Notes
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[1]
Pour une lecture indienne du problème, voir Prem Shankar Jha, Kashmir 1947 : Rival Versions of History, Delhi, Oxford University Press, 1996, qui répond au Britannique Alaistar Lamb, jugé favorable aux thèses pakistanaises, dans deux ouvrages : Kashmir. A Disputed Legacy 1846-1990, Karachi, Oxford University Press, 1992, et Birth of a Tragedy. Kashmir 1947, Hertingfordbury, Roxford Books, 1994. Pour une interprétation pakistanaise, voir Ijaz Hussain : Kashmir Dispute. An International Law Perspective, Islamabad, Quaid-I-Azam University, 1998.
-
[2]
Les données démographiques sont des estimations pour l’an 2000, avancées par le Kashmir Study Group, dans son rapport Kashmir. A Way Forward, New York, 2000.
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[3]
L’Harkat ul-Ansar, le Mouvement des partisans du Prophète, est lié à la Jamiat-i-Ulema-i-Pakistan, le Rassemblement des oulémas du Pakistan, proche des talibans. La Lashkar-e-Taiba, l’Armée des purs, est une émanation du Markaz ad-Dawat wal Irshad, Centre d’invitation à l’écoute de la parole divine, mouvement de prédication ultra-radical.
1La nouvelle guerre menée en Afghanistan contre Oussama ben Laden et ses protecteurs après les attentats du 11 septembre 2001 perpétrés contre New York et Washington a vite mis en lumière le rôle clé du Pakistan. Après avoir joué la carte des talibans pour préserver son influence à Kaboul, le gouvernement du général Musharraf a changé de ligne dès le 14 septembre, afin de ne pas se retrouver dans le mauvais camp dans la « guerre contre le terrorisme » lancée par l’administration américaine. Cette alliance entre Islamabad et Washington a fait grincer bien des dents à New Delhi. Le gouvernement indien, rallié dès le premier jour à la nouvelle coalition, s’est étonné que son voisin pakistanais, qu’il définit comme « partie du problème terroriste », puisse être « partie de sa solution ». New Delhi appelle en effet la communauté internationale à s’attaquer, après la traque d’Al-Qaida, aux réseaux islamistes armés qui opèrent depuis le milieu des années 1990, à partir du Pakistan, au Cachemire indien.
2La réponse américaine est d’une prudence extrême, car la question du Cachemire, ouverte voici cinquante-cinq ans, va bien au-delà des opérations conduites par quelques groupes de milliers d’hommes attaquant la présence indienne au nom des aspirations des Cachemiris ou au nom du djihad. Sur ces terres himalayennes (220 000 km2, 14 millions d’habitants), aux confins de la Chine, de l’ex-Empire soviétique et de l’Afghanistan, le Cachemire est une pomme de discorde, devenue, avec les essais nucléaires conduits par l’Inde et le Pakistan en mai 1998, ce que le président Clinton a appelé, non sans grandiloquence et arrière-pensées, « l’endroit le plus dangereux du monde » : le possible détonateur d’un nouveau conflit opposant, dans l’une des régions les plus peuplées de la planète, deux pays divisés par un passé commun, unis par une permanente suspicion réciproque, hantés l’un et l’autre par le syndrome de la partition de l’Inde britannique qui, en 1947, les fit naître comme États séparés, aussitôt en guerre, au Cachemire précisément.
Par-delà ses enjeux territoriaux et stratégiques, le problème du Cachemire soulève d’autres questions jusqu’ici insolubles. Sont d’abord en cause des conceptions opposées de la nation, qui définissent un premier cercle d’analyse, celui des conflictuelles relations indo-pakistanaises. Un second cercle, régional, enserre les États voisins : au premier chef la Chine et l’Afghanistan, mais aussi, dans une moindre mesure, l’Asie centrale et les pays du Golfe, dont l’Iran. Depuis les années 1980, et plus encore les années 1990, l’ombre de l’islamisme radical, et son instrumentalisation par les généraux pakistanais et les financiers saoudiens, plane sur une région où flotte aussi l’odeur du pétrole et du gaz. Troisième cercle enfin : celui, distendu, des grandes puissances qui, au gré de leurs intérêts du moment, choisissent d’intervenir très discrètement dans la région, ou de l’oublier entre deux alertes. Leurs stratégies et leurs rapports de forces déterminent ce qu’il est convenu d’appeler l’ordre mondial. Concentriques, ces trois cercles sont animés par des courants et des dynamiques qui les traversent, en illustrant des questions d’intérêt général : la question identitaire, le déficit démocratique, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’islamisme radical et le djihad, la sélectivité de la Realpolitik des États-nations.
