]
    Ibid., livre II, chap. ii, « Que la souveraineté est indivisible ».
  • [7]
    Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1974.
  • [8]
    La façon dont Rousseau donne sens à ces maximes, elle, est surprenante et demanderait de nombreux commentaires qui n’ont pas leur place ici : « Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre » (ibid., livre IV chap. II, « Des suffrages »).
  • [9]
    Sur ce point, je ne serai certainement pas suivi par mes collègues philosophes français. Le mépris dans lequel ils, tiennent la théorie du choix rationnel et ses nombreux avatars, et donc leur ignorance dans ce domaine, leur fait voir tout échec de sa part comme étant dans l’ordre des choses. J’ai montré ailleurs que ce mépris s’alimente à la croyance, évidemment fausse, qui tient la problématique du choix rationnel pour une manifestation d’une vue « économique » des choses, ou « économisme ». Comme on est loin de l’état d’esprit de la philosophie sociale, morale et politique de langue anglaise, pour laquelle les concepts de la théorie de la décision font partie de l’outillage de base de la profession ! On ne peut par exemple comprendre, ni même lire, A Theory of Justice de John Rawls, si l’on n’a pas une bonne maîtrise des outils en question. Ainsi s’explique selon moi l’indigence des études rawlsiennes en France.
  • [10]
    « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et ce n’est qu’une somme de volontés particulières » (ibid., livre II, chap. iii, « Si la volonté générale peut errer »).
  • [11]
    Citant le marquis d’Argenson, Rousseau écrit : « “Chaque intérêt, dit le M. d’A., a des principes différents. L’accord de deux intérêts particuliers se forme par opposition à celui d’un tiers.” Il eût pu ajouter que l’accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun. S’il n’y avait point d’intérêts différents, à peine sentirait-on l’intérêt commun qui ne trouverait jamais d’obstacle ; tout irait de lui-même, et la politique cesserait d’être un art » (ibid., livre II, chap. iii, « Si la volonté générale peut errer »). Ce qui fait dire à Pierre Manent, dans un brillant commentaire : « La seule manière d’être sûr que […] l’intérêt public ne se confond avec aucun intérêt privé, c’est de placer l’intérêt public en contradiction avec tous les intérêts privés, c’est de mesurer la réalisation de l’intérêt public à la contradiction qu’il adresse à tous les intérêts privés : l’unité de tous se rendra sensible par l’oppression de tous » (Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme. Dix leçons, Paris, Calmann-Lévy, 1987). Manent ajoute : « En ce sens, il n’est pas absurde que Robespierre ait cru accomplir l’idée de Rousseau. »
  • [12]
    « Le souverain peut bien dire, je veux actuellement ce que veut un tel homme ou du moins ce qu’il dit vouloir ; mais il ne peut pas dire : ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore ; puisqu’il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut » (ibid., livre II, chap. i, « Que la souveraineté est inaliénable »). Rousseau ajoute : « Ce n’est point à dire que les ordres des chefs ne puissent passer pour des volontés générales, tant que le souverain libre de s’y opposer ne le fait pas. »
  • [13]
    Du Contrat social, livre IV, chap. vi, « De la dictature ».
  • [14]
    Je reprends ici le profond commentaire de Lucien Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l’homme ? Sur la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau », in Jean-Pierre Dupuy, Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs, Paris, Ellipses, 1992.
  • [15]
    La manière dont les théoriciens du choix rationnel ont tenté de « dépasser » le théorème d’impossibilité d’Arrow a consisté en vérité, non pas à sacrifier tel ou tel de ses axiomes qui paraissait moins évident ou rationnel que d’autres, mais à modifier le cadre informationnel qui contraint, sans que cela soit immédiatement apparent, la problématique arrowienne. Ainsi, les préférences et comparaisons interpersonnelles n’y ont tout simplement pas de sens. Si l’on s’affranchit de cette contrainte, des perspectives nouvelles s’ouvrent à l’analyse, que la littérature dite du choix collectif (Social Choice) a systématiquement explorées. Les travaux d’Amartya Sen, autre prix Nobel d’économie, y tiennent une place enviable.
  • [16]
    Herbert A. Simon, « Bandwagon and Underdog Effects in Election Predictions », Public Opinion Quarterly, 18 (3), 1954. Cette publication a entraîné une controverse quelque peu ridicule, parce que portant sur un point annexe, avec le mathématicien norvégien Karl Egil Aubert dans Social Science Information.
  • [17]
    Du Contrat social, livre II, chap. iii, « Si la volonté générale peut errer ».
  • [18]
    Dite, en termes philosophiques, « contrefactuelle ».
  • [19]
    Les travaux que mena Amos Tversky à l’université Stanford font autorité en la matière.
  • [20]
    Dans le bêtisier de la presse française, on retiendra l’éditorial de Robert Melcher dans le France-Soir du 9 novembre 2000 (de la Floride, il écrit : « Cet appendice terrestre où immigrés cubains, retraités d’origine juive, étudiants et descendants de la vague d’immigration latino vont décider, en quelque sorte, de l’avenir de la planète » – on admire le « en quelque sorte ») et celui de Mathieu Lindon dans le Libération du 11-12 novembre 2000 (« Naguère, le président des États-Unis était quelqu’un d’important. On imaginait – pour rire – de le faire élire par le monde entier vu que, de fait, son pouvoir s’étend sur toute la planète. C’était avant que l’idéal démocratique américain ne confie en définitive ce choix à quelques Floridiens. ») L’anti-américanisme débile a ceci de réconfortant, en France, qu’il puise ses forces aussi bien dans la droite vulgaire que dans la gauche bien-pensante.
  • [21]
    Le paradoxe du vote a donné lieu à de nombreuses contributions chez les théoriciens du choix rationnel. Parmi les plus importantes, on retiendra : William H. Riker et Peter C. Ordeshook, « A Theory of the Calculus of Voting », The American Political Science Review, 62, 1, 1968 ; Paul E. Meehl, « The Selfish Voter Paradox and the Thrown-Away Vote Argument », The American Political Science Review, 71, 1, 1977 ; Derek Parfit, Reasons and Persons, Oxford, 1984 ; J. L. Mackie, Persons and Values, vol. II, Oxford, 1985.
  • [22]
    De toute la presse que j’ai dépouillée, deux articles surnagent, tous deux américains, et remarquables quant à leur lucidité sur le point en question. Leurs titres, à eux seuls, définissent bien leur philosophie. De Charles Krauthammer, dans le Washington Post du 28 novembre : « The “Will of the People” Can’t Be Known, So Just Obey the Rules » ; et d’Ellen Goodman, dans le Boston Globe du 30 novembre : « The 2000 Election Math Will Be Fuzzy Forever ».
  • [23]
    Cf., par exemple, l’article de la politologue Nicole Bacharan paru dans Le Monde du 30 novembre sous un titre là encore explicite : « États-Unis : la démocratie des petits riens ».
  • [24]
    Nicole Bacharan : « Entre réductions fiscales et aides sociales, les électeurs indécis ont eu du mal à discerner leurs intérêts du moment. Ils ont choisi presque au hasard. Une boule rouge, une boule bleue… »
  • [25]
    Ibid. : « Les statisticiens le diraient : au bout de quelques millions, cela donne un vrai 50-50. »
  • [26]
    Un raisonnement probabiliste serait ici indispensable. La dite « loi des grands nombres » établit que l’écart type de la gaussienne qui représente la distribution de probabilité des résultats croît comme la racine carrée de N, où N est le nombre de tirages. Quand N croît, la gaussienne se resserre donc autour de l’axe vertical : les valeurs proches de la moyenne (le match nul ou quasi nul) ont plus de chances de sortir. Mais ceci n’est en rien incompatible avec le fait que la probabilité d’un match nul, elle, décroisse rapidement avec N. Il faudrait en réalité examiner l’évolution en fonction de N de la probabilité que l’écart au match nul reste inférieur à la marge d’erreur. Si celle-ci, comme il est raisonnable de le penser, croît moins rapidement que la racine carrée de N, la probabilité en question décroît avec N. Je remercie Jean Petitot pour son précieux éclairage en cette matière.
  • [27]
    Claude Lefort, « La question de la démocratie », in Essais sur le politique, Paris, Éd. du Seuil, 1986. Je souligne.
  • [28]
    Voir Jean-Pierre Dupuy, « Randonnées carnavalesques », in Ordres et désordres, Paris, Éd. du Seuil, 1982 ; nouv. éd., 1990.
  • [29]
    Louis Dumont, Homo aequalis, Paris, Gallimard, 1977.
  • [30]
    Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.
  • [31]
    Cl. Lefort, « La question de la démocratie », art. cité.
  • [32]
    A. M. Hocart, Kings and Councillors, The University of Chicago, 1970.
  • [33]
    L. Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l’homme ? », art. cité.
  • [34]
    Ariane Deluz, « Un dualisme africain », Échanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, Paris et La Haye, Mouton, 1970.
  • [35]
    L. Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l’homme ? », art. cité.
  • [36]
    Du Contrat social, livre I, chap. v, « Qu’il faut toujours remonter à une première convention ».

