Notes
-
[1]
Un P.S.M.V. est une zone du territoire communal qui n’est plus sous l’autorité du maire. À l’initiative de l’État seul et sous l’autorité du ministère de la Culture, un architecte des Bâtiments de France dirige les recherches nécessaires, crée une règlement spécifique puis instruit les permis de construire.
-
[2]
Une Z.P.P.A.U.P. a la même finalité de protection qu’un P.S.M.V., mais l’initiative revient à la commune et l’ensemble de la démarche est réalisé conjointement entre les services municipaux et le pouvoir central.
-
[3]
Il peut s’agir d’opérations programmées pour l’amélioration de l’habitat (O.P.A.H.) financées par l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (A.N.A.H.).
-
[4]
Une cadette est un vieux terme lyonnais pour désigner la dalle de pierre installée par certains propriétaires devant les entrées des immeubles.
-
[5]
L’association Avec (« Association ville emplois commerces ») voit le jour à Nanterre en 1997 et développe aujourd’hui son programme sur plus de 200 villes françaises.
-
[6]
Le 12 décembre 2000, la loi « Solidarité et renouvellement urbain » est censée, d’après l’intitulé de son titre 1er, renforcer la cohérence des politiques urbaines et territoriales. Ce texte important simplifie l’actuel Code, mais n’intervient pas sur le fond du problème.
-
[7]
Georges Liet-Veaux, « L’indemnisation des sujétions d’urbanisme prélude à une réforme législative », Revue administrative, 1984, p. 462.
-
[8]
R. Houstiou, « La non-indemnisation des servitudes d’urbanisme », numéro spécial de l’AJDA de mai 1993.
-
[9]
David Callies : « États-Unis : indemnisation des servitudes », A.D.E.F., n° 57, décembre 1992.
-
[10]
R. Houstiou, « La non-indemnisation des servitudes d’urbanisme », art. cité.
-
[11]
G. Liet-Veaux, « L’indemnisation des sujétions d’urbanisme… », art. cité.
1Il est courant, depuis quelques années, d’entendre des élus de tout bord proclamer leur intention de mettre en œuvre un « urbanisme à visage humain ». Bien souvent, derrière cette annonce encourageante se cache une réalité décevante. Pour nombre de nos édiles, le contenu de cet engagement se résume à l’abandon des grands ensembles « inhumains », si vantés dans les années soixante et tant décriés aujourd’hui. Une authentique prise en considération du « facteur humain » dans la démarche d’urbanisation demanderait beaucoup plus. On en cherche en vain la place. Aujourd’hui encore, le principal critère des choix reste le bilan comptable à court terme, c’est-à-dire un outil totalement abstrait. Cette façon restrictive d’aborder l’urbanisme non seulement méconnaît les conséquences humaines, parfois dramatiques, des interventions sur le bâti, mais néglige également d’en faire l’évaluation financière à long terme. S’il n’est pas simple de comptabiliser les gains d’une approche respectueuse de la dimension humaine et sociale du fait urbain, il est en revanche aisé de constater les pertes entraînées par une intervention aveugle.
Du passé faisons table rase
2Une ville, doit-on le rappeler, se compose de quartiers, de secteurs, d’îlots, chacun spécifique mais constituant ensemble un tout cohérent. Si cette constatation semble évidente, il s’avère plus ardu d’énoncer les éléments permettant à un quartier d’acquérir une vie propre, une animation et surtout des relations avec son environnement. La richesse du vivant réside dans sa faculté à multiplier les échanges avec l’entourage. Dans une ville – si l’on accepte de considérer le fonctionnement d’une ville comme tel –, ces échanges extrêmement multiples et divers ne laissent aucune trace immédiatement visible. Il n’existe heureusement pas de fil reliant directement un boulanger ou un boucher à chacun de ses clients. Il faut pourtant bien admettre que ces relations existent et, parfois, on peut en lire les signes dans la rue.
3Lorsqu’un aménageur intervient dans une ville, sans s’en rendre compte il rompt une partie de ces liens, bouleversant l’équilibre de la vie du lieu. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour comprendre que de raser un quartier fait disparaître la vie sur place et que l’environnement s’en trouve gravement affecté.
4Mais partons d’une échelle beaucoup plus restreinte pour tenter d’analyser le développement du phénomène et ses conséquences.
5Observons la construction tout à fait ordinaire d’un simple immeuble. Par manque de place, pour faciliter les manœuvres des camions ou par simple négligence, le chantier entraîne la condamnation ponctuelle du trottoir. Un client potentiel alors tenu de traverser la rue devant une palissade de chantier reste sur le trottoir opposé, changeant ainsi ses habitudes et ses fournisseurs pour une période souvent provisoire mais parfois définitive. Il est courant de constater que cette perte momentanée de clientèle se solde, à terme, par la disparition de commerces. De nombreux exemples corroborent cette démonstration et illustrent le mécanisme de déstabilisation des échanges à l’intérieur d’une ville. Ces conséquences, limitées sur une intervention mono-parcellaire, croissent de façon proportionnelle à la taille de l’opération.
