Notes
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[1]
Gilbert Padoul, Le Débat, n° 9, février 1981.
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[2]
James D. Seymour et Richard Anderson, New Ghosts, Old Ghosts. Prisons and Labor Reform Camps in China, M. E. Sharpe, 1998.
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[3]
Jun Jing, The Temple of Memories. History, Power and Morality in a Chinese Village, Stanford University Press, 1996.
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[4]
De Lucien Bianco, on lira d’abord Les Origines de la révolution chinoise, Paris, Gallimard, 1967, et de Marie-Claire Bergère, L’Âge d’or de la bourgeoisie chinoise, Paris, Flammarion, 1986.
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[5]
Léon Vandermersch, Le Nouveau Monde sinisé, Paris, P.U.F., 1986.
1Le Débat. – Il y a vingt ans, Jean-Luc Domenach, vous avez publié dans nos colonnes un article intitulé « Comment connaissons-nous la Chine [1] ? » Que répondriez-vous aujourd’hui à la même question ?
2Jean-Luc Domenach. – Comment connaissons-nous la Chine ? La question reste très importante mais est moins posée qu’il y a vingt ans, pour deux séries de raisons. D’abord parce que la querelle idéologique a baissé d’intensité. Ensuite parce que la Chine est devenue plus réellement proche ; pour pasticher le titre d’un film de Marco Bellocchio emblématique de l’époque maoïste, La Cina é vicina, la Cina est devenue più vicina.
3Pour commencer, la querelle idéologique a baissé d’intensité parce que la querelle autour du modèle a disparu à la suite de la disparition du modèle lui-même. Un des événements marquants de la fin des années 1970 et du début des années 1980 fut, en effet, un effondrement total, radical, définitif du « modèle chinois » au sens de modèle maoïste. On ne trouve plus quand on va en Chine – et j’y voyage souvent et par tous les moyens possibles : à pied, à bicyclette, en train –, on ne trouve donc plus quand on va en Chine des défenseurs de l’emphase idéologique, du mouvement maoïste, de l’idée de transformation morale. Ce qu’on trouve en revanche, ce sont certains paysans qui disent : nous, on se moquait des grands mots, mais Mao Zedong s’occupait plus de nous que maintenant ; il y avait plus de travaux hydrauliques, etc. Mais même cela reste tout à fait marginal.
4La question posée à la Chine a changé, ce n’est plus une question idéologique, elle est désormais beaucoup plus banale et nos publics occidentaux la trouvent nettement moins excitante. Pour l’étranger, c’est la question dont tous ceux qui ont bien connu l’Union soviétique se souviennent : faut-il collaborer avec ce régime bien qu’il soit peu conforme à nos valeurs, au nom des intérêts stratégiques et commerciaux, ou faut-il, au contraire, mettre en avant les droits de l’homme ? Influencer ou protester ? Pour les élites chinoises, la question est tout aussi banale : ce régime tel qu’il est a d’évidents défauts ; néanmoins, il apporte un plus économique et social. Que faut-il faire ? Collaborer en espérant qu’il changera ou protester ou faire l’un et l’autre ?
5À cette baisse d’intensité de la querelle idéologique a contribué aussi un réel rapprochement entre la Chine et l’Occident qui fait qu’elle est apparemment mieux connue. Il y a certes toujours eu des diplomates ou des chercheurs qui ont su se garder du délire idéologique et qui essayaient de voir la Chine d’une façon lucide. Mais ce qui a tout modifié ce sont les échanges commerciaux, les échanges touristiques et l’accès beaucoup plus facile au territoire chinois pour les journalistes, ce qui a amélioré le niveau des commentaires. La mondialisation affecte aussi la Chine, les hommes d’affaires la connaissent et ils sont connus des Chinois, y compris avec leurs mœurs. Ce sont des banalités, mais elles sont importantes. Les affaires ce n’est pas seulement l’argent, ce sont aussi les hommes. Et quand nos Napoléons des entreprises publiques voyagent en Chine, ils font voir un style de direction, un style de vie différents. Bref, il y a une meilleure connaissance des partenaires des deux côtés et la Chine est maintenant inondée de stéréotypes occidentaux au point qu’il est très rare de voir des publicités en Chine qui ne présentent pas la beauté sous l’image de la blondeur. Une belle femme est une femme blonde. Il serait donc peut-être plus correct de dire que si nous connaissons mieux les Chinois, eux nous connaissent, nous idéalisent et nous haïssent aussi parfois plus qu’avant.
6Les effets des échanges commerciaux sont beaucoup plus réels qu’en Russie parce que le terrain chinois a été ouvert beaucoup plus largement. Le délire maoïste en Occident venait pour une grande part du fait que seul un étroit espace était ouvert à la visite organisée. Très vite, il est advenu que les dirigeants chinois eux-mêmes n’ont été que très difficilement capables – et cela donne une idée de l’inefficacité de leur système administratif – de faire respecter leurs propres règles. Moi-même quand j’étais à bicyclette en Chine au milieu des années 1980, je me suis trouvé dans une zone complètement interdite aux étrangers dont les cadres ne le savaient même pas, si bien qu’il m’est arrivé d’être reçu pendant trois jours par le chef de la sécurité publique chez lui, comme son hôte, sans qu’il s’aperçoive du caractère totalement illégal de ma présence dans ce lieu.
7À côté de cette inefficacité de l’administration, il y avait aussi la conviction que certaines interdictions ne valaient plus la peine d’être maintenues parce qu’il n’y avait plus de danger. Le tourisme a, évidemment, beaucoup bénéficié de cela et pour avoir accompagné des groupes de touristes je témoigne que maintenant on voit beaucoup plus de choses qu’avant. Les guides disent beaucoup plus et il arrive qu’après avoir débité la vérité officielle ils ajoutent : et maintenant voilà ce que j’en pense. Récemment, nous étions sur le fleuve Yangtsé pour visiter ces abominables travaux de Sanmen, cette sorte d’Assouan chinois. Le guide nous a fait tout un numéro sur les bienfaits qui en sont attendus. Et puis il a enchaîné en présentant son point de vue sur les problèmes qui ne manqueront pas de se poser. Il y a là un véritable changement.
8Tout cela fait que les possibilités de travail journalistique ont changé de nature. Cette catégorie professionnelle, qui peut avoir honte de ce qu’elle a fait il y a trente ans, à la haute époque du maoïsme, s’est dans l’ensemble réhabilitée. La plupart des grands quotidiens français ont d’excellents correspondants en Chine qui parlent le chinois, qui lisent le chinois et qui ont une connaissance de la vie chinoise tout à fait bonne. Qu’il suffise de rappeler une série de Caroline Puel, la correspondante de Libération, consacrée à cinq vieux messieurs qui avaient été des copains de classe dans une école chrétienne des années 1940 et dont elle rapportait les destins cinquante ans après. À travers ces cinq existences, elle illuminait la trajectoire chinoise parce que – je cite de mémoire – tel était parti aux États-Unis, tel autre avait fui à Taïwan, le troisième est resté en Chine, le quatrième est devenu borgne à cause des gardes rouges, etc. Il y a donc une vraie mutation de la connaissance de la Chine en Occident en général et, en particulier, en France.
9Quant aux informations que produit la Chine, elles se sont beaucoup améliorées. L’appareil statistique est bien meilleur qu’avant avec une faible marge d’erreur qui reste, certes, gênante en démographie ! Dans certains secteurs des sciences sociales sont apparus de vrais chercheurs. Les politologues sont en général faibles, mais les démographes, par exemple, manifestent à l’égard des données officielles un esprit critique étonnant. Ainsi certains nous ont-ils expliqué récemment, à l’occasion d’un colloque à Paris, que les statistiques chinoises sous-estiment les naissances d’environ 20 %. La faute est à la politique de l’enfant unique qui fait que les Chinois fuient les statisticiens.
10On commence à avoir accès à certaines archives par la pire et la meilleure des manières.
