Le Débat 2001/1 n° 113

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Article de revue

Observations sur la France

Le regard d'un ambassadeur des États-Unis

Pages 3 à 13

English version

1Le Débat. – Vous aviez bien voulu vous prêter à nos questions quelque temps après votre arrivée, en 1997. Vous vous apprêtez à quitter vos fonctions et à rentrer aux États-Unis. Avec le recul, quel bilan tirez-vous, à titre personnel, de votre séjour en France ? A-t-il changé quelque chose à votre perception d’un pays que vous connaissiez déjà très bien ?

2Felix G. Rohatyn. – J’ai beaucoup appris. La France, pour moi, comme pour beaucoup de gens, c’était Paris – ou c’était l’Orléans de ma jeunesse. Depuis des années et des années, quand je venais en France, je venais à Paris. Sans m’en rendre compte, j’avais une conception très parisienne de la France. Depuis mon arrivée comme ambassadeur des États-Unis, j’ai passé pas mal de mon temps dans les grandes villes de province. Je crois profondément, en général, à l’importance des villes dans la globalisation, comme acteurs de la géo-économie et de la géo-politique mondiales. Je crois au rôle que les villes vont avoir et ont déjà, en France et en Europe, à cause de l’euro. Très tôt après ma prise de fonctions, je me suis rendu à Lille, à l’invitation de Pierre Mauroy, et à Lyon, à l’invitation de Raymond Barre. Raymond Barre m’a parlé de sa vision régionale de l’Europe. Il ne voyait pas du tout Lyon comme une ville de la province française dépendante de Paris, mais comme une sorte de plaque tournante régionale par laquelle il avait des liens avec Barcelone, avec Genève, avec Turin. Sa vision m’a paru très convaincante. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir d’autres villes et surtout qu’il fallait que les États-Unis soient représentés dans ces villes. Nous avions un millier de personnes, une énorme ambassade à Paris, deux consulats où nous avions très peu de monde – Strasbourg, à cause du Parlement européen, Marseille à cause des anciens liens avec la flotte – et rien ailleurs. Nous avions fermé les consulats de Lyon et de Bordeaux.

3Avec ma femme, nous avons donc entrepris de visiter ces villes de province que je ne connaissais pas. Nous avons commencé par Toulouse, à cause de la forte implantation industrielle américaine dans la région – en fait les sous-traitants d’Airbus, ainsi que Motorola. J’ai trouvé une ville avec un maire tout à fait remarquable, Dominique Baudis, un climat superbe, une ville très belle, une université magnifique, et du high tech vraiment très high tech. J’en ai conclu que nous devions être présents à Toulouse. Plus tard, je suis allé à Bordeaux, puis en Bretagne, à Rennes et à Nantes, à cause aussi de l’agriculture. Cela m’a totalement convaincu de la nécessité de notre présence.

4Si nous avions fermé ces consulats, c’était pour des raisons budgétaires. Il n’y a pas besoin d’être un spécialiste en organisation pour comprendre que si l’on a mille personnes à Paris et personne à Lyon, il est possible de déplacer trois personnes de Paris à Lyon sans que cela vous coûte une fortune. On continuera d’être bien représenté à Paris, voire surreprésenté, tout en commençant à être représenté à Lyon. C’est ce que nous avons fait, en inventant un système très léger qu’on appelle « American presence post », à mi-chemin entre un petit consulat et un poste de représentation économique, culturelle et commerciale.

5Comme toujours, pour faire ce genre de choses, nous avons besoin non seulement du soutien du département d’État, mais de l’accord du Congrès américain. Cela rend les gens un peu nerveux, au département d’État, lorsqu’il s’agit d’aller demander quelque chose au sénateur Helms et à ses collègues républicains du Sénat. J’étais convaincu que ma démarche était logique et qu’elle était certainement bonne pour la présence américaine et du point de vue culturel et du point de vue économique. Je suis allé voir le sénateur Helms et je lui ai expliqué que je faisais exactement ce que faisaient les entreprises multinationales américaines, c’est-à-dire que je décentralisais mon organisation, que je mettais des actifs là où j’en avais le plus besoin et que je suivais mes clients, en fait, et qu’en outre cela ne coûtait pratiquement rien. Le sénateur Helms est devenu un de mes grands soutiens, avec l’ensemble du leadership républicain et démocrate du Sénat et de la Chambre. Le président Clinton a trouvé l’idée bonne, Madeleine Albright aussi, et on a pu commencer à ouvrir ces petits postes. Finalement, on en a ouvert cinq, à Lyon, à Lille, à Bordeaux, à Rennes et à Toulouse.