Le syndrome de la partition
3À l’heure où le long combat nationaliste pour l’indépendance de l’Inde approchait du but, sous l’égide du Congrès national indien, transformé par Gandhi en mouvement de masse, et dirigé par Nehru, la Ligue musulmane, menée par Mohammad Ali Jinnah, radicalisa sa position, en réclamant pour les terres à majorité musulmane un statut en propre, ou un État spécifique. Récusant une Inde indépendante où l’arithmétique électorale avantagerait la majorité hindoue, la Ligue légitima son projet au nom de la théorie des deux nations, affirmant qu’hindouisme et islam étaient trop différents dans leurs valeurs, leurs modes de vie, leur culture pour construire une seule nation. La multiplication des troubles en 1946, la précipitation avec laquelle Londres décida alors de donner l’indépendance à l’Inde, l’impossibilité de trouver des compromis entre le Congrès et la Ligue aboutirent finalement à la partition qui fit naître simultanément, en août 1947, l’Inde et le Pakistan, celui-ci constitué des terres à majorité musulmane, divisées en deux blocs : le Pakistan occidental, centré sur la vallée de l’Indus, et le Pakistan oriental, dans le delta du Gange, à 1 500 kilomètres de là. Cette division, de nature religieuse, trancha dans le vif deux provinces, le Pendjab et le Bengale, et s’opéra dans le sang : le plus grand mouvement de réfugiés de l’histoire se solda par des centaines de milliers de morts. Le syndrome de la partition allait plomber jusqu’à aujourd’hui les relations indo-pakistanaises. Les récriminations réciproques et les accusations de mauvaise foi allaient nourrir une suspicion fondamentale et partagée, qui définit encore aujourd’hui, après quatre guerres, les relations entre l’Inde et le Pakistan. Le Cachemire, dès les premières semaines de l’indépendance, en fut le champ d’affrontement majeur. Il l’est resté aujourd’hui.
Les origines du conflit
4La logique de la partition était claire pour les territoires qui dépendaient directement de la couronne britannique : ils se trouvèrent directement affectés soit à l’Inde, soit au Pakistan, selon le double principe de leur appartenance religieuse majoritaire et de la continuité territoriale de ces majorités hindoue ou musulmane. Restaient les États princiers, dont les souverains devaient opter pour l’Inde ou pour le Pakistan. Le maharaja Hari Singh du Cachemire, l’un des plus prestigieux princes du British Raj, hésite alors, lorgnant vers l’indépendance. Un souverain hindou, mais dont les sujets sont en majorité musulmans. Son royaume se déploie à la jonction du Pakistan et de l’Inde. Tandis qu’une part de ses sujets s’agitent, surtout dans le Poonch, son royaume est envahi par des bandes tribales venues du nord, et des milices pachtounes venus du nord-ouest, qui marchent sur sa capitale Srinagar, pour soutenir leurs frères en islam. Hari Singh appelle l’Inde à la rescousse. New Delhi lui répond ne pouvoir envoyer des troupes qu’une fois signé l’acte d’accession qui rattache son État à la nouvelle Inde. C’est chose faite le 26 octobre 1947. Très vite apparaissent, derrière l’avant-garde des milices « autonomes », les troupes pakistanaises. La première guerre indo-pakistanaise se termine par un cessez-le-feu conclu sous l’égide de l’O.N.U. le 1er janvier 1949, le Cachemire se trouvant de facto coupé en deux, de façon en principe provisoire, pour deux raisons.