6Parfois, le phénomène va si loin que les commerçants agonisant sur place supplient le pouvoir public de les exproprier. C’est ainsi qu’un aménagement pourtant restreint à la restructuration de deux angles de rue et de dix parcelles a provoqué la fermeture de tout un quartier commerçant. Ce petit tronçon de voirie regroupait tous les services de proximité utiles au quotidien : sur un même trajet de moins de cinquante mètres, un habitant avait rempli son cabas, acheté la presse et bu son café au zinc. Intervenant selon les méthodes habituelles, l’aménageur exproprie le plus vite possible les parcelles concernées. Après les deux premières fermetures du bar-tabac de l’angle et d’une boulangerie, le quartier avait déjà perdu une partie importante de son attractivité. Rapidement, les habitants se sont tournés vers un autre secteur d’approvisionnement et les commerçants non concernés ont vu leur chiffre d’affaires plonger. Deux ans après les premières expropriations, ils sont massivement intervenus lors de l’enquête publique pour implorer une extension du périmètre d’intervention. Désormais au bord de la faillite, ils préféraient partir sans tarder avec une indemnité plutôt que, ruinés, se voir contraints de fermer deux ans plus tard. Aujourd’hui, sept ans après les premières expropriations, ce quartier de près de dix mille habitants entoure toujours les ruines des commerces. Combien de temps faudra-t-il pour que les rez-de-chaussée des futures constructions trouvent un nouvel acquéreur ? Il y a fort à parier qu’ici, comme ailleurs, une banque ou un agent immobilier finira par occuper les angles. Si, par chance, un commerce nouveau s’installe, il s’agira probablement d’une supérette soutenue par un grand groupe aux reins solides.
7Les pertes mises en évidence dans cet exemple peuvent facilement s’évaluer du point de vue économique. Sans entrer dans les détails, on peut estimer que, pour cette opération touchant 2 825 m2 de surface foncière répartis sur dix parcelles directement concernées, les pertes sèches pour l’environnement se sont traduites par la fermeture de seize commerces sur le site d’intervention ; la fermeture de quatorze commerces entourant le site, dont trois ont été postérieurement inclus dans l’opération ; la disparition globale de plus de cinquante emplois ; la démolition de 3 000 m2 de surface hors œuvre représentant quatre-vingts petits logements extrêmement bon marché.
8Le projet prévoyait la construction de 7 000 m2 de surface hors œuvre représentant soixante-dix logements sociaux et 1 100 m2 de surface hors œuvre de commerces. Au total, l’aménageur a dépensé 94 millions de francs pour les acquisitions et 82 millions de francs de construction, ce qui fait monter le prix de revient à 22 000 F / m2, montant énorme pour du logement social.
9Aussi, non contente d’avoir vidé un quartier de ses commerçants et de nombreux habitants, cette opération s’avère-t-elle coûteuse pour la collectivité qui devra rembourser un déficit annoncé. Encore l’énumération comptable ne tient-elle pas compte de la perte définitive de l’attrait et de l’animation d’un quartier autrefois réputé et recherché, ni de la désespérance des victimes désormais incapables de rebondir.
10Cet exemple montre bien comment, même sur une opération de petite taille et proposant un projet architectural de qualité, un quartier peut être détruit par le simple oubli des habitants. On ne peut que constater l’extraordinaire gâchis qu’engendre cette pratique totalement inconséquente.
11Au moment de la création d’une Zac, il est courant d’entendre le maire déclarer : « La ville est déjà propriétaire de nombreux terrains, cette Zac n’aura donc que peu d’effets pour la population. » On ne peut montrer plus d’ignorance de la portée et des conséquences d’une expropriation. En réalité, la période de simple préemption qui précède le démarrage officiel d’une opération entame déjà la cohésion d’un quartier. Pour la personne préemptée, il reste toujours le goût amer de ne pas avoir vendu librement, doublé du sentiment d’avoir cédé au-dessous d’une estimation raisonnable. Un sentiment de vulnérabilité s’installe alors rapidement dans le voisinage. Chacun se demande si le périmètre d’intervention le concerne, si son intérêt consiste à partir rapidement ou à temporiser. Les interventions se multiplient auprès du maire, lequel, n’ayant rien arrêté officiellement, continue sereinement d’affirmer que rien n’est envisagé dans ce secteur. Au bout de quelques années, la situation s’est considérablement dégradée. Le quartier, vidé d’une partie de ses habitants et de ses commerçants, commence à donner un spectacle de désolation. Les terrains libérés sont laissés en friche et les derniers occupants négligent d’entretenir un bien forcément condamné. Passons rapidement sur la pratique consistant à favoriser l’installation de squatters, voire de dealers. Le quartier ayant atteint le niveau d’insalubrité suffisant pour placer les prix au plus bas, la phase d’expropriation proprement dite peut s’engager. L’utilité publique apparaît alors comme une évidence, et personne ne s’oppose à l’intervention massive d’un aménageur. Dix ans plus tôt, dans un quartier encore habité et vivant, l’enquête publique aurait probablement conclu défavorablement à la poursuite de l’opération. Désormais, l’aménageur n’a plus de crainte à avoir, il s’est patiemment créé les conditions indispensables pour apparaître comme l’unique recours capable de purger cette situation. En proposant, de surcroît, de réaliser des logements sociaux, il devient un bienfaiteur pour la commune. L’opération devient un excellent moyen pour l’élu de se donner bonne conscience en faisant oublier ses aspects éminemment destructeurs.