Du hasard comme solution au problème théologico-politique

1La philosophie politique moderne n’en finit pas de s’affronter au problème théologico-politique en s’efforçant de penser l’ordre social en dehors de tout fondement religieux. Au problème politique en général – comment faire d’une diversité d’opinions et d’intérêts toujours potentiellement conflictuelle quelque chose qui ressemble à une unité pacifiée – la religion apportait une solution dont le propre était de faire appel à une extériorité fondatrice. L’ambition des « Modernes » est d’en finir avec cette logique de l’extériorité et de faire reposer les principes, lois et normes qui règlent la vie de la Cité sur les seules ressources internes au monde humain et social. C’est un projet d’autonomie, au sens fort que ce mot a reçu en philosophie. Il s’agit de substituer la raison à la foi, l’immanence à la transcendance, l’autonomie à l’hétéronomie. Ce programme a-t-il été mené à bien et est-il même possible ? Doit-on partager sur ce point le pessimisme de Tocqueville lorsqu’il écrivait : « Pour moi, je doute que l’homme puisse jamais supporter à la fois une complète indépendance religieuse et une entière liberté politique ; et je suis porté à croire que s’il n’a pas la foi, il faut qu’il serve, et, s’il est libre, qu’il croie » ?

2Puisque cette contribution entend défendre la thèse que la logique de l’extériorité est irréductible et que le hasard y joue un rôle majeur, il convient de rappeler en commençant que dans les sociétés non modernes – ce qui veut dire, en fait, dans les sociétés où le lien social est de nature sacrée ou religieuse – ce que nous, Modernes, nommons le hasard est incorporé dans les institutions de base de la société. Ce fait, massif, suscite l’étonnement, tant il est contraire au souci de maîtrise d’elles-mêmes que manifestent les sociétés modernes. Tout se passe comme si les sociétés religieuses se déchargeaient de leurs responsabilités les plus hautes sur le non-maîtrisable par excellence : le hasard. Je me limiterai à quelques exemples, d’ailleurs fort bien connus.

3– Soit le rituel du « bouc émissaire » tel qu’il est décrit dans le Lévitique. Il y a en fait deux boucs ; l’un, qui est associé au bien, est sacrifié à Yahvé ; l’autre, qui est le bouc émissaire proprement dit, reçoit tout le poids des fautes de la communauté et est chassé dans le désert, abandonné à Azazel, l’une des formes du Démon. Ce second bouc était lui-même, en réalité, directement victime de la collectivité, qui le forçait à se précipiter dans le vide du haut d’une falaise, rétablissant ainsi la symétrie entre le bien et le mal. Or le choix entre les deux boucs, ce choix fondamental entre le bien et le mal, fait l’objet d’un tirage au sort.

4– Dans nombre de sociétés traditionnelles, le partage des terres se fait par tirage au sort. Ce fut au moins partiellement le cas de la Terre promise, comme le révèle le livre de Josué.

5– Les fêtes de type Carnaval ont en général un « roi » pour rire, et celui-ci est désigné par le sort. Ce « roi » semble lui-même être le substitut de la victime sacrificielle qui occupe le devant de la scène dans les rituels originaires dont le Carnaval est issu. Dans nombre de ces rituels sacrificiels, la désignation de la victime est également laissée au sort. On retrouve une structure analogue dans les situations de crise, type naufrage, où « l’on tire à la courte paille celui qui sera mangé ».

6– Rappelons enfin que, chez les Anciens, la méthode démocratique (isonomie) de désignation des gouvernants est le tirage au sort. Montesquieu et Rousseau y font encore référence de manière positive. L’élection participe par contraste de l’esprit aristocratique. « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie », lit-on dans l’Esprit des lois (II, II).

7Une remarque s’impose à ce stade. Le hasard incorporé dans ces diverses institutions n’est pas interprété comme hasard au sens moderne du terme (l’aléa, c’est-à-dire le hasard calculable au moyen des probabilités). Le hasard primitif a un sens, et ce sens assigne la responsabilité de la décision à un extérieur, à une transcendance. Il y a un sujet du hasard, et ce sujet est extérieur à la sphère des hommes.

8Pourquoi ce besoin de rejeter sur une extériorité la responsabilité des décisions dont dépend la vie de la Cité ? (On peut songer à la façon dont Jorge Luis Borges a exploité ce thème en le poussant à la limite dans La Loterie à Babylone[1].) Un long débat serait ici nécessaire, qui nous conduirait à proposer une critique radicale du structuralisme français. Contrairement à l’immanentisme radical de ce dernier et à sa conception de la réciprocité comme forme synthétique a priori, il faut affirmer que les relations interpersonnelles seraient vouées aux formes dissymétriques de la relation maître-esclave ou de la relation modèle fascinant / disciple servile si elles n’étaient pas placées à l’abri d’une dimension verticale de transcendance. Sans médiation, sans tiers en surplomb, les hommes seraient livrés à la fascination de leur propre violence. L’autotranscendance que produit le recours au hasard a partie liée avec la façon dont les hommes autoextériorisent leur violence sous la forme du sacré (cf. la théorie de René Girard sur la relation d’identité entre « la violence et le sacré » [2]). La fonction du partage des terres par tirage au sort est assez claire de ce point de vue. Les plus mal lotis ne peuvent imputer la responsabilité de leur mauvaise fortune à l’un quelconque de leurs voisins. De même, Montesquieu à propos du suffrage par le sort : « Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne : il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir la patrie [3]. » Ce n’est évidemment pas un… hasard si c’est la société moderne, désacralisée, qui a engendré la conception du hasard comme aléa. L’aléa n’a en principe pas de sujet. C’est la chute d’un dé qui a fourni à beaucoup de nos langues les mots du hasard, de la chance ou de l’aléa. Or, pour nous, aujourd’hui, qu’est-ce que la chute d’un dé sinon un système déterministe à stabilité faible, donc imprévisible – un « chaos déterministe », selon la terminologie maintenant consacrée ?

9En fait, les choses ne sont pas aussi simples. L’exemple suivant, emprunté à la philosophie morale, va nous permettre d’introduire une distinction essentielle.

10L’un des cas paradigmatiques de la philosophie morale, au sujet duquel les grandes doctrines s’affrontent (essentiellement le conséquentialisme et la déontologie) est celui du sacrifice de l’innocent. Soit le « choix de Sophie ». Dans le roman de William Styron, on impose à Sophie, sur le quai d’Auschwitz, de choisir lequel de ses deux enfants ira dans la chambre à gaz, l’autre étant épargné. Si elle refuse de choisir – ce qui est encore un choix, ou plutôt un métachoix –, les deux enfants périront. La « Raison » – si ce mot ne sonnait affreusement dans ce contexte de cauchemar – impose à Sophie de choisir de choisir. C’est la raison de Caïphe exhortant les Grands Prêtres et les Pharisiens : « Vous n’y entendez rien : vous ne comprenez pas qu’il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière. » Mais si Sophie choisit, elle porte la responsabilité de la mort de son enfant. Tel est le piège diabolique tendu par l’officier nazi. Question : Sophie pourrait-elle à son tour se défausser de sa responsabilité, tout en livrant néanmoins une victime à son tortionnaire, en recourant au tirage au sort ? Nous sentons bien que la réponse est négative. Sophie tirant à pile ou face lequel de ses deux enfants va mourir ? Cela ne changerait rien à la monstruosité de sa situation. Cela montre bien que le recours à l’aléa n’a pas ici de capacité d’extériorisation.