11La meilleure : on peut avoir sans danger accès à des archives locales jusqu’à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Mais si l’on a beaucoup d’argent, comme certains spécialistes américains, on peut carrément se payer des archives, pas très politiques, il est vrai. Reste qu’un livre a été publié sur les camps de travail de Xinjiang, fait à partir de publications probablement achetées, provenant des camps eux-mêmes ; c’est là quelque chose d’extraordinaire [2].
12Il est très dommage, cependant, que l’on considère cette information comme suffisante. D’abord parce qu’il nous manque toujours des archives décisives, les archives du pouvoir central auxquelles on n’a aucun accès. Or, seules ces archives permettent de se faire une idée des motivations des actions des grands chefs, qui nous restent inconnues, sauf s’il se produit une fuite, comme récemment celle des documents ayant trait à la répression de la place Tian’anmen. Nous ne savons rien sur ce que les dirigeants chinois actuels veulent vraiment faire. Les dernières déclarations d’intention fortes et à moyen terme ont été celles de Deng Xiaoping en 1979-1980 quand il disait qu’il fallait sauver le pays et le Parti. Depuis vingt ans, nous sommes dans un train dont le wagon de tête nous reste largement inconnu. À cela s’ajoute que nous n’avons pas l’intelligence de la logique qui travaille la réalité. L’enchevêtrement des facteurs qui relèvent du public et du privé est tel qu’on ne sait pas sur quel nœud travailler. On est dans une obscurité qui, d’une certaine façon, est pire que dans les années 1970. Car les questions qui étaient alors posées étaient assez simples : a-t-on affaire à un régime d’emballement idéologique ou à un régime de terreur ? La réponse était claire, même si peu l’ont vue : à un régime de terreur. Maintenant, on sait que ce n’est ni un régime d’emballement idéologique ni un régime de terreur, mais on ne sait pas bien ce qu’il est.
13J’en viens à la recherche. On retrouve ici au fond le même schéma. La recherche a énormément progressé, sans gloire, sans coups de génie, alors que dans les années héroïques – 1960 et 1970 – il y avait des gens qui avaient des intuitions fortes. La génération des grands sinologues a été remplacée aux États-Unis par des divisions blindées de spécialistes, en général moins bons que leurs prédécesseurs dans les grandes synthèses, mais disposant d’une puissance d’analyse sans équivalent. Car, et c’est là le deuxième aspect de la situation présente, on assiste à un décrochage de la recherche aux États-Unis par rapport à ce qui se fait dans le reste du monde. La nouveauté, c’est que les chercheurs américains peuvent adapter au champ chinois des approches vérifiées dans d’autres régions par les sciences sociales avec des moyens qui laissent loin derrière ceux des pays européens et, notamment, de la France. Ils peuvent mettre à profit le fait qu’on dispose de beaucoup plus de documents chinois et d’une presse chinoise qui a changé de nature.
14Jusqu’aux années 1980, il n’y avait dans la presse que des informations complètement contrôlées. Depuis, les choses ont changé et on trouve désormais la chaîne presque entière des informations depuis celles qui, complètement contrôlées, servent un but de propagande jusqu’à celles qui résultent du compromis entre la propagande officielle, d’un côté, et le désir d’avoir des lecteurs, de l’autre. La presse officielle est devenue à moitié capitaliste. Ceux qui la dirigent ont tout intérêt à avoir un public parce qu’ils trouvent des moyens de mettre une partie des bénéfices dans leurs propres poches. Et il y a une infinité de petits éditeurs qui sont pratiquement à leur compte, à quoi s’ajoutent une presse et une édition au noir qu’on trouve sur les trottoirs. J’ai trouvé sur le trottoir une traduction pirate du livre de Jean Pasqualini, Prisonnier de Mao, j’y ai trouvé Freud avant sa première traduction officielle en 1985, des manuels d’éducation sexuelle jusqu’à des publications porno. Une source encore : les interviews qu’on peut faire avec des Chinois ; à condition d’avoir de l’argent, vous en obtenez presque tout, sauf évidemment les secrets vraiment importants.
15D’où un quadrillage thématique et disciplinaire extraordinaire. Qu’il s’agisse du droit, qu’il s’agisse de la sociologie rurale ou industrielle, qu’il s’agisse de l’économie, qu’il s’agisse aussi des provinces, qu’il s’agisse enfin des monographies villageoises, on en publie en très grand nombre. Les trente à quarante monographies locales produites depuis vingt ans par les chercheurs américains constituent la composante la plus étonnante de la nouvelle bibliothèque sinologique. Fondées sur des entretiens avec des cadres ruraux et des paysans, elles donnent à voir la trajectoire locale des cinquante dernières années en Chine et, par conséquent, l’enchaînement de la terreur avec ses phases de plus ou moins grande intensité, le changement du début des années 1980 et ensuite l’espèce d’explosion capitaliste encadrée par le Parti. Prenons l’exemple d’une monographie qui s’appelle The Temple of Memories. Elle traite d’un village du nord-ouest de la Chine qui s’identifie à un temple des ancêtres, si bien que les avatars de l’un sont l’histoire de l’autre. On voit le temple successivement fermé aux alentours de 1950, déplacé tandis que le village est décimé pendant la période dramatique du Grand Bond en avant et de la famine qui suit. Puis le temple est reconstruit au début des années 1980 et l’équipe qui le gère prend le pouvoir dans les affaires du village en remplaçant l’équipe arrivée au pouvoir au milieu des années 1950. Et on a maintenant la formation d’une nouvelle équipe de dirigeants dont font partie les partisans du temple et les représentants de la nouvelle bourgeoisie rurale qui profite du développement économique [3].
16La Chine est donc quadrillée par la recherche occidentale comme elle ne l’a jamais été. Mais, dans tout ce savoir, il est difficile d’identifier des arêtes, si ce n’est dans un débat central qui porte sur la société civile. Il y a eu aux États-Unis et en France, au début des années 1980, toute une école qui pensait que l’espace abandonné par le pouvoir serait en grande partie réoccupé par la société qui, ensuite, investirait le pouvoir lui-même. À l’époque, il n’était pas absurde de le dire, car il y avait des indications dans ce sens-là. Mais une autre tendance, représentée notamment aux États-Unis par Jean Oi et Andrew Walder, a insisté sur l’extraordinaire capacité des autorités publiques chinoises d’enfermer cette espèce de magma, d’enchevêtrement du privé et du public, dans une cage et, par conséquent, d’en contenir la poussée. Ce sont eux, sans doute, qui ont eu raison et il faut rendre ici hommage à Yves Chevrier, de l’E.H.E.S.S., qui a fait un important travail dans ce sens. C’est la plus importante polémique que je retiendrai et qui reste encore ouverte.
17Toutefois, pour ce qui concerne les questions essentielles, nous sommes toujours dans un brouillard opaque, si bien que quand des sinologues se rencontrent, ils échangent surtout leurs perplexités. Car, d’abord, nous n’avons pas bien compris comment avec le parti de la Révolution culturelle on a fait le passage au capitalisme communiste. Manque une recherche en profondeur sur le moment Deng Xiaoping.
18Comment un appareil totalitaire s’est transformé pour aller vers le capitalisme et la corruption. Le deuxième point que l’on ne comprend pas du tout, c’est comment s’articule cet ensemble de réseaux, qui incontestablement est contrôlé à partir du sommet, et comment ce contrôle même est opéré. Tant le contrôle que l’articulation traversent à la fois le totalement public, le semi-public, le en principe privé et le totalement privé – mais comment ? Nous ne le savons pas. Et enfin, il nous est difficile de distinguer ce qui est rénovation et réforme de ce qui est désagrégation. Il y a des éléments de réforme qui se développent parallèlement aux éléments de désagrégation sociale. On a de la peine à les identifier, à les peser, à les situer les uns par rapport aux autres, bref, nous sommes probablement plus aveugles encore qu’il y a vingt ans sur l’évolution du régime, parce que nous ne comprenons pas dans quel sens va ce qui ce passe devant nos yeux. Les plus lucides, il y a trente ans, Simon Leys le premier, ont compris que le maoïsme allait à l’effondrement. Nous ne savons pas si le régime actuel va vers une rénovation par une adaptation contrôlée à la mondialisation ou s’il va vers une désagrégation. Nous ne savons pas si la logique de l’État, sa capacité de profiter des infirmités de la société civile, l’emportera sur une logique de désordre et de corruption généralisée, pas seulement monétaire.