12Les derniers habitants sont bien évidemment les plus défavorisés. Ils occupent des logements souvent inconfortables, mais dont le loyer extrêmement modique correspond à leurs ressources. L’appartement social prévu en remplacement sera certes mieux équipé, mais il sera attribué à une personne plus solvable. Les exclus retourneront dans des appartements peu salubres, toujours plus éloignés des centres-villes. Par ailleurs, les propriétaires restant encore sur place sont souvent des personnes âgées nées dans cette maison ou y ayant vécu une grande part de leur existence. Ils sont tout simplement incapables d’envisager l’éventualité de déménager. Ils ne peuvent pas admettre d’alternative à une fin de vie « chez eux ». Couramment, les coups de boutoir assénés par la procédure d’expropriation les déstabilisent et accélèrent leur déménagement vers la dernière demeure. Les plus résistants constateront rapidement leur incapacité à s’adapter à leur nouvelle situation et prendront alors le même chemin.
13Aujourd’hui, les méthodes brutales du passé ne sont plus de mise. Une pléiade de procédures est supposée permettre aux autorités de s’assurer du consentement du public, de telle sorte que personne n’assume la responsabilité de l’inhumanité du résultat. L’élu prend la décision du projet, mais demande à ses services d’agir avec le maximum de doigté. Dans les services en question, chacun accomplit sa tâche dans le respect de l’objectif et de la procédure légale. Les services centraux, quant à eux, contrôlent la bonne application des textes en vigueur. L’enquête publique, seule étape prévue pour se prononcer sur le fond du projet, intervient à un moment où l’opération se révèle déjà incontournable ; l’avis du commissaire enquêteur, forcément favorable, conforte alors le maire dans le bien-fondé de sa décision. Les expropriés doivent se féliciter de voir autant de monde s’acharner à respecter la procédure légale pour briser leur vie.
14De plus en plus couramment, l’aménageur, ayant déjà procédé à de nombreuses préemptions et expropriations suite à une déclaration d’utilité publique, revient sur son objectif et abandonne le projet. Aucun texte ne l’oblige à justifier ce choix devant la population. C’est ainsi que dans les années 1980, les villes, suivant le mouvement euphorique de l’immobilier, ont développé une politique d’intervention foncière forte. Aussi se sont multipliées les zones instaurant le « droit de préemption urbain renforcé » (D.P.U.R.) et les Zac. La Ville ou son mandataire, bien souvent une « société d’économie mixte » (S.E.M.), préempte et exproprie à un rythme accéléré. La chute de l’immobilier des années 1992-1993 laisse ses deux acteurs publics dans l’impossibilité de poursuivre les opérations engagées. Les secteurs d’intervention sont alors réduits ou purement supprimés en catastrophe. Devant leur déroute financière, les S.E.M. revendent précipitamment leur bien récemment acquis, offrant sur un plateau des opérations toutes montées à des gros promoteurs privés.
15On ne s’étonnera pas de la rage de l’exproprié qui a assisté à la démolition de son logement et qui constate la revente de son terrain après abandon du projet par un aménageur public toujours convaincu de son bon droit.
Du passé faisons un musée
16Il n’y a derrière cette analyse aucune nostalgie passéiste ni aucune crispation historiciste. Bien au contraire. Il est tout aussi important de reconnaître, dans l’autre sens, qu’un quartier habité et animé risque de se scléroser sous l’effet de la volonté d’en préserver l’aspect architectural. Trop protégé des interventions extérieures et des évolutions, il peut également disparaître ; l’agonie est plus lente que pour une démolition, mais tout aussi inéluctable. Ce risque apparaît clairement dans les secteurs protégés, soit par un « plan de sauvegarde et de mise en valeur » (P.S.M.V. [1]), soit par une « zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager » (Z.P.P.A.U.P. [2]). Dans ces secteurs, une trop forte protection du bâti rend impossible le maintien de l’activité. Ce type d’intervention répond à un objectif unique : sauvegarder le patrimoine architectural. Sur un P.S.M.V., le seul responsable de l’ensemble de la procédure est l’architecte des Bâtiments de France. La méthode pour établir le plan d’urbanisme consiste à missionner des historiens et des architectes afin d’évaluer le potentiel historique du secteur. La seconde étape établit une sélection entre les immeubles dont la démolition est interdite et ceux dont la reconstruction pourra être accordée à certaines conditions. Enfin, dans un souci de redonner à chaque bâtiment sa forme originelle, les plans imposent la démolition de toutes les excroissances (surélévations, agrandissements, appentis, etc.). Les chambres de métiers ou de commerce et d’industrie tentent de prévenir les risques de perte d’activités, mais, comme le précise le code de l’urbanisme, elles sont seulement « associées, avec voix consultative ». Pourtant, leurs doléances – souvent minimes mais néanmoins légitimes et indispensables – se voient opposer un refus presque systématique. C’est ainsi qu’un menuisier devra déménager faute de pouvoir modifier son appentis sur cour pour installer une nouvelle machine ; de même, un boulanger ne pourra se mettre aux normes sans installer une gaine de ventilation haute ; on pourrait ainsi multiplier ces exemples d’incompatibilités mineures entre le maintien d’une activité et le souci trop strict d’esthétisme.
17C’est de cette façon que de nombreux centres anciens de nos villes commencent (quand cela n’est pas déjà fait) à se muséifier. Les boutiques d’« artisans d’art » ou de « souvenirs – tee-shirts – cartes postales » remplacent les activités traditionnelles et les commerces de proximité. Les quelques derniers habitants qui n’ont pas encore transformé leurs logements en surfaces d’exposition trouveront sur place dix pâtisseries en été, mais rien en hiver.