11Soit l’exemple symétrique – symétrique, parce qu’il s’agit cette fois de l’accueil de la vie, et non plus de l’administration de la mort (ou de la gestion « rationnelle » du sacrifice). Un couple désire adopter un enfant. La tentation existe de le choisir rationnellement, en pondérant divers critères (sexe, couleur de la peau, comportement, bilan de santé des géniteurs, etc.). Cela répugne profondément au couple en question. Il leur faut se rapprocher autant que possible des conditions de non-maîtrise de ce que serait la naissance d’un enfant biologique. Il leur faut reproduire par d’autres moyens la loterie que constitue la rencontre d’un spermatozoïde et d’un ovule. Vont-ils, face à un stock donné d’enfants à adopter, choisir le leur en le tirant au sort ? Ils éprouvent le même sentiment de recul par rapport à cette éventualité que devant l’idée de choisir de façon délibérée. Il leur faut l’intervention du hasard, mais d’un hasard qui n’est pas l’aléa probabilisable, mais plutôt la contingence des choses de la vie, contingence vécue comme destin. Ils reçoivent un soir un coup de téléphone en provenance d’un pays lointain ; un enfant est né, il a été abandonné, il est disponible pour une adoption ; il leur faut se décider le soir même, sans l’avoir vu, avec le minimum d’informations à son sujet… Décision sous voile d’ignorance !

12Il y a donc hasard et hasard. Certaines formes d’engendrement du hasard sont tenues pour légitimes et porteuses de sens, et il semble qu’elles le soient dans l’exacte mesure où elles sont productrices d’extériorité ou de transcendance. Nous allons le vérifier sur la question du vote, cette pratique devenue l’essence même de la démocratie moderne.

13La politique moderne, c’est la recherche de l’immanence. Les hommes ne doivent le lien social qu’à eux-mêmes, ou plutôt c’est ce qu’ils veulent croire. Ils prétendent s’affranchir de toute transcendance : on pourrait s’attendre à ce qu’ils ambitionnent également de conquérir leur émancipation par rapport au hasard, du moins si l’on est sensible à cette solidarité entre le sacré et le hasard que nous n’avons fait qu’esquisser dans ce qui précède. L’exemple du vote va nous montrer combien il est difficile, en fait, de se déprendre des schémas anciens [4].

La raison impuissante à saisir le sens du vote

14Si les institutions démocratiques ne doivent rien à une quelconque extériorité fondatrice, où peuvent-elles trouver leur légitimité et leur raison d’être si ce n’est dans les seules ressources de la raison humaine ? Il est hautement significatif que toutes les tentatives pour rendre compte de la rationalité de la procédure démocratique par excellence, à savoir le vote, basé sur le décompte des voix, aboutissent à des paradoxes. Lorsque Rousseau écrit : « Hors [le] contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres ; c’est une suite du contrat lui-même [5] », en précisant : « Pour qu’une volonté soit générale, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées ; toute exclusion formelle rompt la généralité [6] », formulant ainsi ce que Schumpeter nommera la « doctrine classique de la démocratie [7] » ; nous n’y voyons que des évidences qui se passent de commentaires [8]. Et cependant, lorsque ce parangon de la réflexion rationnelle qu’est la théorie de la décision, ou théorie du choix rationnel, s’efforce de donner sens à ces maximes, ô scandale, elle échoue pitoyablement. On ne peut faire l’économie d’une analyse philosophique de cet échec [9]. Je me limiterai ici aux trois paradoxes les plus importants.

151. Contrairement à Rousseau qui voyait non seulement la volonté générale comme radicalement distincte des volontés particulières, fût-ce de leur « somme » [10], mais en opposition à elles toutes [11], il est pour nous de l’essence de la démocratie que l’intérêt commun s’y conçoive comme une synthèse, sinon une simple somme, des intérêts privés. Quand, en 1951, l’économiste Kenneth Arrow, futur prix Nobel, démontra qu’aucune synthèse de ce genre, qui dût respecter une série de conditions conformes à la raison, n’existait, son théorème d’« impossibilité » apparut comme portant un coup sévère à la théorie de la démocratie, et à la démocratie elle-même. La démonstration du théorème d’Arrow est une subtile variation sur le « paradoxe de Condorcet », lequel met en évidence la possibilité que des préférences collectives, obtenues par agrégation des préférences individuelles selon une certaine règle, ne soient pas transitives – auquel cas la volonté de tous peut classer le candidat ou option A avant B, B avant C et cependant C avant A. La non-transitivité d’un ordre de préférences est évidemment un signe d’incohérence, car suivant que l’on met d’abord en concurrence A et B, ou bien B et C, ou bien encore C et A, le vainqueur sera différent. Le résultat final dépend donc de la manière, parfaitement contingente, dont on entre dans la procédure. L’arbitraire est irréductible.

16Il est donc impossible de concevoir en dehors de tout arbitraire la volonté générale comme agrégation des volontés particulières selon une certaine règle ou procédure. Le vote à la majorité tombe, entre bien d’autres procédures, sous le coup de ce verdict. Doit-on vraiment s’en affliger ? À bien y réfléchir, cette impossibilité est peut-être ce qui sauve la démocratie. Imaginons, en effet, qu’on ait démontré qu’une procédure rationnelle et universelle existe qui permette de dire en toutes circonstances et devant n’importe quel choix ce qu’est la volonté du peuple étant donné les volontés de chacun de ses membres. Un ordinateur central dans lequel on injecterait l’information au sujet de ces dernières serait capable de dire ce qu’est le choix collectif optimal conforme à la volonté de tous. Le calcul aurait définitivement remplacé le rituel du vote, la raison pratique se dissoudrait dans la raison théorique. N’y aurait-il pas là une perte irrémédiable ?

17L’une des conditions à laquelle Arrow soumet les règles d’agrégation pour qu’elles puissent mériter le label de « rationnelles » est la condition dite de « non-dictature » : la règle d’agrégation ne doit pas se réduire à prendre systématiquement pour préférence collective l’une, toujours la même, des préférences individuelles. Cette condition se trouve déjà chez Rousseau [12]. De toutes les conditions, ou « axiomes », mobilisées par Arrow, c’est la moins formelle et la plus substantielle. De là que d’aucuns aient considéré que c’était la plus fragile : s’il faut en sacrifier une, ce sera celle-là. Auquel cas le choix collectif se ramène à entériner les décisions d’un membre du collectif, prince, gouvernant, « dictateur », quelles qu’elles soient. On se récriera que c’est là une solution bien peu démocratique en vérité. Or, avec l’aide de Schumpeter, qu’on y réfléchisse. Qu’est-ce qu’une démocratie dans les faits, demande-t-il ? C’est tout simplement une société qui choisit ses gouvernants et peut en changer. Nul ne croit sérieusement que la volonté des gouvernants correspond à la volonté générale, c’est une volonté particulière parmi d’autres, qui, le temps d’un mandat, détient le pouvoir. Dans la dictature romaine, que Rousseau cite comme recours légitime en cas de danger grave pour le salut de la patrie, « l’autorité souveraine » est suspendue mais non pas abolie : « la suspension de l’autorité législative ne l’abolit point ; le magistrat qui la fait taire ne peut la faire parler, il la domine sans pouvoir la représenter ; il peut donc tout faire, excepté des lois [13]. » De même, pourrait-on dire, c’est précisément parce que tous savent que la volonté des gouvernants n’est que leur volonté particulière que le mythe de la volonté générale ou de l’intérêt commun peut être préservé. En ce sens, la démocratie peut être vue comme une dictature permanente [14]. A condition de l’interpréter ainsi, l’apparent échec de la théorie du choix rationnel à rendre raison du vote n’est pas loin de fournir une leçon de sagesse [15].

182. Parce qu’elle repose sur le décompte des voix, la procédure du vote introduit le quantitatif dans la science politique, à l’instar des prix et des valeurs dans la science économique. Les politologues peuvent se livrer à des mesures, à des corrélations, à des analyses causales et donc, établissant des régularités sinon des lois, à des prévisions. Que serait aujourd’hui une élection sans les sondages qui la précèdent et qui en annoncent les résultats avec parfois une précision telle que les électeurs se demandent, non sans révolte, à quoi sert le fait qu’ils aillent voter ? À l’instar de Ross Perot, certains rêvent déjà d’une démocratie informatisée en temps réel, où des sondés perpétuels feraient connaître à tout moment, à travers leur opinion, l’état de la volonté générale. La question qui se pose ici est de savoir ce qui sépare un sondage d’une élection.