5Nehru avait, en 1947, indiqué que l’accession du maharaja du Cachemire devrait être ultérieurement confirmée par voie électorale. En 1948, il s’était tourné vers l’O.N.U. pour dénoncer l’intervention pakistanaise. Diverses résolutions avaient énoncé comme principe le retrait des troupes pakistanaises et le maintien de forces indiennes minimales, en préalable à la définition du statut du Cachemire « en conformité avec la volonté populaire », formule interprétée par le Pakistan comme impliquant un référendum. Le Pakistan n’ayant jamais retiré ses troupes, l’Inde n’a pas appliqué ces résolutions, qu’elle jugea ensuite caduques, en invoquant le fait que l’Assemblée du Jammu-et-Cachemire, élue dans la partie indienne de l’ancien royaume, avait confirmé le rattachement à l’Inde, et que les Cachemiris au sud de la ligne de contrôle élisent depuis des décennies leurs députés au Parlement indien. La question serait donc tranchée. La thèse indienne officielle est maximaliste : le Jammu-et-Cachemire (le nom de l’État souligne qu’une province au moins, le Jammu, est en majorité hindoue) est un état de l’Union indienne dont une partie est occupée, au nord de la ligne de cessez-le-feu, par le Pakistan, une autre, transhimalayenne et quasi vide, l’Aksai Chin, par la Chine. Pour le Pakistan, au contraire, le statut de l’ensemble du Cachemire, « territoire contesté », reste en suspens, les terres au sud de la ligne de cessez-le-feu étant définies comme « Cachemire sous occupation indienne ».
6Au-delà des argumentaires et des arguties [1], deux logiques opposées sont à l’œuvre. Pour le Pakistan, le Cachemire est la marque de la trahison indienne. En majorité musulman, et à lui contigu, le Cachemire aurait dû lui revenir. Il témoigne de l’inachèvement de la partition. La thèse indienne invoquant la volonté du maharaja n’est pas recevable, car dans deux cas inverses l’Inde a récupéré des principautés à majorité hindoue, mais à souverain musulman. Pour l’Inde, en revanche, la prétention pakistanaise est triplement condamnable. D’abord parce qu’elle est fondée sur la théorie religieuse des deux nations, récusée par l’Inde multiculturelle. Ensuite parce qu’elle ignore l’histoire politique du Cachemire des années quarante, quand le charismatique Sheik Abdullah quitta la Conférence musulmane pour fonder, sur des principes sécularistes, la Conférence nationale, portée au pouvoir après 1947. Enfin, parce que le Pakistan a constamment mené une politique d’agression, infiltrant par trois fois des bandes armées prétendues autonomes, avant de recourir à l’intervention militaire directe : une première fois en 1947-1948 ; une seconde fois en 1965 – une guerre pour rien soldée par la Conférence de Tachkent organisée sous l’égide soviétique ; une troisième fois en 1999, sur les hauteurs de Kargil.
La guerre de 1971, d’un autre type, a laissé des traces bien plus graves encore, au détriment du Pakistan. Elle a été, au Cachemire, le contrecoup de la guerre de libération du Bangladesh, menée par les insurgés bengalis du Pakistan oriental voulant faire sécession, et gagnant la partie avec l’aide de l’armée indienne. Guerre décisive, car elle a mis fin au Pakistan bicéphale de 1947. Pour l’histoire officielle pakistanaise, qui occulte les causes profondes de l’insurrection bengalie, cette guerre ne fait que témoigner de la volonté indienne de le détruire. Pour l’Inde, au contraire, la sécession du Bangladesh témoigne de l’échec de la théorie des deux nations : l’islam, partagé par les deux parties du Pakistan, n’a pas suffi à les unir dans une nation divisée par la géographie, mais aussi par la langue et par l’inégale distribution des pouvoirs. Au Cachemire, les combats de 1971 se soldent par des ajustements mineurs de la ligne de cessezle-feu de 1949, devenue « Ligne de contrôle » (LoC). Plus important, l’accord de Shimla, signé en 1972 entre Indira Gandhi, Premier ministre indien, et Zulfikar Ali Bhutto, Président pakistanais, est censé ouvrir la voie à une solution négociée de la question du Cachemire. Mais une fois encore, les interprétations divergent. New Delhi considère que l’accord de Shimla appelle à un traitement bilatéral du problème et rend caduque l’hypothèse d’une médiation internationale. Islamabad récuse cette interprétation.