19Reste à ajouter une remarque sur la situation en France. Dans mon article de 1981, j’avais mis en lumière l’existence chez nous de trois écoles sinologiques : une sinologie militaire, une sinologie idéologique – gauchiste, maoïste, plus tard dissidente – et une sinologie des « Annales ». Il me semble que la sinologie militaire qui insistait sur les éléments de stabilité, de continuité et les impératifs stratégiques – Mao en tant qu’empereur, « La Chine est grande », « La Chine est ancienne », « La Chine sera toujours la Chine », etc. – a un peu baissé de ton à cause des mutations récentes. D’autre part, la sinologie dissidente a été victime de l’effondrement de la dissidence en Chine et de la victoire politique totale de Deng Xiaoping au lendemain de la défaite du mouvement de Tian’anmen. Reste la sinologie des « Annales » qui a largement occupé le terrain tant dans la recherche que dans la formation. En effet, Lucien Bianco, Marie-Claire Bergère [4] et la génération des sinologues qu’ils ont formés jouent aujourd’hui les premiers rôles. Cette école se caractérise par une aspiration à tenir compte du long terme, à ne jamais se contenter d’un seul domaine, mais à prendre en considération une pluralité de facteurs, à donner une grande importance aux faits sociaux et économiques et à ne jamais découpler l’analyse stratégique du reste.
20Mais, pour des raisons qui résultent de l’affaissement de l’université française dans les sciences sociales, sauf certaines institutions d’exception, telles l’E.H.E.S.S., Sciences-po et quelques autres, et malgré le rayonnement de quelques personnalités, il faut bien parler au plan international d’une retraite de notre appareil de connaissance de la Chine contemporaine, loin derrière les États-Unis et peut-être aussi derrière l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Ce n’est pas tant une question de qualité qu’une question de nombre, de moyens de fonctionnement, de rigidité des institutions, toutes choses qui handicapent bien d’autres domaines de la recherche française en sciences humaines et sociales.
21Le Débat. – La plus grande contribution de Deng Xiaoping à la pensée marxiste-léniniste, c’est la découverte qu’un parti guidé par les idées infaillibles de celle-ci peut préserver le monopole du pouvoir politique, tout en encourageant le développement du capitalisme. Pour le moment, cela semble marcher. Comment est-ce possible ? Et croyez-vous que cette coexistence de troisième type a des chances de durer ?
22J.-L. D. – En effet, la question centrale à propos de la Chine d’aujourd’hui, c’est comment une économie de marché peut-elle fonctionner et se développer dans le cadre d’un État-parti qui se réclame toujours du marxisme-léninisme ?
23Commençons par constater que le Parti qui était celui de la Révolution culturelle a suivi Deng Xiaoping dans un compromis dont le résultat a été l’affaissement, puis la disparition de toute ambition de transformation idéologique et sociale. Pour comprendre ce compromis, il faut d’abord rappeler que Deng l’a imposé entre septembre 1976, mort de Mao Zedong, et décembre 1978, quand il prend définitivement le pouvoir. Il a alors entre soixante-douze et soixante-quatorze ans. Et ce à quoi il procède, c’est à un sauvetage, un sauvetage orienté par deux intentions dramatiques : sauver la nation et sauver le Parti.
24Sauver la nation, parce que Deng est conscient que la Chine va à la catastrophe du fait du ralentissement du taux de croissance, car l’économie s’est pétrifiée dans les dernières années de Mao, et du mécontentement social, lui-même effet de la diminution tendancielle des ressources disponibles, d’un côté, et, de l’autre, de la croissance de la population ; Mao Zedong, et c’est là son pire crime, pire même que les vingt à cinquante millions de morts causés par la famine du Grand Bond en avant (1958-1961), a permis l’explosion démographique chinoise depuis 1949. Or la révolution communiste chinoise est un sous-produit de l’immense lame de fond anti-impérialiste déclenchée par les guerres de l’opium, l’agression occidentale, etc. Et les communistes sont des nationalistes auxquels le léninisme a fourni le prêt-à-porter idéologique et stratégique.
25Sauver le Parti, parce que les mêmes turbulences qui risquent de conduire la nation à l’effondrement risquent de conduire le Parti à cette catastrophe que serait pour lui la perte du pouvoir. Les événements des années 1975-1976 qui ont précédé de peu la mort de Mao ont été apocalyptiques soit au plan réel – catastrophe économique –, soit au plan symbolique, très important en Chine : pluies rouges, éclipses de soleil, tremblements de terre ; tous les symptômes d’une fin de dynastie. Deng Xiaoping arrive donc en sauveur, en sauveur de la nation et en sauveur de ses camarades. Il a tenu la mitraillette avec eux ; il est un membre de la deuxième génération des pères fondateurs ; on lui fait confiance.
26Avec un pragmatisme de chef de guerre, Deng Xiaoping leur dit : c’est très simple, il faut développer l’économie et pour la développer on va se saisir des méthodes qui marchent. Il ne faut pas croire qu’il est allé tout de suite vers les méthodes occidentales. Il s’est intéressé au départ à tout, y compris aux méthodes cubaines, aux méthodes yougoslaves, allemandes de l’Est, hongroises ; des missions furent envoyées partout. Plutôt que de se tourner vers l’Occident, Deng est allé ensuite vers l’Asie capitaliste, et ce n’est que progressivement que le modèle de développement économique s’est identifié à la coopération avec et à l’imitation de l’Occident capitaliste par l’intermédiaire de l’Asie capitaliste. C’est ce modèle qui l’a, en fin de compte, emporté.
27L’extraordinaire dans tout cela, c’est qu’il s’agit vraiment d’une décision de chef de guerre, qui n’est précédée d’aucune théorie, d’aucune stratégie connue, si ce n’est une stratégie basique de chef de guerre : je passe un compromis à condition que celui-ci ne mette pas en cause mon propre pouvoir. On va donc coopérer avec les étrangers, on va leur ouvrir des zones économiques spéciales, on va encourager les intellectuels, mais si les étrangers se comportent mal, on les vire, et si les intellectuels se comportent mal, on les réprime. En gros, c’est purement et simplement une stratégie qui consiste à développer l’économie et à ouvrir le plus possible toutes les dynamiques sociales allant dans le sens de la production et aujourd’hui de l’entreprise, tout en tenant le pouvoir très serré et en faisant intervenir la force dès qu’une menace, fût-elle minime, pointe à l’horizon.
28Pourquoi cela a-t-il réussi ? Pour répondre vraiment, il faudrait avoir quantité d’informations qui nous manquent. Cela dit, commençons par distinguer deux types de facteurs. Les facteurs de longue et moyenne durée et les facteurs de conjoncture qui ont joué un rôle décisif dans la mesure où il s’est agi d’un acte de guerre et là, tout est dans le trait, comme dans la calligraphie, tout est dans la décision, dans l’intuition du chef. Parmi les premiers, une place fondamentale revient au caractère nationaliste du Parti communiste chinois. Bien qu’il ait commis des erreurs tragiques, le Parti communiste a toujours été crédité en Chine d’avoir rétabli l’indépendance de la nation et d’être authentiquement nationaliste. On l’a bien vu après le Grand Bond en avant qui était une erreur abominable mais non pas, comme la famine en Ukraine, un massacre délibéré. La population l’a compris qui a consenti à l’oublier et même, jusqu’à un certain point, à le pardonner.
29Deuxième facteur de longue durée : les communistes n’avaient pas énucléé la société chinoise par leur répression ; ils l’avaient seulement élaguée ou desquamée. Il y a là une différence très importante avec l’Union soviétique où Soljenitsyne nous montre des villages entiers envoyés au goulag. Or, la répression en Chine a toujours été périphérique. Elle était dictée par le communisme et le nationalisme. Elle a cogné sur tous les éléments liés à l’Occident. Elle a cogné sur les éléments les plus riches. Mais le village lui-même est resté en place. Et une fois la tourmente passée, il restait possible de reconstruire.