19Dans les années quatre-vingt, un autre prix Nobel d’économie, Herbert Simon, l’un des fondateurs de l’intelligence artificielle, défendit la thèse qu’il n’y a pas de différence de principe entre les sciences de l’homme et les sciences de la nature quant à la possibilité de faire des prévisions exactes. L’argument auquel il s’opposait n’est pas que l’observation et le pronostic seraient plus difficiles dans le premier cas. C’est qu’ils perturberaient irrémédiablement le système observé. La prévision d’un fait social, une fois connue et affichée publiquement, ne peut que modifier le fait en question. Les sondages, en faisant connaître à l’opinion publique l’état de l’opinion publique, changent celui-ci. Au sondage suivant, certains sondés, allant dans le sens de l’histoire, ou de la foule, pencheraient vers le vainqueur du sondage précédent ; d’autres, comme Montesquieu déjà l’analysait, tenteraient de rétablir la balance en se portant vers le perdant. C’est pour éviter de tels effets que la publicité des sondages est interdite dans les jours qui précèdent l’élection.

20Or Herbert Simon prétendait réfuter l’argument en question [16]. Il prouvait que le processus décrit comporte toujours un « point fixe » ; c’est-à-dire qu’il existe un état de l’opinion qui reste stable si on informe l’opinion de son état. Le problème est que Simon faisait plus : il montrait qu’il y a en général plusieurs points fixes. De telle sorte que si l’institut de sondage entendait jouer la divination en se plaçant en un point fixe, de façon à ce que sa prévision coïncide avec l’état d’une opinion informée de son propre état, il jouirait d’un pouvoir de manipulation exorbitant en choisissant l’un plutôt que l’autre. Mais qu’on y réfléchisse : ce pouvoir n’est pas moindre si l’institut préfère informer l’opinion de son état brut, comme cela paraît seul raisonnable. À supposer que l’institut connaisse la fonction de réaction de l’opinion à la connaissance de son propre état, en choisissant de n’en pas tenir compte, il fait évoluer l’opinion, sous couvert d’objectivité, dans un sens déterminé. La publicité des sondages, en vouant ceux-ci à trahir soit l’exactitude soit la neutralité, pourrait bien rendre la question de la volonté du peuple indécidable. Voilà qui donne sens à la maxime paradoxale de Rousseau : « Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne [17]. » Il nous semble aujourd’hui ô combien contradictoire de penser l’information sans la communication.

21Le discours sur la scientificité des sondages donne à croire que le vote est une procédure rationnelle. Mais l’indécidabilité produite par la boucle récursive des sondages sur eux-mêmes et, finalement, sur le vote démontre le caractère illusoire de la scientificité en question. La raison, ici, ne produit que de l’indécidable. La pratique du vote, elle, tranche, c’est-à-dire décide dans l’indécidable.

223. Le troisième paradoxe est certainement le plus troublant. C’est lui que les théoriciens du choix rationnel nomment le « paradoxe du vote ». C’est en un sens une variante du paradoxe des sorites ou « paradoxe du tas » : quelques pierres ne constituent pas un tas, et une pierre ajoutée à un non-tas ne le transforme pas en tas ; et cependant un tas de pierres n’est rien d’autre qu’un amas de pierres. Mais ici, tout se passe comme si les pierres étaient douées de libre arbitre…

23Soit une élection d’un type semblable au second tour de l’élection présidentielle française, ou à un référendum dans lequel le citoyen doit répondre par oui ou par non à une certaine question. Sauf dans le cas extrêmement improbable (peut-être une chance sur un milliard) où les suffrages se répartiraient également entre les deux options, il est inévitable de conclure que le bulletin déposé dans l’urne par chaque électeur aura eu un effet strictement nul. À la question [18] : « Le résultat final eût-il été changé si j’avais voté autrement que je l’ai fait (ou bien si je n’avais pas voté) ? », chacun doit répondre : non ! Ce mode de raisonnement est difficile à accepter, même s’il paraît évident que l’électeur californien qui, compte tenu du décalage horaire, sait (cas hypothétique) que les jeux sont déjà faits au moment où il vote, et connaît le résultat, a un effet nul sur celui-ci. Or cette conclusion consternante reste valide même si les autres n’ont pas encore voté au moment où il vote, ou bien s’ils ont voté mais qu’il ne connaît pas le résultat. S’il a un effet nul, le vote de chacun a néanmoins un coût (en temps de transport, en effort consenti), faible sans doute, mais néanmoins positif. L’électeur rationnel ne devrait donc pas voter. Les psychologues américains de type rationaliste [19] se sont donc demandé pourquoi certains de leurs compatriotes (relativement peu nombreux il est vrai !) se déplaçaient pour exprimer leur suffrage. Ils ont cru déceler des modes de raisonnement qu’ils ont nommés, d’une façon quelque peu méprisante, « magiques ». Le citoyen moyen se dirait : « Si je me décide à voter, il est probable que ceux qui, s’ils votent, votent comme moi, se décideront également à voter. En mettant mon bulletin dans l’urne ou en poinçonnant ma carte, ce sont donc des milliers de concitoyens que j’influence. » L’électeur du matin s’attribuerait même une influence plus forte que l’électeur du soir, ce qui, au sein du sophisme (si c’en est un), possède après tout une certaine logique.

24Lorsqu’ils prennent connaissance de tels travaux, les commentateurs politiques français s’amusent de ce qu’ils tiennent pour des fariboles. Eux-mêmes n’échappent pas toujours à d’énormes sophismes. Lors de la dernière élection présidentielle américaine, sur laquelle je vais revenir, on a pu lire ici ou là que le résultat final allait dépendre, ô scandale, ô dérision, du choix d’une poignée de Noirs illettrés ou de juifs new-yorkais jouissant d’une retraite dorée sur les rivages de la Floride [20]. S’il est un raisonnement magique, c’est bien celui-là, qui consiste à croire que la découverte d’un fait a le même effet causal que le fait lui-même. Ce n’est pas parce que les voix de Floride ont été dépouillées, comptées et recomptées en dernier que leur influence aura été plus grande ou décisive. On voit les mêmes politologues ne pas hésiter à interpréter le résultat de tels votes, en général serré, comme la manifestation du choix soigneusement délibéré d’un sujet collectif : le peuple, l’électorat, etc. La consultation concernant le traité de Maastricht a donné en France l’avantage au oui, mais d’extrême justesse. On a dit : « Dans sa grande sagesse, le peuple français a répondu oui à l’Europe, mais il a aussi voulu donner un avertissement à tous ceux qui voulaient précipiter les événements, etc. » Bien sûr, aucun sujet n’a voulu, pensé ni réalisé cela. Le sujet collectif qu’on appelle en renfort est une pure fiction. Pour le théoricien du choix rationnel, on baigne en pleine irrationalité.

25Le « paradoxe du vote » constitue une énigme philosophique fort sérieuse [21]. La dernière élection présidentielle américaine en aura fourni une illustration en vraie grandeur. C’est maintenant vers elle que je me tourne.

La loterie en Amérique

26Les événements de novembre-décembre 2000 auront provoqué, en Amérique et ailleurs, des réactions très contrastées. Du côté français, par exemple, on a vu les commentateurs rivaliser dans le sarcasme ou la franche rigolade : les Américains ont voté mais ils sont incapables de déterminer pour qui ils ont voté. Les principaux intéressés, eux, à savoir les citoyens américains, ont semblé dans l’ensemble fiers de leur système. Les circonstances présentes, disaient-ils, montrant une sérénité et un sens civique dignes d’éloges, font que plus jamais on ne pourra douter que, dans la démocratie en Amérique, chaque voix compte et compte d’un poids égal. Or, entre cette incapacité et cette fierté il y a un lien essentiel.

27Pour se moquer des faux savants, tels ces politologues qui publient leurs pourcentages avec une précision illusoire et trompeuse, le mathématicien John Allen Paulos raconte l’histoire suivante. Au musée d’histoire naturelle, le guide explique à qui veut l’entendre que le majestueux tyrannosaure qui trône au milieu de la salle est vieux de soixante-dix millions et six ans.