Le Cachemire, une mosaïque stratégique
7Rien ne serait plus faux que l’image d’un Cachemire homogène. Le statut de ses divers territoires n’est pas seul en cause. Le cœur du Cachemire, où l’on parle la langue cachemirie, c’est la vallée de Srinagar, qui ne couvre pas même un huitième de l’ancien royaume, mais est la plus peuplée. Elle est tout entière sous contrôle indien. Plus au sud, la province du Jammu est en majorité hindoue et de langue dogra. Elle compte cependant trois districts à majorité musulmane, où l’on parle des dialectes différents du dogra, mais qui lui sont apparentés. À l’est, la plus vaste province est celle du Ladakh, sur les hauteurs himalayennes. On y parle le ladakhi, langue sino-tibétaine. Le vaste district de Leh, voisin du Tibet, est resté bouddhiste. Le district de Kargil, lui, est devenu, migrations aidant, en majorité musulman, et chiite. Au total, l’État du Jammu-et-Cachemire, sous contrôle effectif indien, couvre 82 000 km2 et compte environ 9,5 millions d’habitants [2].
8Au nord de cette ligne de cessez-le-feu s’étendent les territoires sous contrôle pakistanais. La partie la plus peuplée est la région du Poonch soulevée en 1947 contre Hari Singh, et proclamée, avec l’agrément du Pakistan, Azad Kashmir : « Cachemire libre » (13 000 km2 ; environ 3 millions d’habitants). Cet Azad Kashmir pos-sède, certes, un gouvernement et un Président, mais il est sous complète tutelle pakistanaise, via le ministère des Affaires du Cachemire du gouvernement d’Islamabad. On y parle, pour l’essentiel, le punjabi. Les musulmans y sont sunnites. Le reste des terres sous contrôle pakistanais, les « territoires du Nord » (Gilgit et Baltistan : 85 000 km2 ; plus d’un million d’habitants), n’a jamais reçu le statut de province pakistanaise, façon de dire que son statut dépend, comme tout l’ancien royaume, du référendum à venir. Il est en fait gouverné par Islamabad, assisté d’un conseil sans réel pouvoir. Des mouvements autonomistes, voire indépendantistes, s’y sont manifestés. La population est en majorité chiite et parle à l’ouest, dans la région de Gilgit, des dialectes apparentés au cachemiri, et au Baltistan une langue sino-tibétaine proche du ladakhi. D’une certaine façon, la ligne de contrôle qui tranche le Cachemire correspond donc en partie à des césures ethno-culturelles. Elle pourrait, au prix de quelques ajustements, devenir une frontière de jure, si la région n’avait pris, dès le départ et, plus encore, en un demisiècle de conflits, une valeur emblématique pour les deux pays qui se la disputent.
9Territoire himalayen aux limites historiques imprécises, le Cachemire se trouve donc partagé entre les trois États qui le jouxtent, Inde, Chine et Pakistan. Son intérêt stratégique est évident. Il offre la seule voie directe entre le Pakistan et la Chine – la route du Karakorum. Ses fragments transhimalayens ont permis en outre à la Chine de renforcer ses liaisons entre deux provinces sensibles, le Tibet et le Xinjiang. Pour l’Inde, l’État du Jammu-et-Cachemire est une pointe avancée vers les flancs chinois et pakistanais, une couverture précieuse des terres indo-gangétiques où s’étend depuis des millénaires l’un des berceaux de la civilisation indienne. Sur le plan économique, il est aussi décisif, géographie oblige : avec le Cachemire, l’Inde tient le haut bassin du fleuve Indus et de ses affluents qui, en aval, irriguent les terres les plus riches du Pakistan, vitales pour le pays. Rappelons enfin que le Cachemire est aujourd’hui le point de rencontre – et, pour l’Inde et le Pakistan, le point de friction – des trois États asiatiques ouvertement nucléaires.
10Mais le Cachemire, c’est aussi l’un des hauts lieux de la pensée hindoue, où se sont épanouis, avant l’arrivée de l’islam, des écoles prestigieuses du sivaïsme, de rayonnement panindien. La grotte d’Amarnath, au Ladakh, est un lieu de pèlerinage de premier ordre. Dans la psyché hindoue, il est partie prenante de l’Himalaya, terre des ascètes, chemin des dieux, source du Gange. Mais il est aussi, on l’a dit, un élément symbolique majeur de la construction nationale, non parce que Nehru était un brahmane originaire du Cachemire, mais parce que, pointe musulmane avancée vers l’Asie centrale, il témoigne de la nature pluri-religieuse et multiculturelle de la nation. Il est enfin la preuve de la fourberie pakistanaise, qui y mène, depuis dix ans, une « guerre par substitution », conduite par « terroristes interposés ».