6Nous avons mis dans ces postes de jeunes foreign service officers pour leur donner un peu de responsabilité et de liberté d’initiative, au lieu qu’ils soient cloués dans une hiérarchie étouffante. Ils ont adoré l’expérience. Du point de vue du moral du personnel, cela a été un très grand succès. Cela nous a donné aussi l’opportunité de faire davantage de place aux femmes dans nos services : quatre sur cinq des personnes qui dirigent ces centres sont des femmes.

7Une raison importante de cette politique est qu’elle nous a permis de passer une alliance avec les maires de France, avec des maires importants, Pierre Mauroy, Alain Juppé, Dominique Baudis, Edmond Hervé ou Raymond Barre. Ils étaient ravis que nous reconnaissions l’importance de leur ville. Par la même occasion, cela nous a permis de faire connaissance avec la grande presse régionale, Ouest-France, Sud-Ouest, Le Progrès. Il est important pour nous de pouvoir raconter l’histoire de l’Amérique au public français, sans avoir uniquement pour débouché les trois grands journaux parisiens, même s’ils sont très bons. Ce que nous faisons ne peut pas les intéresser tous les jours. La presse de province a d’autres intérêts, une autre audience.

8J’ai rencontré énormément de gens, à l’occasion de ces déplacements. J’ai trouvé une France très différente de celle que je connaissais. Une France laid back, comme on dit en anglais, beaucoup plus détendue, plus ouverte, avec, j’oserais dire, une culture plus américaine, en ce qui concerne les questions économiques ou même les questions de société. Toulouse est une ville qu’on pourrait presque croire en Californie, une ville high tech et universitaire. On n’est pas très loin de Stanford ou de Burbank.

9Cette autre France a été une découverte pour moi. Je l’aime énormément et j’y retourne le plus souvent possible. Par exemple, nous avons mis un de ces petits consulats à Rennes. Nous avions déjà une petite bibliothèque franco-américaine là-bas, avec un excellent responsable. Nous l’avons fait conseiller culturel en fusionnant les deux structures. Naturellement, Nantes n’était pas content. Je suis allé voir M. Ayrault, le maire de Nantes, pour lui expliquer la logique de l’opération. Il ne s’agissait pas de privilégier Rennes par rapport à Nantes, mais de mettre à profit notre implantation antérieure. Pour bien marquer notre intention, nous avons fait de notre consul à Rennes un consul régional. Quand je vais dans des villes comme Nantes, je passe beaucoup de temps aux choses qui me passionnent vraiment, comme d’aller dans des usines ainsi que dans les musées. Les usines d’Airbus près de Nantes, comme celles de Toulouse, sont très impressionnantes, et j’ai vu beaucoup d’usines dans ma vie. On se rend compte, en allant sur le terrain comme cela, à quel point l’industrie française est compétitive. J’ai vu un chantier naval à Saint-Nazaire qui est éblouissant. Il était presque en faillite il y a trois ans, aujourd’hui il sort un bateau tous les trois mois, un énorme paquebot de croisière. C’est une réussite extraordinaire, menée par un patron de choc qui sort de chez Alsthom et qui a relancé l’entreprise en passant un accord avec les syndicats. L’entreprise est passée de cinq mille à neuf mille ouvriers, elle va faire onze milliards de dollars de chiffre d’affaires cette année, elle marche très bien. Je suis allé chez Ford à Bordeaux. Ils n’ont pas eu une grève depuis vingt-cinq ans. Cela veut dire qu’il y a des endroits où le contrat social fonctionne. Bordeaux, c’est aussi le vignoble, bien sûr. Nous avons visité le domaine Mouton-Rothschild au moment des vendanges. Ce qui m’a le plus impressionné, je l’avoue, ce n’est pas seulement le Mouton, le grand cru traditionnel, mais le Mouton-Cadet. Il est produit dans une usine ultramoderne, entièrement automatisée, où cinq personnes suffisent à tout faire fonctionner. Elle tourne jour et nuit, avec des contrôles de qualité rigoureux. C’est comme de voir le prêt-à-porter après avoir vu la haute couture. Et à trois kilomètres de là, vous avez le déjeuner des vendanges, où vous avez l’impression de vous retrouver dans un tableau de Breughel. Le contraste est étonnant et impressionnant.