18Une première tentative de maintien de l’activité a été faite avec le P.S.M.V. du Marais à Paris. Il repose sur la distinction entre des catégories de bâtiments, repérés les uns en jaune sur le plan et les autres en orange. On a coutume de nommer « tache jaune » les immeubles dont la démolition pourra être imposée. La présence de l’orange indique que les démolitions sont subordonnées au maintien des activités industrielles, artisanales ou commerciales. Cette avancée reste, hélas, infiniment trop modeste pour éviter la muséification, elle ne fait que laisser un répit en différant la mutation.
19Que l’on soit dans le cadre d’une intervention immobilière massive ou dans celui d’une forte volonté protectrice, le quartier se transforme sans que les conséquences sociales et humaines soient prises en considération. La muséification d’un quartier se trouve justifiée par les élus par un « faire valoir » culturel extrêmement efficace contre toute critique. Un consensus apparaît, et chacun s’accorde pour accepter une inflation de sacrifices afin de rendre chaque vieille pierre de notre patrimoine visitable par tous. Nos historiens sont encore loin d’admettre qu’une vieille bâtisse possède une plus grande valeur intrinsèque si sa destination initiale est maintenue. Très instructive est l’expérience qui consiste à se promener dans les « cités historiques » en laissant la partie réhabilitée à grands frais pour aller vers les quartiers « délaissés ». On a commencé par déambuler dans des rues aux pavés bien réguliers, aux façades somptueusement ravalées, accompagné par un service confortable et important mis à disposition du promeneur. Une signalétique abondante instruit le visiteur sur la fonction que possédaient « au Moyen Âge » telles pierres, telle plaque, tels crochets, chaîne, ouverture ou autre fenêtre. En passant sur l’autre face de la colline, on voit que des artisans, des paysans utilisent quotidiennement tous ces « outils » sans avoir le sentiment d’être des mannequins de cire imitant leurs ancêtres.
L’éloge de la lenteur
20Un promoteur ne manque jamais de reconnaître que son intervention provoque inévitablement une modification de l’environnement. Mais c’est pour en tirer l’argument que l’intérêt de tous est de réduire le temps de l’opération. Il va donc, après avoir obtenu une déclaration d’utilité publique, massivement libérer les terrains pour construire « un nouveau quartier rénové et attractif ». Cette phase occupe tout de même une période de deux à trois années dans le meilleur des cas. L’aménageur se fait fort de convaincre facilement de nombreux investisseurs. Derrière son assurance subsistent néanmoins quelques inquiétudes. En établissant son bilan prévisionnel, il prévoit à tout hasard une somme destinée à financer les coûts induits par les surfaces invendues. Il craint en effet de se voir obligé d’entretenir, de gardienner et de régler des taxes pour des locaux vides durant parfois plusieurs mois. Aurait-il des doutes sur la réelle attractivité de ce quartier rénové ? Son raisonnement purement économique aurait-il une faille ? A-t-il entendu dire que les commerces du rez-de-chaussée trouvent difficilement preneur ?
21Il y a loin encore entre cette constatation et la recherche des causes du problème. Actuellement, la réponse constante au problème de l’invendu consiste à valoriser le risque financièrement. La confrontation, inévitable à terme, de ce risque et d’une volonté de maintenir l’activité dans le quartier laisse espérer une évolution du mode opératoire.
22Imaginons une autre méthode consistant à préserver en permanence sur le secteur une population suffisante au maintien d’une vie de quartier. Il s’agit non pas d’attendre la libération totale des terrains pour engager la construction, mais de construire suivant un projet préétabli en fonction des opportunités qui se présentent. L’hypothèse peut sembler hasardeuse à un pur financier, mais mérite tout de même qu’on s’y attarde.
23La commune du Blanc-Mesnil en Seine-Saint-Denis tente ainsi de restructurer son centre-ville. Faisant partie de la « ceinture rouge » parisienne, elle a subi la politique de développement des grands ensembles de logements sociaux, prônée de façon presque idéologique jusque dans les années 1970. La nécessité du « bienêtre » du peuple passant forcément devant l’intérêt privé, les pouvoirs publics exproprient abondamment pour ériger des barres et des tours. L’échec sociologique flagrant de ce type d’urbanisme a conduit cette politique dans une impasse. Aussi, sans pour autant abandonner leur objectif social, les mêmes dirigeants ont-ils été amenés à procéder de façon diamétralement opposée. Une concertation à outrance remplace l’expropriation dogmatique. Pas moins de dix-huit réunions publiques ont eu lieu dans les différents quartiers dès les phases de définition du projet.
24La Zac « Cœur de ville » doit permettre de structurer un centre urbain inachevé. Dans les années 1930, l’architecte André Lurçat avait dessiné, au milieu d’un ensemble pavillonnaire, un plan d’ensemble cohérent avec les axes de circulation et les principaux édifices publics. Seules la mairie et la voirie avoisinante verront le jour. Plus tard, quelques bâtiments tels que la recette des impôts, la poste, etc., seront implantés en contradiction avec le plan initial. L’objectif actuel est de renforcer la position du centre urbain et de le rendre visible en mettant en relation les différents édifices grâce à l’aménagement d’une place publique et à la densification des parcelles. Les immeubles d’une hauteur modeste malgré tout créeront un quartier proposant une image plus proche de celle d’un faubourg que d’une ville nouvelle.