28« Comment ? demande une petite fille, soixante-dix millions et six ans, êtes-vous sûr ? » « Ah pour être sûr, j’en suis sûr, rétorque l’autre. Lorsque j’ai pris mon travail ici, on m’a dit qu’il avait 70 millions d’années. Or ça, c’était il y a six ans. » Il me semble que si Al Gore a finalement perdu, c’est parce que, tout au long des longues semaines qui ont suivi Election Day, il n’a pas assez médité cette histoire. Jusqu’au bout, il a cru que le nombre des voix qui s’étaient portées sur lui et le nombre de celles qui s’étaient portées sur son adversaire étaient des grandeurs déterminées, que l’on pouvait approcher avec une marge d’erreur aussi faible que l’on voulait, à condition d’y mettre le temps et l’argent [22].

29Un véritable homme de science donne toujours le résultat de ses expériences avec une marge d’erreur. À ne pas le faire il faillirait à son éthique. Il n’y a d’observation du réel qu’approchée. Il est bien vrai que plus on y met les moyens, plus la marge d’erreur se réduit. Elle n’atteindra cependant jamais zéro. Le dépouillement d’un scrutin n’échappe pas à la règle. Ce qui a rendu la situation qui a suivi l’élection américaine si remarquable, c’est que la marge d’erreur incompressible s’est révélée supérieure au seuil critique qui faisait basculer la victoire d’un camp dans l’autre. Tout s’est passé comme si la décision dépendait de cela même qui échappait à l’observable. Pour des raisons autres que la réflexivité introduite par les sondages, la situation était, à proprement parler, indécidable. Une cause si petite qu’elle est inconnaissable, déterminant un résultat aussi considérable que la sélection du souverain le plus puissant de la planète, c’est la caractérisation même du hasard. Tout s’est passé comme si l’élection américaine avait constitué un immense tirage à pile ou face, la pièce virevoltant très longtemps dans les airs avant, en s’écrasant, de décider de l’indécidable.

30Le Nouveau-Mexique a un temps envisagé, a-t-on appris, de procéder pour ce qui le concerne, conformément à une pratique déjà bien établie, à un véritable tirage au sort, au moyen de mains de poker peut-être. Si cela avait dû être, cet État aurait pris la leçon précédente au pied de la lettre. Cette information a évidemment accru l’hilarité des commentateurs, ces semi-habiles qui ont oublié, ou qui n’ont jamais su, ce que je rappelais en commençant, à savoir le rôle traditionnellement dévolu au tirage au sort dans le choix des gouvernants. Si, à l’échelle du pays, recours au hasard il y a eu, il faut noter que le suffrage indirect par lequel les Américains élisent leur président en aura maximisé les effets. La Constitution veut que les grands électeurs d’un État appartiennent tous au même camp et soient élus à la majorité. Un transfert de voix d’un camp dans l’autre au sein d’un État donné peut donc être insuffisant pour changer le résultat du vote populaire national (basé sur le décompte des voix à l’échelle du pays tout entier), mais suffisant pour faire basculer l’État en question d’un camp dans l’autre, ce qui à son tour peut suffire à changer le résultat au niveau national. C’est là la raison profonde de la divergence possible entre le vote populaire et le vote du collège électoral. Scandaleuse si l’on croit que la procédure devrait être rationnelle et révéler la volonté générale, cette possibilité s’éclaire d’un jour nouveau si l’on conçoit au contraire la procédure comme un moyen de renvoyer la décision à une instance qui échappe aux choix individuels – un substitut du destin, en quelque sorte.

31Benjamin Constant a percé le malaise politique des Modernes comme nul autre : « Perdu dans la multitude, écrivait-il, l’individu n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce. Jamais sa volonté ne s’empreint sur l’ensemble ; rien ne constate à ses propres yeux sa coopération. » L’élection présidentielle américaine de l’an 2000 aura cependant réussi l’exploit infiniment peu probable de s’approcher du point où chacun, au contraire, a eu le sentiment très vif que sa voix a compté, réalisant la promesse démocratique. Mais ce point est aussi, par nécessité logique, celui où la procédure électorale paraît, à l’observateur, le plus arbitraire puisqu’un transfert de voix ridiculement faible aurait un impact majeur et que les erreurs irréductibles, les « bruits » dans le système, ont l’air de faire la décision. La leçon qui peut être tirée de l’élection américaine est donc la suivante. La démocratie moderne ne ressemble jamais autant à ce qu’elle ambitionne d’être que lorsqu’elle devient indiscernable d’une gigantesque loterie.

32Le lien avec le « paradoxe du vote » peut se penser ainsi. Selon la théorie du choix rationnel, chacun, se demandant s’il va voter ou non, se fixe sur le cas, auquel il ne peut attribuer qu’une probabilité infinitésimale, où sa voix ferait basculer le vote d’un camp dans l’autre. En ce cas, son pouvoir serait phénoménal, mais nous venons d’établir qu’il serait en même temps insignifiant, puisqu’il n’y aurait pas alors de différence, pour ce qui est du résultat global, avec le fait de le tirer à pile ou face !

33Une objection pourrait ici m’être faite. Nombre de commentateurs ont bien repéré que le hasard avait joué un rôle dans l’élection américaine, mais ils l’ont placé à un tout autre niveau : le niveau des électeurs individuels et non pas le niveau global. Les mêmes commentateurs ont pensé que cet événement que je dis de probabilité infinitésimale devait en fait se produire à coup sûr, étant donné la « loi des grands nombres » [23]. Ce point est subtil et mérite d’être clarifié.

34Les analystes en question raisonnent plus ou moins comme ceci. Le match quasi nul entre Bush et Gore, la répartition égale des sièges au Sénat et presque égale à la Chambre des représentants, ne signifient pas du tout, selon eux, que l’Amérique est si divisée qu’on le pense. C’est parce qu’il était profondément indécis entre des options équivalentes que l’électeur américain, nouvel âne de Buridan, aurait quasiment tiré à pile ou face avant de poinçonner son bulletin [24]. De là la quasi-certitude que, le nombre de votants étant considérable, le résultat final soit un quasi match nul [25].

35Cet argument est malheureusement faux. À supposer que chacun vote au hasard et indépendamment des autres, la probabilité a priori d’un match nul, loin d’augmenter lorsque le nombre de tirages (ici le nombre de votants) augmente, diminue au contraire avec ce nombre. Elle est de 1/2 pour 2 votants, de 3/8 pour 4 votants, etc., et elle tend rapidement vers zéro lorsque le nombre de votants tend vers l’infini. Cela n’est évidemment pas contradictoire avec la loi des grands nombres [26]. Si l’on suppose maintenant que les votes ne sont pas indépendants, parce qu’ils sont codéterminés par des facteurs communs, on trouve que la probabilité a priori d’un match nul diminue encore plus rapidement avec le nombre de votants. On a pu calculer qu’elle tombe à moins de un sur cent millions pour un État comme le Nouveau-Mexique.

36Une double inférence est faite, ici, qui n’est pas justifiée. Du fait que l’événement s’est produit (le match nul), on conclut que sa probabilité a priori était forte, et donc, via la « loi des grands nombres », que les Américains ont voté au hasard. Mais même des événements infiniment peu probables se produisent ! Et même si les Américains avaient voté au hasard, l’événement, de toute façon, aurait été très peu probable.

37Je ne crois pas que l’on puisse dire que tout s’est passé comme si les électeurs américains avaient voté au hasard. Il me semble au contraire qu’ils se sont déterminés très fortement selon les critères traditionnels. Ce n’est pas en tout cas à ce niveau que je vois, pour ma part, le hasard opérer. Si hasard il y a, il est ici une émergence, un effet de système ou de composition : il se situe au niveau du vote tout entier. Le sens dans lequel on peut parler ici de hasard est manifeste dans la double signification du substantif draw en anglais : « loterie » et « match nul ». Dans nos langues, je l’ai dit, tous les mots qui désignent le hasard, la chance, l’aléa, etc. renvoient à un même modèle : la chute d’un dé. Or qu’est-ce que la chute d’un dé, sinon un système déterministe dans lequel une variation infime des conditions initiales produit un effet sensible ? Lorsqu’un vote national, impliquant des dizaines de millions d’électeurs, produit un résultat aussi serré – la marge de victoire étant inférieure à la marge d’erreur incompressible –, alors on peut parler de hasard au sens où de toutes petites causes aboutissant à un transfert de voix minuscule auraient fait basculer la victoire d’un camp dans l’autre.