10Et puis on va toujours un peu plus loin, quand on commence ce genre d’exploration. Je n’étais jamais allé en Auvergne, par exemple. À une époque, j’avais rencontré le président Giscard d’Estaing et je lui avais dit que je voulais le remercier officiellement de ce qu’il avait fait pour la ville de New York, quand nous étions au bord de la faillite. Il y avait eu un moment très difficile, pendant l’hiver 1975, où nous avions presque bouclé le refinancement de la ville, sauf une partie qui dépendait du gouvernement fédéral. Le président Ford ne voulait pas en entendre parler. Il y a eu à ce moment-là le premier sommet du G 7 à Rambouillet, et nous avons fait en sorte que Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt parlent au président Gerald Ford de l’effet qu’aurait une banqueroute de New York. Ils l’ont mis en garde contre le désastre que cela aurait été pour le crédit des États-Unis. Finalement, dès que Gerald Ford est rentré à Washington, il a signé la loi qui nous a permis de sortir de l’impasse. Nous étions à cinq jours de la faillite. Jamais le président Giscard d’Estaing n’avait été remercié officiellement du service qu’il avait rendu à la ville de New York et je lui avais donc dit que je serais heureux de rattraper cet oubli, non en tant qu’ambassadeur des États-Unis, mais en tant qu’ex-New-Yorkais. L’idée lui a fait plaisir, et il m’a invité à Clermont-Ferrand où j’ai fait un discours à l’université d’Auvergne pour raconter cette histoire. J’ai découvert à cette occasion toute la région. Et je ne parle pas des merveilles inattendues que j’ai pu découvrir à l’occasion de ces différents voyages en province, comme le triptyque de Van der Weyden qui se trouve à l’hospice de Beaune, l’un des plus beaux tableaux du monde, avec le Grünewald de Colmar. Je ne dis pas que je comprends mieux la France, maintenant, mais je comprends à quel point on ne peut pas parler de la France, à coups de grandes généralités. C’est très compliqué, la France.

11Le Débat. – Vous mesuriez cette vitalité économique française dont vous parlez avant de venir sur place ? Comment comprenez-vous en tant que spécialiste ce phénomène de rattrapage industriel qui était loin d’être évident il y a quelques années ?

12F. G. R. – Je connais la France des entreprises depuis longtemps. Quand j’étais dans la banque, j’ai travaillé avec des entreprises françaises comme Renault, Saint-Gobain, Péchiney. Avec le recul, je suis frappé du chemin parcouru. En 1982, la France était un pays où la grande industrie était pratiquement nationalisée, comme les grandes banques. Les prix et les salaires étaient contrôlés. Depuis, l’économie française a connu une grande ouverture. Néanmoins, en 1997, quand nous sommes arrivés, la France était dans les affres de la stagnation économique depuis plusieurs années, comme l’était d’ailleurs une bonne partie de l’Europe. La discipline budgétaire exigée par le lancement de l’euro, la performance de la Banque de France et de son gouverneur, Jean-Claude Trichet, l’élan psychologique suscité par la monnaie unique et l’accent mis sur la croissance dans la politique du gouvernement français ont provoqué un très fort renversement économique. À cela sont venues s’ajouter la baisse des taux d’intérêt en Europe et la poursuite de la croissance en Amérique, ce qui a produit en France l’actuelle croissance de 3 à 3,5 % et une réduction significative du chômage qui de 12,5 % est passé à 9,6 %.

13Cette performance est essentiellement due au secteur privé français, sous l’impulsion de centaines d’entreprises bien gérées et hautement compétitives. Des industries qui étaient jusqu’alors domaine réservé de l’État, comme la défense, les transports et les télécommunications, ont réussi leur privatisation, et Eads (y compris Airbus), Air France et France Telecom sont désormais des entreprises prospères, qui s’adaptent à la culture du secteur privé de transparence et de responsabilité vis-à-vis des actionnaires.

14Au cours de ces trois années, la France a subi des transformations majeures, en raison de son excellente adaptation à la mondialisation, des privatisations et de l’ouverture de son économie aux forces du marché. La France est, en fait, l’un des grands gagnants de la mondialisation ; mais, en France comme aux États-Unis, la mondialisation a produit des perdants aussi bien que des gagnants et elle suscite ici comme chez nous de vives préoccupations et d’importants mouvements de protestation. Pourtant, si l’on y met des garde-fous appropriés, la mondialisation est la meilleure réponse à un grand nombre de problèmes que connaissent les pays en développement.