30Le troisième facteur est le facteur paradoxal de la Révolution culturelle. Elle est à la fois le moment où Mao se déconsidère et avec lui déconsidère le régime, et le moment où il rehausse la réputation des dirigeants et des membres du Parti qu’il purge, qu’il envoie en prison – il ne les tue pas tous – où ils vont retrouver ceux-là mêmes qu’ils avaient auparavant envoyés en prison. Cela aboutit à un rapprochement parce que le peuple pense soit que les erreurs qu’ils avaient faites étaient liées à la prise du pouvoir et qu’ils ont bien changé depuis, soit que la répression leur a fait comprendre leurs erreurs et qu’une fois sortis ils vont agir différemment. Et le fait est qu’il y eut au moins un homme qui a profité de cette chance extraordinaire qu’est pour les hommes politiques la prison ou l’exil. C’était Deng Xiaoping. Parce que lui il a réfléchi. Il ne s’agit pas de l’idéaliser. C’est à l’origine un nationaliste, fils de paysan comme les autres. Il a parcouru le même chemin, c’était un bon guérillero, un très bon cadre. Mais il n’avait rien d’exceptionnel, si ce n’est la lucidité et la détestation de l’idéologie, de la lecture, des œuvres complètes de Karl Marx – il s’est vanté de n’avoir lu de Marx et Engels que les petits textes ; au moins, disait-il, je n’ai pas perdu mon temps. Son communisme à lui, c’était sauver la Chine et sauver le Parti.
31Deng Xiaoping était depuis le milieu des années 1950 un secrétaire général du Parti normalement dur, normalement mobilisateur. Mais il a eu le génie, et le courage, de comprendre que Mao s’était trompé, il a su profiter d’un bref passage par la prison et de plusieurs années d’exil pour réfléchir. Et il a conçu un programme d’une simplicité extrême que j’ai déjà présenté. Il a su profiter par ailleurs de trois facteurs qui lui ont permis de remporter une victoire éclair. Il a su coaguler autour de lui toute la fraction du Parti communiste qui a souffert pendant la Révolution culturelle et qui a fait bloc derrière lui avec l’espoir de rétablir le régime soviétisant d’avant et, si possible, de développer l’économie. Sa deuxième chance était l’absence de toute alternative. Or, s’il y a une angoisse panique dans la société chinoise, c’est l’angoisse du désordre, la peur que la Chine de Lucien Bodard réapparaisse. Il n’y a pas d’alternative au programme de Deng, parce que les communistes ont éliminé toute autre force politique et que l’Occident, lui, est très, très loin et on ne sait rien à son propos. Enfin, troisième facteur, à mon avis décisif, c’est le côté chef de guerre de Deng : quand on passe à l’offensive, il faut y aller à fond, totalement, sans mégoter.
32Que fait Deng Xiaoping à l’époque de sa prise du pouvoir en décembre 1978 ? Il prononce des discours parmi les plus brefs de l’histoire communiste et, très rapidement, il augmente les salaires ouvriers et de 50 % les prix agricoles car il pense, il l’a dit plus tard, qu’il faut faire le marché intérieur, pour relancer les choses de l’intérieur. Et il ajoute négligemment : si la paysannerie veut se débarrasser des communes populaires, eh bien, nous sommes prêts à comprendre. Un raz de marée va traverser les campagnes chinoises dans les années suivantes et l’image de Deng va être celle d’un type qui a enfin compris les paysans, qui fait ce qu’il dit, qui dit ce qu’il fait, à qui on peut faire confiance. Le chef a désormais la population derrière lui.
33Un facteur encore : la corruption. Pour comprendre comment le parti de la Révolution culturelle est devenu un parti qui construit ou laisse construire le capitalisme, il faut prendre en compte le degré d’épuisement moral de l’appareil. Être cadre sous Mao, c’était très dur, avec l’incertitude de ne pas être purgé le lendemain. Au bout de vingt ou trente ans, les cadres n’en pouvaient plus. Or, Deng leur a dit à tous, en substance : on vous rétablit dans vos prérogatives, on va développer l’économie, il y en aura pour tout le monde ; sous-entendu, il y en aura aussi pour vous. Les gens qui avaient à l’époque entre cinquante et soixante-cinq ans se sont laissé gagner petit à petit, tout en continuant à se légitimer, mais de moins en moins, par un langage qui était en passe de devenir une sorte d’abstraction. C’est ainsi que je comprends les choses. Mais il faut dire qu’il y a bien des points qui restent mystérieux. Il y a notamment une énigme concernant le redémarrage de la société à laquelle on avait fait peur pendant des décennies. Concernant aussi l’origine des entrepreneurs, qui sont venus pour une part des milieux marginaux par rapport à la société bureaucratique.
34Pendant les premières années de son règne, Deng Xiaoping s’est débarrassé, et cela n’a pas été simple, de ceux de ses compagnons qui voulaient seulement amollir le maoïsme, et il a tenu en lisière ceux qui voulaient restaurer le système pro-soviétique des années 1950. Et dans la seconde moitié de la décennie, il s’est débarrassé de ceux qui, à l’inverse, se sont faits de plus en plus doubtchékistes ou gorbatchéviens. Il y a eu une tentation gorbatchévienne qui était la cause fondamentale du mouvement de Tien’anmen. Et Deng Xiaoping qui avait donné une avance aux réformistes s’est trouvé face à une contestation qui voulait aller encore plus loin vers la démocratie. Il s’est alors séparé des réformateurs. Mais son coup de génie, du genre de ceux dont n’ont été capables que les plus grands dinosaures de la politique du xxe siècle, et dont la vraie importance n’a pas été comprise tout de suite, se situe entre le massacre de juin 1989 et 1992. Ce n’est pas parce que Deng venait de cogner sur les démocrates et les partisans de l’ouverture qu’il allait fermer la Chine. C’est au contraire parce qu’il venait de liquider tout danger politique du côté réformiste qu’il pouvait définitivement inscrire la réforme et l’ouverture économiques dans la ligne politique du Parti. Le moment le plus important est l’année 1992. Deng a alors quatre-vingt-huit ans et dans un ultime geste il va faire une sorte de coup d’État larvé qui va durer toute l’année et qui aboutira à faire inscrire dans la loi du Parti non seulement l’ouverture, mais ce qu’on appelle l’économie socialiste du marché. C’est de cela qu’il faut parler maintenant.
35La volonté de transformation n’existe plus, les communes populaires disparaissent à 99,9 %, les usines d’État se trouvent désormais en difficulté parce qu’on se lance dans une économie concurrentielle ; il faudra donc financer ce qui reste des usines d’État, voire les supprimer. Aujourd’hui, les deux tiers de la production industrielle proviennent d’entreprises soit privées, soit collectives, c’est-à-dire abritent des logiques à la fois privées et publiques. Les autres sont encore publiques mais font l’objet de prédations privées, ce qui veut dire qu’on est dans une économie mixte qui tendanciellement est en train d’évoluer car ce sont le secteur privé et le secteur étranger qui progressent le plus vite. Par ailleurs, le maintien hors d’eau de l’économie de l’État coûte 40 % du budget de l’État. Inutile de vous dire que dans ces circonstances il y a un reflux du secteur étatique et du secteur collectif. Reflux aussi de tout ce système d’unités qui quadrillait la société urbaine et qui désormais ne marche plus. On peut entrer dans un immeuble sans montrer sa carte d’identité.
36Ont disparu également les solutions d’ordre idéologique aux difficultés de l’économie. Celles-ci sont de plus en plus abordées d’une façon technique. D’où l’évolution du personnel politique chinois. Dès 1985, la plupart des maires de grandes villes avaient une formation supérieure, ce qui en Chine était une nouveauté extraordinaire. Le Premier ministre chinois Zhu Rongji est un ingénieur de haut vol que les problèmes techniques intéressent plus que toute autre chose. (Encore plus étonnant : il est à peu près honnête.) Cet évidement idéologique consécutif à l’érosion de la référence au communisme pose un problème de légitimation. Il est en partie résolu par deux ressources additionnelles que sont le nationalisme et le recours à la tradition. Le nationalisme sert contre l’Occident et Confucius sert à usage intérieur pour montrer qu’on est des gens convenables, de bons mandarins.