25Derrière l’apparente modestie de cet objectif (pas de tour de vingt étages, pas de méga-centre commercial, etc.) se cache pourtant une ambition révolutionnaire : réaliser une vaste opération d’urbanisme sans traumatiser le quartier. La principale directive consiste à bannir l’expropriation. Certains terrains appartiennent depuis longtemps déjà à la Ville et, en cas de mutation, la préemption est systématique. Néanmoins, en ce qui concerne les propriétés encore occupées, la Ville a engagé de longues négociations afin de satisfaire au mieux les exigences des occupants et aboutir à un accord à l’amiable.
26À ce jour, un îlot est déjà construit et habité. Sur de nombreux secteurs, des locaux préemptés restent occupés, avec un bail précaire, par des résidents ou, surtout au rez-de-chaussée, par des commerçants. Sur un autre îlot il ne reste qu’un pavillon habité par une personne âgée. Plutôt que de l’exproprier, la mairie préfère lui maintenir son cadre de vie habituel. Sachant que l’aménageur possède déjà plus des trois quarts du foncier, on pourrait s’attendre à trouver un vaste champ de désolation parsemé de quelques immeubles à moitié murés. Or il n’en est rien. En parcourant ce centre-ville on trouve un quartier desservi par les transports en commun, normalement habité et approvisionné. Seule la proportion de palissades de chantier paraît légèrement supérieure à la moyenne.
27Sans pouvoir encore établir de conclusion définitive, on peut d’ores et déjà effectuer un premier bilan.
28Au chapitre des inconvénients, trois points méritent l’attention :
- le plan initial risque de subir de nombreuses modifications en cours d’exécution, les circonstances obligeant sans cesse à mettre en corrélation l’urgence des besoins et les possibilités de construire. Le travail de mise en œuvre a décuplé ;
- la maîtrise des délais échappe à l’aménageur qui se voit contraint d’étaler dans le temps son intervention, avec des périodes creuses suivies de reprises intenses ;
- la méthode du pourrissement de la situation étant supprimée, les dernières parcelles sont acquises sur la même base de prix que les premières (cela coûte à l’aménageur, mais ne doit pas déplaire au propriétaire indemnisé).
- l’investissement financier pris à l’instant t reste toujours faible. En principe, immédiatement après l’acquisition des premières parcelles, le programme et la commercialisation démarrent. Le fonds de roulement reste donc limité ;
- le portage financier de nombreux biens acquis peut être compensé par des loyers sous forme de baux précaires ;
- les commerces ne disparaissent pas. Au fur et à mesure des constructions, de nouveaux emplacements sont proposés aux commerçants qui peuvent ainsi se réinstaller sans temps de fermeture et donc sans perte de clientèle ;
- il en va de même pour les habitants. Bien entendu, ils subiront le traumatisme du déplacement, mais le mal sera atténué par la perspective de demeurer dans le même quartier avec les mêmes relations et les mêmes commerçants ;
- la commercialisation est facilitée. Il est toujours plus aisé de trouver un acquéreur pour un bien de taille modeste situé à un emplacement en rénovation, mais attractif, que pour le même bien isolé au milieu d’un chantier. De plus, le problème des rez-de-chaussée commerciaux, habituellement invendables, trouve naturellement sa solution par la rotation de l’activité sur place ;
- certains îlots de l’opération pourront être laissés à l’initiative privée, quitte à l’encadrer efficacement en fournissant des moyens publics d’aide à l’amélioration de l’habitat [3] ;
- l’investissement ponctuel étant réduit et la commercialisation facilitée, l’aménageur réalise de substantielles économies.
À l’écoute des habitants
29Lorsque la parole est donnée aux habitants en amont du projet, d’autres solutions au réaménagement complet peuvent être avantageusement retenues. Les habitants d’un quartier accordent une grande importance à des lieux et à des emplacements sans intérêt patrimonial, mais fondamentaux dans les rituels de la vie quotidienne.
30Lors des études en vue de l’élaboration de la Z.P.P.A.U.P. pour le quartier de la Croix-Rousse à Lyon, la mairie ne s’est pas contentée de renseigner la population sur un projet abouti ni même de poursuivre une bonne concertation. À côté des spécialistes, archéologues ou architectes, un collectif de six associations a reçu la mission de réaliser une analyse de leur quartier. Leur rapport, intitulé « Regard intérieur en pente douce », dégage des priorités toujours absentes des plans d’urbanisme habituels. Un certain nombre de lieux privilégiés sont ainsi recensés et une solution innovante est proposée pour rendre plus lumineuses les rues étroites.
31Un premier ensemble nommé « lieux de convivialité », correspondant approximativement aux anciennes « cadettes » [4], est établi. Il s’agit de lieux bénéficiant généralement de points de vue intéressants où des groupes, en particulier de jeunes, ont l’habitude de se rassembler.
32Un second inventaire repère les « lieux magiques ». Dans un environnement où l’espace public est mal partagé, ce sont des belvédères, des vues, des endroits intimes en cœur d’îlot qui marquent des respirations dans la ville. Actuellement délaissés, ces espaces doivent être revalorisés.
33D’autre part, pour les rues trop étroites et sombres, inévitablement condamnées à la démolition pour élargissement de voirie dans un plan habituel, une idée originale a été avancée. Une bonne connaissance des lieux a en effet permis de mettre en évidence l’intérêt des « dents creuses ». Elles procurent un éclairage suffisant et apportent une luminosité riche et variée. Une mesure systématique de l’éclairement des rues a débouché sur l’établissement d’une « carte lumière » dégageant les sites suffisamment éclairés et ceux, trop sombres, qui nécessitent une intervention. En conséquence, à la démolition systématique s’est substitué le principe de l’installation de petits squares et d’équipements bas. La Ville préserve ainsi au mieux son patrimoine tout en réalisant une économie de temps et de finances appréciable.