15Une des premières choses que j’ai faites quand je suis arrivé a été de contrecarrer l’idée que l’Amérique était contre l’euro. Tout un courant d’opinion prétendait que nous avions peur de l’euro et que nous étions décidés à le saboter. C’était absolument faux. L’euro était une décision européenne dont nous n’avions pas à nous mêler, mais si l’euro se faisait, nous ne pouvions que souhaiter qu’il réussisse. C’était un grand projet optimiste, l’avant-dernière étape de la construction projetée par Jean Monnet il y a cinquante ans. L’euro, à mon avis, a été un grand succès. Il a contribué à la réduction des taux d’intérêt, à la consolidation des budgets, il a créé un énorme marché de capitaux et il a ramené la croissance et la réduction du chômage. On a vu la Bourse monter et les sociétés européennes et françaises faire de grandes acquisitions aux États-Unis. On ne s’est pas tout à fait rendu compte, au moment de la création de l’euro, de l’ampleur des marchés de capitaux qui seraient créés. Grâce à l’euro, les sociétés européennes ont pu lever les capitaux pour faire d’énormes acquisitions aux États-Unis, et ce sont ces sorties de capitaux qui pèsent sur le cours de l’euro. Une des raisons de la faiblesse de l’euro ou de la force du dollar – c’est la même chose – est l’importance des acquisitions européennes aux États-Unis. Le problème de l’euro, si problème de l’euro il y a, vient fondamentalement de ce que l’argent quitte l’Europe pour aller aux États-Unis et des investissements à long terme. Si l’Europe veut équilibrer ce flux, il faut qu’elle fasse des réformes qui incitent plus les capitaux à venir, qui facilitent l’investissement et la création d’emplois. Et des réformes qui fassent avancer l’intégration européenne en même temps. Faire l’euro sans faire l’Europe, ce n’est pas possible. Logiquement, la monnaie et la politique d’intégration doivent aller en parallèle. Pas forcément en même temps, mais si l’on a fait l’un, il faut faire l’autre après. Quand je suis arrivé, je pensais qu’il était inévitable que l’intégration européenne se fasse relativement vite. Je me rends compte maintenant que je n’étais pas réaliste. Les forces d’intégration européennes sont là, l’euro, le marché unique, la volonté d’une défense européenne, la volonté d’élargissement, mais les forces qui ralentissent l’intégration sont des forces culturelles très profondes. Ce n’est pas vraiment surprenant. Quand on regarde l’histoire des États-Unis, qui n’est certainement pas un modèle pour l’Europe, mais une référence, on s’aperçoit que la convention constitutionnelle date de 1787 et que la création de la Federal Reserve a eu lieu en 1913 ! L’euro est un bébé de deux ans. Mais le fait qu’il soit là maintenant vous pousse. Il crée une dynamique et il a besoin d’une plate-forme politique et sociale, et pas seulement économique. Sans doute va-t-il falloir du temps. Mais cela n’enlève rien à la capacité concurrentielle de l’industrie européenne et française. Airbus est une énorme réussite, Ariane aussi, ainsi que le tunnel sous la Manche.

16Le Débat. – Que pensez-vous du jugement selon lequel l’Europe a de la peine à suivre le mouvement de la « nouvelle économie » qui est à la base du dynamisme américain ? Pensez-vous qu’il s’agit simplement d’un décalage dans le temps ou croyez-vous au contraire qu’il y a des obstacles structurels à la conversion de l’industrie européenne à l’univers des nouvelles technologies ?

17F. G. R. – Il y a en effet des problèmes. Il faut regarder cette prétendue « nouvelle économie » américaine avec un peu de recul. On peut résumer l’économie nouvelle par Silicon Valley. Or Silicon Valley n’est pas un phénomène des années 1990, comme on le croit souvent ici. En réalité, il est beaucoup plus ancien. La première fois où je suis allé à Silicon Valley pour m’occuper d’une fusion, c’était en 1958. Il y avait alors un professeur à Stanford du nom de Fred Terman. Il avait développé le radar pendant la guerre au MIT. Il a probablement fait plus pour gagner la Seconde Guerre mondiale que Robert Oppenheimer lui-même. Après la guerre, il est passé du MIT à Stanford pour prendre la tête du département d’ingénierie. Deux de ses premiers élèves ont été M. Hewlett et M. Packard, les fondateurs de Hewlett-Packard. C’est à ce moment-là qu’est née Silicon Valley. Cela veut dire que nous faisons ce genre de travail depuis plus de cinquante ans. Dans un endroit géographiquement assez restreint – une péninsule de 100 km de long sur 30 km de large – avec un bain de culture bouillant de jeunes de toutes nationalités, où se mêlent idées, capitaux et technologies, nous avons créé des industries qui sont responsables de 50 % de la croissance américaine des dernières années. Elles sont développées par des sociétés qui n’arrêtent pas de naître, de mourir et de fusionner et qui réinvestissent constamment. L’effet des intérêts composés d’un réinvestissement d’industries qui paient peu de dividendes, qui dépensent beaucoup pour la recherche, mais qui ont néanmoins d’assez grandes marges quand cela marche, sur une période de cinquante ans, c’est assez fabuleux. Si l’on superpose ces industries et les technologies qui en sortent, les restructurations très brutales que nous avons été amenés à faire dans les années 1980 à cause de la concurrence japonaise et allemande, et la politique budgétaire, économique et monétaire très coopérative de l’administration Clinton, on a le résultat explosif de la croissance de l’économie américaine.