37Dès lors que l’horizon de l’idéologie s’est diversifié et que l’idéologie même a pâli, la répression perd quelque peu de son importance. Elle n’a désormais que deux fonctions. La première, c’est la lutte contre le crime, qui permet aussi à la police de contrôler les acteurs économiques qu’elle a envie de contrôler. Il faut qu’il n’y ait pas trop de prostitution pour éviter le scandale, mais il peut y en avoir à condition que la police la contrôle et en tire les bénéfices. Tout cela n’a rien d’exceptionnel. La deuxième fonction de la répression, c’est la protection du régime politique, seul domaine où la police manifeste un peu de professionnalisme, encore qu’il ne soit plus ce qu’il était : nombre de dissidents sont parvenus à quitter la Chine en 1989 et aujourd’hui la police ne réussit pas à en finir avec la secte bouddhiste de Falungong. On peut donc estimer que l’Occident s’occupe le plus des droits de l’homme en Chine (et il a raison de le faire) quand la question de leur respect a cessé d’être aussi aiguë que par le passé.
38Il reste vrai, certes, que la Chine n’est toujours pas un pays où, quand on sonne chez vous à cinq heures du matin, vous pouvez être sûr que c’est quelqu’un qui vous veut du bien. C’est un pays où, en pareille circonstance, on se demande si ce n’est pas la police. C’est aussi un pays où l’on déteste la police. Et où il ne faut surtout pas se trouver en prison. Mais justement la nature de la répression a changé et le séjour en prison est dangereux pour des raisons largement nouvelles. Il l’était sous Mao Zedong, parce qu’on vous soumettait en prison au lavage du cerveau qui est une des inventions les plus abominables qu’on ait jamais vues dans l’histoire de l’humanité, et qui a longtemps été pratiqué à grande échelle et de la manière la plus sérieuse. Aujourd’hui, il reste, suivant les cas, des traces ou de fortes influences de cette époque, mais les prisons chinoises sont aussi un mélange des pires prisons américaines et du tiers monde. Quiconque n’a pas d’argent, des copains parmi les prisonniers ou des relations dans l’administration de la prison a de fortes chances d’être violé par les bandes de brigands, réduit au rôle d’esclave et sa possibilité de survie deviendra très faible. Cela ne vient pas du fait que le pouvoir est idéologique. Cela vient du fait qu’il ne tient plus ses prisons, y compris, d’ailleurs, parce qu’il ne veut plus payer pour elles.
39Mais il faut avoir l’honnêteté de dire qu’il commence à y avoir un appareil judiciaire, qu’il commence à y avoir des juges qui prennent leur travail au sérieux, parce que c’est devenu un appareil professionnel. Il se trouve aussi des avocats qui prennent leur métier au sérieux et si vous avez de quoi les payer les uns et les autres, les juges et les avocats, vous aurez un procès à peu près régulier. On assiste, par ailleurs, à l’affaiblissement de toutes les disciplines et de tous les contrôles. Si vous prenez le train sans billet, vous risquez une amende. Mais si vous graissez la patte du contrôleur, vous pouvez vous en sortir. C’est une corruption qui est à la portée de beaucoup de bourses. La vie dans ce désordre, parfois aimable, souvent pénible, est devenue néanmoins beaucoup plus vivable qu’elle ne l’était auparavant. Et la baisse du niveau de la répression est incontestable : on est passé d’environ dix millions de détenus au milieu des années 1970 à environ trois millions maintenant, alors que la population a beaucoup augmenté (près d’un milliard trois cents millions d’habitants !).
40Globalement, le potentiel de répression et de contrôle du pouvoir est donc devenu moins ambitieux et moins efficace. Il y a une incontestable réduction du champ d’intervention du pouvoir, et d’abord du Parti.
41Son champ privilégié était en effet la transformation totalitaire du social, et des esprits : il n’en est plus question, il s’agit simplement de contrôler des transformations induites, pour l’essentiel, par la croissance économique et l’adaptation du marché mondial. Dans ce sens, le rôle du Parti a décliné alors que celui de l’État a augmenté, car c’est lui qui gère l’économie.
42Le Débat. – Mais peut-on distinguer l’État du Parti en Chine ? Où passe la frontière entre les deux ? Et quels sont, d’autre part, les rapports entre l’État et la société civile ou ce qui en tient lieu ?
43J.-L. D. – La distinction entre le Parti et l’État est moins difficile qu’autrefois parce que, comme je viens de le dire, les tâches de gestion ont pris beaucoup plus d’importance, à tous les niveaux, et parce que c’est à l’État que les partenaires étrangers s’adressent. De plus, le modèle du dirigeant chinois contemporain vient désormais de l’État et non du Parti : c’est un ingénieur ou un technicien un peu affairiste, et non un cadre spécialisé dans la mobilisation, dans la transformation sociale. Il arrive souvent que les échelons administratifs jouent un rôle de facto plus important que ceux du Parti dans les matières localement importantes.
44Cependant, cette novation a ses limites. D’une part, parce que la tâche centrale du contrôle politique l’emporte et qu’au sommet c’est le Parti qui dirige. L’organe essentiel est le comité permanent du bureau politique. Cette direction est symboliquement marquée par le fait que Jiang Zeming a été nommé patron du Parti avant de devenir celui de l’armée puis président de la République. D’autre part et surtout, les deux structures sont intimement liées, comme dans la tradition communiste. Il est difficile d’exercer une importante fonction administrative sans avoir en même temps une fonction dans le Parti, et les comités du Parti fonctionnent dans toutes les administrations. En fait, le Parti et l’État composent encore une même machine à deux têtes en partie identiques, que les Chinois appellent « l’État ». Ces frères siamois collaborent toujours à la même entreprise mais cette entreprise a changé, et elle réserve un rôle plus important à la gestion.
45Plus on s’éloigne du pouvoir et plus la marge de l’autonomie devient grande. Les villes sont plus étroitement contrôlées parce qu’elles sont plus proches du pouvoir, qu’on peut en avoir plus aisément une vue panoptique, que l’habitat se prête mieux à l’espionnage. Plus on va vers la campagne et vers les zones périphériques de la Chine, et plus le degré de contrôle diminue. Dans les zones des minorités nationales, on trouve des gens qui ne savent pas bien ce qui se passe à Pékin.
46On peut dire également qu’à partir du privé s’organisent les forces de gain économique et de mutation des modes de vie, qui sont déterminées par l’influence de l’Occident, dans les villes, et de la tradition, dans les campagnes. Ces forces affectent l’encadrement social tout entier. Et on peut dire enfin – et je vais développer cette approche – qu’il y a un certain nombre de phénomènes qui témoignent d’une perte de contrôle considérable du pouvoir sur la société. Il s’agit d’abord d’une extrême diversification des situations sociales. D’une diversification géographique et d’une diversification par catégories sociales.
47Dans l’histoire de l’Empire chinois, il y a toujours eu un balancement entre les périodes où le pouvoir central tenait bien son administration et celles où les provinces et plus encore les échelons inférieurs bénéficiaient d’une large autonomie qui allait croissant. Aujourd’hui, on assiste à un très fort retour des identités locales, au point où les provinces se disputent, où il y a de véritables guerres économiques entre certaines provinces, où il n’est pas rare que dans une même province les districts se livrent de vrais conflits, avec parfois des morts ; lorsque les districts A et B produisent la même chose et que le district B, pour exporter, a besoin de passer par le territoire du district A, celui-ci interdit le passage aux camions de celui-là qui, à leur tour, forcent le passage. J’ai vu de telles scènes moi-même. La diversification géographique se traduit aussi dans le degré très inégal de l’influence de l’Occident : elle est forte sur la côte et beaucoup moins perceptible à l’intérieur du pays, elle progresse par les villes et les voies de communication.