34L’établissement des plans de prévention des risques de Haute-Savoie s’est aussi fondé essentiellement sur l’écoute des habitants. Après avoir analysé les cartes et les archives lorsqu’elles existent, les ingénieurs chargés du dossier ont consulté la population. Cette démarche, nécessitant tout d’abord la mise en confiance des personnes interrogées, fait appel à la diversité de leurs compétences. Les enquêteurs se promènent dans l’environnement avec les acteurs du milieu naturel. Des bûcherons leur indiqueront l’emplacement d’une forêt jeune, de la trace du passage d’une avalanche trente ans plus tôt, non répertoriée, car éloignée du village à l’époque. Des chasseurs connaîtront mieux les pierriers risquant de s’ébouler. Les pêcheurs suivent d’année en année l’évolution des rivières et surtout de leurs crues. Les « vieux du village » sont intarissables pour relater les événements exceptionnels qu’ils ont pu vivre dans leur jeunesse. Dans un deuxième temps, des réunions publiques permettent de recouper les renseignements, de préciser des lieux, de déterminer des fréquences, etc. Enfin, le soir au café, autour d’un verre de blanc, les amitiés se nouent et parfois des événements resurgissent du passé. Cette attention à la mémoire du lieu, sans être infaillible, a tout de même rectifié des erreurs cartographiques. Plus tard, au cours de réunions de travail avec les élus, les plans vont s’affiner et surtout prendre en compte la logique économique et urbaine de la ville. Certaines limites de zones dangereuses pourront être fixées à cette occasion. Il ne faut pas négliger la portée de tels plans qui peuvent d’un trait de crayon diviser par mille la valeur d’un terrain.
35Depuis peu, des quartiers commerçants se fédèrent en association afin de préserver leurs intérêts. Face à la montée en puissance des grandes surfaces avec son lot de conséquences urbaines et sociologiques, des commerçants se sont associés pour proposer des services aux particuliers. Ils mettent en place un système de livraison gratuite à domicile. La ménagère descend faire ses courses comme à l’accoutumée, passe chez tous ses fournisseurs, mais remonte chez elle les mains vides. Dans l’heure, un coursier lui livre le tout. Elle a également la possibilité de passer commande par téléphone [5] et de se faire livrer soit à domicile, soit de récupérer son sac au retour du travail dans une boutique prévue à cet effet sur le quai du R.E.R. Une synergie comme celle-là, créée directement par une corporation, agit beaucoup plus efficacement pour la sauvegarde d’un quartier que n’importe quelle opération volontariste inscrite dans un plan d’urbanisme.
Pour une réforme du code de l’urbanisme
36Cet appel à une autre conception de l’urbanisme n’aurait rien de révolutionnaire si nous n’étions pas en France. D’autres pays plus avancés dans ce domaine ont, depuis longtemps, entériné le respect du bien des personnes privées. Chez nous, pour que les décideurs acceptent de réviser le modus operandi qu’ils ont appris à l’école, pour qu’ils se résolvent à écouter et à respecter les suggestions des habitants, en un mot, pour qu’ils s’engagent dans la voie de la concertation, il est nécessaire d’agir en amont, c’est-à-dire sur la loi elle-même [6].
37Le code de l’urbanisme ne se pose pas comme le garant du bien privé. Bien au contraire, sa raison d’être et sa logique se fondent sur la faculté dispensée au pouvoir public d’instaurer des servitudes d’urbanisme sans devoir de compensation. Ce principe clairement exprimé dans le premier paragraphe de son article L.160-5 oriente l’essentiel de la politique d’aménagement : « N’ouvrent droit à aucune indemnité les servitudes instituées par le présent code en matière de voirie, d’hygiène et d’esthétique ou pour d’autre objet et concernant, notamment, l’utilisation du sol, la hauteur des constructions, la proportion des surfaces bâties et non bâties dans chaque propriété, l’interdiction de construire dans certaines zones et en bordure de certaines voies, la répartition des immeubles entre diverses zones. »
38Avec ce principe pour base, tout plan d’urbanisme se compose d’un fond représentant les constructions existantes ou leur évolution naturelle, sur lequel viennent s’empiler toutes sortes de servitudes. L’évolution naturelle correspond aux transformations intervenant sans contraintes en fonction des opportunités et des besoins. Un terrain bâti a vocation à le rester et à se densifier, le cas échéant. Un secteur commerçant attractif n’a pas de raison objective d’être déplacé. Il n’existe pas de justification pour intervertir un îlot bâti avec un espace vert public.
39L’effet d’une politique urbaine volontariste, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, est de transformer le cours de l’évolution par l’instauration d’une série d’interventions directes sur le domaine privé. Certaines servitudes s’imposent pour des raisons de sécurité comme les zones inondables, ou à forts risques d’avalanches, ou situées à proximité d’installations dangereuses… D’autres répondent à une volonté de protection du patrimoine architectural, urbain ou paysager. Les dernières, enfin, correspondent aux besoins de fonctionnement décidés par la commune ou par une instance supérieure et à une volonté d’évolution et d’organisation de la ville.