18N’importe quel pays industriel qui veut être en tête de peloton au xxie siècle devra avoir une position importante dans ces industries. Maintenant, cela demande une culture qui, à certains égards, du point de vue français, est assez problématique. Vous êtes très égalitaires, en France, les grandes différences de richesse et de revenus vous rendent nerveux, vous jugez la faillite comme une sorte de tare morale. L’industrie qui sort de Silicon Valley a absolument besoin d’une culture où des jeunes peuvent devenir immensément riches, très vite, s’ils inventent quelque chose de remarquable, et où ils peuvent aussi faire faillite et recommencer. Une culture où le gouvernement joue un tout petit rôle. Sauf, pour être juste, qu’au début de Silicon Valley les contrats de recherche du département de la défense étaient importants – leur part a diminué avec le temps. Dans ce contexte, nous avons besoin du capitalisme populaire qui a commencé à se développer parallèlement au cours des dernières années, c’est-à-dire un capitalisme avec une grande participation des employés au capital des sociétés. Il permet à beaucoup de gens de devenir très riches, et puis de recommencer, de faire quelque chose d’autre. En la matière, vous avez beaucoup de retard, pas industriel, mais conceptuel. Votre culture a de la peine avec les effets inévitables de ce type d’industries. Par nature, il engendre d’énormes écarts, parce que le marché crée des écarts. Ce n’est pas simplement la vente de ses produits qui va permettre à quelqu’un de gagner un milliard de dollars dans un temps record, ce sont les marchés financiers et la valorisation de sa société. Si ce quelqu’un n’a pas cette possibilité, il ne montera pas l’affaire ; ou il ne trouvera pas de gens pour y travailler. C’est une authentique culture. À Silicon Valley, les gens ne parlent que de ça. On ne parle pas de sexe, on ne parle pas d’art. Les gens parlent de technologie et de finance. Ils travaillent jour et nuit. Ils dorment dans leurs entreprises. On ne connaît pas les trente-cinq heures à Silicon Valley.

19Pour fonctionner dans la globalisation, c’est-à-dire dans un climat très compétitif et assez flou, un modèle d’économie de marché est nécessaire. Un modèle de capitalisme populaire est nécessaire. Ce qui implique un gouvernement non pas inexistant, mais au contraire très actif. Pas dans le contrôle, pas dans l’administration de marchés ou dans la redistribution de richesses, mais dans la régulation des marchés, afin d’éviter les grands dégâts de marchés hors de contrôle. Il faut pouvoir être sûr que les produits pharmaceutiques soient bons, que la loi antitrust sera respectée, que le crédit ne sera pas rationné, que la concurrence sera ouverte. Mais il faut aussi un filet de sécurité, une protection sociale adéquate, parce que l’économie moderne est très dure. Pour maintenir une démocratie, il est indispensable que les gens aient une retraite garantie et des assurances médicales adéquates, mais qu’ils aient aussi accès à une éducation excellente, toute leur vie. Les grandes sociétés technologiques américaines, comme Intel, offrent à leurs employés la possibilité de faire des études supplémentaires. Intel dépense trois cents millions de dollars par an pour permettre à ses employés de suivre les formations qu’ils veulent dans l’université qu’ils veulent. L’éducation et la distribution du capital sont les deux grandes protections des employés. Si leur société disparaît, si elle fusionne et qu’ils ne veulent pas rester, qu’ils aient du capital pour faire quelque chose d’autre. Avec du capital et de l’éducation, ils trouveront. C’est la formule que nous avons trouvée, sans nécessairement y avoir pensé. La croissance et la réduction du chômage sont la meilleure politique sociale.

20L’économie moderne transfère de la richesse du travail au capital, à cause de la haute productivité du travail. Pour compenser cet effet, il y a deux solutions : ou bien mettre un impôt sur le revenu à 90 % pour les gens riches (ce qui n’a jamais marché), ou transformer les employés en capitalistes. Naturellement, il y a les risques du marché. Les marchés ne montent pas toujours. Mais, à long terme, les employés sont gagnants.