48Passons à la diversification selon les catégories sociales. Selon un indice international élaboré par certains sociologues, l’inégalité est supérieure dans la Chine d’aujourd’hui à ce qu’elle est dans la société américaine. Je ne peux juger la validité d’un tel indice. Mais il est sûr que les différences sociales sont incomparables à ce qu’elles étaient sous Mao où pourtant elles étaient déjà grandes entre la vie des citadins et des cadres et la vie des paysans. Prenez une famille de hauts cadres de Pékin ou de Shanghai, qui ont quelqu’un dans le pouvoir, quelqu’un dans le commerce avec l’étranger, quelqu’un dans l’industrie d’État, un autre dans l’industrie privée chinoise – car c’est ainsi qu’on organise une puissance familiale. L’horizon existentiel de gens comme ceux-là n’a rien à voir avec celui des paysans, et l’incompréhension est souvent totale. Sous les communistes, malgré tout, beaucoup de grands dirigeants étaient d’anciens paysans, ce qui rendait le fossé entre les uns et les autres moins profond qu’aujourd’hui.
49Le phénomène le plus positif, c’est la montée de la conscience de soi des individus, de la sphère individuelle dans des limites dont je reparlerai. On peut penser tout ce qu’on veut, y compris de la politique, pourvu que cela reste dans l’enceinte de la famille. La poussée des convictions individuelles, qu’elles soient morales, affectives, religieuses, qui n’ont pas de signification politique évidente de premier abord, produit maintenant des phénomènes de coagulation socialement visibles et qui influencent même la sphère publique. C’est ainsi qu’il faut comprendre le fait que la Chine est devenue un pays où il y a des modes : des modes vestimentaires, affectives – on embrasse de telle façon –, sexuelles même ; on voit réapparaître les minorités sexuelles, les homosexuels, les lesbiennes, ce qui en Chine est quelque chose d’extraordinaire. Et n’oublions pas l’immense bazar des sectes religieuses, dont la secte Falungong n’est qu’un exemple.
50On peut dire qu’il y a trois métiers d’avenir dans la Chine d’aujourd’hui : celui de comprador, à cause de l’ouverture ; celui de psychanalyste, à cause de la politique de l’enfant unique, et celui de prêtre ou de fondateur de secte. Les mêmes qui le jour se lancent frénétiquement dans l’entreprise se retrouvent le soir dans les regroupements des sectes. Les mêmes qui se lancent à l’assaut de la richesse rêvent à un dieu qui redescendra sur la terre pour soulager les pauvres. Cela résulte de l’expansion de la sphère individuelle mais aussi, évidemment, de la perte de légitimité de tout idéal public et de la difficulté qu’ont les Chinois de se saisir des religions de type occidental, du catholicisme à l’islam car pour eux elles se ressemblent ; elles promettent toutes un contact avec Dieu, ce qui, pour nombre de Chinois est quelque chose de choquant. Car de deux choses l’une : ou Dieu est Dieu et il n’a cure de l’homme, ou il s’occupe de l’homme et il n’est pas vraiment Dieu. L’argument est simple mais il suffit en général.
51Parallèle à la montée de la sphère individuelle et probablement en lien avec elle, se produit l’apparition, qui équivaut à une vraie mutation, de deux nouveaux types sociaux : de l’homme entrepreneur et de l’homme qui se défend. La moitié de la Chine est lancée en direction de l’entreprise et l’autre moitié, dans la résistance contre les autres, dans la défense contre la première moitié. Il y a ceux qui sont en train de transformer leur pays et ceux qui cherchent simplement à survivre à cette transformation. À propos de cet élan entrepreneurial qui saisit la Chine, la grande question est de savoir si les Chinois ont compris que c’est l’esprit d’entreprise qui fait qu’on invente un produit et une façon de le produire, qu’on trouve le marché et qu’on fait fortune avec. Je n’ai pas encore vu cela dans la Chine d’aujourd’hui.
52Ce qu’on y voit cependant, c’est la capacité d’ouvrager des produits inventés par les autres ou encore de faire de chaque chose un commerce fructueux. Tout est à vendre dans la Chine d’aujourd’hui. Et tout moment de la vie peut se transformer en un moment marchand. Comme si les Chinois avaient tiré une double conclusion de l’autorisation qui leur avait été donnée : si le communisme n’a pas marché, c’est donc que son contraire est meilleur et il faut y aller ; et il faut faire vite parce qu’avec la bande qui gouverne on ne peut être sûr que les opportunités actuelles vont durer. D’où une fièvre de commerce. Les analyses du monde des affaires chinois sont, à la fois, encourageantes et très inquiétantes pour la Chine. Encourageantes, parce qu’on y voit une couche sociale qui comprend très vite ce qui se fait à l’étranger, et qui s’y adapte aussi vite. Et inquiétantes, parce qu’on ne voit personne inventer une nouvelle ligne de produits, de nouveaux modes de production et qu’on a l’impression d’un capitalisme à la remorque des autres. En outre, cette bourgeoisie chinoise n’est pas assez indépendante de l’État-Parti pour se concevoir et agir comme une force autonome. Il n’y a donc pas de bourgeoisie « démocratisante ».
53Cet élan entrepreneurial et commercial rencontre un élan exactement inverse, vers la résistance. Il existe une deuxième Chine qui craint d’être victime ou laissée-pour-compte et qui, pendant que la première s’agite à faire de l’argent, s’efforce surtout de préserver ses droits. La Chine peut être décrite aujourd’hui comme un pays des cent mille révoltes. Il y a la défense du droit de vivre où l’on veut, la défense des paysans contre les cadres, la défense des ouvriers mis sur le carreau par la réforme des entreprises publiques. Par bien des côtés, la société chinoise paraît explosive, mais les explosions demeurent en général fragmentées et aucune alternative politique globale n’émerge, sauf dans le langage religieux de la secte Falungong.
54Comment tout cela fonctionne-t-il ? Au départ, il faut mettre en lumière les infirmités de la société civile, la puissance de la cage et des réseaux d’État. Ce que Chevrier nous a appris, c’est que la poussée sociétale chinoise n’est pas forcément porteuse d’un projet. Les quelques éléments qui avaient eu un projet généralisable, tels les quelques syndicats qui se sont appelés « Solidarité » au début des années 1980, étaient les plus faibles socialement ; cela vaut également, hélas, pour la dissidence, depuis qu’elle a été massacrée. Nous avons par ailleurs appris que dans une société qui renaît à la vie et qui confond la vie tout court avec la vie économique, la politique paraît secondaire. Et qu’il y a finalement une sorte de consensus entre une société occupée à jouir de l’instant qu’on lui donne et un pouvoir occupé à lui retirer la politique. Il y a peu de pays au monde où la sphère proprement politique, la sphère du débat public, soit aussi faible.
55En outre, la cage reste très forte. Le contrôle global de la police sur la politique, le fait que l’État-Parti gouverne un certain nombre de nœuds économiques centraux – les douanes, l’importation des idées venues d’Occident et des investissements occidentaux, la réglementation – lui laisse des capacités de contrôle considérables ainsi que des capacités d’incitation. C’est l’État-Parti qui a la faculté, en changeant la réglementation, en injectant de l’argent nouveau, en formulant un projet nouveau comme actuellement celui de développer l’ouest de la Chine, de rendre possibles les gains nouveaux.
56Infirmité de la société civile, donc, et force de la cage. Le terme de « cage » est souvent utilisé, parce qu’un des grands dirigeants communistes, Chen Yun, a comparé le pouvoir à la cage et la société à l’oiseau. En fait, un terme plus convenable me semble celui d’« enveloppe ». En effet, l’appareil politico-administratif ne se contente plus d’encager l’ensemble de la société. Il en épouse les contours, car il colle maintenant au plus près à l’économie et à la partie productive de la société, de façon à mieux la contrôler, à mieux l’orienter, à mieux en profiter. Il s’est ainsi opéré une véritable symbiose entre les échelons et les factions qui composent le pouvoir, d’un côté, et les éléments les plus dynamiques de la société, de l’autre. Cette enveloppe a une face extérieure composée de membres du Parti et du gouvernement et une face intérieure : cousins, neveux, gendres, copains de classe engagés dans des activités économiques. Entre les uns et les autres circulent la prédation, dans un sens, la corruption, dans l’autre. D’où la puissance du régime qui enveloppe véritablement cette société qu’il a mise en marche, sans que l’on sache lequel de ces deux partenaires entraîne qui. D’où, aussi, sa corruption, sa fragmentation sans cesse renaissante et son évidement idéologique.