40Les formes, et donc les conséquences, de ces servitudes sont extrêmement diverses, parfois inattendues, mais jamais anodines. La mise en place d’une zone de protection acoustique n’entraîne qu’un renforcement des contraintes d’isolation phonique. Une zone inondable impose aux constructions de s’élever sur « pilotis » afin de placer les pièces d’habitation au-dessus du niveau d’une crue centennale sans entraver l’écoulement des eaux. La constatation de risques naturels importants entraîne la création de zones inconstructibles par mesure de sécurité. La mise en place de mesures de protection du paysage (littoral ou montagne) et du patrimoine (monuments historiques, sites classés ou vues protégées) peut déboucher sur l’inconstructibilité partielle ou totale d’une parcelle, même en zone urbaine dense. Ainsi, le propriétaire d’un terrain bien situé en centre-ville peut se trouver du jour au lendemain à la tête d’un patrimoine fortement dévalorisé, son unique tort étant d’avoir choisi un emplacement proche d’un monument historique ou dans l’axe d’une perspective réputée. De même, certains propriétaires habitent un appartement dont un plan de sauvegarde peut à terme imposer la démolition. Non seulement leur bien perd alors toute valeur, mais de plus, aucune assurance n’accepte de prendre en charge d’éventuels accidents durant la période de sursis.
41On voit par là l’étendue et la portée des servitudes d’urbanisme sur l’aménagement d’une ville et les contraintes qu’elles font peser sur la personne privée. Il paraît dès lors légitime de s’interroger sur le bien-fondé du principe de non-indemnisation de ces servitudes. D’un point de vue légal, ce principe apparaît d’ailleurs en contradiction avec bon nombre de textes qui lui sont supérieurs. Sans aller jusqu’à éplucher et interpréter la Convention universelle des droits de l’homme et du citoyen, qui ne vaut pas loi, regardons simplement ce que le droit européen impose. Par un décret en date du 3 mai 1974, la France ratifie la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée le 4 novembre 1950 à Rome. Or, l’article premier du protocole joint à cette convention précise clairement : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. » Par quelle acrobatie intellectuelle le législateur français peut-il continuer à imposer le principe de nonindemnisation après avoir ratifié une telle convention ? Le propriétaire d’un appartement, devenu fictif à la suite de la mise en place d’une servitude, a de bonnes raisons de se poser la question. Georges Liet-Veaux souleva déjà le problème de façon fort pertinente en 1984, mais il semble avoir prêché dans le désert [7]. En effet, quatorze ans plus tard, en mai 1998, le tribunal administratif de Grenoble continue d’affirmer : « Une Z.P.P.A.U.P. peut définir une zone inconstructible », sans prévoir d’indemnisation.
42Pourtant, la question de l’indemnisation d’une personne lésée conduit à son corollaire : quelle contrepartie oblige celui qui bénéficie du voisinage d’une servitude ? Une vue réputée exceptionnelle justifiant la création d’une zone inconstructible profite directement aux voisins immédiats de la servitude, dont les biens acquièrent une plus-value certaine.
43Un juriste [8] doute de l’opportunité d’une indemnisation : « Il n’est pas possible d’envisager un principe général d’indemnisation des servitudes d’urbanisme qui constituerait un véritable “tonneau des Danaïdes” et qui, au surplus, se traduirait par un transfert des contribuables au profit des propriétaires fonciers. » Plus loin, le même auteur n’exclut pas toutefois la possibilité d’envisager des moyens d’indemniser certaines servitudes. « Faute d’une véritable volonté d’instaurer, par le biais de la fiscalité, un mécanisme de récupération des plus-values d’urbanisation assorti d’une politique de redistribution de celleci, la planification “à la française” relève, pour les propriétaires fonciers intéressés, de la logique de la loterie qui, comme chacun sait, contient ses bons mais aussi ses mauvais numéros. » Il est clair que, malgré l’évidente injustice du principe, le statu quo arrange bien l’administration, et la récente jurisprudence le confirme abondamment.
44D’autres pays que la France font une tout autre analyse du problème. La jurisprudence de l’affaire Lucas permet de comprendre l’esprit dans lequel il est abordé et traité aux États-Unis. Un investisseur (M. Lucas) acquiert deux lots de terrain pour la somme de un million de dollars en vue d’y faire construire deux villas. À la suite de l’extension de la zone de protection du littoral, ces terrains deviennent inconstructibles et le propriétaire se sent légitimement lésé. Il introduit alors un recours contre l’administration devant les tribunaux. En dernier ressort, « la Cour suprême a posé le principe selon lequel une servitude ouvre droit à indemnisation, conformément au Ve amendement de la Constitution, dès lors qu’elle prive le terrain de toute utilisation économique [9] ». Cette décision récente repose sur une jurisprudence ancienne, datant de 1922, dans laquelle « la Cour suprême a soutenu pour la première fois qu’une réglementation trop rigoureuse pouvait être assimilée à une prise de possession sans indemnisation, de ce fait contraire au Ve amendement de la Constitution ». Toutefois, il existe une limite au droit d’indemnisation, comme le rappelle l’affaire Lucas. L’arrêt précise : « quel que soit le but poursuivi par cette réglementation, à l’exception du cas où il s’agit de prévenir une nuisance ». Les nuisances retenues concernent la santé et la sécurité.
45Les États-Unis ne sont pas les seuls à retenir un tel principe, la majorité des pays étrangers agissent de façon similaire. En Allemagne, la jurisprudence retient la notion de « quasi-expropriation » pour les situations restreignant la faculté d’agir d’un propriétaire. En Suisse, la jurisprudence a établi le principe d’indemnisation des expropriations « matérielles » [10].