21C’est un système très ouvert. L’un des grands secrets du capitalisme moderne, c’est la transparence. Sans transparence, on ne peut pas avoir de vrai capitalisme. Autrement, la corruption s’installe. La lumière est le grand désinfectant. C’est la base de notre système de réglementation financière. C’est la raison pour laquelle, par exemple, les stock options soulèvent beaucoup moins de questions qu’ici, parce que leur attribution est transparente depuis le début. Tout le monde sait qui gagne quoi. Il y aurait eu beaucoup plus de difficultés sans cette transparence. Je crois religieusement à la transparence. Et il est vrai que ces concepts font encore problème ici.

22Le Débat. – Tous les pays européens vous paraissent-ils sur la même ligne, de ce point de vue, ou y a-t-il une particularité française ?

23F. G. R. – J’ai l’impression que vous vous différenciez plus que les autres, que vous êtes plus inquiets que les autres Européens à propos de votre identité et de votre modèle social. Les Espagnols, les Italiens ou les Allemands me semblent plus tranquilles. C’est une vraie question pour moi quand je regarde la construction européenne. Les reproches que vous faites à la mondialisation ou au modèle américain, vous allez forcément devoir y faire face dans la construction européenne. Les problèmes de l’Europe, ce n’est pas seulement le nombre de commissaires ou la pondération des voix, cela va être : quel niveau fiscal ? Quel système de retraites ? Quels budgets ? Etc.

24Le Débat. – Cette crispation vous semble-t-elle devoir être durable ?

25F. G. R. – Je ne sais pas. À la suite d’une conférence, récemment, quelqu’un m’a demandé si je pensais que la langue française était vouée à disparaître. Il faut vraiment avoir peu confiance dans la culture française pour penser que si dans vingt-cinq ans moins de gens parlent le français dans le monde, proportionnellement, la culture française n’aura plus de raison d’être. Il n’y a aucune raison de penser que les enfants français ne parleront plus le français, un jour prochain, et qu’ils ne sauront plus l’histoire de France. C’est le fait que de telles angoisses existent qui est significatif. Les Espagnols, par exemple, sont beaucoup moins inquiets à ce sujet. Il est vrai qu’ils ont une langue plus globale que le français. Cela ne préjuge pas de l’avenir. Le français aussi était une langue globale. Personne ne sait comment ces évolutions vont jouer à l’âge de l’Internet, de la mobilité des jeunes et des voyages généralisés.

26L’une des réponses, pour le français, me paraît être précisément d’encourager des jeunes à venir faire leurs études en France. Quand ils auront passé un an ou deux ici, ils parleront le français et ils le transmettront peut-être à leurs enfants. Cela ne tient qu’à vous. Il ne faut pas être passif. Le problème est à traiter comme un aspect de la compétition mondiale.

27Le Débat. – L’Amérique s’intéresse-t-elle encore à l’Europe ? Ne tend-elle pas à s’en éloigner de plus en plus ?

28F. G. R. – L’Europe est le principal partenaire des États-Unis dans tous les domaines. L’Europe est notre partenaire pour la sécurité mondiale. L’Otan est la clé de voûte de la sécurité globale. Elle est notre partenaire philosophique, du point de vue de la démocratie et des droits de l’homme. L’Europe est le plus grand investisseur étranger aux États-Unis, à hauteur de centaines de milliards de dollars ces dernières années. Quatre millions d’Américains travaillent pour des entreprises européennes – le même chiffre se retrouve à peu près dans l’autre sens en Europe. La même chose pour le commerce extérieur – quatre cents milliards de dollars dans les deux sens à peu près. La France est un des grands investisseurs aux États-Unis. 450 000 Américains travaillent pour des entreprises françaises, avec le même chiffre, à peu près, de Français qui travaillent pour des entreprises américaines. Comment les États-Unis pourraient-ils se désintéresser d’un tel partenaire ?