38Nous sommes ici dans le cas que je tentais de distinguer en commençant, celui où le hasard a un « sujet » et, par là même, un sens. Ce sujet est bien en situation d’extériorité, puisque le peuple, dont la volonté est ainsi réputée s’exprimer, transcende chacun des citoyens pris individuellement. On voit que la forme que prend le système générateur de hasard est déterminante. Pour ce qui est de la France, on n’imagine pas que la consultation concernant le traité de Maastricht, ou que le choix entre MM. Mitterrand et Giscard d’Estaing lors de l’élection présidentielle de 1981, eussent pu prendre la forme d’un tirage à pile ou face ! Et pourtant, dans la vie des innombrables comités ou commissions auxquels les sociétés modernes confient le soin de l’administration des choses publiques, le recours au vote anonyme n’est bien souvent qu’un moyen déguisé de déléguer au hasard la décision que la discussion à coup d’arguments supposés rationnels s’est montrée incapable d’atteindre.

39Il est possible, il est nécessaire de sortir du paradoxe du vote, mais il faut pour cela renoncer à traiter l’élection comme une procédure rationnelle de choix des gouvernants et remonter aux origines rituelles de la démocratie. On me dira que cette découverte vient bien tardivement et que je me serais économisé tout ce long détour si j’avais commencé par elle. Encore une fois, je crois que le détour était utile et même nécessaire. C’est dans ce qui sépare le rituel de la rationalité que la vraie nature du premier peut se repérer. Le rituel n’est pas l’irrationnel face au rationnel, il comporte sa propre rationalité.

40Plus que toute autre élection présidentielle dans le monde, l’élection américaine comporte normalement deux phases extrêmement contrastées. C’est, dans un premier temps, tout au long d’une année, la mise en scène d’un duel d’autant plus intense que le regard extérieur ne distingue rien qui vraiment sépare les rivaux. Plus ils se ressemblent, plus ils s’échinent à signifier des différences illusoires. Ce premier temps ne semble être là que pour préparer le second, beaucoup plus bref, qui rassemble en un mouvement cathartique la nation tout entière autour du vainqueur. Il y a un instant à peine, elle était encore coupée en deux, mais le presque rien ou le je-ne-sais-quoi qui décident de l’élu suffisent soudainement à faire de lui l’intégrateur de la totalité. Les rituels qui accompagnent la signature d’un traité de paix ou une alliance mettent traditionnellement en scène la guerre ou le conflit pour mieux en signifier la négation. Le rituel dit : « guerre » puis « non-guerre », et ce second moment s’accompagne régulièrement d’un sacrifice. Celui que la glorieuse incertitude d’un jeu de paume désigne comme vainqueur aura l’honneur d’être immolé sur l’autel. Souverain ou martyr, la différence est en principe considérable, mais la similitude formelle des procédures entre le choix du prince et celui de la victime reste troublante.

41La crise qu’a traversée l’Amérique est venue de ce que la violence qu’il s’agissait de nier a occupé pendant longtemps toute la scène, en l’absence d’une résolution cathartique qui n’en finissait pas de se faire attendre. À écouter les commentateurs les plus avisés du monde politique américain, on était frappé du recours constant au langage religieux. C’est une foi qu’il s’agissait de réaffirmer, la foi dans le pouvoir nourricier de la Constitution, la foi dans le règne de la loi et la grandeur d’un système qui place la loi au-dessus des hommes. Apparaissait en filigrane la peur que la fragilité de ces idéaux ne résistât pas à un combat prolongé et que le système perdît sa légitimité. Le rite électoral joue avec le feu en représentant l’affrontement pour mieux le dépasser. Le risque est que la fête tourne mal et que l’incendie embrase tout pour de vrai. Des voix se firent donc entendre qui conseillaient aux candidats rivaux de se sacrifier pour sauver l’idéal. La victime consentante serait le vainqueur dans l’ordre symbolique et, peut-être à l’avenir, dans l’ordre réel.

Pour un rapprochement de l’anthropologie et de la philosophie politique

42La leçon que nous donne l’élection américaine, c’est que la démocratie est essentiellement un rituel, dont l’efficacité dépend prioritairement de la participation unanime et du respect scrupuleux des formes. Cette priorité de la forme sur le contenu, Claude Lefort en a donné une présentation saisissante dans son texte « La question de la démocratie ». « Rien ne rend mieux sensible le paradoxe de la démocratie, écrit-il, que l’institution du suffrage universel. C’est précisément au moment où la souveraineté populaire est censée se manifester, le peuple s’actualiser en exprimant sa volonté, que les solidarités sociales sont défaites, que le citoyen se voit extrait de tous les réseaux dans lesquels se développe la vie sociale pour être converti en unité de compte. Le nombre se substitue à la substance[27]. »

43Le texte de Lefort est un condensé remarquable de ce que nous avons essayé de dire dans cette contribution. On y trouve le rapprochement entre le politique et l’économique que nous avons nous-même esquissé. De même que le marché et le système de prix réduisent la vie collective à une comptabilité en valeurs, en abstrayant toute substance sociale ou psychique, de même l’acte politique essentiel d’une démocratie, le choix des gouvernants, se réduisant à un décompte des voix, a pour condition de possibilité la disparition des liens qui tiennent ensemble les diverses composantes de la société. La formulation de Lefort invite à un rapprochement, que lui-même ne fait pas, entre la démocratie et ce type de rituel qui, mettant en scène la désagrégation conflictuelle de la communauté, se présente aussi, paradoxalement, comme un acte de collaboration sociale. Les fêtes d’hiver traditionnelles de l’Europe occidentale (des Lupercales romaines au Carnaval ibérique) en fournissent de bons exemples. Dans le Carnaval, comme les meilleurs de ses analystes l’ont montré, le comble du holisme et le comble de l’individualisme apparaissent comme ne faisant qu’un [28]. Pour Louis Dumont, c’est aussi la caractérisation de la philosophie politique de Rousseau [29].

44Relisant Tocqueville, Marcel Gauchet a exploré la proximité troublante entre l’idéal démocratique et ses dérives despotiques, et cherché les conditions nécessaires d’un fonctionnement démocratique viable. Ce faisant, il a été conduit à reformuler le problème théologico-politique dans les termes suivants. Les sociétés primitives et traditionnelles, dominées par le fait religieux, s’imaginent devoir leur ordre et leur sens à une volonté supérieure et extérieure à celle des hommes. Par contraste, ce que nous appelons la modernité est travaillée par le savoir que les hommes ne doivent les lois de la cité qu’à eux-mêmes. L’apparition des sociétés à État dans l’histoire marque le début d’un long processus, dans lequel l’extériorité du social est intériorisée, la division de la société d’avec elle-même qui caractérise la logique du sacré est importée à l’intérieur de la société. On a longtemps espéré que cette intériorisation de la coupure entre la société et son Autre allait logiquement et nécessairement entraîner une réappropriation totale de l’être collectif par lui-même. L’histoire des sociétés démocratiques, la prise de conscience de leur fragilité constitutive, les réflexions sur le phénomène totalitaire sembleraient montrer que cet idéal est non seulement irréalisable, mais profondément dangereux. L’absolue souveraineté d’un peuple sur lui-même tendrait paradoxalement à engendrer son contraire : l’aliénation la plus complète de cette souveraineté par concentration d’un pouvoir devenu illimité et arbitraire en un lieu radicalement coupé du reste de la société. Un corps politique ne pourrait donc être sujet de lui-même qu’à la condition d’accepter que les instruments dont il se dote pour mettre en acte sa souveraineté le dépossèdent de celle-ci dans une certaine mesure. Selon Marcel Gauchet, tel serait le cas, dans une société démocratique, de l’État bureaucratique et administratif et de l’institutionnalisation du conflit. L’un et l’autre auraient pour effet de manifester que le lien social, le sens de la vie en commun, relève bien de l’ordre humain, mais que nul ne peut se l’approprier. C’est la logique de l’entre-soi. Ainsi de l’État : « Tout se passe entre les hommes – et l’omniprésence de l’État est là pour donner corps à la ressaisie complète de l’être ensemble. Mais tout se passe par là même aussi de telle sorte qu’il n’y ait pas d’appropriation possible du sens final de l’être-ensemble par les acteurs sociaux, à quelque moment ou sous quelque forme que ce soit, individuelle et dictatoriale ou collective et autogérée – il ne serait plus alors entre eux, mais en eux [30]. » Dans une veine très proche, Claude Lefort analyse ce qu’il appelle la transformation radicale de la figuration symbolique du pouvoir qu’entraîne la démocratie : « Incorporé dans le prince, le pouvoir donnait corps à la société […]. En regard de ce modèle, se désigne le trait révolutionnaire et sans précédent de la démocratie. Le lieu du pouvoir devient un lieu vide. Inutile d’insister sur le détail du dispositif institutionnel. L’essentiel est qu’il interdit aux gouvernants de s’approprier, de s’incorporer le pouvoir. Son exercice est soumis à la procédure d’une remise en jeu périodique. Il se fait au terme d’une compétition réglée, dont les conditions sont préservées d’une façon permanente. Ce phénomène implique une institutionnalisation du conflit. Vide, inoccupable – tel qu’aucun individu ni aucun groupe ne peut lui être consubstantiel –, le lieu du pouvoir s’avère infigurable [31]. » Et il ajoute : « On se tromperait à juger que le pouvoir se loge désormais dans la société, pour cette raison qu’il émane du suffrage populaire. »