46On pourrait croire que le deuxième paragraphe de l’article L.160-5 du code de l’urbanisme, qui atténue le principe général, représente une ouverture vers une possibilité d’indemnisation : « Toutefois, une indemnité est due s’il résulte de ces servitudes une atteinte à des droits acquis ou à une modification à l’état antérieur des lieux déterminant un dommage direct, matériel et certain ; cette indemnité, à défaut d’accord amiable, est fixée par le tribunal administratif, qui doit tenir compte de la plus-value donnée aux immeubles par la réalisation du plan d’occupation des sols rendu public ou approuvé ou du document qui en tient lieu. » Mais il n’en est rien. Cette concession à la règle reste d’une application tout à fait exceptionnelle. Le principe de non-indemnisation est celui qui prévaut généralement. Il revêt une importance fondamentale par la philosophie qu’il imprime à l’ensemble des procédures d’urbanisme. Cette disposition fausse le raisonnement en introduisant dans l’esprit d’un aménageur le caractère « anormal » (dans le sens littéral : qui déroge à la norme) d’une indemnisation et donc, par son intermédiaire, du calcul des coûts induits de ses choix. Bien souvent, il considère à tort l’expropriation elle-même comme faisant partie de ces dérogations. C’est pourquoi le législateur a dû très finement encadrer et codifier la procédure d’expropriation afin d’éviter que l’administration ne confonde aliénation d’un bien et simple servitude.
47Malgré cet encadrement juridique impressionnant, la tentation est grande de jouer sur les servitudes durant le déroulement d’une procédure d’aménagement. On a pu dénoncer ainsi certaines pratiques apparues après la loi de décentralisation et recourant à l’obligation faite au juge foncier de tenir compte des servitudes d’urbanisme pour l’évaluation des biens expropriés. « Il devient de conception courante, pour un maire, de frapper un terrain d’une mesure de protection le rendant indisponible, à seule fin de s’en emparer à vil prix. Le tout est couronné fréquemment par la levée ultérieure de la servitude d’urbanisme en cause, au plus grand avantage de la commune [11]. » Sans que la manipulation visant à spolier le particulier aille si loin, une pratique quotidienne consiste à acquérir le maximum de terrain dans une zone à faible potentiel constructible avant de rendre public un plan d’aménagement qui décuple le prix du foncier.
48On ne saurait trop souligner à quel point l’urbanisme, dans sa forme actuelle, est réglementé dans l’optique du service des intérêts du pouvoir public, la défense des intérêts des personnes privées étant laissée au juge judiciaire par le biais du contentieux. Le particulier doit subir les servitudes du code de l’urbanisme sans avoir à espérer de contrepartie. Il risque ensuite de subir une expropriation sans possibilité de protester, sa seule consolation étant dans la courtoisie et la civilité dont les formes revêtent la procédure. Bien entendu, ici ou là, une enquête publique ponctue le déroulement d’une opération, mais le principe du bon droit de l’aménageur se révèle tellement ancré dans les esprits que seul un problème de forme ou l’effondrement financier du marché immobilier peut ralentir la machine administrative toute-puissante.
49Il ne suffit pas d’assouplir la loi. Il est nécessaire de réécrire le code de l’urbanisme pour en inverser la logique, en commençant par abroger son article L.160-5. Ce n’est qu’à cette condition que l’aménagement de nos villes retrouvera la voie de la démocratie et du respect des hommes.
Notes
-
[1]
Un P.S.M.V. est une zone du territoire communal qui n’est plus sous l’autorité du maire. À l’initiative de l’État seul et sous l’autorité du ministère de la Culture, un architecte des Bâtiments de France dirige les recherches nécessaires, crée une règlement spécifique puis instruit les permis de construire.
-
[2]
Une Z.P.P.A.U.P. a la même finalité de protection qu’un P.S.M.V., mais l’initiative revient à la commune et l’ensemble de la démarche est réalisé conjointement entre les services municipaux et le pouvoir central.
-
[3]
Il peut s’agir d’opérations programmées pour l’amélioration de l’habitat (O.P.A.H.) financées par l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (A.N.A.H.).
-
[4]
Une cadette est un vieux terme lyonnais pour désigner la dalle de pierre installée par certains propriétaires devant les entrées des immeubles.
-
[5]
L’association Avec (« Association ville emplois commerces ») voit le jour à Nanterre en 1997 et développe aujourd’hui son programme sur plus de 200 villes françaises.
-
[6]
Le 12 décembre 2000, la loi « Solidarité et renouvellement urbain » est censée, d’après l’intitulé de son titre 1er, renforcer la cohérence des politiques urbaines et territoriales. Ce texte important simplifie l’actuel Code, mais n’intervient pas sur le fond du problème.
-
[7]
Georges Liet-Veaux, « L’indemnisation des sujétions d’urbanisme prélude à une réforme législative », Revue administrative, 1984, p. 462.
-
[8]
R. Houstiou, « La non-indemnisation des servitudes d’urbanisme », numéro spécial de l’AJDA de mai 1993.
-
[9]
David Callies : « États-Unis : indemnisation des servitudes », A.D.E.F., n° 57, décembre 1992.
-
[10]
R. Houstiou, « La non-indemnisation des servitudes d’urbanisme », art. cité.
-
[11]
G. Liet-Veaux, « L’indemnisation des sujétions d’urbanisme… », art. cité.