29Nous avons créé un conseil des chefs d’entreprises franco-américain, avec vingt-cinq grands Français et vingt-cinq grands Américains. Au total, des entreprises représentant à peu près quatre millions et demi d’employés. Mais ici, on connaît très bien les sociétés américaines qui sont installées en France. Aux États-Unis, on n’a pas la moindre idée des sociétés françaises qui sont là. Les diplomates français se plaignent souvent qu’on ne s’intéresse pas beaucoup à eux à Washington et, en particulier, au Congrès. Mais si les entreprises françaises qui ont des filiales aux États-Unis se faisaient connaître des membres du Congrès qui représentent leurs filiales – il y a au moins une centaine de membres du Congrès qui représentent des employés d’entreprises françaises –, je vous assure qu’ils seraient très bien reçus et qu’ils seraient écoutés. Aucun sénateur ne se désintéresserait d’une entreprise employant plusieurs milliers de personnes dans son État. Chez nous, les emplois sont aussi importants que chez vous. Mais on ne connaît pas les entreprises françaises, parce qu’elles ne se montrent pas. Si vous demandez à des Américains à quoi leur fait penser la France, ils vont répondre gastronomie, culture, musées, vacances, certainement pas entreprises. Certainement pas le fait que Dassault est le plus grand employeur de l’État de l’Arkansas, avec sa base de maintenance du Falcon à Little Rock. Montrez-vous ! Montrez-vous comme le pays technologique et moderne que vous êtes. Comme le pays qui construit des paquebots de croisière pour les compagnies de tourisme américaines. Il y a des sitcoms à la télévision américaine qui s’appellent « the love boats ». Les love boats sont probablement construits à Saint-Nazaire, mais très peu d’Américains le savent !

30Prenez la question du cinéma français. Vous avez enfin fait ce que je prêche depuis longtemps. Vivendi a acquis une compagnie cinématographique américaine, Universal. Maintenant, vous disposez de l’outil qu’il vous faut pour vous assurer de la distribution des films français aux États-Unis, si vous en produisez de viables. Cela devrait vous donner une perspective un peu différente sur le marché du cinéma.

31Je crois que la question de l’accueil des étudiants est très importante. J’ai l’impression que vous croyez que nous avons une politique délibérée d’aspiration des étudiants étrangers. Ce n’est pas comme cela que les choses se passent. C’est la même chose pour l’hégémonie économique américaine. Il n’y a personne au gouvernement, à Washington, pour se réveiller chaque matin en cherchant de nouveaux moyens de dominer le monde. Il existe effectivement aux États-Unis des gens qui veulent dominer le monde. Mais ce sont les patrons d’entreprises ou d’organisations privées qui veulent être les premiers dans leur domaine. C’est le chairman de General Electric, le chairman de Cisco, c’est-à-dire des gens qui travaillent sur des marchés concurrentiels. L’éducation fait partie de cette économie concurrentielle. Les universités américaines fonctionnent comme des organismes qui cherchent des clients sur un marché et elles y réussissent. Les Français doivent en faire autant. La France est un pays qui a tellement d’attraits et d’atouts qu’elle pourrait devenir la destination européenne favorite des étudiants américains qui veulent étudier à l’étranger. Cela demanderait plus d’universités dispensant une partie de leur enseignement en langue anglaise. Il faut de l’éducation en anglais pour que les Américains apprennent le français. C’est un peu un paradoxe, mais c’est de cette façon que les choses fonctionnent.

32Le Débat. – Les différences de formation et de manières d’être du personnel dirigeant sont très grandes entre les États-Unis et la France. Comment les appréciez-vous ?

33F. G. R. – Il y a un an, nous avons eu la deuxième réunion de ce conseil des chefs d’entreprise franco-américains. Nous avions été invités à déjeuner par le président de la République. Nous étions une soixantaine. Les Français parlaient tous l’anglais. Ils sortaient à 95 % des grandes écoles. Ils étaient extraordinairement cultivés, éduqués, sophistiqués. Les Américains venaient à 90 % de petites villes de la province américaine. Ils sortaient d’universités d’État – pas de Harvard ou de Yale. La plupart ne parlaient pas de langue étrangère. Ils étaient, en général, moins cultivés. En même temps, ils s’entendaient très bien avec les Français. Dès qu’ils parlaient de management, ils parlaient exactement la même langue. Le reste du temps, ils étaient dans des mondes différents. Professionnellement ils étaient très proches les uns des autres, culturellement ils étaient très éloignés. Je crois qu’on retrouverait une situation analogue dans le monde politique. Vous êtes beaucoup plus élitistes que nous. Je crois que c’est un peu différent, justement, dans les provinces françaises. Mais, en même temps, j’ai été frappé par le poids de l’histoire, quand je faisais mes tournées dans les villes de province. Je rendais visite successivement au président de la région, au préfet et au maire. À chaque fois, je rentrais dans des palais différents, mais c’étaient toujours des palais. J’avais l’impression de trouver, en regardant au-dessus de mon épaule, Napoléon, l’Ancien Régime. C’est évidemment quelque chose qui n’est pas pensable pour un Américain. Ma femme et moi avons une maison dans les hautes plaines du Wyoming. Il y a une cabane de settler juste à côté. Cet homme qui chassait les bêtes à fourrure est mort en 1902. On a trouvé son journal. Il raconte que lorsqu’il regardait dehors, les matins d’hiver, il voyait autour de lui les tentes des Indiens Shoshones. C’était il y a un siècle. Pour vous, c’était la IIIe République, et nous, nous étions encore avec les Indiens dans les hautes plaines du Wyoming !