11À l’inverse, pour le Pakistan, le Cachemire n’est pas seulement sa « veine jugulaire » et un bastion montagnard stratégique d’où faire pression sur l’Inde. Il est aussi, au moins en ses terres musulmanes et en son cœur, la vallée de Srinagar, la pièce manquante, une manière d’Alsace-Lorraine qui eût été prise dès la naissance du pays. Il est encore, dans le discours dominant pakistanais, au-delà d’un enjeu territorial, la marque d’une blessure faite aux musulmans par la puissance indienne, et par l’Occident dominant qui laisse faire New Delhi.
Ces représentations contrastées et antagonistes, nourries du souvenir de la partition, ne sauraient toutefois expliquer seules l’imbroglio d’aujourd’hui. Après tout, le Cachemire a été calme de 1972 à 1989. S’il est redevenu un point chaud, c’est que le terreau qu’il offre, propice au conflit, a été labouré par deux forces déstabilisatrices : le déficit démocratique et l’instrumentalisation de l’islam, pendant et après la guerre d’Afghanistan perdue par les Soviétiques.
Des années de défiance aux années de sang
12Dès les débuts de l’indépendance, la relation entre le Jammu-et-Cachemire et l’Inde est difficile. New Delhi a octroyé un statut particulier à l’État, jouissant en théorie d’une grande autonomie, inscrite dans l’article 370 de la Constitution. Mais cette autonomie de principe sera vite amoindrie, étape après étape, et New Delhi va perdre peu à peu la confiance d’un grand nombre de Cachemiris. Dès 1954, le Jammu-et-Cachemire, dont l’assemblée confirme le rattachement à l’Inde, est traité comme le reste des États de l’Union. Sheik Abdullah, leader charismatique de la National Conference, parti majoritaire, qui avait choisi en 1947 l’Inde laïque contre le Pakistan, ne gagne pas pour autant la confiance de New Delhi : jugé trop ambigu quant au statut du Cachemire, il sera en résidence surveillée une douzaine d’années, entre plusieurs passages au pouvoir, échelonnés de 1947 à 1982.
13En 1984, la situation se tend au Cachemire. D’une part, New Delhi renverse le gouvernement de Farook Abdullah, nouveau leader de la National Conference. D’autre part, armée indienne et armée pakistanaise commencent à s’affronter sur les hauteurs du glacier du Siachen, qui s’étend entre le point d’arrêt de la ligne de contrôle et la frontière chinoise. Depuis, guerre de position et salves d’artillerie s’y perpétuent, à plus de 4 000 mètres d’altitude… En parallèle, à deux pas du Cachemire, le Pakistan soutient les séparatistes sikhs voulant créer au Pendjab indien un État du Khalistan indépendant. Indira Gandhi, fin 1984, sera assassinée dans ce contexte. Au total, en ces années 1980, New Delhi ne sait redonner confiance à une nouvelle génération de jeunes Cachemiris mécontents du chômage et de la corruption, et sans illusions sur les partis politiques existants. Pendant ce temps, la guerre d’Afghanistan fait rage. Elle permet au Pakistan, allié des États-Unis, de s’armer considérablement et de se doter même, sans doute dès 1987, d’un potentiel nucléaire. Avant de disparaître en 1988, le général Zia ul-Haq, président du Pakistan, avait encouragé une certaine islamisation du régime. Tout est prêt pour que la crise du Cachemire éclate de nouveau, mais sous une nouvelle forme…
14Alors que les moudjahidin afghans célèbrent en 1989 leur victoire sur les Soviétiques, avant de s’entredéchirer, l’opposition à l’Inde change de nature au Cachemire. Sonne l’heure des attentats, des assassinats, des enlèvements. Le Front de libération du Jammu-et-Cachemire (J.K.L.F.), fondé en 1977, prend un poids nouveau. Mais plus indépendantiste que pro-pakistanais, et plus laïque qu’islamiste, il se voit supplanté en quelques années, à l’instigation d’Islamabad, par des forces beaucoup plus résolues, commandos de moudjahidin s’attaquant à une armée indienne qui intervient bientôt en masse, auprès des forces policières et paramilitaires. Les violations des droits de l’homme sont avérées, tandis que les groupes armés ne reculent pas devant le terrorisme. Les pandits hindous de la vallée du Cachemire, qui donnaient à la kashmiriyat, l’esprit du Cachemire, son côté pluraliste, sont contraints au départ. À en croire New Delhi, les insurgés cachemiris s’essoufflèrent à partir de 1993-1995. Au même moment, en Afghanistan, l’homme clé des Pakistanais, Gulbuddin Hekmatyar, montre son incapacité à rallier autour de lui un consensus.