45Ces formules trouvent une traduction dans l’analyse schumpetérienne de la démocratie que nous avons évoquée précédemment. Dans le cadre de celle-ci, nous dit le philosophe et anthropologue Lucien Scubla, se référant à une observation troublante de l’un des plus grands anthropologues du xxe siècle, Arthur M. Hocart : « Si la volonté générale est inaliénable, nul ne saurait en être le détenteur ; si la volonté générale ne saurait être représentée, rien ni personne, pas même le peuple unanime, ne saurait en être le représentant. Et pourtant, le chef de l’État occupera, pour un temps limité, un lieu inviolable, parce qu’à l’instar du roi des Ashanti qui siégeait sous un tabouret d’or sur lequel nul ne pouvait s’asseoir [32], il sera, pour ainsi dire, placé sous la protection de la Volonté Générale, sans pouvoir du tout s’identifier à elle. Ni chef suprême, ni représentant du Souverain, mais gardien d’une place vide d’où nul ne saurait parler parce que nul ne saurait l’occuper [33]. »

46Cette place vide, c’est finalement le contenu absent, la substance invisible autour de laquelle se structure l’ordre social et politique. De même que le corps allie la chair au squelette, la forme pure du rituel nécessite une substance (l’intérêt commun, la volonté générale, la justice, etc.), mais à condition que nul ne puisse dire ce qu’elle est ni ne puisse parler en son nom. Son caractère intangible marque peut-être la différence irréductible introduite par l’ordre démocratique, mais dire cela n’interdit pas de poser la question des mécanismes qui ont produit le passage de rituels non démocratiques, à vrai dire non politiques, mais religieux, au rituel démocratique. Sur cette question difficile, Lucien Scubla fait une suggestion intéressante.

47Considérons avec lui ce rituel de Côte-d’Ivoire que nous relate l’anthropologue lévi-straussienne Ariane Deluz : « Les Guro règlent couramment certaines disputes en organisant une compétition décisive entre deux camps. Par exemple, vers 1928, il y avait de nombreuses discussions dans les villages des tribus gura et bwavere. Comme on ne capturait jamais de hyène femelle à la chasse, les uns soutenaient que la hyène n’a pas de femelle, les autres soutenaient qu’elle en a une ; cette controverse était source de discussions répétées entre les villageois divisés en deux partis. On se résolut finalement à fixer ce point. Une grande chasse au filet fut organisée. Les tenants de l’existence d’une hyène femelle chasseraient pour leur compte et leurs contradicteurs pour le leur. Le camp qui ramènerait le plus de gibier aurait raison. Ainsi fut fait. Ceux qui affirmaient l’existence de la hyène femelle prirent six biches dans leur filet, les autres rien. Les deux camps mangèrent la viande en commun et le zavogi [discussion, différend] fut clos. Il était dorénavant entendu que la hyène a une femelle et interdit de prétendre le contraire [34]. »

48Commentant ce texte, Lucien Scubla écrit : « L’on devine comment un tel rite pourrait se transformer. Dans un premier temps on abandonnerait le repas communautaire et on conserverait seulement la chasse rituelle qui a pour fonction de différencier, de départager les groupes. Puis on renoncerait à la chasse rituelle, en décidant de compter les voix au lieu de compter les proies. C’est-à-dire que la chasse rituelle se transformerait en un “jeu de massacre” politique où les “victimes” humaines pourraient retrouver la place qu’elles avaient cédée aux victimes animales. » Lucien Scubla ajoute : « Il n’est évidemment pas plus rationnel de compter les voix plutôt que les proies pour déterminer le sexe des hyènes. Mais l’essentiel, dans un cas comme dans l’autre, c’est la participation au rite. Pour avoir bien l’expression de la volonté générale, il importe que chacun donne sa voix, car c’est la participation unanime qui garantit l’efficacité du vote démocratique comme elle garantit l’efficacité du rite sacrificiel [35]. »

49Si telle est bien la nature de la démocratie, une question vertigineuse se pose aux sociétés qui s’en réclament : quelles institutions ou procédures se chargeront de la substance ? Qui dira le sexe des hyènes ? Sur des problèmes aussi essentiels pour l’avenir de l’humanité que les défis et les dangers de la technique, le recours à la dissuasion au moyen d’armes de destruction massive ou les problèmes dits d’environnement, trop souvent l’appel à la démocratie sert d’alibi à l’absence de réflexion normative. La sagesse est-elle toujours du côté du plus grand nombre ? Citons le grand Jean-Jacques une dernière fois :

50« D’où cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter pour dix qui n’en veulent point [36] ? »