57D’autre part, le corps social chinois est traversé tout entier par des tentacules, des radicules qui se diversifient à l’infini et qui, en remontant à la surface, drainent vers le pouvoir la richesse et lui donnent des moyens de contrôle mais qui l’influencent en même temps. Ces rhizomes s’enroulent les uns sur les autres, se chevauchent, se combattent, se bloquent réciproquement ou, au contraire, concourent à la réalisation des mêmes objectifs. Ce qui est sûr, c’est que les éléments fragmentés du pouvoir coïncident avec les éléments fragmentés de la partie la plus active de la société et de l’économie et qu’ils sont tous suffisamment reliés les uns aux autres, à tous les niveaux, pour assurer la gestion approximative de l’ensemble du système social et économique. Mais dans les affaires secondaires, cela donne un bazar hallucinant. Deux exemples. Les importations des véhicules de Hongkong où la conduite est à droite sont interdites en Chine. Et pourtant, on trouve de nombreux véhicules de ce type avec des plaques de la Sécurité publique chinoise. Deuxième exemple, moins anecdotique : vous avez une usine d’État chinoise dont la production est concurrencée par les exportations étrangères ou par des firmes sino-étrangères. L’usine végète. Mais le seul secteur de l’usine qui restait compétitif a été « vendu » pour pas cher à une entreprise privée qui s’est installée en face de l’usine, si ce n’est dans ses locaux mêmes, moyennant un loyer fictif, et qui est dirigée, comme par hasard, par le fils, le neveu, le gendre, etc., du directeur. Vous avez là une imbrication totale du public et du privé.
58Le Débat. – Où tout cela peut-il nous mener ? Deux questions à ce propos : les dirigeants chinois ont-ils un dessein général qui gouverne leur politique globale ? Dans l’affirmative, sont-ils capables de l’appliquer ?
59J.-L. D. – S’agissant de Deng Xiaoping, la réponse à la première question était un oui sans réserve. Mais il ne s’est occupé que du sauvetage et de la pérennisation de la stratégie d’ouverture. Aujourd’hui, on ne sait plus si les dirigeants chinois ont une idée claire de ce que la société chinoise doit être, de la manière dont on doit pouvoir vivre dans la Chine de demain. Ce qui manque le plus, c’est un projet social, une idée de la société, un modèle qu’on s’appliquerait à réaliser. Doit-il y avoir une sécurité sociale et laquelle ? L’enseignement doit-il rester public ou devenir privé ? Il n’y a pas de politique nette dans ces domaines. Il n’y a que des réponses au coup par coup. Ainsi dans le cas du chômage ou dans celui de l’assistance aux personnes âgées. Or, il s’agit d’une population qui vers 2040 comptera un milliard quatre cent cinquante millions d’individus ; elle commencera alors à se réduire et sera entraînée dans un processus de vieillissement qui posera des problèmes massifs.
60Ce qu’on sait, c’est que les dirigeants veulent conserver un contrôle d’ensemble et qu’ils veulent faire de leur pays un très grand pays. Toutefois, le contrôle a changé par rapport aux années de Deng Xiaoping parce que le milieu communiste est maintenant indissociable du milieu affairiste. L’administration française du second Empire était une couche sociale vertueuse comparée à l’administration communiste en Chine. Quelle est la réponse des autorités communistes à cette question ? Elles mènent une guerre impossible et sans cesse recommencée à la corruption qui consiste bien souvent, pour la faction au pouvoir, à accuser de corruption la faction qui n’est pas au pouvoir et ensuite passer des compromis internes pour se partager le terrain.
61L’intention des dirigeants chinois est de faire de leur pays, dans les vingt prochaines années, une puissance capable de discuter d’égal à égal avec les États-Unis. C’est leur obsession. Ils ont une paranoïa fixée sur les États-Unis. Ils veulent leur imposer le respect de la Chine. Aussi longtemps que le mode de recrutement des dirigeants chinois restera tel qu’il est, on peut cependant espérer qu’ils ne risqueront pas la vie de leurs concitoyens et, surtout, leurs propres vies et privilèges dans un conflit ouvert avec les États-Unis.
62À ce propos, il faut noter le déclin, voire la disparition de l’armée du nombre des moteurs de la politique et de la société en Chine. C’est là un des faits les plus positifs de ces dernières années, même si le rôle des généraux dans la politique de la défense reste une source d’inquiétude. Le déclin de l’armée n’est pas séparable de celui du Parti car le Parti communiste chinois, plus que tout autre parti communiste, était un parti armé ou, si l’on veut, un parti armée. Après l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping, l’armée a été réduite en nombre et a reçu l’ordre de procéder à sa modernisation. L’effet a été le même que dans le reste de l’administration. Les généraux à qui on a dit de produire de l’armement sophistiqué et de le vendre à l’étranger se sont mis à produire de tout, depuis les fusées jusqu’aux jouets en plastique. Ils ont réussi ainsi à construire un vrai empire économique. Face à cette concurrence, les autres groupes d’intérêt civils se sont unis pour remettre les militaires à leur place, c’est-à-dire les obliger à se concentrer sur la défense et à ne pas créer des difficultés à la diplomatie en vendant des matériels sensibles à n’importe quel pays. Le résultat de cette bataille épique a été que l’armée n’a plus de réelle influence politique, elle n’est plus représentée au Comité permanent du bureau politique. L’armée est donc rentrée dans les casernes mais, et c’est en ce point que les inquiétudes réapparaissent, on lui a permis, par compensation, d’avoir l’œil sur Taïwan, qui est le grand objectif national, ce qui a abouti, au milieu des années 1990, à de fortes tensions dans le détroit et à des situations où l’on pouvait se demander si l’armée obéissait complètement aux hommes politiques. Il semble que, depuis, les choses soient à peu près rentrées dans l’ordre.
63Plus en profondeur, ce qui est inquiétant, c’est que les dirigeants chinois semblent n’avoir pas compris les vraies raisons de la supériorité de l’Occident et d’abord sa capacité d’innovation. L’investissement dans la recherche laisse la Chine loin derrière le Japon, la Corée et même Taïwan. Ils semblent aussi n’avoir pas compris que la mondialisation est d’abord financière et que tant que la Chine ne sera pas sortie de son système financier à cheval entre la bureaucratie d’hier et la prédation d’aujourd’hui, elle restera très fragile.
64Reste aussi à savoir si les dirigeants chinois ont les moyens de réaliser leurs desseins et s’ils peuvent pour cela maîtriser le désordre de la société chinoise et lui imposer une orientation. Il faut en effet se rendre compte de l’ampleur du désordre dans la Chine d’aujourd’hui, du désordre social mais aussi du désordre des esprits. Ce désordre est accru par les influences en provenance de l’Occident qui ont un effet ravageur, car elles s’exercent sur des gens qui sont incomplètement sortis du communisme, qui sont entrés dans le monde de l’entreprise sans savoir combien de temps cela va durer et qui ont l’habitude d’obéir tout en influençant ceux à qui ils doivent obéir. À cela s’ajoute la comparaison permanente que font les Chinois avec l’Occident qui est pour eux la caverne d’Ali Baba, qu’ils voudraient imiter et qui draine haine et désirs car il introduit en permanence des modèles nouveaux, y compris dans les domaines les plus intimes. J’insiste sur ce facteur occidental parce qu’il se trouve à l’arrière-plan du problème central de la politique étrangère chinoise qui est celui des rapports entre la Chine et les États-Unis.