15Or Islamabad veut se faire entendre à Kaboul, pour deux raisons. En premier lieu, s’assurer qu’un régime ami ne remettra pas en cause la frontière pakistano-afghane, la ligne Durand, héritée des Britanniques, qui coupe en deux les terres pachtounes. En second lieu, facteur plus décisif encore, éviter au Pakistan d’être pris en tenailles entre l’Inde et un Afghanistan qui aurait de bonnes relations avec New Delhi. Formidablement renforcés, avec l’appui de la CIA, par leur rôle essentiel dans la guerre contre les forces soviétiques, les services secrets pakistanais, l’ISI, cœur du pouvoir militaire, vont développer une double stratégie d’activisme transfrontalier. Côté afghan, ils soutiennent l’émergence des talibans, formés dans les écoles coraniques pakistanaises de la région pachtoune de Peshawar, où les réfugiés afghans sont nombreux. Côté Cachemire, l’ISI favorise la multiplication de nouveaux groupes armés, beaucoup plus radicaux que le J.K.L.F. Dès 1993, le Hizb ul-Mujahideen est privilégié. Il compte encore, pour l’essentiel, des Cachemiris issus des deux côtés de la Ligne de contrôle, et opère depuis ses bases de l’Azad Kashmir. Peu à peu, de nouveaux groupes apparaissent, ayant pignon sur rue au Pakistan. Ce sont les bras armés de formations islamistes pakistanaises, composés de jeunes recrues attirées par la guerre sainte, aux côtés de militants étrangers de la nouvelle internationale islamiste radicale, héritière de la guerre d’Afghanistan et proche, parfois très proche, d’Al-Qaida. Les camps d’entraînement sont établis en Azad Kashmir, au Pakistan et, en moindre nombre, en Afghanistan même. Deux formations vont particulièrement faire parler d’elle : l’Harkat ul-Ansar, déclarée formation terroriste par les États-Unis en 1997, et rebaptisée alors Harkat ul-Mujahideen, et les Lashkar-e-Taiba [3]. Toutes deux, d’obédience ultra-fondamentaliste salafiste et wahabite, sont clairement internationalistes. Leur objectif ultime n’est pas le sort du Cachemire, c’est la guerre sainte et l’unification du monde musulman.
La décennie 1990 vit donc se déployer ce qu’Islamabad appelle « le combat pour la liberté » et ce que New Delhi définit comme « guerre par substitution » menée par le Pakistan : un conflit masqué, de basse intensité, qui, faute de réussir à faire basculer le Cachemire du côté pakistanais, mène cependant contre d’énormes forces indiennes une guerre d’usure qui ne dit pas son nom, et qui fait dans les camps opposés, et dans la population, des dizaines de milliers de victimes. Elle se nourrit au départ des frustrations indéniables de nombreux Cachemiris, mais répond à une logique qui déborde du seul Cachemire. Elle procède par infiltration de combattants depuis les camps d’Azad Kashmir, sous le couvert de tirs d’artillerie échangés par les deux armées de part et d’autre de la Ligne de contrôle, puis par opérations contre les militaires, et de plus en plus contre les civils. Peu à peu, les opérations débordent de la vallée du Cachemire, pour prendre un tour plus terroriste, en s’attaquant à des hindous, à des sikhs, à des travailleurs venus du bas pays indien, voire à des pèlerins en route vers Amarnath. Le cycle provocation-répression cherche à diviser plus encore les communautés religieuses et à conforter les sentiments anti-indiens.
Le Cachemire entre puissances nucléaires
16En mai 1998, quelques semaines après son arrivée au pouvoir à New Delhi, le gouvernement indien dirigé par le Bharatiya Janata Party, bras politique du mouvement nationaliste hindou, conduit cinq essais nucléaires. Quinze jours plus tard, le Pakistan fait de même. La nucléarisation des deux rivaux, désormais ouverte, est condamnée par la communauté internationale, qui s’inquiète de ses effets négatifs sur le mouvement en faveur de la non-prolifération que ponctuent en 1995 l’extension indéfinie du Traité de non-prolifération et, en 1996, la signature du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires. Les Cassandre soulignent aussi les risques particuliers d’une situation inédite, où deux voisins ayant combattu trois guerres au Cachemire sont toujours incapables d’avancer vers le règlement d’un contentieux majeur. En février 1999, pourtant, l’espoir se lève. A.B. Vajpayee, Premier ministre indien, se rend au Pakistan. Il signe avec Nawaz Sharif, Premier ministre pakistanais, la Déclaration de Lahore, qui cherche à calmer le jeu, et relance les difficiles négociations bilatérales.