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.119.0004

Notes

  • [1]
    Jorge Luis Borges, « La Lotería en Babilonia », in El jardín de senderos que se bifurcan, Buenos Aires, 1941.
  • [2]
    René Girard, La Violence et le Sacré, Paris, Grasset, 1972.
  • [3]
    Ici Rousseau prend congé de Montesquieu. « Ce ne sont pas là des raisons », écrit-il. Cependant, après avoir insisté sur ce que ne voit pas, selon lui, Montesquieu, à savoir que « l’élection des chefs est une fonction du gouvernement et non de la souveraineté », et relève donc de la loi et non du contrat, il ajoute : « Dans toute véritable démocratie la magistrature n’est pas un avantage, mais une charge onéreuse qu’on ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu’à un autre. La loi seule peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera. Car alors, la condition étant égale pour tous, et le choix ne dépendant d’aucune volonté humaine, il n’y a point d’application particulière qui altère l’universalité de la loi » (Du Contrat social, livre IV, chap. III, « Des élections »).
  • [4]
    Il est possible de lire certains textes de la tradition libérale dans le sens suivant. L’institutionnalisation du hasard y apparaît comme un garant de la liberté, et les institutions libres comme des générateurs de hasard. Le hasard, cependant, ne s’y donne ni comme aléa, à la façon moderne, ni comme signe ou destin, à la façon ancienne. Il se nomme contingence ou complexité, et c’est sous ces formes nouvelles qu’il joue son rôle traditionnel de producteur d’extériorité. Cf. Jean-Pierre Dupuy, Le Sacrifice et l’Envie, Paris, Calmann-Lévy, 1992.
  • [5]
    Du Contrat social, livre IV, chap. ii, « Des suffrages ».
  • [6]
    Ibid., livre II, chap. ii, « Que la souveraineté est indivisible ».
  • [7]
    Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1974.
  • [8]
    La façon dont Rousseau donne sens à ces maximes, elle, est surprenante et demanderait de nombreux commentaires qui n’ont pas leur place ici : « Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre » (ibid., livre IV chap. II, « Des suffrages »).
  • [9]
    Sur ce point, je ne serai certainement pas suivi par mes collègues philosophes français. Le mépris dans lequel ils, tiennent la théorie du choix rationnel et ses nombreux avatars, et donc leur ignorance dans ce domaine, leur fait voir tout échec de sa part comme étant dans l’ordre des choses. J’ai montré ailleurs que ce mépris s’alimente à la croyance, évidemment fausse, qui tient la problématique du choix rationnel pour une manifestation d’une vue « économique » des choses, ou « économisme ». Comme on est loin de l’état d’esprit de la philosophie sociale, morale et politique de langue anglaise, pour laquelle les concepts de la théorie de la décision font partie de l’outillage de base de la profession ! On ne peut par exemple comprendre, ni même lire, A Theory of Justice de John Rawls, si l’on n’a pas une bonne maîtrise des outils en question. Ainsi s’explique selon moi l’indigence des études rawlsiennes en France.
  • [10]
    « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et ce n’est qu’une somme de volontés particulières » (ibid., livre II, chap. iii, « Si la volonté générale peut errer »).
  • [11]
    Citant le marquis d’Argenson, Rousseau écrit : « “Chaque intérêt, dit le M. d’A., a des principes différents. L’accord de deux intérêts particuliers se forme par opposition à celui d’un tiers.” Il eût pu ajouter que l’accord de tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun. S’il n’y avait point d’intérêts différents, à peine sentirait-on l’intérêt commun qui ne trouverait jamais d’obstacle ; tout irait de lui-même, et la politique cesserait d’être un art » (ibid., livre II, chap. iii, « Si la volonté générale peut errer »). Ce qui fait dire à Pierre Manent, dans un brillant commentaire : « La seule manière d’être sûr que […] l’intérêt public ne se confond avec aucun intérêt privé, c’est de placer l’intérêt public en contradiction avec tous les intérêts privés, c’est de mesurer la réalisation de l’intérêt public à la contradiction qu’il adresse à tous les intérêts privés : l’unité de tous se rendra sensible par l’oppression de tous » (Pierre Manent, Histoire intellectuelle du libéralisme. Dix leçons, Paris, Calmann-Lévy, 1987). Manent ajoute : « En ce sens, il n’est pas absurde que Robespierre ait cru accomplir l’idée de Rousseau. »
  • [12]
    « Le souverain peut bien dire, je veux actuellement ce que veut un tel homme ou du moins ce qu’il dit vouloir ; mais il ne peut pas dire : ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore ; puisqu’il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut » (ibid., livre II, chap. i, « Que la souveraineté est inaliénable »). Rousseau ajoute : « Ce n’est point à dire que les ordres des chefs ne puissent passer pour des volontés générales, tant que le souverain libre de s’y opposer ne le fait pas. »
  • [13]
    Du Contrat social, livre IV, chap. vi, « De la dictature ».
  • [14]
    Je reprends ici le profond commentaire de Lucien Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l’homme ? Sur la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau », in Jean-Pierre Dupuy, Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs, Paris, Ellipses, 1992.
  • [15]
    La manière dont les théoriciens du choix rationnel ont tenté de « dépasser » le théorème d’impossibilité d’Arrow a consisté en vérité, non pas à sacrifier tel ou tel de ses axiomes qui paraissait moins évident ou rationnel que d’autres, mais à modifier le cadre informationnel qui contraint, sans que cela soit immédiatement apparent, la problématique arrowienne. Ainsi, les préférences et comparaisons interpersonnelles n’y ont tout simplement pas de sens. Si l’on s’affranchit de cette contrainte, des perspectives nouvelles s’ouvrent à l’analyse, que la littérature dite du choix collectif (Social Choice) a systématiquement explorées. Les travaux d’Amartya Sen, autre prix Nobel d’économie, y tiennent une place enviable.
  • [16]
    Herbert A. Simon, « Bandwagon and Underdog Effects in Election Predictions », Public Opinion Quarterly, 18 (3), 1954. Cette publication a entraîné une controverse quelque peu ridicule, parce que portant sur un point annexe, avec le mathématicien norvégien Karl Egil Aubert dans Social Science Information.
  • [17]
    Du Contrat social, livre II, chap. iii, « Si la volonté générale peut errer ».
  • [18]
    Dite, en termes philosophiques, « contrefactuelle ».
  • [19]
    Les travaux que mena Amos Tversky à l’université Stanford font autorité en la matière.
  • [20]
    Dans le bêtisier de la presse française, on retiendra l’éditorial de Robert Melcher dans le France-Soir du 9 novembre 2000 (de la Floride, il écrit : « Cet appendice terrestre où immigrés cubains, retraités d’origine juive, étudiants et descendants de la vague d’immigration latino vont décider, en quelque sorte, de l’avenir de la planète » – on admire le « en quelque sorte ») et celui de Mathieu Lindon dans le Libération du 11-12 novembre 2000 (« Naguère, le président des États-Unis était quelqu’un d’important. On imaginait – pour rire – de le faire élire par le monde entier vu que, de fait, son pouvoir s’étend sur toute la planète. C’était avant que l’idéal démocratique américain ne confie en définitive ce choix à quelques Floridiens. ») L’anti-américanisme débile a ceci de réconfortant, en France, qu’il puise ses forces aussi bien dans la droite vulgaire que dans la gauche bien-pensante.
  • [21]
    Le paradoxe du vote a donné lieu à de nombreuses contributions chez les théoriciens du choix rationnel. Parmi les plus importantes, on retiendra : William H. Riker et Peter C. Ordeshook, « A Theory of the Calculus of Voting », The American Political Science Review, 62, 1, 1968 ; Paul E. Meehl, « The Selfish Voter Paradox and the Thrown-Away Vote Argument », The American Political Science Review, 71, 1, 1977 ; Derek Parfit, Reasons and Persons, Oxford, 1984 ; J. L. Mackie, Persons and Values, vol. II, Oxford, 1985.
  • [22]
    De toute la presse que j’ai dépouillée, deux articles surnagent, tous deux américains, et remarquables quant à leur lucidité sur le point en question. Leurs titres, à eux seuls, définissent bien leur philosophie. De Charles Krauthammer, dans le Washington Post du 28 novembre : « The “Will of the People” Can’t Be Known, So Just Obey the Rules » ; et d’Ellen Goodman, dans le Boston Globe du 30 novembre : « The 2000 Election Math Will Be Fuzzy Forever ».
  • [23]
    Cf., par exemple, l’article de la politologue Nicole Bacharan paru dans Le Monde du 30 novembre sous un titre là encore explicite : « États-Unis : la démocratie des petits riens ».
  • [24]
    Nicole Bacharan : « Entre réductions fiscales et aides sociales, les électeurs indécis ont eu du mal à discerner leurs intérêts du moment. Ils ont choisi presque au hasard. Une boule rouge, une boule bleue… »
  • [25]
    Ibid. : « Les statisticiens le diraient : au bout de quelques millions, cela donne un vrai 50-50. »
  • [26]
    Un raisonnement probabiliste serait ici indispensable. La dite « loi des grands nombres » établit que l’écart type de la gaussienne qui représente la distribution de probabilité des résultats croît comme la racine carrée de N, où N est le nombre de tirages. Quand N croît, la gaussienne se resserre donc autour de l’axe vertical : les valeurs proches de la moyenne (le match nul ou quasi nul) ont plus de chances de sortir. Mais ceci n’est en rien incompatible avec le fait que la probabilité d’un match nul, elle, décroisse rapidement avec N. Il faudrait en réalité examiner l’évolution en fonction de N de la probabilité que l’écart au match nul reste inférieur à la marge d’erreur. Si celle-ci, comme il est raisonnable de le penser, croît moins rapidement que la racine carrée de N, la probabilité en question décroît avec N. Je remercie Jean Petitot pour son précieux éclairage en cette matière.
  • [27]
    Claude Lefort, « La question de la démocratie », in Essais sur le politique, Paris, Éd. du Seuil, 1986. Je souligne.
  • [28]
    Voir Jean-Pierre Dupuy, « Randonnées carnavalesques », in Ordres et désordres, Paris, Éd. du Seuil, 1982 ; nouv. éd., 1990.
  • [29]
    Louis Dumont, Homo aequalis, Paris, Gallimard, 1977.
  • [30]
    Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.
  • [31]
    Cl. Lefort, « La question de la démocratie », art. cité.
  • [32]
    A. M. Hocart, Kings and Councillors, The University of Chicago, 1970.
  • [33]
    L. Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l’homme ? », art. cité.
  • [34]
    Ariane Deluz, « Un dualisme africain », Échanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, Paris et La Haye, Mouton, 1970.
  • [35]
    L. Scubla, « Est-il possible de mettre la loi au-dessus de l’homme ? », art. cité.
  • [36]
    Du Contrat social, livre I, chap. v, « Qu’il faut toujours remonter à une première convention ».

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