65L’évidement idéologique du pouvoir dont il a déjà été question s’accompagne de son évidement moral dû au fait que ses détenteurs sont méprisés, parce qu’ils sont souvent corrompus, à quelques exceptions près. La Chine a son Mendès France en la personne de son Premier ministre présent. Mais c’est une exception, et il a lui-même déclaré en riant qu’il a déjà commandé son cercueil. La période précédente, celle dont la Chine est sortie à la fin des années 1970, a vu les grands hommes faire de la politique. Aujourd’hui, c’est le contraire. Les plus intelligents sont partis aux États-Unis où ils font de la recherche ; 50 % des Ph. D. en sciences dures aux États-Unis sont faits par les Asiatiques et pour 25 %, ce sont des Chinois qui viennent, pour moitié, de la Chine populaire. La crème de la jeunesse chinoise se trouve actuellement dans les universités américaines. Ceux qui restent deviennent des compradors ou des entrepreneurs en Chine même. Et ceux qui n’en sont pas capables, mais qui ont néanmoins quelques idées, entrent au Parti. Si bien que les dirigeants d’aujourd’hui ont, certes, des diplômes d’ingénieurs, mais pas de premier rang. Ils ont été à l’étranger mais pas assez pour gagner une bourse post-doctorale. Ils sont revenus, ils sont entrés au Parti, ils sont couleur de muraille, ils se ressemblent les uns les autres. Exemplaire à cet égard est le personnage qui a le plus de chances de succéder au tout-puissant Jiang Zemin, Hu Jintao, et dont on ne sait précisément ni ce qu’il pense ni ce qu’il veut, qui n’a jamais pris de risque dans sa carrière, qui a toujours dit ce qu’il fallait dire à un moment donné. Pour paraphraser Foucault, dans cette Chine où il y a beaucoup d’individus intelligents, on ne peut pas dire que les dirigeants pensent. On peut dire seulement que ça pense, que ça se fait, que ça se dit.
66Le Débat. – Abordons pour terminer, si vous voulez, la question du « nouveau monde sinisé », pour reprendre le titre du livre de Léon Vandermersch [5]. Que pensez-vous de ses idées sur le sujet ?
67J.-L. D. – Léon Vandermersch est un grand sinologue, un des rares capables d’embrasser les millénaires de l’histoire chinoise, et le livre que vous citez est important. Mais je dirai franchement : pour quelqu’un comme moi qui aborde la Chine dans le cadre de l’Asie contemporaine et dans une perspective de relations internationales, l’interprétation proposée dans ce livre est difficile à soutenir, même si elle comporte quelques éléments très intéressants. La double idée que, d’une part, il y a une culture politique largement analogue dans les différents pays du monde sinisé – Chine, Japon, Corée, Vietnam – et que, d’autre part, cette culture, du fait de la même matrice chinoise, montrerait des capacités particulières, voire des prédispositions à la mondialisation, me semble peu convaincante.
68Il est hors de doute, d’abord, que les trajectoires de différents pays du monde sinisé sont extraordinairement différentes. Qu’il suffise de comparer les dates des élans modernisateurs, qui s’échelonnent entre la seconde moitié du xixe siècle et les années 1980, avec la Corée du Nord qui n’y est pas encore entrée. Et les points d’arrivée : les différences sont énormes entre le Japon, un des pays les plus riches du monde, et le Vietnam. Et s’il y a une parenté des stratégies économiques choisies, elle est d’origine japonaise et elle résulte de facteurs surtout politiques. Cette stratégie qu’a initiée le Japon et que les autres ont appliquée à sa suite consistait à tirer les conclusions des défaites de l’Empire chinois, de l’empire d’Annam, etc., en se mettant à imiter les plus forts, c’est-à-dire les Européens et les Américains, de façon à produire les mêmes armes pour pouvoir, à terme, remporter sur eux la victoire.
69Choisie bien plus tard par la Corée du Sud et Taïwan, puis par la Chine de Deng Xiaoping, en dernier lieu par le Vietnam, cette stratégie comporte cependant un élément qui permet de la relier au domaine culturel : c’est le rôle que la doctrine confucéenne accorde à l’imitation et à l’étude. Le terme « apprendre » en chinois est le même qu’« imiter » : cela permet de comprendre la plasticité de ces sociétés, la facilité avec laquelle elles se saisissent des technologies étrangères. Mais cela montre aussi la limite dont jusqu’à présent aucun des pays du monde « sinisé » n’a su sortir, à savoir leur difficulté à réaliser de véritables inventions. À cet égard, les années 1990 ont été fascinantes parce que dans une décennie où les Asiatiques criaient victoire et où apparaissait une idéologie « asiatique », ce sont en fait les Américains qui ont alors inventé une nouvelle économie que les Asiatiques ont tout au plus imitée. Le cœur de la vie économique mondiale, quoi qu’on en ait, est resté aux États-Unis. Ce qui explique la crise asiatique qui s’est produite à la fin de cette décennie (1997-1998) et qui a été souvent vécue en Asie comme un retour en force de l’Occident évoquant les guerres de l’opium du xixe siècle.
70Conclusion : la fascination pour l’imitation est tout autant une chance qu’un poids pour l’Asie. Et le vrai problème pour l’avenir de la Chine et du monde sinisé peut s’énoncer de la manière suivante : quand donc les Chinois, les Taïwanais, les Japonais inventeront-ils quelque chose de l’ordre de ce qui a fait que l’Occident a été l’Occident ?
71On peut également se demander si les liens entre la Chine et la diaspora chinoise ne constituent pas d’ores et déjà un élément important des relations internationales et, en particulier, des relations sino-américaines. L’une des raisons qui expliquent le démarrage de l’économie chinoise dans les années 1980, c’est le flot d’investissements étrangers qui est venu majoritairement des Chinois de l’étranger. Les Chinois d’outre-mer étaient non seulement capables d’investir à perte pour avoir des tombes bien placées dans les cimetières de leurs villages d’origine, mais ils ont en plus expliqué comment on faisait des entreprises, ils ont trouvé les mots pour le dire et ils ont eu la patience d’attendre les résultats. Bref, la Chine d’outre-mer a été un agent modernisateur de première importance pour la croissance chinoise. Il ne s’ensuit nullement que la Chine d’outre-mer soit un partenaire facile pour la Chine. Elle est composée de milieux très divisés et les rapports avec elle compliquent ceux que la Chine entretient avec les pays hôtes, par exemple avec l’Indonésie, où les Chinois d’outremer sont actuellement persécutés.
72La nouveauté de ces relations, c’est qu’aujourd’hui la Chine envoie ses jeunes gens se former outre-mer. Et un grand problème tant pour la Chine que pour l’Occident, c’est celui de savoir qui va « fixer » cette élite absolument remarquable. On a vu la part que prennent les chercheurs chinois dans la recherche américaine et on pourrait décrire longuement la part que prennent les émigrés chinois dans la prospérité des pays d’accueil. Le pari chinois, c’est de faire revenir ces élites. Mais c’est un pari risqué. Les dirigeants chinois veulent se saisir par ce moyen d’une partie du capital intellectuel de l’Occident qu’ils ne sont pas capables de constituer par eux-mêmes. De l’issue de cette entreprise dépend une partie de l’avenir de la Chine elle-même et des relations sino-américaines qui sont une des clés de la paix du monde.
Notes
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[1]
Gilbert Padoul, Le Débat, n° 9, février 1981.
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[2]
James D. Seymour et Richard Anderson, New Ghosts, Old Ghosts. Prisons and Labor Reform Camps in China, M. E. Sharpe, 1998.
-
[3]
Jun Jing, The Temple of Memories. History, Power and Morality in a Chinese Village, Stanford University Press, 1996.
-
[4]
De Lucien Bianco, on lira d’abord Les Origines de la révolution chinoise, Paris, Gallimard, 1967, et de Marie-Claire Bergère, L’Âge d’or de la bourgeoisie chinoise, Paris, Flammarion, 1986.
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[5]
Léon Vandermersch, Le Nouveau Monde sinisé, Paris, P.U.F., 1986.