17L’armée pakistanaise, dirigée par le général Musharraf, ne l’entend pas ainsi. En mai, l’Inde découvre que des groupes infiltrés après la fonte des neiges ont établi des points fortifiés, du côté indien de la Ligne de contrôle, sur les hauteurs dominant, près de Kargil, la route stratégique menant de Srinagar au Ladakh et au Siachen. Commence alors la guerre de Kargil, qui révèle la présence de soldats pakistanais sur le sol indien. L’armée indienne passe à l’action et avance au prix de lourdes pertes, car Vajpayee, conscient des risques de dérive nucléaire, prend garde à ne pas franchir la Ligne de contrôle, et plus encore à ne pas étendre le front, comme ce fut le cas en 1965, vers la frontière reconnue séparant les deux pays au Pendjab. Le 4 juillet, le président Clinton impose à Nawaz Sharif de retirer ses forces, ce qu’il fait. Il en paie le prix trois mois plus tard, quand l’armée le renverse, le 12 octobre 1999. L’Inde gèle alors ses relations avec le Pakistan, sans les rompre. La tension monte encore après le détournement d’un avion de ligne indien, en décembre 1999, qui se pose finalement à Kandahar. Pour sauver les passagers, le gouvernement indien accepte de relâcher, par l’entremise des talibans, trois activistes pakistanais faits prisonniers au Cachemire. L’un d’eux, Masood Azhar, refait surface au Pakistan, où il fonde un nouveau groupe radical, le Jaish-e-Mohammad, vite présent au Cachemire.
18Sous pression américaine, en juillet 2001, le général Musharraf, désormais président du Pakistan, et le Premier ministre indien, Vajpayee, se retrouvent en Inde, à Agra. La rencontre relance le dialogue, mais tourne court. Musharraf s’en tient à la ligne pakistanaise habituelle, qui définit le Cachemire comme « territoire contesté », objet premier d’éventuelles négociations. L’Inde demande d’abord un geste clair : l’arrêt visible des infiltrations et des opérations terroristes. C’est l’échec, mais le dialogue est censé reprendre lentement.
Les conséquences du 11 septembre
19Les attentats du 11 septembre contre New York et Washington ont eu d’immédiates conséquences sur le Pakistan. En choisissant dès le 14 de rallier le camp américain et de changer sa politique afghane, le général Musharraf a pris des risques, en heurtant d’une part les partis islamistes, en renversant d’autre part la politique traditionnelle de l’État-major et de l’ISI vis-à-vis des talibans. Il a invoqué, pour se justifier, les intérêts supérieurs de la nation. Les partis islamistes, criant à la trahison, sont certes descendus dans la rue, mais avec moins d’audience que prévu. Quant à l’armée, Musharraf a redistribué les cartes au sommet, écartant deux généraux jugés proches des islamistes, dont le chef de l’ISI. La prise de Kaboul par l’Alliance du Nord, ennemi juré du Pakistan, fut une mauvaise nouvelle : Islamabad allait-elle perdre toute influence sur son voisin ? Du moins la chute des talibans et la mise en place d’un gouvernement intérimaire largement ouvert, y compris au « groupe de Peshawar », Pachtounes proches d’Islamabad, ont écarté le spectre d’un enlisement américain multipliant les bombardements affectant les civils : c’eût été le scénario le plus difficile à gérer face à une opinion publique très anti-américaine.
20Reste la question clé : ayant renversé sa politique vis-à-vis des talibans, que veut faire, que peut faire, que va faire le régime vis-à-vis des forces extrémistes pakistanaises et de leurs bras armés au Cachemire ? Trois options sont théoriquement possibles. Première hypothèse : renforcer l’action anti-indienne, pour compenser en quelque sorte le revirement opéré sur le front afghan. Ce serait une politique bien risquée dans le nouveau contexte international de « guerre contre le terrorisme ». A fortiori, accueillir au Cachemire pakistanais des combattants talibans repliés, comme l’envisagent certaines rumeurs (et des sources militaires indiennes de haut niveau), serait pour New Delhi un casus belli, si ces vaincus relançaient, au Cachemire indien, la guerre sainte.