34Le Débat. – Jusqu’où ce poids de l’histoire peut-il représenter un facteur d’inertie insurmontable ?

35F. G. R. – Je vois tout de même qu’il existe en France un secteur privé extrêmement dynamique, où l’on trouve souvent des gens qui viennent de familles avec de longues histoires. Ce n’est pas forcément incompatible. Le trait d’union est possible. Mais, en revanche, il y en a dans votre système syndical, par exemple, qui sont très loin de cette culture du dynamisme industriel et de l’économie moderne. Il y en a d’autres, comme Nicole Notat, qui comprennent très bien cette économie moderne. Chez nous, les écarts d’argent sont très grands, mais les écarts culturels et sociaux le sont beaucoup moins. Chez vous, les écarts de revenus sont moins grands, mais les écarts culturels et sociaux sont très importants. Je me demande si cela ne constitue pas un facteur de blocage bien plus important que le poids de l’histoire et de la tradition.

36Vous allez faire l’Europe. Vous allez rester un des pays les plus importants d’Europe. Ce sera difficile, cela prendra du temps. Il vous faudra peut-être d’autres institutions. On oublie par exemple à quel point la Cour suprême a joué un rôle prépondérant dans la création de l’Union américaine. Elle est autant le produit des décisions de la Cour suprême, au début du xixe siècle, que de l’écriture de la Constitution. Une telle institution est très importante pour donner une légitimité à des décisions très difficiles à prendre. Un de mes grands regrets en quittant ce poste est de m’éloigner de cette entreprise fascinante qu’est la construction européenne. Je la suivrai d’une autre façon.

37Le Débat. – Il y a un grand différend philosophique qui est en train de se creuser entre l’Amérique et l’Europe, la France en particulier, c’est celui qui concerne la peine de mort. Comment le voyez-vous ? Vous paraît-il insurmontable ?

38F. G. R. – Il y a là une vraie question. Elle va plus loin, d’ailleurs, que la peine de mort, elle concerne autant la violence aux États-Unis en général et le droit de détenir des armes à feu. Ici, la question est brûlante. Elle l’est moins chez nous en ce qui concerne la peine de mort. Mais la tension est en train de monter. J’ai eu ici la visite de plusieurs juges de la Cour suprême des États-Unis. Je leur ai chaque fois posé la question de la constitutionnalité de la peine de mort. Ils m’ont tous répondu que du point de vue de la Constitution la réponse était claire. D’abord, elle prévoit la peine de mort en cas de trahison. En même temps, à cette époque-là, le choix était entre la peine de mort ou rien, parce qu’il y avait très peu de prisons. Pour le reste, la peine de mort est constitutionnelle tant qu’elle ne constitue pas un cruel and unusual punishment. C’est une décision des États. Tant que la majorité des États est en sa faveur, elle ne peut pas être déclarée unusual.

39Personnellement, j’ai toujours été troublé par la peine de mort, en fonction de l’argument : « Est-ce qu’on se trompe ? » En même temps, je n’ai jamais été choqué par l’idée que quelqu’un qui commet un crime particulièrement horrible puisse être condamné. Mais ce problème de l’erreur est devenu de plus en plus préoccupant. Il est vrai qu’on a vu trop d’erreurs aux États-Unis et d’avocats incompétents. Je crois maintenant qu’il faut au minimum un moratoire pendant qu’on étudie la façon dont la peine de mort est administrée aux États-Unis. Ce qui me retient d’être complètement contre la peine de mort, c’est l’argument : « Sinon, quoi ? » La prison à perpétuité est-elle beaucoup plus humaine ? Si l’on exclut la prison à vie, où va-t-on ? Vingt ans, dix ans de prison ? La prison, en général, rend les criminels plus criminels qu’ils ne l’étaient avant – la vôtre n’est pas meilleure que la nôtre. Pour ou contre la peine de mort, l’alternative est simpliste. Il est nécessaire d’avoir une réflexion plus large sur le système judiciaire et sur le système pénal. Pourquoi n’y réfléchirions-nous pas ensemble ?


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.113.0003

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