21Seconde option, saisir l’opportunité du moment pour s’attaquer de front à l’islamisme radical, pour deux raisons. D’abord, éviter la « talibanisation » du Pakistan, formule peu adéquate, mais illustrant les risques d’une emprise accrue de l’extrémisme sur la société et l’État. Ensuite, en bonne logique de Realpolitik, cesser d’instrumentaliser l’islam sur le front afghan comme sur le front indien dès lors que le coût politique international négatif du soutien aux forces du djihad l’emporte sur les bénéfices géopolitiques régionaux. Mais cette option se heurte à deux difficultés majeures. L’adhésion de l’armée, d’une part, et surtout, d’autre part, la question du Cachemire. Comment évoluerait le Cachemire si les groupes armés et financés au Pakistan disparaissaient ?
22La troisième option est donc la plus vraisemblable : contrôler l’islamisme radical tout en maintenant, sous d’autres formes, la pression au Cachemire. On en voit les premiers signes : arrestations (provisoires) de leaders islamistes attaquant le régime, annonce d’un plan de lutte contre l’extrémisme, dénonciation comme « terroriste », pour la première fois, de l’attentat suicide conduit par des fedayin du Jaish-e-Mohammad contre le siège de l’Assemblée de Srinagar, la capitale du Cachemire indien, le 1er octobre 2001. Ceci ne peut suffire à changer l’analyse indienne, qui n’accorde aucune confiance à Musharraf, dès lors que les opérations de commando se poursuivent au Cachemire. Du reste, les décisions d’Islamabad, de façade ou réelles, ne peuvent seules changer la donne au Cachemire, où l’on voit, depuis la fin des années 1990, l’ancienne partie à deux – Inde et Pakistan – devenir une partie à quatre : Inde, Pakistan, Cachemire, États-Unis.
Washington, à défaut d’être ouvertement médiateur, est en mesure de faire pression sur Islamabad et sur New Delhi, pour calmer le jeu et pousser au dialogue bilatéral. Mais celui-ci n’avancera guère si le Pakistan ne veut ou ne peut contrôler les groupes armés extrémistes. Encore faut-il que New Delhi trouve le moyen de rétablir un minimum de confiance chez les Cachemiris. Ceci impose sans doute de leur accorder l’autonomie jadis promise et de faire meilleure part à certains des opposants regroupés dans la Conférence pour la liberté (Hurriyat Conference). Quel que soit le désir de paix d’un peuple tenu entre le marteau pakistanais et l’enclume indienne, nul compromis ne sera durable s’il ignore les sentiments populaires. Au cœur de ses trois cercles, le Cachemire attend les responsables inspirés qui trouveront le plus petit commun dénominateur définissant le champ où considérations stratégiques, sentiments identitaires et impératif démocratique pourront enfin cohabiter.
Notes
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[1]
Pour une lecture indienne du problème, voir Prem Shankar Jha, Kashmir 1947 : Rival Versions of History, Delhi, Oxford University Press, 1996, qui répond au Britannique Alaistar Lamb, jugé favorable aux thèses pakistanaises, dans deux ouvrages : Kashmir. A Disputed Legacy 1846-1990, Karachi, Oxford University Press, 1992, et Birth of a Tragedy. Kashmir 1947, Hertingfordbury, Roxford Books, 1994. Pour une interprétation pakistanaise, voir Ijaz Hussain : Kashmir Dispute. An International Law Perspective, Islamabad, Quaid-I-Azam University, 1998.
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[2]
Les données démographiques sont des estimations pour l’an 2000, avancées par le Kashmir Study Group, dans son rapport Kashmir. A Way Forward, New York, 2000.
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[3]
L’Harkat ul-Ansar, le Mouvement des partisans du Prophète, est lié à la Jamiat-i-Ulema-i-Pakistan, le Rassemblement des oulémas du Pakistan, proche des talibans. La Lashkar-e-Taiba, l’Armée des purs, est une émanation du Markaz ad-Dawat wal Irshad, Centre d’invitation à l’écoute de la parole divine, mouvement de prédication ultra-radical.